« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1901
Quand nous subissons à notre insu cette invisible contagion du public dont nous faisons partie, nous sommes portés à l’expliquer par le simple prestige de l’actualité. Si le journal du jour nous intéresse à ce point, c’est qu’il ne nous raconte que des faits actuels, et ce serait la proximité de ces faits, nullement la simultanéité de leur connaissance par nous et par autrui qui nous passionnerait à leur récit. Mais analysons bien cette sensation de l’actualité qui est si étrange et dont la passion croissante est une des caractéristiques les plus nettes de la vie civilisée. Ce qui est réputé « d’actualité », est-ce seulement ce qui vient d’avoir lieu ? Non, c’est tout ce qui inspire actuellement un intérêt général, alors même que ce serait un fait ancien. A été « d’actualité », dans ces dernières années, tout ce qui concerne Napoléon ; est d’actualité tout ce qui est à la mode. Et n’est pas « d’actualité » ce qui est récent, mais négligé actuellement par l’attention publique détournée ailleurs. Pendant toute l’affaire Dreyfus, il se passait en Afrique ou en Asie des faits bien propres à nous intéresser, mais on eût dit qu’ils n’avaient rien d’actuel. – En somme, la passion pour l’actualité progresse avec la sociabilité dont elle n’est qu’une des manifestations les plus frappantes ; et comme le propre de la presse périodique, de la presse quotidienne surtout, est de ne traiter que des sujets d’actualité, on ne doit pas être surpris de voir se nouer et se resserrer entre les lecteurs habituels d’un même journal une espèce d’association trop peu remarquée et des plus importantes.
Bien entendu, pour que cette suggestion à distance des individus qui composent un même public devienne possible, il faut qu’ils aient pratiqué longtemps, par l’habitude de la vie sociale intense, de la vie urbaine, la suggestion à proximité. Nous commençons, enfants, adolescents, par ressentir vivement l’action des regards d’autrui, qui s’exprime à notre insu dans notre attitude, dans nos gestes, dans le cours modifié de nos idées, dans le trouble ou la surexcitation de nos paroles, dans nos jugements, dans nos actes. Et c’est seulement après avoir, pendant des années, subi et fait subir cette action impressionnante du regard, que nous devenons capable d’être impressionnés même par la pensée du regard d’autrui, par l’idée que nous sommes l’objet de l’attention de personnes éloignées de nous. Pareillement, c’est après avoir connu et pratiqué longtemps le pouvoir suggestif d’une voix dogmatique et autoritaire, entendue de près, que la lecture d’une affirmation énergique suffit à nous convaincre, et que même la simple connaissance de l’adhésion d’un grand nombre de nos semblables à ce jugement nous dispose à juger dans le même sens. La formation d’un public suppose donc une évolution mentale et sociale bien plus avancée que la formation d’une foule. La suggestibilité purement idéale, la contagion sans contact, que suppose ce groupement purement abstrait et pourtant si réel, cette foule spiritualisée, élevée, pour ainsi dire, au second degré de puissance, n’a pu naître qu’après bien des siècles de vie sociale plus grossière, plus élémentaire.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes ///2009
Jean-Claude Moineau, Contre l’art global, pour un art sans identité, éditions ère, 2009
Extrait introduction :
DE L’ART TOTAL À L’ART GLOBAL
Si, déjà en gestation dans le regard panoptique du panorama, l’art total, de la fantasmagorie wagnérienne au fantasmatique et impudent « tout est art » des avant-gardes, s’accordait avec la notion ô combien ambiguë de totalitarisme, après que la « dictature des media » — en liaison avec la culture de masse davantage qu’avec l’art proprement dit— ait permis de faire l’ « économie » de tout totalitarisme stricto sensu, l’art global, le « glob’art », plus ou moins confondu avec la « culture globale », est devenu, en cheville avec le libéralisme, celui de la démocratie post-totalitaire1 de marché que l’occident s’ingénie à vouloir exporter à la planète entière, ainsi que de ce nouvel oxymore qu’est la révolution conservatrice.
L’art global n’est pas tant un art intégral qu’un art intégralement intégré, ayant —après l’échec de ce qu’il pouvait encore y avoir de velléité critique dans le postmodernisme et le constat que toute visée critique se trouve inexorablement absorbée par ceci même dont elle entend faire la critique— abandonné toute dimension critique qui supposerait un ailleurs, s’appliquant sans relâche à faire passer dorénavant toute ambition critique pour réactive.
Tout au plus, quitte à se confiner à un rôle d’animation culturelle, d’entertainment, et à se diluer dans l’industrie du spectacle —mais spectacle qui n’est plus tant coupé de la vie qu’il ne spectacularise la vie elle-même—, l’art global, comme avant lui l’art total, aimerait-il pouvoir illusoirement réenchanter un monde désenchanté, un monde que l’actuelle globalisation —dont il est partie constituante, si tant est que l’on puisse encore le découper en différentes parties— désenchante pourtant toujours davantage. Et ce quand bien même l’art global, ayant renoncé à toute extériorité, est un art qui a définitivement renoncé —plus encore que l’art moderniste— à toute transcendance, qui recherche la source de l’enchantement au sein même du monde et non dans un dehors, qui se complaît dans la plus extrême superficialité.
L’art global, c’est, après les grands défilés hystériques sur des rythmes militaires des régimes totalitaires, l’art des défilés des collections de mode dans les lieux institutionnels de l’art sur des bandes-son mixées par des DJ déjantés ou qui feignent de l’être. L’art global tend à se confondre avec le look. Là où l’art total entendait, de façon tout avant-gardiste à l’encontre du modernisme, faire fusionner l’art et la vie, et la vie tant biologique —relent du vieil organicisme mâtiné de biopolitique— que sociale, ce qu’a, effectivement, pleinement « réussi » à faire à sa façon, en son temps, l’art totalitaire, tant hitlérien que stalinien2, l’art global, lui, est l’art de la confusion généralisée. Confusion de l’art et du non-art, de l’art et de la mode, de l’art et de l’argent, de l’art et de la culture, confusion des arts et des cultures… confusion redoublant celle du temps de travail et du temps de loisir.
L’art global est un art destiné non tant à un public qu’à la fois au marché, en voie de mondialisation, et aux institutions, tant nationales que supranationales. C’est l’art le plus institutionnel qui soit, l’art hyper institutionnel qui a délaissé toute critique des institutions comme de l’art en tant que tel. L’art des grandes messes et kermesses, des grandes foires et foirades internationales de l’art.
