De jeunes femmes court-vêtues caressant des carrosseries rutilantes chez un concessionnaire d’automobiles haut de gamme en récitant quelques arguments techniques, voilà des vidéos promotionnelles qu’on oserait plus faire. Et pourtant… Jusqu’à ces derniers jours la marque Lexus (division luxe de Toyota) publiait quotidiennement sur les réseaux sociaux chinois de très courtes vidéos de ce genre, avec une visibilité moyenne. Mais heureusement une femme de ménage, surnommée tante Lei, vient de bouleverser cette morne routine de communication en battant tous les records d’audience. L’un des vidéastes préposés à la production de ces vidéos médiocres s’est amusé la semaine dernière, par plaisanterie ou provocation, à filmer tante Lei qui passait la serpillère près d’une voiture du show-room. Il lui a demandé de vanter la voiture en lui faisant répéter quelques boniments approximatif. Tante Lei a joué le jeu très naïvement et maladroitement, mais avec un tel naturel et une telle sincérité que des milliers de « like » sont venus aussitôt encourager la réalisation d’autres clips sur le même principe. Et ça continue. Souvent tante Lei oublie son texte et une voix hors champ lui souffle la réplique ou corrige ses erreurs, ce qui accentue le ridicule de ces saynètes publicitaires dérisoires, sans que jamais elle ne se départisse de sa bonne volonté touchante.
Dans l’une des premières vidéos elle présente une valise d’accessoires offerte en bonus en annonçant fièrement que si vous achetez la valise elle vous offre la voiture. Parfois elle improvise et vante des qualités qu’aucun vendeur n’avait remarqué. Et pour cause. La ressemblance du pommeau changement de vitesse avec un ravioli, le fait qu’une manette quelconque puisse bouger dans toutes les directions, le nombre de voyants lumineux sur le tableau de bord. Autant de caractéristiques qui semblent ravir tante Lei, qui visiblement n’a jamais conduit. Et surtout, tante Lei a pris l’initiative d’un leitmotiv qu’aucun rédacteur d’agence n’aurait pu inventer : « 你们喜欢吗? ? » (Ni men xi huan ma ? / Est-ce que vous aimez bien ?). Terriblement banal, mais justement, et répété comme un refrain avec l’accent d’un dialecte provincial, cela finit par être un excellent slogan. « Vous avez vu tous ces boutons ! Est-ce que vous aimez bien ? ». « Vous avez vu comme ça brille ici ! Est-ce que vous aimez bien ? ». Puis elle conclut la séquence avec « 买车来俊展雷克萨斯来找我吧 ! » (Mai che lai Junzhan Lexus lai zhao wo ba ! / Venez me trouver et achetez cette voiture). Mais joindre le geste à la parole reste difficile quand on a du mal à mémoriser son texte, et le smiley « cœur » qu’elle esquisse avec les deux mains, bras ballants à hauteur du ventre plutôt qu’au niveau du cœur, paraît bien plus défaitiste et démoralisé que positif et motivant. Peu importe, ce sont les maladresses qui font l’authenticité, et le succès est au rendez-vous.
On peut s’étonner à première vue qu’une marque premium puisse faire de tante Lei son ambassadrice. Comment une femme de ménage pourrait-elle convaincre les acheteurs potentiels de voitures qui peuvent coûter plus de 100.000€ ? Bien sûr, on le sait, il n’est pas question de convaincre, mais simplement d’attirer l’attention. Et le contre-pied est maître en surprise, humour et séduction. Une brave dame en blouse grise à la place d’une jolie fille en mini-jupe. Le cliché est détourné et la probabilité déstabilisée. Le déséquilibre sonne comme une alarme qui active notre vigilance par la tension qu’il provoque. Tension, attention. Mais cela ne suffit pas. Dans une logique de promotion il reste nécessaire de convertir la curiosité du décalage en sympathie pour la marque. Tension, attention, promotion. Dans le cas de ces vidéos le bénéfice supposé pour Lexus est sans doute un rajeunissement de son image en mobilisant les codes esthétiques de Tik Tok. Pourtant les jeunes générations ne sont pas en mesure d’acheter une Lexus et il ne sert à rien de les séduire, sauf à parier sur une contagion dans les goûts. Reste l’hypothèse d’une manière de rassurer les véritables clients qui peuvent ainsi à bon compte s’estimer capable d’apprécier la voiture à son juste niveau en toute rationalité, bien au delà de la fantaisie béotienne des arguments de madame Lei, qui de toute évidence ne pourra jamais s’offrir cette voiture. Moquerie et mépris de classe en somme, car le premium est une affaire de standing. Et voilà la distinction habilement convertie en rationalité par contraste avec la naïveté. Magique ! Tout le monde like et reposte. Nous aussi malgré tout. Les voies du buzz sont impénétrables, et nous ne sommes décidément pas qualifiés pour une analyse de la stratégie marketing de Lexus ou de son concessionnaire chinois.
Mais alors que nous inspirent ces mini-vidéos Lexus ? Disons d’abord que personne n’ira prétendre qu’il y a là une critique de la publicité. C’est juste de la publicité. Subvertir les codes ou les contenus sans remettre en cause le contexte ne fait que brouiller les pistes et consolider le cadre, contrairement à ce que l’on prétend en général dans les expositions. On se souvient de Bingham Madsen, le personnage du second épisode de la première saison de « Black Mirror », dont la révolte spectaculaire remporte tous les suffrages d’un jeu télévisé et lui permet finalement de créer sa propre émission dans le monde qu’il contestait et dont il voulait sortir. Pour subvertir un système il faut d’abord vouloir le renverser, pas y participer. Les artistes devraient peut-être y réfléchir davantage.
photos : copies d’écran sur WeChat (impossible de partager les vidéos hors de WeChat, logique de plateforme oblige…) cf. brève compilation de seconde main trouvée sur YouKu : https://v.youku.com/v_show/id_XNjUxMDQxMDYyMA==.html?
On ne parle évidemment pas ici des budgets qui prennent de toute façon toujours la parole en premiers… et voient effectivement leur montant diminuer régulièrement — menace idéologique d’une déconsidération du prestige traditionnellement accordé à ces établissements et aussi crainte quant aux futures possibilités de leur fonctionnement et existence. Une école d’art ça coûte effectivement, 20 000€ à l’année par étudiant·es en moyenne, sachant qu’une inscription est plutôt de l’ordre de 500€. Nous parlons plutôt de la valeur à laquelle ces études renvoient : inestimable.
11€) De l’indo-européen commun *per (« trafiquer, vendre »), dont est issu, pour le latin, interpres (« intermédiaire »), reciprocus (« réciproque »), pars (« vendre, acheter ») , pars (« part ») et, pour le grec ancien πόρνη, pórnê (« prostituée »), πέρνημι, pérnēmi (« vendre »).
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Une fois payée l’inscription, c’est-à-dire une fois à l’école, dans l’école (boursier, je n’ai jamais rien payé à l’école pour y être), ce qui s’y passe est hors de prix (pour continuer avec les expressions qui débordent ce petit mot latin, cette langue de voleurs12). Il n’y a jamais, à part la blague de l’achat d’œuvre (entre sale petit secret et belle arnaque de l’adoubement) une histoire de prix, de négociation de prix dans les relations pédagogiques, ni de rapport à l’argent.
12) Dans son cours de 1976, « Il faut défendre la société », Michel Foucault aborde la question du latin comme langue de voleurs qui par deux fois s’empare du pouvoir — domestication administrative gallo-romaine et prise du trône par Clovis — simplement en passant par la soumission au latin.
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Il y a effectivement des rapports de budget, d’argent, pour partir ici ou là, suivre une expérience pédagogique en déplacement, mais les étudiant·es pauvres comme les riches y prennent part — mais déjà là, nous sommes dans l’exception du régime pédagogique, même si l’égalité de traitement reste de mise. Dans la relation pédagogique, l’argent, les moyens n’ont pas de prise (seuls les moyens artistiques sont actifs : ils ne sont pas une monnaie). Si un·e étudiant·e n’a pas pu venir à telle séance, tel rdv pour des raisons financières, nous patientons, nous attendons sa disponibilité.
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La vie à l’école n’est pas aussi simple pour les étudiant·es autonomes qui doivent travailler pour assurer leur quotidien et leurs études que pour celleux qui sont soutenu·es par une famille ou des proches ou des aides publiques — bien que généralement toutes les sources se cumulent. Simplement à l’école nous reconnaissons le travail de sape du capitalisme en-dehors de l’école et retournons l’outrage en vigilance et en attention toute particulière à l’intérieur de l’école. Le rempart au capitalisme n’est pas à construire, il est déjà là, bien au chaud dans les écoles. Il se peut que ça ne dure pas, mais en attendant il est là.
