Le texte qui suit a été rédigé au cours de l’année scolaire 2010-2011 et devait figurer dans un numéro spécial de la précédente incarnation de TINA, Bestiaire, projet qui n’a pu voir le jour. Récemment, ayant appris par Christine Lapostolle que la souris venait, croyez-le ou pas, de garer son yacht (son paquebot) dans le port de Brest, l’envie m’a pris de lui offrir une seconde chance. Si TINA est de retour — with a vengeance —, le moins qu’on puisse dire est que Mickey, dans l’intervalle, a prospéré (au risque de développer, au fil des années, quelques symptômes morbides d’obésité capitalistique) : après Pixar et Marvel, la Walt Disney Company a fait l’acquisition en 2012 de Lucasfilm, mettant ainsi la main sur les franchises Star Wars et Indiana Jones, de même que sur l’incontournable fournisseur d’effets spéciaux Industrial Light & Magic ; elle a racheté, en 2019, l’ancienne 20th Century Fox, non sans avoir, entre temps, investi le marché asiatique via sa nouvelle filiale en Inde, ouvrant par ailleurs un parc d’attraction à Shanghai en 2016 ; en parallèle de cette stratégie d’expansion forcenée, ses différentes plateformes ont permis à la société d’entreprendre de verrouiller l’accès à des contenus qu’on avait fini par croire relever du domaine public, démontrant sa maîtrise des nouvelles règles du jeu tout en usant de son statut unique dans l’industrie du divertissement. « Tout doit changer pour que rien ne change » : Eurodisney, que je mentionnais en 2011, Nicolas y avait affiché sa Carla, est depuis devenu Disneyland Paris ; de mon côté, peu amateur de parcs à thèmes mais plus œcuménique qu’auparavant en matière de musique, j’avoue que je n’aurais aucun scrupule, le cas échéant, à accompagner ma fille, née précisément en 2011, à un concert de Miley Cyrus, autre transfuge du Club Mickey après Britney Spears — Britney dont je parlais abondamment dans mon texte et qui, à force d’infortunes (les « infortunes de la vertu » ?) est devenue quasi une icône du féminisme ; plus malaisant, des actrices mortes comme Carrie Fisher (la princesse Leïa) continuent de jouer dans des films, et ses collègues vivants sont de plus en plus difficiles à distinguer de personnages de dessin animé : sans doute la souris star dont j’ai voulu fait le portrait a-t-elle perdu là un certain avantage compétitif, c’est la rançon de l’innovation… Et demain ? Disney, passé dans les années 2010 de l’exaltation des valeurs familiales à celle de la diversité et de la sororité — qui est aussi une valeur familiale —, fera-t-il demain l’éloge du patriarcat et de la pureté raciale pour plaire à Donald Trump ? Est-il vrai que la firme, malgré son apparence de monopole, connaît des turbulences et s’inquiète du vieillissement relatif de son public ? Quinze ans après ma première tentative, Mickey se refuse toujours à tout commentaire…

Bestiaire : MICKEY la souris
Aujourd’hui nous sommes tous journalistes. Imagine-toi pourtant dans une situation propre à t’identifier comme un « vrai » journaliste : dans une chambre d’hôtel, à guetter la sonnerie du téléphone. Sans autre ressource, en attendant son appel, que de googleliser la bête. La tentation de l’esquive érudite ― « Sa vie entière fut une influence, c’est à dire ce qui ne se raconte pas » 1 ― le cède à celle, autrement plus vertigineuse, de l’esprit d’escalier : saga apocryphe d’un M le Maudit à l’image du Rêve américain, parasite increvable. Remplaçant, en 1928, d’un lapin nommé Oswald 2, il lui a survécu comme à son homonyme et aux Kennedy, à Elvis… Son portrait par Warhol (1981, 15 ans après Marilyn) convoque son ancien visage : deux yeux noirs étroits, la tête plus petite. Et déjà ce constat : il a rajeuni. Une décennie plus tard ses oreilles (à l’inverse de celles, jadis fameuses, de Sinatra) continuent d’affoler les petites filles. Est-ce à lui que s’adresse le fameux message subliminal de la chanson Baby One More Time par Britney Spears ― à l’endroit : With you i lose my mind, give me a si, à l’envers : Sleep with me i’m not too young? 3 Si la bestiole la plus célèbre du monde te prive de son officiel son de cloche, autant te montrer créatif… Mais non, ça ne colle pas. Britney, à peine soufflées ses treize bougies, avait quitté la Mansion, pardon : le Club Mickey (© ABC 1955-1959, CBS 1977, Disney Channel 1989-1994). C’était à la fin, en 1994. Et on voit mal notre rongeur, très pro, se laisser aller en pleine promo du Roi Lion à suivre la voie de la bestialité 4. D’espiègle, lis-tu, le mulot est vite devenu sage 5. Anthropomorphe, non : plus qu’humain ! La négation même de l’animal. On le devine sans odeur. Comme l’argent. L’argent va à l’argent. Mickey vit à Mickeyville. Enfin quoi ! Une souris qui a un chien ? Le téléphone toujours muet te voici dans l’impasse. Tu t‘égares à vouloir