La globalisation de l’art, c’est, pour la première fois, la mondialisation effective du « monde de l’art », son extension, sinon à toutes les couches de la ou des société(s) —loin s’en faut—, du moins à la planète entière. À l’encontre des courants artistiques antérieurs, postmodernisme compris, qui ne couvraient qu’une partie relativement restreinte de la planète (quand bien même c’est, historiquement, ainsi que l’indique Pascale Casanova3, le naturalisme qui fut le premier courant artistique à s’étendre à des territoires jusqu’alors inconnus du monde de l’art, en marge du monde de l’art), la catégorie d’art contemporain est pour la première fois une catégorie véritablement globale. Là où l’art avait toujours entendu reculer les frontières de l’art, là où l’art total, en quête, par opposition aux arts modernistes, de synthèse des arts, entendait passer outre les frontières entre les media et les arts, là où l’art des années soixante était devenu un art sans spécification de medium, un « art générique », l’art global se joue non seulement des anciennes frontières entre les media et entre les arts, mais également des frontières géopolitiques, sans toutefois pouvoir les ignorer tout à fait, concentré qu’il demeure dans quelques places fortes surprotégées dans lesquelles se retrouvent périodiquement les acteurs du monde de l’art global qui, avec un bel ensemble, ne cessent de transhumer de l’une à l’autre, telle une volée d’oiseaux migrateurs piailleurs. Flux, tant matériels que virtuels, à la fois d’œuvres, de capitaux et de personnes. Mutation du monde de l’art en réseau de l’art, à la fois réseau marchand et réseau institutionnel, étroitement connectés entre eux, ne faisant en vérité qu’un. Art et culture étroitement mêlés.
Ainsi l’artiste global est-il celui qui, inversant la filière traditionnelle, se fait d’abord reconnaître mondialement avant de se faire reconnaître à l’échelon local (le précédent avait été Marcel Duchamp, refusé par les Indépendants de Paris en 1912, acclamé par la première manifestation internationale d’art « moderne », l’Armory Show, en 1913, mais qui, par « contrecoup », avait su manigancer de toutes pièces son exclusion —sous un faux nom— des Indépendants de New York en 1917). C’est l’artiste mobile, non plus tant le peintre-voyageur ou le photographe-voyageur d’antan que le jet-artist ne résidant le plus souvent pas dans le pays dont il est originaire mais dans l’une des citadelles de l’art global, si tant est qu’il réside quelque part puisque, à l’encontre des artistes de la première partie du vingtième siècle qui vivaient dans l’exil, il doit désormais arpenter sans relâche la planète de part en part. De même que le commissaire de l’art global est celui qui poursuit une carrière internationale le conduisant à occuper successivement des postes dans différents hauts lieux de l’art global et à être en perpétuel déplacement, flexibilité oblige, dans un monde lui-même toujours en mouvement, plus que jamais sans repère fixe. De sorte que ce sont toujours les mêmes qui se répartissent les postes, avec un très fort effet d’homogénéisation sur le « monde de l’art ».
Et, alors que l’art totalitaire était celui où le commissaire politique jouait au commissaire ès arts, l’art global, toujours question flexibilité, est celui où l’artiste (global) joue au commissaire et où le commissaire (global) joue à l’artiste, avec l’exposition à la fois comme œuvre (réduisant les œuvres exposées à de simples matériaux entre les mains du commissaire-artiste) et comme medium (certes « impur », voire « théâtralisé » par la scénographie d’exposition qui se fait elle-même de plus en plus envahissante). Tous deux pouvant, de surcroît, jouer au critique d’art dans un monde de l’art où, précisément, toute critique véritable, faute désormais de la mise à distance et de l’indépendance indispensables –quand bien même, par le passé cette distance demeurait, en son principe, spectaculaire—, se trouve exclue, que ce soit la critique artistique ou l’art critique. De même que, dans l’art total, dès lors que tout était art, plus rien n’était art, dès lors que, dans l’art global, tout le monde se fait médiateur, il n’y a plus de médiation possible (si tant est, même, que le critique ait à se confiner à un simple rôle de médiateur, ce qui tend déjà à vider la critique de tout caractère critique).
Notes : 1 Cf. Jean-Pierre LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La découverte, 2002. 2 Boris GROYS, Staline œuvre d’art totale, 1988, tr. fr. Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990. 3 Pascale CASANOVA, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes ///2012
Paru en 2012 aux éditions ère Ultimo est constitué de 92 définitions recomposées à partir du Petit Robert. Dans une page du dictionnaire, briser des fragments de définition, les assembler, et donner une définition nouvelle au mot qui indexe la page (premier mot des pages paires, dernier des pages impaires). Ci-dessous les 11 premières définitions.
ACALÈPHES [akalèf] n. m. pl. D’un caractère désagréable, aigre, grande méduse à nageoire dorsale épineuse brun rougeâtre qui occupe la salle de bains pendant des heures en profitant du calme passager de la mer et comprenant des milliers d’espèces, dont une, ornementale, est appelée patte d’ours. ⇒ monopoliser, truster ; spéculer. « Tout événement a deux aspects, toujours chameau si l’on veut, réconfortant si l’on veut » (barbey). — méd. Est responsable d’un type d’asthme allergique, parasite de l’adulte, très pénible.
ADORABLE [adoRabl] adj. L’âge qui succède à l’enfance produit un poison violent et constitue le premier temps d’une rupture des liens. L’entrée de la puberté dans le support matériel de l’hérédité s’applique dans le cycle avec constance. par exagér. On reconnaît pour sien un sentiment de joie et d’épanouissement devant le beau papillon diurne écartelé entre la Chair et la Terreur. Vous serez satisfait, vous ne pourrez vous en passer. — Après les premières épreuves : réprimander sévèrement, sans condamner, mais en avertissant de ne pas recommencer.
AGRESSIVITÉ [agRésivité] n. f. Appellation politique de partis qui, sans ménagement, défendent les intérêts des propriétaires dans l’espoir de débaucher quelques éléments intéressants du petit clan et de les agréger. Si cela peut joindre l’utile et l’harmonieux. absolt. Réflexe du nourrisson qui ferme la main sur tout objet de l’activité économique à sa portée. vieilli. Art mineur cultivé pour le simple plaisir, pratiqué en amateur, qui plaît au sens, qu’on voit et qu’on entend agréablement. Une dispute agrémentée de coups de poing.
ANTHONOME [BtOnOm] n. m. La théorie cosmologique stipulant que l’univers a été créé pour que l’homme puisse l’observer et qui fait de l’humanité la cause finale de toutes choses est une page brillante, digne de figurer dans une radiation atomique, un extrait de goudron de houille, une souche de bactéries due à l’inhalation d’un champignon, un amas de plusieurs furoncles avec nécrose de la partie centrale. Sa larve détériore les encéphales volumineux s’appuyant pour marcher sur le dos des phalanges des mains et ses œufs aux effets nocifs infiltrent les institutions, les techniques, des diverses sociétés.
ARRIÈRE-FAIX [aRJèRfè] n. m. inv. Le bulbe rachidien, la protubérance annulaire et les pédoncules, c’est bon quand ça s’arrête. Gaulé au moment de la conclusion d’une promesse dans les névroses infantiles, on s’assied, on voit passer la foule dont l’âge mental est inférieur à l’âge réel. Halte.N’en dites pas plus. Son choix, sa décision, son parti, sont remis à huitaine, derrière la ligne des demi-dettes échues, en dehors de la zone des opérations militaires. ⇒ impayé.
ATTACHÉ-CASE [ataHékèz] n. m. Porter les premiers coups à l’improviste, s’élancer sur quelqu’un à coups de poing, de bâton, de couteau, s’adjoindre deux loubards d’un rire strident, dénigrer les sports d’équipe, les rosiers, le féminisme, se consacrer aux lions ridicules qui rongent les lacets, coller fortement des pucerons au fond du récipient de cuisson, signe le brusque retour d’un état morbide du sentiment unissant une personne aux personnes ou aux choses qu’elle affectionne, comme d’attacher une chèvre à un grelot ou au cou d’un chien.