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Le défaitisme et le découragement des édiles et des oracles les mieux placé·es qui se font payer pour casser l’ambiance et repayer quand iels pensent pertinent de publier leur venin comme s’il ne fallait pas qu’on puisse penser échapper à la débâcle et la compromission, convoquent l’invasion du grand système de la culture pour augmenter la frappe. Quand justement notre travail de profartiste, c’est de réaliser à quel point nos écoles ne correspondent pas à cette évidence de la domination sociale par la culture — tout le monde peut entrer en école d’art et tout le monde y entre — et d’enseigner à partir de cet endroit la projection d’extension par-delà cette domination et pour une autre suite : vers de nouvelles formes de vie…
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S’il n’y a pas de pratique artistique qui ne soit pas inscrite dans des dispositifs culturels […] liés au système de la domination culturelle, comme le soutient l’auteur de L’art impossible, le travail nécessaire de l’artiste, enfin le seul travail qui lui revient — sur la ligne qui faisait dire à Arendt que « La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à strictement parler, est le dernier “ouvrier” dans une société du travail »13 — c’est justement de s’inscrire dans un dispositif qui déroge au principe de domination, c’est la tâche de l’artiste que de fabriquer ce type d’endroit, de s’échapper de cette dimension culturelle. Pour que la culture, cette source principale de la production des hiérarchies sociales (toujours selon l’auteur), puisse rencontrer et expérimenter d’autres modes éphémères de hiérarchisation : de dehiérarchisation14.
13) Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, 1958. 14) Je ne vois pas trop ce que Cergy m’a appris d’autres, et je suis assez triste de savoir que cet auteur y enseigne, d’aussi pauvres et définitifs postulats. Son livre sur l’inutilité des systèmes répressifs est tellement plus engageant et à l’opposé du défaitisme qu’il semble — pourquoi ? — réserver à l’art… si la répression ne sert à rien et peut engager d’autres pratiques, en quoi la domination culturelle, « source principale de production des hiérarchies sociales », s’imposerait comme unique horizon de l’art ? L’art c’est bien cette pratique qui est censée produire de nouvelles formes de vie, non ?
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Bien sûr nous constatons partout — enfin partout ou le régime de domination (capitaliste) de la culture est actif donc partout parce que ce régime a bien plus de moyens médiatiques et alors de reconnaissance que les autres, il prend plus de place (mais « pour vivre heureux vivons pas trop visible non plus ») — la compromission malheureuse des artistes avec les formes de la domination, telle que pas mal décrit du tout dans les lignes bien mordantes qui suivent (d’un auteur peut-être déplaisant, mais moins que le précédent — sur la question de l’art…) .
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« Et s’ils gardent [les artistes] tout de même un espoir de recouvrer leur liberté perdue à la table de jeu, c’est seulement parce qu’ils croient qu’elle ne s’obtient qu’à la faveur d’une dénonciation permanente de la « marchandisation » de leur art. Ainsi tout artiste conscient de ses responsabilités se doit-il de se montrer indigné par la manière dont tourne ce monde où il aspire pourtant à trouver sa place. Ainsi tout artiste conscient de ses responsabilités se reconnait-il le droit et surtout le devoir de pourfendre systématiquement, et bien sûr publiquement (ce qui ne manque jamais de mettre la médiacratie en extase), cette fameuse société du Spectacle dont il a par ailleurs toujours beaucoup de mal à admettre qu’il en est lui-même le suppôt. Car tel est l’artiste conscient de ses responsabilités qu’il se sent de prime abord appelé à sauver ses pauvres contemporains d’une terrible « aliénation » qui, semble-t-il, ne l’a pas atteint lui-même. »15
15) Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste, Encre marine, 2012, p. 58.
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Cette malencontreuse et trop banale compromission de certain·es artistes reste une décision, pas une obligation. Malgré une expression régulière à l’école de cette fable (coalition cyclique du récit et de l’action), c’est toujours à propos d’un dehors qu’elle se spécule chez les étudiant·es et s’active chez les enseignant·es — comme passion et action du monde ; autre présence de l’alliance tragédie/sacrifice. Pourtant, c’est bien ailleurs — au dedans — que nous travaillons à l’école d’art : aucune existence active ni aucune utilité pédagogique d’un tel affairisme.
Une fois cette situation posée sur une carte des compromissions possibles entre une formation désintéressée (si on limite l’intéressement à sa valeur économique) et les ambitions de carrière qui n’appartiennent pas à une formation mais plutôt à un « style de caractère » pour rester flou sur une détermination plus psycho-sociale qui déborderait le propos, il est peut-être temps de nommer et de décrire les MA de l’école d’art dans lesquels, comme annoncé plus haut, l’apparaître du capitalisme dans les écoles d’art n’est pas dominant, les endroits d’une présence du capitalisme que nous trouvons manquer dans les écoles.
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LES ÉCOLES D’ART NE SONT PAS CAPITALISTES
Nous avons déjà vu qu’une école d’art se pratique dans un cadre mais aussi bien au bord de ce cadre voire même un peu en dehors (mais pas trop loin quand même, sinon ça peut être la sortie définitive). Que ce cadre soit celui de la pédagogie ou de l’administration, son respect comme sa provocation n’engage aucune forme qui pourrait se comparer aux usages capitalistes. En école d’art, l’oblique, le droit, le courbe, restent des formes et nous travaillons avec les formes.
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Une autre approche peut-être, avant d’en finir avec les principes généraux, en école d’art on échange beaucoup de choses, on échange tout, toujours, tout le temps… pourtant le partage viendrait lui voler la vedette comme label (élément de langage attendu dans les dossiers) d’un geste plus empathique, plus attentionné, plus généreux. Ici, aussi, méfions-nous, le capitalisme à plus d’un tour dans son sac à malice : les riches — celleux qui se pensent, sans doute à raison, mieux pourvu·es en biens, si ce n’est en raison, merci René — de la culture adorent partager avec celleux qu’iels pensent être les pauvres de la culture, en ignorant par miracle que pauvre, c’est une culture pleine et pas juste un social apparemment désœuvré. D’autres, moins audibles, pourraient maintenir que l’échange est plus digne : une culture contre une autre. Cette équivalence gratuite ne peut oublier que l’échange pâtit sans doute de son usage capitaliste : le libre échange qui contribue à produire plus de pauvres que de riches — mais toujours bien assez.
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Quand nous enseignons, c’est-à- dire échangeons des mots contre des gestes, des gestes contre des images, des espaces contre des formes, il n’y a pas capitalisme. Le capitalisme n’est pas un régime (manière d’agir) ni un système (procédé, méthode, fonctionnement) avec lequel nous travaillons : il n’est pas utile, ni même intuitif. D’autres « styles » restent actifs et pas forcément plus heureux : la figure du maître (et du courtisan) , l’enjeu hiérarchique, des formes de domination implicite, des jeux d’humiliation tacite… mais rien qui pourrait permettre une accumulation de propriétés, une spéculation de titre, rien de commercial, rien qui ne s’achètent ou se vende dans la relation pédagogique : aucun profit financier, ni perte, ni gain qui puisse se monnayer dans la relation.
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Il y a de l’accumulation (de savoir, d’aptitude, d’expérience), mais autant d’oubli, il y a de la spéculation (sur les possibilités, les intentions, les devenirs) et autant de déconvenue, il y a des titres (pour les réalisations, ou même des statuts que des étudiant·es peuvent prendre), jamais définitifs, il y a du profit (lorsqu’une chose réussit mieux qu’une autre) comme des pertes … mais tout cela n’est ni motivé par le capitalisme ni comptabilisé, convertible en capitalisme. Le pire de ce meilleur, c’est lorsqu’un·e enseignant·e en école d’art se lance dans le comique d’une transaction totalement ridicule quant à l’achat probable d’une œuvre d’un·e étudiant·e (pour enflammer qui ? Le·a prof·e, l’étudiant·e ?) qui iel-même consulte les autres enseignant·es sur le montant que tout le monde évidemment raille en cœur, plus pour se moquer de la bêtise d’une telle tentative d’assujettissement supplémentaire que du montant en cause, mais qui lui-même semble toujours aussi obscène que la situation… ce n’est vraiment pas l’endroit ou alors celui d’un capitalisme guignol.
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Dans la relation pédagogique prof·es/étudiant·es, entre les étudiant·es, dans le rythme de production, de monstration, quand nous parlons avec les étudiant·es et quand nous parlons entre prof·es (sauf au moment des évocations de carrières, plaintives ou triomphantes, des insatisfactions salariales, manigances d’impôts, jeux d’Urssaf, … mais disons que ce privé là ne trouve que rarement un feu durable, ça reste pulsionnel, des bouffées humaines…), dans les écoles périphériques au moins — je ne parle pas des grosses centrales que je connais moins et qui restent minoritaires — je ne vois aucune présence requise du capitalisme : les écoles sont incroyablement « modèles » pour cette qualité. Il faudrait alors s’en inspirer si jamais nous voulions nous débarrasser du capitalisme ou au moins produire des espaces de relations hors-régime.
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Si on peut ne pas comprendre la répétition hypnotisante de l’énoncé capitalismepartout quant à l’efficacité critique, il ne faut pas se priver de déclarer les moments, les endroits, les MA, où il n’a nulle part. Déjà pour entendre une autre chanson…
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VALEUR CONTEMPORAINE (C’est moins les mots qu’il faut changer que leur contenu — je n’ai pas dit leur sens)
Il ne s’agit pas de faire un traité d’économie, nous aurons compris, mais tentons pour finir de parler de valeur et de voir si cette notion peut sauver l’omnipotence capitaliste. Quelles sont les valeurs de l’école d’art ? Peut-on spéculer sur ou avec elles ? Peut-on les accumuler ?