découvrir, derrière la mascotte éternellement souriante du capitalisme libéral mondialisé (la loi US de 1998 sur les droits d’auteur fut surnommée Loi de protection de Mickey Mouse) une hypothétique résurgence des valeurs familiales honnies : l’ordre moral. Là encore, fausse piste. Regarde Minnie : moins ménagère que secrétaire délurée des 30s-40s, l’éternelle fiancée, l’éternel cinq-à-sept. On dit : Mickey n’a pas d’enfants, seulement des neveux. Et alors ? Peut-être tient-il à « sa liberté », peut-être la Minnie des débuts avait-t-elle pris « ses précautions » (le diaphragme, ou stérilet, arrive aux U.S.A en 1913) ou briefé son flirt peu dégourdi. À moins qu’elle ne lui ait vite préféré l’ovipare Donald, comme l’insinuent les bibles de Tijuana ? 6 Sous prétexte de nous rassurer : « Dans la vraie vie, Mickey et Minnie sont mariés », l’oncle Walt dès 1933 affirme surtout la supériorité de ses stars sur les autres acteurs, érigeant en modèle leur exemplaire plasticité. Le réel à l’écran la fiction en coulisse, « pas vu pas pris » devient un absolu. Acteur, Mickey a presque cessé de l’être après Fantasia (1940). Sa filmo désormais réduite à la répétition du même sur des supports différents : Le Noël de Mickey (1983), Mickey, il était une fois Noël (1999, vidéo), Mickey, il était deux fois Noël (2004, 3-D)… En BD, il reste la souris qui parle, mais ne dit rien : création française 7, Le Journal de Mickey respire le charme discret du franchisé. Première apparition en jeu vidéo ? Un remake (1983) de L’Apprenti sorcier, son « plus grand rôle » créé 43 ans plus tôt. Mickey, c’est, moins la tasse de Nespresso, ce type en smoking qui est de tous les galas. Il a son étoile sur le strip. Préside le Tournois des Roses de Pasadena. En France et en Chine les gouvernements lui refusent l’honneur d’inaugurer ses nouveaux parcs, ou de parapher le contrat ? Qu’importe ! Eux signent. Faut dire qu’avec son air sérieux, on lui confierait clé en main la gestion du parc nucléaire français (en plus des 2 230 hectares autour de Val d’Europe dont Euro Disney gère la planification et le développement, avec un objectif porté à 660 000 m² de bureaux pour les entreprises, et 10 000 nouveaux logements projetés 8 sous le double signe de la fée écologie et de la baguette tradition). Enfin la sonnerie retentit ! Mais tu ne décroches pas. Tu sais qu’au bout du fil la voix d’un attaché de presse stagiaire t’intimera : « Monsieur Mouse a été retardé, restez où vous êtes, vous serez contacté plus tard dans la soirée… » Ce sera sans toi. Inutile de jouer au chat avec la souris. Tu ne l’attraperas jamais. N’en as plus besoin. S’il y a jamais eu un mystère Mickey, la réponse s’en trouvait, dès le départ, sous ton nez. Le téléphone antique continue de te vriller les tympans. Il te fait les gros yeux, postillonne, t’invective. Tu te saisis d’un massif maillet et VLAN ! tu l’écrabouilles. La chambre d’hôtel à la Barton Fink est rendue au silence. La star à son néant, tragiquement dépourvue des hypothétiques secrets qu’en apprenti paparazzo tu te voyais déjà dévoiler. Bon, Walt Disney n’aimait pas les communistes, ni les syndicats. Ni non plus, dit-on, les Juifs. Ça ne fait pas de Mickey un nazi. Et quand bien même la souris « sympa » des débuts ressemblerait plutôt, réflexion faite, à un ado pervers aimant torturer les (autres) animaux 9, quelle différence ? Pas la peine de lui chercher des vices, ou de faire des vices de ses vertus (ce Mickey-là s’appelait Michael Jackson). La clef du personnage se situe à un niveau plus élémentaire… Car le truc avec Mickey, c’est que personne ne l’aime pour de vrai. Même les petits. Mickey est cet adulte, un rien ennuyeux, qui les séduit moins qu’il ne les flatte. Leur apprenant, à Disneyland, le sens du vocable V.I.P. (le couple présidentiel français, qui a choisi le parc pour son coming out, serait à mettre au rang des produits dérivés). Il est juste là. Partout. Et de façon très étrange ça nous rassure. Il ne défend nulles valeurs, aucun mode de vie s’il ne lui rapporte. Ambassadeur d’une marque, il jouit lui-même du statut de marque déposée et possède la perfection du sigle. Trois cercles : « la Pomme » à côté fait figure d’extravagance baroque. Il est Brad Pitt. Tony Parker. Eva Longoria. Primus inter pares, car si leurs opinions ne sauraient refléter celles de la production, etc., lui partage avec l’entreprise la faculté surhumaine d’en être dépourvu. Risque zéro. L’absurde n’est pas de vouloir interviewer une souris. Après tout, les journalistes de Forbes viennent d’estimer la fortune d’oncle Picsou. Non, ton erreur a été de croire à une vérité cachée sous la surface. Mickey ne t’appellera ni aujourd’hui ni demain. Il te parle déjà. Précurseur, archétype insurpassé des modernes people, il sait exprimer RIEN absolument.