BARYE [baRi] n. f. Un très gros cigare recourbé empêche les rapports sexuels. Tenir la barre avec des pièces de bois ou de métal, des crochets, s’annonce mal. Une douleur interne aiguë, ressentie comme horizontale, de l’angle sénestre à l’angle dextre de la pointe, est un obstacle qui freine le déferlement violent de la houle. — Appuyer avec l’index le long du manche, dans le sens transversal, permet de rétablir une situation compromise, plaident les avocats à l’audience.
BERTILLONNAGE [bèRtiJOnaj] n. m. Le jumeau qui devait combattre contre les bêtes féroces au comportement sexuel déviant a obtenu un grand succès de librairie. Cela n’a pas été facile. Imposé par la profession ou par tout autre chose, ce qu’il est nécessaire de dire à l’appui de la cause qu’il défend est un besoin pressant, impérieux, irrésistible, de brûler les étapes, précipiter les choses. Des parents besogneux, un caractère bestial, des insectes, des souris, des rats et autres bestioles : qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie ?
BILABIÉ [bilabJé] n. m. et adj. Théorie cosmologique selon laquelle l’Univers ayant contracté un second mariage sans qu’il y ait dissolution du premier est marié à deux personnes en même temps. Bigre oui ! Bigre ! Quelle aventure ! Formé d’une punaise de sacristie en zinc dans laquelle on chante un air et d’une grenouille de bénitier qui manifeste une dévotion outrée et étroite, ce petit objet ouvragé partagé en deux lèvres, autour duquel on enroule chaque mèche de cheveux, précieux par la matière ou par le travail, est toujours en expansion.
BLUSH [blFH] n. m. Terme d’affection donné aux réfugiés politiques fuyant leur pays, le chapeau à bords rabattu sur la calotte, des sous-vêtements féminins couvrant le tronc, tenant des propos fantaisistes et mensongers qu’on imagine par plaisanterie pour tromper ou se faire valoir. — « Allons, Blush, dépêche-toi, s’écria M. Bonnichon, secouant magnifiquement son bonnet » (barbey). — admin. L’ouvrier constricteur chargé de dévider les craques, réduire à son et farine certains boniments de la presse (avant que les « gens des bateaux » ne s’étouffent), de broyer les crânes de veau, franchit tous les degrés de la perfection, sauf le dernier.
CAUSE [koz] n. f. La partie de l’optique qui étudie la réflexion est un animal légendaire à long cou grêle dont la tête traîne à terre, un nœud ou un ruban attachant ses cheveux. Pourvue d’une queue qui parle volontiers, son discours violemment hostile donne une sensation de vive douleur qui annonce les lésions nerveuses. En vertu de quoi, inutile de donner raison à sa réussite involontaire. — psychan. Son rêve préféré, avec les chrysanthèmes, est l’angoisse.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1951
Extrait du chapitre 9 du livre de Wilhelm Reich, L’accumulateur de l’énergie de l’orgone. Son usage scientifique et médical. Texte disponible dans son intégralité sur cette page >>>>
… L’énergie orgonale peut être obtenue comme l’eau ou l’air et est présente en quantité infinie. La seule chose dont il est besoin pour l’apporter au consommateur est un dispositif de capture ; c’est ce que, comme on l’a montré, fait l’accumulateur. Des dispositions, donc, doivent être prises pour que les gens les plus pauvres puissent profiter eux aussi de l’énergie orgonale concentrée.
Ainsi, il y a une responsabilité de la part des travailleurs orgonologistes de rendre accessible l’énergie orgonale au plus grand nombre de personnes. Mais il y a aussi une responsabilité de la part des bénéficiaires de l’énergie orgonale d’aider à sécuriser l’avenir des investigations relevant de l’énergie d’orgone. En particulier, il est nécessaire de prévenir l’imprudente exploitation de l’énergie orgonale aussi bien dans l’impitoyable recherche de profit qu’à travers l’indifférence de ces bénéficiaires concernant la recherche. En continuité avec cette disposition de base, il a été décidé en 1942 de permettre à des individus d’utiliser les accumulateurs d’énergie d’orgone à leur domicile contre une modique contribution mensuelle en faveur du Fond de Recherche sur l’Orgone. C’est jusqu’à présent les dispositions de discipline adoptées ; des contributions en échange de l’utilisation d’un accumulateur d’énergie orgonale sont, aujourd’hui, payées à la Fondation Wilhelm Reich, une institution publique sans profit. De cette façon, l’accumulateur d’orgone travaille pour la recherche sur l’énergie de l’orgone. Il n’est ni exploité par le distributeur, ni utilisé sans responsabilité de la part du consommateur, sans un regard sur la totalité de l’arrière-fond scientifique duquel émane cette production vitale. Les consommateurs reçoivent les bénéfices des nouveaux développements et nouvelles améliorations dans l’usage et la construction des accumulateurs d’énergie orgonale ; en retour, ils contribuent mensuellement à aider à subventionner les travaux de recherche fondamentale.
Il n’y a pas d’intention de créer un monopole dans la construction des accumulateurs d’énergie orgonale. Des usines peuvent prendre à leur charge la construction d’accumulateurs d’énergie orgonale à grande échelle en contrepartie de raisonnables royalties, et pour un raisonnable profit prélevé sur la vente de chaque accumulateur. Des plans sont aussi immédiatement disponibles pour apporter des informations à ceux qui ont l’intention de construire leur propre accumulateur. Mais, une fois encore, cela doit être réalisé de telle façon que le travail de recherche de base — qui croît rapidement et qui requiert de croissantes sommes d’argent pour support — soit financièrement assuré. Nous n’avons pas, à proprement parler, l’intention d’avoir une mainmise sur l’énergie orgonale, tel qu’on en a fait de plusieurs autres découvertes, afin que chacun en profite et qu’il sauve la recherche qui l’a rendue possible. …
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1965
Il ne fallut point longtemps pour que la nouvelle de l’existence du fameux électrimeur parvint aux oreilles des véritables auteurs, c’est-à-dire des poètes ordinaires. Piqués au vif, ceux-ci résolurent d’ignorer la machine. Il se trouva cependant quelques curieux pour se rendre en tapinois chez l’électrouvère. Ce dernier les reçut fort aimablement, dans la grand-salle jonchée de papiers abondamment couverts d’écritures ; car sachez qu’il créait nuit et jour, besognant sans trêve. Ces poètes faisaient partie de l’avant-garde, tandis que l’électrouvère composait dans le style traditionnel ; en effet, Trurl qui s’y entendait fort peu en matière de poésie, avait pris pour modèle les grands classiques afin d’élaborer ses programmes « inspirateurs ». Et les nouveaux venus se gaussèrent si fort de notre électrimeur que ses tubes cathodiques menacèrent d’éclater. Après quoi ils se retirèrent en grand triomphe. La machine possédait cependant un système d’autoprogrammation, ainsi qu’un circuit spécial fonctionnant comme amplificateur d’ambition ; ajoutons que celui-ci était pourvu de coupe-circuit d’une intensité de six kiloampères. C’est pourquoi la situation évolua très rapidement. Les vers de notre électrimeur se firent obscurs, ambigus, turpistes, magiques et émouvants jusqu’à en devenir totalement incompréhensibles. Aussi, lorsqu’un nouveau groupe de poètes vint à son tour pour se gausser et se jouer de la machine, celle-ci riposta immédiatement par une improvisation d’une telle modernité, qu’ils en eurent littéralement le souffle coupé.