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Une des valeurs de l’école d’art est d’abord celle des étudiant·es : les étudiant·es sont égaux entre elleux, il n’y en a pas un·e qui peut passer avant l’autre, un·e qui vaille plus qu’un·e autre. Les travaux et réalisations, même chose : chaque proposition aussi infime, balbutiante soit-elle, mérite la même attention qu’une autre plus solide ou connue (la durée des études implique que nous connaissions des étudiant·es depuis 5 ans quand d’autres arrivent en première année). À partir de ce principe d’égalité qui n’est pas une obligation ou un effort particulier, mais la plus naturelle des manières d’aborder la relation pédagogique des personnes et des choses à l’école, la valeur n’est pas une question problématique mais définitivement des plus simples.
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Encore et encore, on entend vrombir la contradiction, que les écoles d’art ne sont que favoritisme, passe-droit, préférence, connivence, … oui, oui, bien sûr, dès qu’un état des choses est pacifié, sans tension obligatoire, toute la médiocrité du monde peut venir y trouver une nouvelle scène pour son expression (en dehors de celle, moins confortable, sur laquelle elle agit déjà comme norme). Encore une fois, il faut insister sur le fait que ces manières ne sont pas du tout requises par le système pédagogique des écoles d’art, mais comme on se fait passer devant dans la file de la poste, les abus sont toujours possibles, bien qu’ils contreviennent au principe même du tour de chacun·e.
L’école d’art, son MA, ce·tte traje·c·t·oire, se traversent de manière oblique : il n’y a pas de parcours pré-tracé8. Il y a un cadre évident, clairement proposé. Souvent notre travail le plus délicat consiste à observer — un classique, dont on parle souvent mais qui n’apparaît jamais comme notre objectif principal, ou principalement réprimé, quand il est sûrement le plus heureux et le plus rassurant — comment les étudiant·es s’y prennent volontairement ou non pour déborder ce que nous proposons, pour nous imposer en retour de questionner nos manières de voir et d’évaluer et alors de faire de l’art avec les formes de nos enseignements. Exemple, plutôt didactique : lire tel livre = ne pas le lire = le prendre = ne pas le rendre = le lire = lire celui d’à-côté = lire un autre = lire celui qu’on a déjà lu parce qu’il est mieux = lire tous les autres = le perdre =… (le livre représentant le « cadre »).
8) « Le trajet ne préexiste pas au voyage, c’est ça le processus […] en tant qu’il trace lui-même son propre trajet. (…) on appelait ça : ligne de fuite. » Gilles Deleuze, Sur les lignes de vie — Cours mai-juin 1980, 2025, p. 25.
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Disons que si ce principe de sur-adaptation ne serait pas pour déplaire à ce qu’on imagine être les talents convoités par la machine capitaliste9, à l’école, le profit reste très relatif : cet étirement de l’indulgence peut attirer autant d’éloge que de châtiment… c’est déjà une situation qui pourrait être exploitable capitalistiquement, mais qui ne l’est pas. La modification des proportions du cadre pédagogique n’est pas mieux récompensée que son respect réglementaire : on se débrouille pour que personne ne reste sur le carreau. Ce qui peut produire (très ponctuellement) l’incompréhension, voire un soulèvement contre l’injustice quand la part d’étudiant·es plus docile et respectueuse du contrat pédagogique nous rappelle à l’ordre quant à notre complaisance concernant la part plus rebelle… ça, vraiment le capitalisme dans sa version hard n’en fera pas grand chose, alors que dans sa version soft, des agent·es obéissant·es et plaintif·ves, ça peut toujours servir… en attendant à l’école, ce procès ne dépasse jamais trop la zone de la machine à café (qui est effectivement le symbole le plus figuratif, actif et intrusif du capitalisme d’une école qui signe encore des contrats avec ces firmes de la mort lente).
9) Voir encore toute la littérature qui réclame que l’artiste soit reconnu·e comme le·a prince·sse, prêt·e à tout pour monter sur le trône du capital… ce qui reste un cas assez générique mais que la visibilité correspondante (récompense) contribue à imposer comme règle — et promeut le·a courtisan·es comme le comportement le plus évident à adopter.
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Si une école d’art est une période de formation et d’expérience propre (à l’école d’art) en relation à toutes les exigences de l’art et de la vie sociale actuelle, cette période est déjà en soi une aventure sociale, existentielle et esthétique qui n’a rien à prouver et à réaliser ensuite pour qui sait évaluer la pertinence de ce qui a été vécu pendant. Plus simplement l’école d’art est une formation qui sera d’un très grand secours pour la suite mais qui est prioritairement une expérience en soi : actuelle plus que virtuelle. Ici nous voyons le temps auquel nous conjuguions l’art quelques paragraphes plus haut : le présent (gardons les prophéties pour plus tard).
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Les écoles d’art ne sont pas closes sur elles-mêmes, fermées au monde, inaptes à la vie sociale contemporaine, elles sont pleinement ouvertes, poreuses, curieuses, reliées, dès lors que s’entame la formation. Elles n’ont pas à attendre qu’un futur professionnel (prédéfini) vienne les justifier, les sauver, les rentabiliser, leur donner une raison d’être. Elles produisent de multiples raisons d’être d’elles-mêmes durant le temps de l’expérience dont la formation produira une gamme de réponses pour se confronter à la vie d’après. Si effectivement elles ne peuvent dire clairement quel outil de leur formation pourra résoudre tel problème de la vie (professionnelle), c’est qu’elles ne fonctionnent pas selon une grille logique mais topologique : la déformation continue des problèmes vers l’élaboration d’outils eux-mêmes dynamiques est un des modes d’existence des approches qu’elle enseigne.
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Cette formation du pendant et non prioritairement d’un investissement pour la suite est effectivement plutôt exceptionnelle dans le paysage de la formation (bien que sans doute chaque école, chaque université, assure sa part d’aventure, elle semble généralement dirigée vers un avenir mieux promis). Pourtant on n’en voudra jamais à la formation de boulangèr·e de finalement déboucher sur une activité bancaire ou mécanique, à une formation sportive de produire des ingénieureuses ou des chauffeureuses de bus, on pourra même célébrer l’élève polytechnicien·ne de finalement choisir le devenir maçon·ne (même hypocritement). Un·e étudiant·e qui sort d’école d’art et ne devient pas artiste et voilà toute notre crédibilité qui s’effondre, les railleries amusées des contribuables : pour les écoles d’art, il semble que l’obligation à l’avenir d’artiste tel qu’iel doit apparaître est le plus haut niveau de menace vers le déshonneur.
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On ne peut confondre école d’art et carrière artistique et alors formation des artistes et ambition économique : ce n’est pas équivalent — c’est dès l’entrée à l’école que nous formons des artistes et rien d’autres (nous ne sommes pas habilité·es à faire autre chose). Ici, il y a croyance : comme il faut croire en l’art car c’est là que nous sommes humains (l’art a été inventé avant tout le reste), il faut croire aux écoles d’art car c’est là qu’une des expériences de l’art est la plus singulière (on se risquerait à dire la plus pure). On passe ici d’une croyance spéculative, même si le début de l’humanité est une chose bien étudiée et assez bien connue, à une croyance empirique et nécessaire, car la pratique de l’école d’art nous apprend à quel point c’est un lieu de production de devenir intensément effectif qui soutient l’individuation humaine à un niveau crucial, on pourrait dire essentiel (attention ce n’est pas unique évidemment… il y a bien d’autres endroits aussi précieux).
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Selon cette intensité de l’expérience en l’école d’art, on ne peut plus forcer la cohérence de l’un à l’autre : la formation et la carrière à suivre comme une garantie sur investissement, c’est une méprise et un mépris des écoles. Si le capitalisme s’immisce dans la formation, c’est à la manière du forceur : personne ne lui a rien demandé et c’est beaucoup mieux sans lui.
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Nous pourrions au cours d’une nouvelle pause nous demander : – Y a-t-il autre chose avant l’art qui assure l’humanité10 ? Ce qui pourrait nous aider à relier la symétrie peut-être contrariée des questionnements de la première pause…
Le titre (Lesécolesd’artnesontpascapitalistes) engage immédiatement la grimace : comment un truc pourrait échapper au capitalisme alors même que le moindre virus se tape gratuit le voyage de corps en corps en se collant simplement — parait-il — sur un grain de poussière ?
Si le titre avait été IL N’Y A PAS DE CAPITALISME EN ÉCOLE D’ART, alors peut-être que tous les grains de poussière se seraient amalgamés en un énorme Godzilla en bitcoin de chez Open AI pour rappeler qui c’était le patron du monde et que c’était pas la peine d’aller plus loin dans les spéculations sans consulter les agences en régulation du savoir pertinent et autorisé (ou alors bon, ok, si c’est encore une œuvre d’art, bon ça va… militante, encore mieux).