Notes :
1 Barbey d’Aurevilly, à propos du célèbre dandy Beau Brummell. Ceci n’est pas sans faire écho au jugement du cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein sur l’art de Walt Disney : ‘an example of the art of absolute influence – absolute appeal for each and everyone.’ (Ronald Bergan, Sergei Eisenstein: A Life in Conflict, The Overlook Press/Peter Mayer Publishers, Inc.: Woodstock, New York, 1999, p. 198). Pas sûr, cependant, qu’une traduction française de la citation d’Eisenstein recourrait au terme « d’influence », lequel, en anglais peut prendre une connotation plus absolue, presque narcotique.
2 Oswald le Lapin Chanceux, créé, comme Mickey, par Walt Disney et le dessinateur Ub Iwerks, fut ravi à ses concepteurs par l’habileté procédurière de leur producteur Charles B. Mintz.
3 © Jive Records 1998. « L’autre » version partout sur Internet : http://www.koreus.com/
animation/britneysubliminal.html, etc. Les co-stars de Britney Spears chez Disney étaient Christina Aguilera et Justin Timberlake.
4 L’année où Britney quitte le Mickey Mouse Club, figurent parmi les albums les mieux classés au Billboard la B.O. du Roi Lion (© Walt Disney Company) et The Downward Spiral de Nine Inch Nail (© Interscope), n°10 : un record pour un « indé » dont le leader aux airs de rat famélique susurre sur MTV : I want to **** you like an animal… Même passé à l’endroit, on peut avancer que le premier tube de Britney, quatre ans plus tard, parvient à une sorte de synthèse reflétant cette ambiguïté fondamentale (et rémunératrice) de la culture américaine. Un texte équivoque et une vidéo « sexy » ne l’empêcheront d’ailleurs pas d’interpréter ce titre en 1999 à Disney World.
5 Cet aspect de « l’anarchiste devenu flic » est remarquablement analysé dans le chapitre inaugural d’un récent ouvrage de Pierre Pigot, L’Assassinat de Mickey Mouse, puf, collection Travaux pratiques, 2O11.
6 Les Tijuana Bibles étaient des publications pornos clandestines très prisées dans les années 30 à 50, qui trouvaient un aliment fantasmatique de choix dans le culte des stars d’Hollywood mais aussi des personnages de dessin-animé ou de BD. Dans le hors-série du magazine Beaux Arts sur le sujet Un siècle de BD américaine (août 2010) on trouve reproduite une planche mettant ainsi en scène la rivalité sexuelle supposée entre Mickey et Donald, à la défaveur du premier… Or dès la fin des années 30, la perte de popularité de la souris assagie au profit de son ex-sidekick le canard mal embouché constituait un fait commercial avéré ! Un tel détournement des personnages Disney a ainsi pu représenter moins une profanation qu’une autre facette de leur pouvoir de fascination.
7 Son lancement, à l’initiative du Français Paul Winkler, remonte à 1934.
8 Cf. Le Parisien du 01/12/2009. Également : http://www.challenges.fr/immobilier/actualites
/france/20101006.CHA8799/euro_disney_nouveaux_developpements_urbains_et_immobiliers.html
9 Dans son « premier grand succès », Steamboat Willie, 1928, il transforme les bêtes non humanisées qui l’entourent en instruments de musique vivants ― l’occasion pour son créateur d’expérimenter pleinement les possibilités, alors encore neuves au cinéma, du son.
Légende première image : La tête de Mickey, pièce maîtresse du défunt Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne.
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