[…]
Dès lors, nul artiste ne put résister à la fatale tentation de défier l’électrouvère en un tournoi lyrique. C’est pourquoi les plus audacieux accouraient de toute parts, portant avec eux besaces et classeurs bourrés de volumineux manuscrits. L’électrouvère laissait tranquillement déclamer chaque nouveau venu, après quoi, il calculait l’algorithme de son poème, s’en inspirait et répondait par des vers qui, conçus dans le même esprit, étaient cependant de deux cent vingt à trois cent quarante-sept fois meilleurs.
Vignette extraite de la publication « Le Diable Rouge – almanach cabalistique pour 1850 » éditée par G. de Nerval et H. Delaage.
[Par la suite, de nombreux poètes, classiques et modernes, se suicident. D’autres demandent aux autorités d’ordonner la désactivation de la machine à produire des poèmes mais se heurtent à l’enthousiasme de la presse et du public pour le rimeur électronique qui « écrivant simultanément sous plusieurs milliers de pseudonymes, était toujours prêt à leur fournir à chaque occasion un poème de la longueur souhaitée ». D’autres encore tentent de détruire la machine et menacent son créateur, Trurl, qui se résout à la mettre hors service, pour se laisser finalement attendrir pas les supplications lyriques qu’elle lui adresse. Suivront de nouveaux rebondissements, dont, sans entrer dans leur détail, la cause première mérite amplement, quant à elle, d’être mentionnée et méditée : « Nonobstant, lorsque le mois d’après il reçut sa note d’électricité et qu’il lui fallut payer l’énergie dépensée par la machine, il manqua véritablement défaillir »…]
Stanislas Lem La Cybériade (1965) Extrait de la quatrième partie, Les sept croisades de Trurl et Clapaucius : « Croisade n° 1 bis ou l’électrouvère de Trurl ». (Traduction du polonais de Dominique Sila, 1980.) https://www.parislibrairies.fr/livre/9782330186364-la-cyberiade-lem/
Tableau : « L’expérience malheureuse », huile sur toile, Victor Brauner, 1951 (MNAM)
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1951
Premier livre de Marshall McLuhan publié en 1951, publié pour la première fois en français en 2013 aux éditions ère, traduction de l’anglais (CAN) Émile Notéris.
Ci-dessous la préface du livre par Marshall McLuhan :
NOTRE ÈRE est la première à avoir fait de la pénétration des consciences collectives et publiques par des milliers de consciences individuelles, parmi les mieux formées d’entre elles, une activité à plein temps. Il est à présent question de s’introduire dans les consciences à des fins de manipulation, d’exploitation et de contrôle. Avec pour objectif de produire de la chaleur et non de la lumière. Maintenir chacun dans un état d’impuissance engendré par la routine mentale prolongée est l’effet produit par un grand nombre de publicités et de programmes de divertissement.
Étant donné qu’un nombre conséquent de consciences sont engagées dans la création de cette condition d’impuissance publique et que ces programmes de formation commerciale sont tellement plus dispendieux et influents que les offres, en comparaison relativement faibles, des écoles et des universités, il semble approprié de concevoir une méthode qui soit à même d’inverser le processus. Pourquoi ne pas s’appuyer sur une nouvelle formation commerciale comme moyen d’instruire les futures proies ? Pourquoi ne pas aider le public à observer consciemment le drame censé opérer inconsciemment ? En suivant cette méthode, le texte d’Edgar Poe «Une descente dans le maelström» me vient à l’esprit. Le marin de Poe a survécu en étudiant l’action du tourbillon et en faisant corps avec lui. Le présent ouvrage agit de manière similaire en tentant à plusieurs reprises de porter des attaques aux courants et aux pressions considérables engendrées aujourd’hui par les organisations mécanisées de la presse, de la radio, du cinéma et de la publicité. Il tente véritablement de mettre le lecteur au centre de l’image en rotation générée par ces affaires et de lui donner la possibilité d’observer l’action en cours, dans laquelle chacun se retrouve impliqué. De l’analyse de cette action, on espère que bien des stratégies individuelles pourront découler.
Mais ce n’est pas réellement l’objet de ce livre que de tenir compte de telles stratégies. Le marin de Poe, lorsqu’il se retrouve prisonnier entre les murs d’eau du tourbillon, cerné par les nombreux objets flottant au sein de cet environnement, affirme : Il fallait que j’eusse le délire, —car je trouvais même une sorte d’amusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon d’écume. 1
C’est de cet amusement né du détachement rationnel du spectateur face à sa propre situation qu’il a su tirer le fil menant à l’extérieur du Labyrinthe. Et c’est dans ce même état d’esprit que ce livre s’offre en tant que divertissement. La plupart des personnes accoutumées à une touche d’indignation morale auront vite fait de confondre amusement avec simple indifférence. Mais le temps de la colère et de la protestation n’est pas encore venu, nous n’en sommes qu’aux prémices de ce nouveau processus. L’étape actuelle est extrêmement avancée. De surcroît, elle est non seulement investie d’un pouvoir destructeur, mais également des promesses de la richesse des nouveaux développements face auxquels l’indignation morale n’est qu’un bien pauvre soutien.
La plupart des pièces à conviction retenues dans ce livre ont été sélectionnées en fonction de leur caractère simultanément typique et familier. Elles sont représentatives d’un monde fait de mythes et de formes sociales, et parlent une langue qui nous est à la fois familière et étrangère. Après avoir produit une étude de la comptine intitulée « Where are you going my pretty maid?», l’anthropologue C. B. Lewis a indiqué que «les gens n’avaient ni part ni lot dans le processus de fabrication du folklore». C’est également vrai du folklore de l’homme industriel, lequel tient autant du laboratoire, du studio, que des agences de publicité. Mais, parmi la diversité de nos inventions et de nos techniques abstraites de production et de distribution, on retrouve un très haut niveau de cohésion et d’unité. Cette cohésion n’est pas consciente de son origine ni de ses conséquences et semble résulter d’une sorte de rêve collectif. C’est pourquoi ces objets et processus répondent ici à l’appellation de «folklore de l’homme industriel» et ce, également en raison de leur grande notoriété. Ils se déploient dans ces pièces à conviction avec le commentaire pour unique paysage. Une fantasmagorie tourbillonnante qui ne peut être saisie qu’à l’arrêt, dans la contemplation. Et cet état d’arrêt figure également une délivrance de l’acte participatif usuel.