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En proposant ce double titrage — car malgré une belle nuance, on peut vite lire l’un dans l’autre — dans une première approche de ce texte au cours d’un regroupement d’artistes (prof·es et ancien·nes étudiant·es d’écoles d’art1) ça n’a pas manqué : une machine de savant·es en capitalisme (c’est vrai que nous sommes spécialistes en la matière, quotidienne de nos vies) a commencé à lancer tous les missiles certifiant l’omniprésence capitaliste en école d’art (comme ailleurs)… La lutte se résume souvent au rappel irréfutable par les dominés (à différents niveaux) de la présence et de la force du dominant, comme pour entériner et valider la domination (et alors la pertinence de la lutte, comme sa cause perdue d’avance…). Ce penchant célébrant toujours plus cette domination qu’il ne la combat. Ça donne effectivement la mesure de la domination et de la passion qu’elle suscite.
La plupart des luttes médiatisées (celles qu’on connait : qui parlent et font parler d’elles plus fort que les autres) fonctionnent toujours mieux comme campagne marketing de la force de l’ennemi dénoncé qu’elles n’entament ce qu’il faudrait de ses appuis pour le fragiliser un peu. Ici encore, sans m’en prendre à l’objet de lutte — confuse (et hypocrite) — que représente le capitalisme, je m’emploie à en questionner la lutte et ses moyens, alors que c’est bien ailleurs que se situe le propos initial, à l’autre pôle même.
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Alors oui : le cadre administratif, ses manières, ses contrôles — une capacité d’innovation digne des œuvres d’art — pour ne pas être des inventions capitalistes, s’instrumentalisent très simplement. La direction, oui évidemment, son tournant manageurial, sa fascination présidentielle, qui fait qu’à chaque élection nationale, de nouvelles subtilités, entre indifférence et humiliation, fleurissent, les injonctions en termes de compétences et de professionnalisation, les histoires de budget, d’Europe, de compétition technologique… et encore beaucoup d’autres ingéniosités d’époque sur le mode de l’adaptation telle que définie et étudiée par Barbara Stiegler2 et tout ce qu’il faut mieux oublier et ignorer (ça prend toute la place sinon…), grignotent notre monde et forcément les écoles qui en font partie, comme corps supplémentaires à infecter.
2) Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter » : Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2019.
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On ne va pas s’étaler sur la contagion, les expertises en tragédie pullulent. Ce qui critique le mal se vend comme des petits pains sur l’étal du malin : c’est le jeu. La boucle sacrificielle reste l’enjeu tragique. On ne ferait pas le poids face au monstre dans lequel nous logeons mondialement et la somme d’ouvrages capitalo-contrariés qui rampent sur son dos, notamment sur la marchandisation des écoles, du savoir, de la formation… tout ça nous attend en librairie contre un coup de carte bleue au bon endroit ou dans la beauté d’un geste habile, supposant un contact.
Un autre travail serait justement de voir — quitte à utiliser un microscope, mais une observation immédiate suffira, tant le capitalisme est aussi une histoire de média : de transport en grain — à quel endroit il n’y a pas tellement de raison d’être pour le capitalisme, à quel endroit on s’en passe sans même le vouloir. Un endroit où il n’est pas actif, pas utile, où il ne sert pas et ne cherche pas à se servir. L’endroit, pour reprendre cette bonne vieille étymologie de « négociation », où l’otium n’est pas nié, parce qu’il n’y a rien à négocier : de l’échange, libre mais sans marché.
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Dès lors que le capitalisme, c’est nous (les humain·es ont inventé le capitalisme — bien après l’art — et contribuent à l’entretenir et le réinventer chaque jour), qu’il n’y a, par exemple, pas de différence entre celleux qui disent qu’il n’y a pas de problème de climat et celleux qui dénoncent le contraire : les deux travaillent (chacun·e à leur niveau ici aussi) contre l’écosystème, seul leur discours diffère, qu’en école d’art, c’est encore nous, les humain·es, qui enseignons et étudions, que nous portons le capitalisme avec nous, comme régime3 commun, à l’école, je ne vois pas comment il nous serait possible de fabuler un contre-récit, aussi critique soit-il et encore moins prétendre que c’est « pas nous »…
3) À l’école d’avant on apprenait la différence entre régime (démocratique, autoritaire, totalitaire, …) et système (capitalisme, communiste, …), c’était le bon temps du clivage facile des années 80, avec les « deux blocs », désormais on peut penser que le système s’est fondu dans le régime : que le capitalisme est le seul régime qui reste.
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Le tout petit travail qu’on peut faire, si jamais on se trouve à un tel endroit, et qui se fait alors tout seul et qui n’est justement pas très spectaculaire, qui ne lutte même pas, serait juste de situer, nommer l’endroit où une part de nous s’exprime et se produit sans capitalisme. Observer et décrire ce lieu où le capitalisme ne s’exprime pas à travers nous, le moment où quelque chose se produit sans cette valeur générique : hors-régime. Le quelque part où nous sommes capables, même sans y penser, d’autre chose (sinon c’est foutu).
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Le lieu, la relation qui permet cette observation est celui où nous travaillons4 — l’école d’art — et le propos préalable n’est qu’une torsion de l’hypothèse principale quant à la suspension involontaire du capitalisme dans nos écoles. Il fallait un peu dégager le terrain, encore et toujours, pour voir autre chose que l’évidence supposée (qui domine effectivement, déjà idéologiquement) et laisser apparaître5 cette autre évidence de nos pratiques qui ne demande qu’à être formulée.
4) Même si ce verbe aussi pourrait être questionné, pourtant après une certaine durée hebdomadaire de ce travail, il semble qu’effectivement pas mal d’énergie ait été dépensée et qu’un salaire arrive à la fin du mois : agencement qui impose la notion de travail. 5) « Le régime du tout-visible, celui de la présentation incessante à tous et à chacun d’un réel indissociable de son image, n’est pas la libération de l’apparence. C’est au contraire sa perte. (…) La « perte du réel » est en fait une perte de l’apparence. » Jacques Rancière, La Mésentente : Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 145.
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Une école d’art est une trajectoire. On pourrait décomposer ce parcours tel que ce mot l’implique : traje·c·t·oire. À la fois trajet : un temps et une durée ; et trajectoire, un espace traversé et un lieu. Quand le mot espace n’existait pas encore, alors que lieu (loci) était courant, on parlait de spatium6 pour évoquer un lieu, sa surface, le temps de ce qui pouvait s’y dérouler, l’action, l’évènement qui pouvait s’y passer… une école d’art serait un spatium à sa façon. Notons que tout ce que nous pourrons dire pourrait être retenu pour bien d’autres lieux, de formation ou non — de même qu’une œuvre d’art est souvent un cumule de temps et d’espace, comme la plupart des objets, des choses, des êtres — (et bien sûr, retenu contre nous aussi). Profitons de ce moment pour évoquer la « notion » MA : temps et espace confondus, « Ma (間) est un terme japonais qui signifie « intervalle », « espace », « durée », « distance ». Son kanji symbolise un soleil entouré par une porte. Ce terme est employé comme concept d’esthétique, il fait référence aux variations subjectives du vide (silence, espace, durée, etc.) qui relie deux objets, deux phénomènes séparés ».
Ce MA des écoles d’art destine à la pratique artistique sans jamais pouvoir promettre par sa formation aucune des nécessités censées assurer l’exercice futur de la vie d’artiste (des vies, car heureusement il existe des pratiques de l’art hors devenir capitaliste, tel que la vie d’artiste pourrait le laisser entendre). Elle peut au mieux en induire le devenir selon les différents modes d’existence accessibles à l’école. Ou encore, ce MA de l’école est une promesse par non-dit : on parle plus au présent qu’au futur en école d’art. Si jamais ce présent incarne un futur, c’est dans l’imaginaire que nos corps de profartiste porteraient comme projection étudiante d’un devenir, jamais validé verbalement, toujours actif comme trouble :
quand ne pas dire ça peut le faire…
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Nous pourrions faire une petite pause le temps de penser l’ouverture d’une autre partie qui étudierait ces deux questions : – Quelles sont les nécessités censées assurer l’exercice des vies d’artiste ? – Quels sont ces modes d’existences auxquels l’école confronte les étudiant·es ?
Voici venu le temps des simulateurs de monde à usage général.
La seconde version du générateur de vidéo d’OpenAI a été mis en ligne au début du mois. La vidéo d’introduction est précédée de cet avertissement : « Everything you are about to see and hear was generated by Sora 2 ». Nous voilà prévenus ! Tout ce que nous allons voir et entendre a été généré par Sora 2. Et pourtant assez vite voici que Sam Altman s’adresse à nous. On le voit et on l’entend ! Aurait-il été généré par Sora 2 ? On en doute un peu, mais sait-on jamais. Finalement, pourquoi pas ? Sam pour sim, c’est plausible. Et Altman c’est peut-être Alt-Man : l’homme alternatif, le simulateur simulé. Qui d’autre qu’un agent robotique pourrait déclarer sans honte que les cameos de Sora 2 ouvrent « une toute nouvelle ère dans les expériences de création collaborative » ?
Si vous ne le savez pas déjà la fonctionnalité cameos permet s’inviter dans une vidéo générée par l’IA. À la manière d’Alfred Hitchkock se glissant dans ses propres films au détour d’un plan, vous pouvez chevaucher un dragon fendant des pics de glace acérés tandis qu’un glacier s’effondre dans un fjord bleu cobalt. Il vous faudra juste faire confiance à OpenAI en lui confiant un double numérique de vous-même. Une fois calibrée votre voix et scanné votre visage sous tous les angles avec votre smartphone il suffira de mentionner votre nom d’utilisateur dans un prompt pour que votre avatar devienne l’acteur principal d’une vidéo générée par Sora 2. Les possibilités sont infinies nous dit-on : vous pouvez vous imaginer en train de vous battre au sabre laser avec d’Artagnan, de chanter un tube des années 80 sur une scène fluo, ou de retourner dans le passé en DeLorean pour vous rencontrer enfant. Le tout en mouvements fluides d’un hyperréalisme venu instantanément de nulle part, véritablement époustouflant et proprement terrifiant.
Mais le pire est à venir. OpenAI veut faire de Sora un réseau social. « Nous souhaitons que Sora puisse renforcer les relations de tout un chacun et en créer de nouvelles grâce aux flux Cameo ».
Dans un document intitulé « philosophie du fil » l’équipe d’OpenAi explique que ses algorithmes sont conçus pour recommander du contenu personnalisé qui nous pousse, nous et les autres utilisateurs, à faire preuve de créativité. On en demandait pas tant ! C’est la nouvelle philosophie du fil. Quoi qu’il arrive, grâce aux outils automatisés qui analysent l’ensemble du contenu conformément aux politiques d’utilisation mondiales et aux critères d’admissibilité, le fil d’actualité Sora restera sûr et agréable pour tous. Donc fini le scrolling sans fin et les usines à slop, disent-ils.
« Les simulateurs de monde à usage général vont profondément transformer la société et accélérer les progrès de l’humanité ». Transformer la société c’est à craindre, mais accélérer les progrès de l’humanité c’est moins sûr… Pas grave, Abruti Intégral ou Idiot Absolu, entre deux compétitions de vilains Saturnin géants, on ne le sora jamais !
Depuis dix ans Liu Yi dessine chaque jour avec ses doigts sur l’écran de son téléphone portable et partage aussitôt ses dessins avec son cercle d’amis sur WeChat Moment (fonctionnalité de WeChat – équivalent chinois de WhatsApp – qui s’apparente à Instagram, sans publicités). En avril 2022 nous avons présenté à Shanghai ses « peintures » sur smartphone dans la rue Xinhua (programme Xinhua Art Service). L’entretien ci-dessous, enregistré avec Liu Yi à cette occasion, n’avait pas encore été transcrit ni traduit.
Comment cette série de peintures sur téléphone portable a-t-elle débuté ?
Je me souviens que l’origine de cette série remonte à une exposition d’ukiyo-e japonais que j’ai vue au British Museum de Londres en 2013. À cette époque la mode en Chine était aux peintures gigantesques, et les œuvres de très petit format présentées dans cette exposition m’ont immédiatement interpellé. Cela m’a profondément touché et aussitôt inspiré. Je n’avais pas encore commencé cette série sur smartphone, et je travaillais à ce moment là sur des peintures traditionnelles, mais au fond de moi j’ai pressenti que j’avais l’idée.
En 2014, j’ai accompagné ma femme à l’hôpital pour son accouchement. J’avais emporté un carnet Moleskine. Je l’ai accompagnée pendant un mois et j’ai tout dessiné au stylo. Les croquis de ce carnet sont en quelque sorte les prémisses de mon travail de peinture sur smartphone.
L’écran du smartphone est très petit, utilises-tu vraiment seulement tes doigts pour dessiner ?
Je sais que David Hockney, désormais célèbre, utilise un iPad et un stylo spécial, mais moi, j’utilise mes doigts pour dessiner sur mon téléphone. Je ne suis pas opposé à l’utilisation d’un stylet, mais le processus, pour moi, est plus naturel et confortable avec mes doigts. On dit en Chine que les dix doigts sont reliés au cœur ! (十指连心 – Shi Zhi Lian Xin – dix / doigt / relié / cœur). Dans cet esprit, le développement de la technologie m’a plutôt incité à revenir au geste préhistorique de la main.
Quel logiciel utilise-tu ? As-tu parfois besoin de zoomer sur les détails pour dessiner ? Ou travailles-tu seulement à l’échelle du petit écran ?
J’ai utilisé sketchbook, puis une version améliorée. Les fonctions que j’utilise sont vraiment limitées, juste un pinceau et rien d’autre. J’ai parfois besoin de zoomer pour dessiner les détails.
Prends-tu d’abord une photo ? Dessines-tu à partir de photos ? Ou fais-tu un brouillon ?
Rien de tout cela. Mes peintures sur smartphone peuvent se résumer à quatre types : croquis instantanés, impressions laissées dans mon esprit à un moment précis, émotions présentes, et imagination totale (fantasme).
En ce qui concerne l’utilisation des couleurs, certaines peintures sont très réalistes et d’autres très abstraites. Les couleurs de fond semblent ajoutées, sans laisser de vide. Comment envisages-tu cela ? Enregistres-tu les palettes de couleurs pour chaque tableau ? Es-tu attentif à ce que le résultat final présente un ton homogène ?
En fait, c’est basé sur l’impression du moment, et c’est très décontracté. Parfois, au réalisme s’ajoutent des émotions très subjectives. La couleur de fond est également adaptée au moment présent, sans laisser de blanc. Il y a différentes façons de gérer les situations, en fonction de l’humeur du moment. Par exemple, si je pense que le chien couché au soleil devant moi a un superbe collier bleu, je peux traiter cette partie du dessin de manière réaliste, puis l’assortir d’un fond jaune imaginaire… Je n’enregistre pas la palette de couleurs après chaque peinture, je recommence à chaque fois.
Parmi les quatre groupes d’œuvres présentées dans les panneaux, un ensemble de petites peintures de 2020 est très particulier. Le dessin du premier jour est à peine modifié le second jour. Quelque chose comme une petite animation ? C’est intéressant, c’est quelque chose que l’on ne peut pas faire avec une peinture traditionnelle.
Oui, c’est bien observé ! Pendant un certain temps, j’ai essayé de dessiner la même image deux fois, et le deuxième jour, j’ai ajouté quelques traits à la première image pour créer une peinture légèrement différente. Vous pouvez maintenant voir que j’ai également créé de petites animations qui peuvent être considérées comme le résultat de ces expériences.
Je viens de dessiner un portrait de Paul en train de parler ! Je l’ai envoyé à mes amis sur WeChat Moment ! Haha ! Regarde, cette tache blanche aléatoire est un chien.
La peinture traditionnelle nécessite souvent de redessiner, d’effacer et de recommencer. La peinture sur smartphone propose-t-elle ces opérations ? Utilises-tu plusieurs niveaux de calques ?
Cela dépend de la situation et de chaque création. J’utilise les calques. Parfois, je reviens au calque de base, parfois je le laisse tel quel et je conserve son état imparfait. Parfois le processus est très rapide et désinvolte, parfois très lent et je me concentre sur les détails.
Il semble impossible d’être très précis avec les doigts. En tant qu’artiste expérimenté comment assumes-tu cette maladresse qui s’apparente à une régression vers le dessin d’enfant ? Est-ce inconfortable ?
Je pense que la soi-disant finesse de la peinture ne se limite pas à des coups de pinceau précis, mais aussi au traitement des détails. Par exemple, une fine ligne tracée entre deux grands aplats de couleur permet de comprendre le processus de création. Dans la peinture chinoise de paysage, le style interprétatif (寫意, Xie Yi, dessin de la pensée) et le style minutieux (工笔 Gong Bi, pinceau précis) sont complètement différents, mais on retrouve dans les deux cas le sens de la finesse de l’artiste. Les premières œuvres de Rothko (les scènes de métro) étaient riches en détails, mais on ne peut pas dire que ses œuvres de sa maturité, avec de grandes étendues de couleur, soient dénuées de finesse.
Lorsque je peins, je reste attentif aux objets et aux sentiments spécifiques. Parfois, un trait est répété plusieurs fois, à l’aveuglette, dans l’espoir d’atteindre un certain degré de perfection ; et parfois, je le laisse volontairement très lâche, très libre. Pour ma part, je dirais de ce type de création sur smartphone : plus lent qu’un appareil photo, plus rapide qu’une peinture.
À propos des thèmes, on remarque que tu traites souvent de motifs relatifs aux hôpitaux dans tes dessins sur smartphone.
Oui. Je suis né avec un handicap aux jambes et j’ai grandi dans les hôpitaux, avec plus de 20 opérations chirurgicales, mais quand j’étais plus jeune je n’avais pas besoin d’être dans un fauteuil roulant et j’ai aimé marcher. Peut-être ai-je fait trop d’exercices, et j’ai dû commencer à me déplacer en fauteuil roulant en 2018. J’ai subi de nombreux traitements et j’ai même souffert de dépression pendant un certain temps. Mon quotidien à l’époque consistait à aller à l’hôpital, à consulter des médecins chinois et occidentaux, et tout ce que je voyais devant moi, c’était du matériel médical, des boules de coton, des cathéters, etc. Mes peintures sur téléphone portable sont la façon dont j’enregistre ma vie quotidienne.