L’unicité n’a pas été forcée au sein de cette diversité, puisque n’importe quelle autre sélection de publicités révèlerait les mêmes schémas en action. Le fait est que les pièces à conviction suivantes ne sont pas choisies pour établir des preuves, mais pour mettre en lumière une situation complexe. L’ouvrage consacre ses efforts à illustrer son propos en faisant constamment référence à d’autres matériaux extérieurs et en croisant ces données. De plus, la procédure mise en œuvre dans cet ouvrage consiste à s’appuyer simplement sur les commentaires des pièces à conviction comme moyen de dégager une part de leur signification intelligible. Aucun effort n’a été fait pour épuiser leur signification.
Les différents concepts et idées présentés dans les commentaires sont destinés à proposer des postes d’observation à partir desquels on peut examiner les pièces à conviction. Ce ne sont pas des conclusions sur lesquelles qui que ce soit est appelé à se reposer, mais elles font simplement office de points de départ à la réflexion. Ce type d’approche est difficilement intelligible à une époque où la plupart des livres offrent une seule et unique idée regroupant un ensemble de remarques distinctes. Les concepts sont des moyens provisoires d’appréhender la réalité, leur valeur réside dans la capture qu’ils proposent. Ce livre tente, en conséquence, de présenter des aspects immédiatement représentatifs de la réalité et fournit une grande variété d’idées pour s’en emparer. Les idées sont des dispositifs très secondaires dans l’escalade de ces parois rocheuses. Les lecteurs qui se contenteront simplement de remettre en question ces idées manqueront de les utiliser pour arriver à l’essentiel.
Un expert en cinéma parlant de la valeur du médium cinématographique afin de vendre les valeurs de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud, a relevé que : la valeur de propagande de cette impression audiovisuelle simultanée est très élevée, car elle standardise la pensée en fournissant au spectateur une image visuelle readymade avant qu’il n’ait eu le temps d’envisager lui-même sa propre interprétation des choses.
Cet ouvrage inverse le processus en proposant une imagerie visuelle typique de notre environnement culturel, en la disloquant et en l’examinant pour en extraire du sens. Là où des symboles visuels ont été employés dans le but de paralyser l’esprit critique, ils sont ici utilisés comme moyens de stimulation. On constate que plus l’illusion et le mensonge sont nécessaires au maintien de n’importe quel état donné des choses, plus la tyrannie est nécessaire au maintien de l’illusion et du mensonge. Aujourd’hui, le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en responsable d’études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de l’utilité et du confort.
En raison du point de vue circulaire adopté dans ce livre, il n’est nullement nécessaire de se conformer à un quelconque schéma de lecture. N’importe quelle partie du livre fournit une ou plusieurs vues du même paysage social. Depuis que Buckhardt a constaté que la méthode de Machiavel consistait à transformer l’État en œuvre d’art par le biais d’une manipulation raisonnable du pouvoir, il est devenu possible d’appliquer la méthode d’analyse de l’art à l’évaluation critique de la société. C’est la tentative faite ici. Le monde occidental qui s’est consacré depuis le seizième siècle à l’accroissement et à la consolidation du pouvoir de l’État, a développé une unité d’effets artistiques qui peuvent être aisément passés au crible de la critique artistique. La critique d’art est libre d’indiquer les divers moyens employés pour obtenir ces effets, aussi bien que de juger si ces effets en valaient la peine. En tant que tel, en ce qui concerne l’État moderne, il peut s’agir d’une citadelle de la conscience au sein des rêves mornes de la conscience collective.
J’ai bénéficié de la lecture des théories inédites du professeur David Riesman sur la mentalité des consommateurs. J’ai contracté une dette envers le professeur W. T. Easterbrook pour un grand nombre de conversations éclairantes au sujet des problèmes inhérents à la bureaucratie et à l’entreprise. Et au professeur Félix Giovanelli je suis redevable non seulement des discussions stimulantes que j’ai eues avec lui, mais également de son aide appuyée relative aux nombreux problèmes de publication liés à l’ensemble du travail.
Note : 1 Edgar Allan Poe, Une descente dans le maelström, (traduction de Charles Baudelaire) in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, «Histoires extraordinaires», Michel Lévy frères, 1869.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1605
Au sortir de table, Don Antonio prit Don Quichotte par la main, et le mena dans un appartement écarté, où il ne se trouvait d’autre meuble et d’autre ornement qu’une table en apparence de jaspe, soutenue par un pied de même matière. Sur cette table était posée une tête, à la manière des bustes des empereurs romains, qui paraissait être de bronze. Don Antonio promena d’abord Don Quichotte par toute la chambre, et fit plusieurs fois le tour de la table.
« Maintenant, dit-il ensuite, que je suis assuré de n’être entendu de personne, et que la porte est bien fermée, je veux, seigneur Don Quichotte, conter à votre grâce une des plus étranges aventures, ou nouveautés, pour « mieux dire, qui se puissent imaginer ; mais sous la condition que votre grâce ensevelira ce que je vais lui dire dans les dernières profondeurs du secret.
— Je le jure, répondit Don Quichotte ; et, pour plus de sûreté, je mettrai une dalle de pierre pardessus. Sachez, seigneur Don Antonio (Don Quichotte avait appris le nom de son hôte), que vous parlez à quelqu’un qui, bien qu’il ait des oreilles pour entendre, n’a pas de langue pour parler. Ainsi votre grâce peut, en toute assurance, verser dans mon cœur ce qu’elle a dans le sien, et se persuader qu’elle l’a jeté dans les abîmes du silence.
— Sur la foi de cette promesse, reprit Don Antonio, je veux mettre votre grâce dans l’admiration de ce qu’elle va voir et entendre, et donner aussi quelque soulagement au chagrin que j’endure de n’avoir personne à qui communiquer mes secrets, lesquels, en effet, ne sont pas de nature à être confiés à tout le monde. «
Don Quichotte restait immobile, attendant avec anxiété où aboutiraient tant de précautions. Alors, Don Antonio lui prenant la main la lui fit promener sur la tête de bronze, sur la table de jaspe et le pied qui la soutenait ; puis il lui dit enfin :
« Cette tête, seigneur Don Quichotte, a été fabriquée par un des plus grands enchanteurs et sorciers qu’ait possédés le monde. Il était, je crois, Polonais de nation, et disciple du fameux Escotillo, duquel on raconte tant de merveilles. Il vint loger ici dans ma maison, et, pour le prix de mille écus que je lui donnai, il fabriqua cette tête, qui a la vertu singulière de répondre à toutes les choses qu’on lui demande à l’oreille. Il traça des cercles, peignit des hiéroglyphes, observa les astres, saisit les conjonctions, et, finalement, termina son ouvrage avec la perfection que nous verrons demain ; les vendredis elle est muette, et comme ce jour est justement un vendredi, elle ne recouvrera que demain la parole. Dans l’intervalle, votre grâce pourra préparer les questions qu’elle entend lui faire ; car je sais par expérience qu’en toutes ses réponses elle dit la vérité. »
Don Quichotte fut étrangement surpris de la vertu et des propriétés de la tête, au point qu’il n’en pouvait croire Don Antonio. Mais voyant quel peu de temps restait jusqu’à l’expérience à faire, il ne voulut pas lui dire autre chose, sinon qu’il lui savait beaucoup de gré de lui avoir découvert un si grand secret. Ils sortirent de la chambre ; Don Antonio en ferma la porte à la clef, et ils revinrent dans la salle d’assemblée, où les attendaient les autres gentilshommes, à qui Sancho avait raconté, dans l’intervalle, des aventures arrivées à son maitre.