De nombreux dessins rappellent notre propre expérience à l’hôpital pendant la pandémie. Est-ce volontaire ?
Je n’ai pas cherché délibérément une résonance, mais simplement suivi la vie réelle. Ce projet dure depuis exactement huit ans. Huit ans, cela semble long, mais pour moi il ne s’agit pas du tout de persévérance, c’est devenu une chose naturelle à faire tous les jours, et je suis heureux d’y penser ! C’est simplement un enregistrement de la vie quotidienne, parfois c’est un oiseau, parfois c’est un hôpital… c’est la vie tout entière.
Parfois, il n’y a pas d’objets identifiables, juste des blocs de couleur abstraits. De quoi s’agit-il ?
Il peut s’agir de scènes fugaces, comme une voiture qui roule à toute allure. J’utilise mes yeux pour « prendre un instantané » et l’enregistrer dans mon cerveau, puis le peindre plus tard ; ou il peut s’agir du témoignage d’une émotion à un moment donné, généralement malheureux, et je dois trouver une couleur pour l’exprimer. Quand je suis heureux, tout respire le bonheur. Quand je suis heureux, je regarde tout et mes peintures sont figuratives.
Pourquoi y a-t-il souvent des oiseaux dans tes peintures ?
Le thème des oiseaux est assez récent. Il est lié à une autre de mes séries, « Birdsong Radio ». Au début du mois d’avril 2021, à Shanghai dans les circonstances particulières que l’on sait, un jour où je prenais un bain de soleil sur mon balcon, le silence régnait autour de moi et je n’entendais que l’ambulance dans la rue. Soudain, j’ai entendu un chant d’oiseau. J’étais très heureux et enthousiaste. Je l’ai enregistré avec mon téléphone portable et je l’ai envoyé à mes amis. Je ne m’attendais pas à recevoir autant de commentaires positifs, témoignant que les chants d’oiseaux étaient touchants et apaisants, car il y avait beaucoup de messages d’énergie négative à cette période. Ce soir-là des étudiants de Songjiang m’ont envoyé des chants d’oiseaux enregistrés depuis chez eux… J’ai trouvé l’idée intéressante, et j’ai alors invité tous les amis de mon groupe WeChat à enregistrer des chants d’oiseaux du monde entier, puis je les ai collectés et publiés sur WeChat Moments ; c’est ainsi que ce projet a commencé. Jusqu’à présent, j’ai reçu plus de 1 000 chants d’oiseaux du monde entier et j’en ai déjà publié plus de 500 dans mon WeChat Moments. Il est intéressant de noter que j’ai reçu beaucoup de chants d’oiseaux au début du projet, mais que le nombre de chants diminue lentement – peut-être est-ce le signe que les gens ont repris une vie normale ? C’est une bonne chose.
Tes oiseaux ressemblent souvent à des perruches.
Tous les oiseaux que je dessine sont imaginaires, j’écoute ma « Birdsong Radio » et j’imagine de quel oiseau il s’agit. Parfois c’est un oiseau boxeur, parfois c’est un oiseau mouillé un jour de pluie, un oiseau triste, un oiseau heureux…
Il y a quelques mois, lors du du festival Art Field Nanhai Guangdong, j’ai animé un atelier dans un parc du patrimoine. Différents chants d’oiseaux ont été diffusés dans différents espaces du parc. Parallèlement, les villageois voisins ont été invités à venir les collecter, dans l’espoir que cela devienne peu à peu un projet public permanent. Les villageois et moi-même avons travaillé ensemble pour analyser la forme des oiseaux, écouter le chant des oiseaux et dessiner des oiseaux imaginaires. Au début, beaucoup de gens se croyaient loin de l’art et n’osaient pas participer, mais je leur ai dit : ce projet n’exige aucune compétence en dessin, il exige seulement la capacité de sentir, de capter le chant des oiseaux et de les collecter, et le tour est joué. Il n’est pas de question de savoir si c’est bon ou pas. Maintenant, certaines vieilles dames du coin m’envoient plusieurs messages par jour !
Continues-tu aujourd’hui à peindre des tableaux traditionnels en même temps que tu en crées sur ton smartphone ?
Actuellement je ne peins plus, je travaille uniquement sur mon téléphone portable. Mais difficile de prédire la suite. Un jour peut-être les téléphones portables disparaîtront et tout le monde retournera à l’âge des cavernes. Mais il est plus probable que les téléphones portables deviennent encore plus puissants. Dans ce cas je pense que l’humain aura d’autant plus d’importance, et en art les maladresses seront encore plus précieuses.
Je garde une attitude ouverte face à l’avenir, et il est difficile de définir le type d’œuvres que je vais créer. Compte tenu des différentes conditions et méthodes d’exposition, mes œuvres peuvent être des vidéos, des peintures, des expositions en ligne, des journaux intimes, etc. Par exemple, dans cette présentation sur les panneaux de la rue Xinhua, j’ai choisi quatre mois sur quatre ans, et c’est aussi une forme de reproduction différente, alors j’espère que j’aurai à chaque fois un sentiment de fraîcheur. La forme n’est pas importante, l’essentiel est que je sois très heureux de trouver cette forme de création et de pouvoir avoir ce type d’interactions et de communication avec les téléphones portables tous les jours.
Vois-tu un lien entre ta formation antérieure et ton travail actuel ?
J’ai d’abord appris la peinture à l’encre dans le style traditionnel chinois (Xie Yi). Je ne comprenais pas très bien à l’époque, mais en y repensant aujourd’hui, c’était une bonne formation à l’observation. J’ai fréquenté le Palais des Enfants quand j’étais jeune, puis j’ai intégré l’Institut des Beaux-Arts de Shanghai pour étudier le graphisme. Nous avons alors eu comme professeurs des artistes de renom tels que Ding Yi, Yu Youhan et Ji Wenyu. Le professeur Ding Yi nous a appris à dessiner d’après nature (sessions de travail dans le village de Jiading, aujourd’hui un district de Shanghai), à comprendre les couleurs, à se méfier de l’expressivité, à préserver l’objectivité et à s’inspirer des codes de la peinture classique. Le professeur Yu Youhan nous faisait dessiner de petites esquisses et ajuster constamment les proportions des objets dans une composition. Personnellement, je pense que c’était très intéressant et que j’ai appris beaucoup plus que lors de mes études universitaires ultérieures (Section design de l’Académie des Beaux-Arts de Shanghai). Cette formation m’est très utile pour mon travail actuel.
Quelle a été la première présentation publique de ce travail ?
En 2016, j’ai eu l’occasion de participer à l’exposition du prix de peintures de John Moores China. À l’époque, j’avais déjà commencé cette série sur téléphone portable depuis un certain temps, mais elle n’avait jamais été exposée. J’ai alors demandé si je pouvais envoyer une peinture sur smartphone. L’organisateur s’est montré réticent, car je pense qu’il n’avait jamais eu affaire à ce genre de travail, et la règle veut que vous présentiez une peinture matérielle pour l’exposition. À l’époque, j’étais également très hésitant. D’un côté, j’avais le sentiment que mes œuvres n’étaient pas des peintures, mais de l’autre, j’avais le sentiment qu’il s’agissait bel et bien de peintures ! Finalement, le commissaire a accepté d’exposer mon travail au Old Minsheng Art Museum (Red Square, Huaihai Road). C’était la première fois que ma série de peintures sur téléphone portable était exposée dans un musée d’art officiel, et c’était mes débuts dans ce que l’on appelle le cercle des professionnels de l’art. L’exposition se composait de 16 petites peintures imprimée à la taille d’un iPhone, ainsi que des versions numériques sur de petits écrans.
Quel rapport vois-tu entre l’envoi quotidien de dessins sur smartphone et leur compilation mensuelle sous forme de diaporama vidéo ? La durée de chaque compilation est différente. Fais-tu une sélection lorsque tu réalises les vidéos ?
La technologie m’a conduit là, c’est assez naturel. Tout comme les gens publient tous les jours sur WeChat Moments pour présenter leurs enfants et leurs voyages, chose inhabituelles auparavant et désormais inévitables. J’utilise mon téléphone pour créer et publier tous les jours sur WeChat Moments, c’est devenu une habitude et un moyen d’être seul avec moi-même. J’en suis très heureux. Que mes créations soient des croquis instantanés, des témoignages émotionnels, des impressions et des reproductions imaginaires, elles sont toutes improvisées et instantanées, capturant la fraîcheur de la vie au quotidien, plutôt qu’un lent processus d’élaboration en studio. Publier sur WeChat Moments aujourd’hui, c’est comme un journal intime. Les jours où je n’ai pas d’idées je dessine quand même. Je suis bien sûr heureux d’avoir un retour instantané de la part de mon cercle d’amis, mais je ne l’attends pas particulièrement.
Je ne fais pas de compilations vidéos tous les mois, et il m’arrive d’en faire sur plusieurs mois, à des fins d’archivage. Lorsque je le fais, je ne sélectionne pas les peintures, je les inclus toutes. La longueur variables des vidéos s’explique par le fait que je dessine parfois plusieurs images par jour. Il m’est arrivé par exemple de visiter une vieille ville pour faire des croquis et de dessiner 12 vues d’un jardin. Une autre fois, lors d’un atelier PSA, j’ai sélectionné 12 vues de la galerie j’ai invité 12 personnes à dessiner ensemble, ce qui m’a permis de réaliser 12 dessins en une journée. Ces dessins sont tous inclus dans la vidéo.
Les expositions ont-t-elles encore un intérêt pour toi ?
C’est aussi une question à laquelle je réfléchis : avons-nous encore besoin de véritables expositions ? Sous quelle forme ? C’est toujours une bataille. Actuellement, lorsque je suis invité, la plupart des œuvres sont imprimées. J’espère pouvoir les partager avec davantage de personnes. Quand c’est uniquement dans WeChat Moments j’ai l’impression que les peintures ne sont pas accessibles à tous. Les algorithmes permettent sans doute leur classification automatique, mais peuvent aussi bien les masquer.
Les Moments WeChat ne constituent-ils pas au contraire un espace de partage plus vaste ? Les expositions habituelles ne sont vues en réalité que par un petit nombre de personnes.
Pour chaque exposition, j’expérimente autant que possible différentes formes, des chemins variés et des émotions différentes. J’espère que ces présentations multiples enrichiront mes œuvres. Cette fois-ci, pour les panneaux de XinHua Art Service, j’ai affiché des QRcodes qui permettent aux passants de voir les peintures sur leurs propres téléphones. Chaque exposition est ainsi une nouvelle opportunité. C’est par exemple lors de la première exposition que Yan Xiaodong a organisé pour moi à l’Institut Goethe que j’ai commencé à créer des liens et à compiler les peintures sous forme de courtes vidéos.
Les innovations technologiques ont également donné naissance à de nouvelles façons de collectionner aujourd’hui, qu’en penses-tu ?
La combinaison de l’innovation technologique et de nos mains préhistoriques peut donner une nouvelle dimension à la peinture. Les premières peintures rupestres sont-elles considérées comme de l’art ? Pourquoi ? Souvent, les gens s’accrochent à la question de la haute technologie ou de la basse technologie, ce qui crée une certaine confusion parmi les collectionneurs. Mon travail se situe également entre la tradition et la modernité. Aujourd’hui mes peintures sont collectionnées aussi bien sous forme de tirages physiques que de fichiers sur clé USB.
Nombreux sont ceux qui pensent que mes œuvres conviennent naturellement au format NFT, très populaire actuellement, et beaucoup de gens viennent m’en parler. Je suis ouvert à la nouveauté et je ne la rejette pas, mais je reste assez traditionnel. Je ne suivrai une tendance confuse simplement parce qu’elle est populaire et que j’ai peur de la manquer. Je ne veux pas me précipiter. J’ai besoin d’apprendre lentement et de voir plus clair d’abord.
Le principe des NFT est de verrouiller la propriété et l’opération de base reste le contrôle de l’unicité et la garantie de la rareté. Nous sommes plutôt partisans des licences ouvertes (Creative Common ou Art libre) basées sur la confiance et encourageant l’échange et le partage. En quoi la rareté artificielle des NFT est-elle nécessaire ?
J’ai quitté l’enseignement universitaire mais il est réaliste de penser que les artistes doivent être préparés à survivre, ce qui est un problème très concret. Cependant j’ai constaté en enseignant que de nombreux étudiants en art ont encore honte de parler d’argent. Pourquoi ? À l’Université de Finance et d’Économie, à l’Université des Beaux-Arts, les choses de valeur sont les mêmes.
Ce serait vraiment bien d’avoir des collectionneurs prêts à partager après l’achat ! J’aimerais beaucoup me contenter du partage. Cela reste le plus important pour moi. Peut-être pouvons-nous imaginer une « galerie d’art partagé » ?
Lorsque Vuitton a dévoilé sa nouvelle boutique baptisée « The Louis », semblable à un bateau de croisière, devant le HKRI TaiKoo Hui sur Nanjing Road, la vue de cet énorme et ridicule paquebot couvert de logos LV scintillants m’a rappelé l’immense bâtiment en forme de malle monogrammée LV sur les Champs Elysées à Paris l’an dernier. À l’époque, lorsque j’avais vu de loin apparaître cette énorme valise en aluminium surdimensionnée de Louis Vuitton, c’était comme si le paysage urbain célèbre dans le monde entier que je regardais avait été soudainement oblitéré par un brouillage pixellisé à l’endroit intime que l’on imagine forcément merveilleux. C’était à rire ou à pleurer, et en même temps, cela donnait furieusement envie de « dé-filigraner » afin de redonner au bâtiment sa dignité. On aurait voulu appuyer sur le bouton « retour en arrière » ou « avance rapide » pour sauter cette partie de la rue. J’étais non seulement choqué, mais aussi affligé par le comique ridicule de la chose.
Aujourd’hui, à la fin de la saison des pluies, le paquebot The Louis est là, sous un soleil étouffant, émettant une lumière aveuglante de mille reflets métalliques sur la coque en acier inoxydable, couvert d’un psoriasis de motifs et de symboles LV, surmonté de l’imposante cabine faite d’une grosse pile de sacs. Les nouvelles fleurs, les vieilles fleurs, le nouvel amour, le vieil amour, ne révèlent donc rien. Tout cela produit le même choc et le même sentiment comique qu’à Paris, et en même temps, je ressens ici à Shanghai une sorte de consternation propre à notre époque.
Le « choc » recherché par le geste de Louis Vuitton n’est que la répétition d’un vieux truc. La surprise provoquée par une embarcation aussi gigantesque est principalement dû à sa taille. Son échelle démesurée a complètement escamoté son caractère marchand, ne laissant apparaître qu’une dimension symbolique. Ce choc est devenu un choc symbolique. Il faut prendre conscience que la marque ne se préoccupe pas de la valeur d’usage. On pourrait même dire que LV est le symbole marchand de l’inutile, ou que sa fonction est uniquement d’offrir ce genre de choc symbolique. Cela rappelle le présentateur de variétés Wu Zongxian, qui avait délibérément souligné qu’il portait des vêtements Louis Vuitton lors d’une émission et demandait à ses voisins de ne pas masquer le logo LV. C’était tout aussi ridicule.
La malle Louis Vuitton de Paris et le paquebot de Shanghai sont si grands qu’ils dépassent largement leur taille normale, ce qui leur confère un caractère inhumain, les transformant en « totems » et « fétiches » qui suscitent l’adoration. À l’instar des idoles religieuses qui utilisent toujours une échelle surhumaine pour intimider les gens, Louis Vuitton tente également d’utiliser des totems de taille surhumaine pour impressionner les consommateurs, afin de s’attribuer un pouvoir spirituel et de se sanctifier. Louis Vuitton a tellement investi et dépensé si ouvertement que ce « sacrifice » commercial impose par lui-même au public un sentiment de sacralité. Pourtant ce n’est au fond pas très différent d’un McDonald’s qui fabriquerait un hamburger aussi grand qu’un immeuble, ou d’un kebab de banlieue qui érigerait un kebab aussi haut que la Pearl Tower.
Selon Lacan, l’émergence du fétichisme est liée à l’angoisse de castration ou à l’absence phallique. Le paquebot construit par Louis Vuitton à Shanghai, dont on dit qu’il est le seul magasin Louis Vuitton au monde à avoir la forme d’un bateau, tombe à pic car il semble involontairement exprimer le désarroi de notre époque d’une manière étincelante. Nous réalisons soudain que nous, qui sommes avides de navigation, avides de direction, sommes tombés inopinément dans cette époque apparemment stagnante tout en ayant le sentiment d’être dans un monde qui recule à toute vitesse. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir inévitablement perdus et face à un dilemme !
La guerre entre la Russie et l’Ukraine qui a suivi l’ère post-épidémique, la lutte entre Israël et Iran, l’obscurcissement de la justice, le cynisme des puissances mondiales, l’égoïsme du pouvoir, la stagnation économique, la régression des idées, la résurgence de propos dépassés, les difficultés de la survie individuelle, les performances rhétoriques des puissants et des riches au nom de la vérité, tout cela a rendu les gens confus, fatigués et perplexes.
Dans cette situation de désarroi il semble que l’on ne puisse que se tromper en avançant et en reculant, innocents et impuissants, avec The Louis qui soudain apparait comme le parfait bateau de croisière de l’époque.