(…)
Le lendemain, Don Antonio trouva bon de faire l’expérience de la tête enchantée. Suivi de Don Quichotte, de Sancho, de deux autres amis, et des deux dames qui avaient si bien exténué Don Quichotte au bal, et qui avaient passé la nuit avec la femme de Don Antonio, il alla s’enfermer dans la chambre où était la tête. Il expliqua aux assistants la propriété qu’elle avait, leur recommanda le secret, et leur dit que c’était le premier jour qu’il éprouvait la vertu de cette tête enchantée. A l’exception des deux amis de Don Antonio, personne ne savait le mystère de l’enchantement, et, si Don Antonio ne l’eût d’abord découvert à ses amis, ils seraient eux-mêmes tombés, sans pouvoir s’en défendre, dans la surprise et l’admiration où tombèrent les autres ; tant la machine était fabriquée avec adresse et perfection.
Le premier qui s’approcha à l’oreille de la tête fut Don Antonio lui-même. Il lui dit d’une voix soumise, mais non si basse pourtant que tout le monde ne l’entendît :
« Dis-moi, tête, par la vertu que tu possèdes en toi, quelles pensées ai-je à présent ? »
Et la tête répondit, sans remuer les lèvres, mais d’une voix claire et distincte, de façon à être entendue de tout le monde :
« Je ne juge pas des pensées. »
À cette réponse, tous les assistants demeurèrent stupéfaits, voyant surtout que, dans la chambre, ni autour de la table, il n’y avait pas âme humaine qui pût répondre.
« Combien sommes-nous ici ? demanda Don Antonio.
— Vous êtes, lui répondit-on lentement et de la même manière, toi et ta femme, avec deux de tes amis et deux de ses amies, ainsi qu’un chevalier fameux, appelé Don Quichotte de la Manche, et un sien écuyer qui a nom Sancho Panza. »
Ce fut alors que redoubla l’étonnement ; ce fut alors que les cheveux se hérissèrent d’effroi sur tous les fronts. Don Antonio s’éloigna de la tête.
« Cela me suffit, dit-il, pour me convaincre que je n’ai pas été trompé par celui qui t’a vendue, tête savante, tête parleuse, tête répondeuse et tête admirable. »
(…)
Enfin Don Quichotte s’approcha, et dit :
« Dis-moi, toi qui réponds, était-ce la vérité, était-ce un songe ce que je raconte comme m’étant arrivé dans la caverne de Montésinos ? Les coups de fouet de Sancho, mon écuyer, se donneront-ils jusqu’au bout ? Le désenchantement de Dulcinée s’effectuera-t-il ?
— Quant à l’histoire de la caverne, répondit-on, il y a beaucoup à dire. Elle a de tout, du faux et du vrai ; les coups de fouet de Sancho iront lentement ; le désenchantement de Dulcinée arrivera à sa complète réalisation.
— Je n’en veux pas savoir davantage, reprit Don Quichotte : pourvu que je voie Dulcinée désenchantée, je croirai que tous les bonheurs désirables m’arrivent à la fois. »
Le dernier questionneur fut Sancho, et voici ce qu’il demanda :
« Est-ce que, par hasard, tête, j’aurai un autre gouvernement ? Est-ce que je sortirai du misérable état d’écuyer ? Est-ce que je reverrai ma femme et mes enfants ? »
On lui répondit :
« Tu gouverneras dans ta maison, et, si tu y retournes, tu verras ta femme et tes enfants ; et, si tu cesses de servir, tu cesseras d’être écuyer.
— Pardieu, voilà qui est bon ! s’écria Sancho. Je me serais bien dit cela moi-même, et le prophète Péro-Grullo ne dirait pas mieux.
— Bête que tu es, reprit Don Quichotte, que veux-tu qu’on te réponde ? N’est-ce pas assez que les réponses de cette tête concordent avec ce qu’on lui demande ?
— Si fait, c’est assez, répliqua Sancho ; mais j’aurais pourtant voulu qu’elle s’expliquât mieux, et m’en dit davantage. »
Là se terminèrent les demandes et les réponses, mais non l’admiration qu’emportèrent tous les assistants, excepté les deux amis de Don Antonio, qui savaient le secret de l’aventure. Ce secret, Cid Hamet Ben-Engeli veut sur-le-champ le déclarer, pour ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don Antonio Moréno, dit-il, à l’imitation d’une autre tête qu’il avait vue à Madrid, chez un fabricant d’images, fit faire celle-là dans sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La composition en était fort simple. Le plateau de la table était en bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui la soutenait, et les quatre griffes d’aigle qui en formaient la base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste d’empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le plateau de la table, où elle s’ajustait si parfaitement qu’on ne voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste, et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de la tête. A travers le vide que formait le pied de la table et la poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas, correspondante à celle du haut, se plaçait celui qui devait répondre, collant au tuyau tantôt l’oreille et tantôt la bouche, de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu’on ne perdait pas une parole. De cette manière, il était impossible de découvrir l’artifice. Un étudiant, neveu de Don Antonio, garçon de sens et d’esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui ce jour-là dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il répondit par conjectures, et, comme homme de sens, sensément.
Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze jours ; mais la nouvelle s’étant répandue dans la ville que Don Antonio avait chez lui une tête enchantée, qui répondait à toutes les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que le bruit n’en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs, qui lui commandèrent de démonter la figure et de n’en plus faire usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais, dans l’opinion de Don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction de Don Quichotte que de Sancho.
extrait de : L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche – Tome II chapitre LXII Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616) Traduction de Louis Viardot, vignettes de Tony Johannot, édition de 1836 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8600262b
photo : Emo, la tête de robot capable d’anticiper et de reproduire les expressions faciales humaines. Image credit: John Abbott/Columbia Engineering Cf. https://youtu.be/pWTTzR_wXuQ
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 2008
Dans les années cinquante, Salvador Dali orchestra une conférence à Londres revêtu d’un scaphandre. L’homme chargé d’inspecter la combinaison lui demanda jusqu’à quelle profondeur il avait l’intention de descendre. Avec son accent fleuri, le maître s’exclama : “Jusqu’à l’inconscient !”. D’un air déterminé, l’homme lui répondit : “J’ai bien peur que nous ne puissions aller si loin !” Cinq minutes plus tard, Dali s’étouffait sous son casque. James a retrouvé ce scaphandre dans l’arrière-boutique d’un antiquaire de Cannes. Une errance apparemment sans but après une séance de signature éprouvante dans une librairie de la croisette. La dernière probablement.
Don DeLillo a entamé un lent processus de disparition en refusant désormais toute intervention publique qui ne serait pas la publication d’un livre et Henry Miller pensait qu’un écrivain n’avait nulle volonté d’écrire mais celle de faire du monde le lieu où il puisse vivre en paix ses imaginations. Heisenberg a lancé l’idée qu’on ne pouvait connaître à la fois la vitesse et la position d’une particule. Mais la vitesse n’est qu’un leurre. Le monde est immobile, depuis toujours. Une voiture fonce sur l’autoroute – fahr fahr fahr an die autobahn – mais son conducteur est assis dans l’habitacle, rêveur. Et lorsque le choc a lieu, c’est un simple événement de salon. Une fulgurance cathodique qui foudroie un téléspectateur sanglé sur son canapé. Un être humain pétrifié pour l’éternité dans le réseau des poignards de chrome et du verre givré. Larvé dans le scaphandre de Salvador Dali, James pense que l’écrivain doit s’exiler définitivement au plus profond de ses paysages intérieurs. Il connaît déjà sa position ultime, celle où il pourra s’intégrer à la marine cristallisée de la plage terminale. Ses dernières gouttes de mémoire se seront évaporées et, allongé sur le sable, il fixera une roue de vélo rouillée en essayant d’extrapoler l’essence fondamentale de leurs liens réciproques. Le mémoscaphe est pesant. Il lui rappelle les combinaisons spatiales du Nostromo. James revoit aussitôt le profil émacié de Sigourney Weaver, revêtue d’une minuscule culotte pâle de laquelle aucun poil ne dépasse. Elle vient de prendre conscience de la présence du monstre dans l’habitacle de la navette. Niché dans la pénombre, il se tortille comme une larve et gémit faiblement devant cette jeune fille qui suinte la terreur et le désir. Ses organes génitaux, perdus quelque part sous la carrosserie lustrée de sa peau d’hybride parfait, crachent une laiteuse semence à l’intérieur de ses viscères. Une bave bulleuse dégouline le long des crénelures lustrées de sa double mâchoire télescopique. Il pourrait bondir et lui arracher la tête d’un simple claquement de gueule, mais il ne bouge pas. Il sait que tôt ou tard il la pénétrera, l’a déjà pénétrée dans l’inconscient collectif de ses créateurs. Ripley le sait aussi. Tout comme cette femme à l’instinct basique qui croise et décroise ses jambes. Alice déculottée derrière la vitre fragile des apparences. Célébration. Géométrie parfaite de la perversité. Cannibalisme estival. Mariée déshabillée sur une plage de placenta poché. Et Ripley se glisse lentement dans sa combinaison pour se protéger du baiser empoisonné de la Bête. S’infiltre dans le mémoscaphe de James en un tourbillon d’effluves zoophiliques. James s’immisce entre ses cuisses et entre en résonance avec les émanations des astronautes morts qui retrouvent leur identité dans les postures des jambes de centaines de starlettes, de milliers de pare-chocs emboutis, de millions de morts en série des magazines à sensation. Il se dit que le sexe est devenu une action conceptuelle, et que seules les perversions nous permettent d’entrer vraiment en contact les uns avec les autres. James mordille la culotte blanche, postérisée dans Crash Magazine, en songeant à la symétrie perdue de la blatosphère, lorsque le ventre de Ripley éclate. La double mâchoire télescopique de ses paysages intérieurs lui perfore le crâne.
Zone-néant.
Il suffoque. Un parasite freudien, un cafard au trou du cul qui parle a déchiré son mémoscaphe et se trémousse entre ses jambes.
Googolplex.
James déchire son mémoscaphe et écrase l’insecte verbeux qui lui a inoculé son poison hallucinatoire.
Re-play.
Il trébuche dans le sable et aperçoit Jacqueline au volant d’une Lincoln Continental, stationnée entre deux dunes. Elle le regarde marcher à travers la poussière qui recouvre le pare brise. “Je t’en prie, retourne une fois au moins sur cette bouche d’aération !”, pense James en se tournant tragiquement vers elle. “Tes cuisses, dévoilées par l’instant, étaient comme recouvertes de givre, et ta culotte noire brillait comme un soleil éteint.” Des carcasses de rats et de porcs tremblent dans l’air bouillant telles des épaves d’automobiles abandonnées. Adossé à la portière d’une Bentley d’occasion, John Kennedy, l’œil gauche rivé à la lunette de son pistolet à vapeur, transpire abondamment. Le visage d’Oswald émerge de la carcasse d’un porc. Jacqueline sort élégamment de l’automobile et tue Mark S. Goodman d’une balle en plein front. Il était prêt à tirer sur Berverley Davis, cachée derrière une collinette de rats crevés. Puis elle commence à se déshabiller. Au-delà des dunes noires, la plage étale ses moutonnements sablonneux. James imagine les corps bronzés des touristes, les seins remodelés par la chirurgie esthétique, les brisures érotiques des minuscules maillots de bain colorés, les fesses charnues mordant le tissu. Il a un début d’érection. Jacqueline est prête. Elle a revêtu une robe blanche et posé sur sa tête une perruque blonde. À l’instant même où la soufflerie se met en marche, Kennedy ouvre la course avec son pistolet à vapeur. Et James prend le départ, en songeant à la mort si douce de Marilyn Monroe. Il fait pendant les deux premiers tiers du parcours une excellente course, mais, à la hauteur de la léproserie, après avoir essayé de faire un croc-en-jambe à un porc, il est disqualifié et abattu sur le champ.
Il reprend conscience dans son mémoscaphe, inondé de sueur. Les derniers paliers de décompression sont apparemment les plus difficiles à franchir. Salvador Dali a tenu cinq minutes. Il a bien l’intention de tenir plus.
Maintenant, James est entouré d’eau. Son scaphandre est de plus en plus pesant. Il lève la tête et aperçoit la coque d’un navire. Il fait surface et grimpe péniblement dans l’embarcation abandonnée. L’eau est rouge et il entend au loin les battements sourds d’un cœur à l’agonie. Il n’est qu’un corps étranger dans l’artère de pierre d’un géant noyé. Sur un rocher à fleur d’eau pleure une petite fille. James la prend par la main et la conduit dans cette école dévorée par la jungle et à moitié enlisée dans le sable qu’il a aperçu derrière une dune. James pense que l’école est une prison. Mais le monde aussi est une prison et sa femme est morte. Les enfants ont joué un rôle extrêmement important dans sa vie. Le bruit des enfants qui jouaient dans la rue l’inquiétait beaucoup. C’était plutôt préoccupant d’avoir des enfants dans la nature.
L’élément féminin dans ses récits l’obsédait aussi. Il aurait peut-être dû sortir de son chemin pour créer une relation amoureuse. Mais maintenant tout cela n’a plus d’importance. Il coule de plus en plus vite dans le monde des eaux profondes aux prétentions pré-utérines. Mort Conceptuelle d’un Mannequin Obscène. Orbite Gauche et Tempe du Spectacle Sophistiqué. Voyeur Miteux du Labyrinthe à Images. Pose Inhabituelle des Désastres Contrefaits. Demi-tour Interdit de l’Autogeddon. Géométrie de son Visage à la Virilité Transposée. Voyages à l’Intérieur de l’Analyse Stochastique. Problèmes Cosmétiques de Crash Magazine. Zone d’Impact d’un Zoom de Soixante Minutes. Profil de Lésion Optima de l’Orifice d’une Femme non Identifiée. Célébration des Corps Enchevêtrés. Dépression Thoracique d’un Sourire Brisé. À quoi pensez-vous ? Mais Kennedy n’est-il pas déjà mort ? Qu’essaye-t-il au juste de vendre ? Des questions, toujours des questions. Fragmentation divisible à l’infini jusqu’à la lassitude de la plage.