Ce paquebot « Louis » semble donner aux gens l’illusion qu’il peut prendre la mer à tout moment ou qu’il navigue vers une destination lointaine, mais en réalité il ne vous mènera pas en mer, et encore moins au loin. Il restera seulement immobile et échoué dans cette rue commerciale de plus en plus déprimée de Nanjing Road, devenant un totem marchand sur le point de se vider de son sang. Et sa coque métallique, aussi brillante qu’un miroir, ne reflétera que votre visage excité et congestionné par le choc, vos yeux rivés sur l’appareil photo de votre téléphone portable, votre âme vide, incapable de s’orienter malgré toutes vos élégances et raffinements. Reflet ultime de votre vie confuse actuelle. De plus, même si ce navire naufragé exige un pass VIP comme l’Arche de Noé, il coûte une fortune pour y rester quelques instants afin d’oublier un moment vos crédits et vos dettes . Ainsi cet énorme paquebot Louis Vuitton est une parfaite métaphore de notre monde à la dérive. On dirait qu’il vogue dans les rues animées, mais en réalité il est enlisé sans défense à la croisée des chemins. Depuis sa construction il est devenu une coquille vide, aussi belle, clinquante et lumineuse que le Titanic, vouée au naufrage.
Évidemment ce drôle de « Louis » nous fait aussi comprendre que le monde est devenu comique et ridicule, et qu’il n’est sans doute déjà plus qu’une sorte de grande poupée gonflable vide en celluloïd brillant. N’étant plus en mesure de fournir aux gens un « contenu » fiable et stable, il ne peut que surprendre avec des « formes » vides et tape-à-l’œil afin de procurer un faux réconfort physique et métaphysique.
Rédigé hâtivement le 26 juin 2025 à la cantine de Star Daddy*, HKRI TaiKoo Hui.
Zhang Sheng est écrivain et professeur au collège des sciences humaines de l’université de Tongji.
Depuis 2016 nous traversons une zone, 2 ou 3, des fois 4 fois par an. On se retrouve à la gare de Gaillon-Aubevoye, ce qui reste la seule condition d’engagement. Après faut pas rater la fermeture du Lidl. 19h30, sinon c’est mort. Lidl le premier test : qui prend quoi ? Viande pas viande, alcool pas alcool ? Pour soi, pour les autres ? Pour combien ? Avec ou sans argent ? Caisse commune ?… on debrief sur le parking, tant qu’on a pas cassé une cannette (en verre) voire un pack, on bouge pas… on dit au revoir aux client.es qui sortent, un peu content·es de nous, comme si on était déjà dans le conte merveilleux du week-end sans canap, sans téloch, sans pizza, à ce jeu là on passe très vite dans la case marginaux, on nous répond pas vraiment, on prend les enfants par la main en les collant plus fort contre soi. Ça sent la fin faut y aller, on est sorti·es ce qu’il fallait de ce que nous sommes habituellement, des êtres sociaux convenables, fréquentables. Le parking de Lidl c’est la wildgate vers nos désirs de fuite tranquille.
À 50 m de la sortie du Lidl à droite, premier rond-point, deuxième pause, l’idée de toutes façons c’est d’alléger son sac au plus vite. Le rond-point est accueillant, déco paysanne, faux puits au milieu, rebord assez large pour faire bar, le seau pour les cannettes vides, vraiment à Gaillon ils pensent à tout. Cette scène de pelouse est aussi le moment de certains échauffements : stratégie du programme, enjeux du parcours, niveau de difficulté, temps de marche, nombre de champs de ronces, débat avec les forces de l’ordre sur les jeux de l’art. Police municipale ou gendarmerie, on choisit pas, deux charmes, deux cultures, faut s’adapter… on aborde toujours, pour conclure avec nos motivations quant à cette présence un peu tardive dans ce non-lieu, la question de l’art comme réponse.
Je ne sais pas trop pour les autres du groupe toujours un peu pareil et toujours assez différent mais si les gendarmes au cours de leur formation profitent d’un stage d’épreuves physiques plutôt soutenu, si les randonneurs ou les chasseurs traversent aussi la campagne, les champs, la forêt, les zadistes inventent des formes de vie commune au milieu des clairières, toutes ces communautés ont leurs motivations, plutôt évidentes à cerner, au moins au premier niveau, déclaré, liées aux fonctions que ces groupes pensent devoir exercer. Nous concernant, enfin tel que je peux le voir, rien d’aussi déterminé : nous ne surveillons pas, ni ne contrôlons, nous ne défendons rien, nous ne faisons pas que marcher, et pour les animaux on doit être trop bruyant. L’art resterait notre engagement. Déjà le groupe est toujours composé d’étudiant·es et d’ancien·nes, d’artistes, des personnes reliées par les écoles d’art, comme si ces workshops en étaient un style possible de récréation, de fête, de vacances, de nuit… de week-end à la campagne. Parfois d’autres nous rejoignent et comme ça iels font un peu d’école d’art : l’essentiel…
Surtout c’est un peu l’argument central, ce que je voulais atteindre, mais en passant par Lidl et les gendarmes, ça fait un décors plus familier, je ne partirais jamais en groupe de 5, 10 ou 25, marcher, manger et dormir dehors en traversant quelque soit la saison de grandes étendues, si ce n’était pour ou par l’art. On me demanderait bien, « ah ouais, et vous faites quoi au juste comme art ? », ce à quoi je pourrais répondre simplement qu’on se met collectivement en conditions de rendre l’art et sa pratique plutôt compliqué·es, ce qui considère l’art par la négative mais sans le décentrer de nos préoccupations, que dès la première fois et jusqu’à aujourd’hui, nous produisons une aventure qui dure et dont le récit se constitue et se rejoue à chaque édition — une des activités principales du parcours consistant à la narration en mouvement des expériences passées, par l’anecdote, comme reprise et nouveau montage d’une archive, inspiration et initiation orale des nouvelles recrues. Aussi, ces aventures nourrissent notre détermination et notre production par ailleurs et réalisent nos imaginaires quand le terrain lui-même met à contribution nos manières de faire pour régler un problème logistique, spatial, social… Plus radicalement, si je peux dire que je ne ferais pas tout ça autrement que pour l’art (et par) l’art, c’est que je demande à l’art de justifier mes actions lorsqu’elles n’ont aucune autre raison d’être, aucune volonté logique — même si passer de bons moments entre humains, un brin aventureux, dans l’espérance d’expériences inédites sur un terrain non balisé mais assez choisi est encore une promesse de bonheur, ce qui reste une logique, mais selon des conditions topologique voire hodologique*. Des actes impensés, non préparés, qui trouvent leurs pensées dans l’expérience, dans le mouvement.
L’art est ce qui motive a priori une expérience dont la réalisation donnera les raisons d’un tel engagement. Nous n’avons pas inventé la marche, ni la marche comme œuvre d’art, ça fait longtemps que l’action la plus simple du genre humain est entrée au patrimoine des formes artistiques. Nous n’inventons pas l’art comme motivation de lui-même et des actes qu’il justifie dans cette boucle, disons que rien d’autre ne viendrait se placer à l’endroit d’une meilleure raison d’engager autant de dépense collective. Voilà ce qui peut faire que ce rituel se maintient depuis 8 ans. On fait une forme.
* « Qui représente dans l’environnement subjectif la voie optimale d’exécution d’un type de comportement particulier et qui possède les indices caractéristiques qui en règlent l’exécution effective » (Thinès-Lemp. 1975)
[ première arrestation ]
Gaillon – Aubevoye Sur le parking de la gare une poule un étendard de leader des viandards à Lidl Zone 30 Première étape investissons les lotissements franchissons les palissades Le divertissement nous rattrape Une seule baignade nu dans le lac Séparation — Ralentissement Juste avant la nuit Juste après les champs Notre musique fait des ravages puis apparaît un clair-obscur sur nos visages La lampe torche d’un alcoolo éclate nos joues de mécréant dans une allée de bungalows On a quitté la côte Mais retrouvé de nouveaux phares Sortez vos duvets, rangez vos Duvels Voilà l’giro d’Monsieur Flavel Debout là-bas dans la pénombre dans les flaques des Andelys c’est nous — Le commando moyen les randonneurs égarés Gourde, Opinel, Bon Mayennais traînant leurs bas dans la boue Pendant que certains s’éraflent sur la mauvaise falaise d’autres se mettent à dos leurs sacs Je m’endors sous ma capuche Coassements en guise de teuf Lac de Bouafles : Cinq étoiles en camping-keuf
[ seconde arrestation ]
Premier échec — 5 heure du Mat Quitter ce putain d’village Ce matin nos corps mourants en bords de Seine et nos yeux collants sur la passerelle figent vaguement les ailes vibrantes d’un cormoran Des kilomètres dans le bas-côté des pissenlits dans les godasses God damn La marche des primitifs Les Kro-magnons aux capes trempées Rythmé par la basse des Smiths La route Les pas de trop Les bagnoles des chasseurs La survie des baroudeurs Jour — Nuit Range Rover Land Lover Pluie, Soleil, Pluie Pierres, Feuilles, Sirop Nos voix râleuses sous les miradors s’éloignent du «T’aimes le beurre ?» des boutons d’or et traversent la forêt là où le gibier meurt — À l’arrivée dans la creepy Un reste de renard dans le grenier Un maison Lamauny Une maison contaminée Un feu — quasi Et Kazy presque allumé Les savates sabotées Les genoux cabossés Reprenons le chemin de la gare Nous venons du Havre On vous laisse Port-Mort