Zone terminale.
Le scaphandre l’empêche de s’étendre confortablement. Il se dit qu’il n’en a plus besoin maintenant qu’il est là où il doit être. Et puis il ne l’enlève pas vraiment puisqu’il est à l’intérieur de sa tête ! Il est allongé sur la plage avec la roue de vélo rouillée. De temps en temps, il recouvre de sable l’un des rayons, en neutralisant ainsi la géométrie radiale. Il s’intéresse à la jante. Dissimulé derrière la dune, le fantôme de sa femme l’observe en silence. Le bruit des enfants est une apocalypse silencieuse. Le ciel ne varie pas, l’air chaud fait frissonner les papiers gras sortis du sable. Il poursuit l’examen de la roue. Rien ne se produit.
Images enregistrées. Tanguy : “Jours de lenteur.” Ernst : “Le vol de la mariée.” Chirico : “Le rêve du poète”
Le scaphandre est vide La pièce est vide Le monde est vide Et le rêveur illimité est allongé sur le sable.
En traversant un jardin, nous nous trouvâmes de l’autre côté de l’académie, où, comme je l’ai dit, résidaient les savants abstraits.
Le premier professeur que je vis était dans une grande pièce, entouré de quarante élèves. Après les premières salutations, comme il s’aperçut que je regardais attentivement une machine qui tenait presque toute la chambre, il me dit que je serais peut-être surpris d’apprendre qu’il nourrissait en ce moment un projet consistant à perfectionner les sciences spéculatives par des opérations mécaniques. Il se flattait que le monde reconnaîtrait bientôt l’utilité de ce système, et il se glorifiait d’avoir eu la plus noble pensée qui fut jamais entrée dans un cerveau humain. Chacun sait, disait-il, combien les méthodes ordinaires employées pour atteindre aux diverses connaissances sont laborieuses; et, par ces inventions, la personne la plus ignorante pouvait, à un prix modéré et par un léger exercice corporel, écrire des livres philosophiques, de la poésie, des traités sur la politique, la théologie, les mathématiques, sans le recours du génie ou de l’étude. Alors il me fit approcher du métier autour duquel étaient rangés ses disciples.
Ce métier avait vingt pieds carrés, et sa superficie se composait de petits morceaux de bois à peu près de la grosseur d’un dé, mais dont quelques-uns étaient plus gros. Ils étaient liés ensemble par des fils d’archal très minces. Sur chaque face des dés étaient collés des papiers, et sur ces papiers on avait écrit tous les mots de la langue dans leurs différents modes, temps ou déclinaisons, mais sans ordre. Le maître m’invita à regarder parce qu’il allait mettre la machine en mouvement. A son commandement, les élèves prirent chacun une des manivelles en fer, au nombre de quarante, qui étaient fixées le long du métier, et, faisant tourner ces manivelles, ils changèrent totalement la dispositions des mots. Le professeur commanda alors à trente six de ses élèves de lire tout bas les lignes à mesure qu’elles paraissaient sur le métier, et quand il se trouvait trois ou quatre mots de suite qui pouvaient faire partie d’une phrase, ils la dictaient aux quatre autres jeunes gens qui servaient de secrétaires. Ce travail fut recommencé trois ou quatre fois, et à chaque tour les mots changeaient de place, les petits cubes étant renversés du haut en bas.
Les élèves étaient occupés six heures par jours à cette besogne, et le professeur me montra plusieurs volumes grand in-folio de phrases décousues qu’il avait déjà recueillies et qu’il avait l’intention d’assortir espérant tirer de ces riches matériaux un corps complet d’études sur toutes les sciences et tous les arts. Mais il pensait que cette entreprise serait grandement activée, et arriverait à un très haut degré de perfection, si le public consentait à fournir les fonds nécessaires pour établir cinq cents machines semblables dans le royaume, et si les directeurs de ces établissements étaient obligés de contribuer en commun aux différentes collections.
Je fis de très humbles remerciements à cet illustre personnage pour les communications dont il m’avait gratifié, et je l’assurai que, si j’avais le bonheur de revoir mon pays, je lui rendrais justice en le citant parmi mes compatriotes comme l’unique auteur de cette merveilleuse machine. Je désirai prendre le dessin de sa forme et de ses divers mouvements : on a pu le voir dans les planches ci-dessus. Je dis encore à l’académicien que, nonobstant l’usage établi chez les savants en Europe de se voler mutuellement les inventions, ce qui laisse toujours quelques doutes sur le véritable inventeur, je prendrais de telles précautions, que l’honneur de sa découvertes lui resterait tout entier.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1726
Le supermarché, c’est un labyrinthe surmonté d’une ou plusieurs coupoles et fait de techno-images, qui vise à engloutir les consommateurs, à les consommer. Il a des portes largement ouvertes, afin de donner l’illusion de l’entrée libre, d’un espace public. Il se présente comme un « marché », une « place du marché », donc comme l’agora d’une polis. Mais ce n’est là qu’un appât. Une véritable place de marché est un espace politique, parce qu’elle permet l’échange des opinions et des choses, le dialogue. Le supermarché, lui, exclut le dialogue, ne serait-ce que parce qu’il est rempli de « bruits noirs et blancs », par une émission de couleurs et de sons. En ce sens, c’est un espace privé, un espace destiné aux individus (en grec : idiotes). Mais avant tout l’ouverture des portes est un appât, parce que l’entrée certes est libre, mais non la sortie. Pour s’échapper du labyrinthe il faut faire en sortant le sacrifice d’une rançon, et pour cela, faire la queue. Cette description mythologique du supermarché vise à démasquer ce qu’est en réalité cet espace, de tous le plus privé : une prison. Il ne sert pas à l’échange de biens et d’informations, mais oblige à consommer des informations et des biens particuliers : assurément super, mais pas marché.
Du point de vue fonctionnel, le cinéma est l’autre face du supermarché. Son entrée est un orifice étroit où l’on fait la queue avant de sacrifier son obole, condition requise pour participer aux mystères qui se déroulent à l’intérieur. Cet aspect initiatique de l’entrée du cinéma n’est pas nié mais au contraire souligné par les lumières qui scintillent au-dessus d’elle, comme une invitation. En revanche, le cinéma ouvre ses portes toutes grandes quand le programme est terminé, pour laisser s’écouler le flots des fidèles du culte dûment programmés. La queue à l’entrée du cinéma et à la sortie du supermarché, c’est un seul et même animal: une masse pétrie en un long ruban. Le prix de l’entrée au cinéma : le prix à la sortie du supermarché sont les deux faces d’une seule et même monnaie. Au cinéma, la masse est programmée pour se ruer vers le supermarché; le supermarché relâche la masse pour qu’elle aille se faire programmer au cinéma en vue de la prochaine visite au supermarché : tel est le métabolisme de la société de consommation. Ainsi tournent les ailes magiques, mythiques du ventilateur des techno-images au sein de la masse, pour la maintenir dans le mouvement du progrès.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1979