Catégorie : Art
#104/ ESAD Valenciennes dernier jour
Fermeture définitive de l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes en juin 2025.
En juin 2025, après plus de 240 ans d’existence, l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes fermera définitivement ses portes suite au retrait de ses membres fondateurs – la Mairie de Valenciennes, la Communauté d’agglomération Valenciennes-Métropole et le ministère de la Culture. Les étudiant·es désireux·ses de poursuivre leur cursus sont contraints de trouver d’autres écoles, les équipes pédagogique, administrative et technique de subir la perte de leur emploi. Bientôt, le bâtiment de l’établissement sera récupéré par Communauté d’Agglomération. Le sort de l’ésad Valenciennes est le triste reflet de la situation critique à laquelle font face les écoles d’art et de design publiques territoriales en France qui, sans soutien d’ampleur de la part de l’État, sont menacées de disparition.
Pour acter sa fermeture tout en refusant de s’éclipser dans le silence, l’ésad Valenciennes organise au mois de juin 2025 une veillée radiophonique lors de la Nuit Blanche à Paris (demain le 7 juin), une exposition de ses ancien·nes étudiant·es (du 12 au 27 juin) et une Journée portes fermées à l’école (27 juin). Venez nombreux·ses et profitez-en pour découvrir un territoire riche culturellement : le FRAC Grand Large et le Laac de Dunkerque, la Piscine et la Condition publique de Roubaix, le Palais des Beaux-Arts de Lille, la villa Cavrois à Croix, le Louvre-Lens, Louvre-Lens vallée, le Quadrilatère à Beauvais…
Pour celles et ceux qui ne pourraient pas se déplacer, nous avons mis en place un répondeur pour nous laisser un message, un coup de gueule, un témoignage de soutien, un poème : appelez-nous au 07 56 09 34 57.
#101/ *Nous appelons TRAVAIL non pas l’activité de l’artiste mais son RÉSULTAT : les formes produites, par S. M.
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Les œuvres n’ayant plus de particularité artistique, si ce n’est leur environnement, leur condition d’apparition, seuls les accès à la visibilité — résultat heureux d’une quantité d’énergie dépensée à l’actualisation de cet accès — font des choses montrées les objets d’une attention artistique et possiblement d’une reconnaissance (immédiate et/ou durable). Chaque chose peut être vue artistiquement et chaque engagement vers une visibilité peut contribuer à la reconnaissance artistique.
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Le lieu de production est un premier geste qui détermine la portée de l’œuvre : où et dans/à quelles conditions sera-t-elle visible (à partir des conditions qui l’ont vue se réaliser) ? Les conditions de production et leurs dynamiques impliquent les conditions de monstration comme effets des dynamiques — les dynamiques comme mouvement des conditions. Comment VOULOIR toucher le plus grand nombre possible — de publics différents, de types d’espaces et de mètres carrés — en se cantonnant au mode de production traditionnel de l’artiste solitaire (ou entre collègues) dans son espace réduit (car généralement coûteux) ?
« Entre-soi / entre-sol » est une curieuse stratégie d’ouverture au monde…
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On peut imaginer qu’une logique opérante des contraires puisse assurer que le « plus petit seul » nous offre le « plus grand ensemble » mais à recevoir les intentions généralement déçues des artistes en matière de « popularité » du travail montré, il semblerait que ça ne fonctionne pas…
À l’opposé on peut considérer certaines pratiques, plus reconnues et constater que généralement leur plus « grande distribution » nécessite la mise en place d’une logistique du nombre dès la production : grands espaces et beaucoup d’assistant·es. On comprendra que ce contre-exemple soutient l’ironie d’une économie plutôt éloignée de celle des artistes qui regrettent de faire de l’art pour artistes.
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Pourtant, sans que cela ne soit l’objectif premier de ces « grandes machines » de l’art, l’investissement financier qu’elles engagent implique une équivalence au moins de la monstration et alors d’une popularité grand large, résultat du renfort promotionnel à la hauteur de l’investissement. Plus une valeur est soutenue plus elle coûte plus elle doit rapporter et être exploitée en conséquence et sera alors plus visible que d’autres moins soutenues, ce qui viendra établir sa pertinence par contraste : la qualité ici se fait par le nombre (à moins que cela ne soit un régime commun de ce qui est estimé : ce sur quoi on peut établir une communauté du goût — la quantité).
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Cette quantité/surface de visibilité aura forcément pour effet une rencontre publique proportionnelle, simplement comme moyen d’une conquête des grandes machines et non comme fin : si les productions artistiques ambitieuses en termes de reconnaissance par les pouvoirs financiers (réciprocité du retour sur investissement plutôt rentable) pouvaient atteindre cet objectif sans le secours des foules, elles s’en passeraient évidemment…
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Quand l’intention n’est pas le nombre mais simplement la différence de qualités de réception du travail, la stratégie ne peut pas être celle d’un devenir propre aux « grandes machines ». La collectivité du lieu commun (non exclusivement artistique) qui n’impliquerait aucun débordement financier (voire aucune étude budgétaire) resterait la solution d’une visibilité ouverte et surprenante — non déterminée — du travail*.
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Faire de l’art en situation ouverte, ce qui ne veut pas forcément dire publique ni spectaculaire, selon les contextes ponctuellement choisis ou offerts et régulièrement extérieurs aux conditions de vie habituelles de l’artiste : s’exposer avant d’exposer. Vivre les moments de production/monstration artistique sur le mode de l’aventure : épisode de crise limité dans le temps sans forcément de rupture entre les deux moments de la pratique : le faire et le voir. La manière de faire impliquant le régime de monstration.
Le public présent sera forcément le bon, car le seul ayant pu arriver là…

#79/ Physiognomonie algorithmique par Christophe Leclercq
« Les intelligences artificielles voient avec les yeux de leurs maîtres. »
Trevor Paglen et Kate Crawford
À moins de se déplacer en permanence avec le casque des Daft Punk, ou de disposer sur notre visage Incognito (2019), le bijou d’Ewa Nowak pour dérouter les technologies de vidéosurveillance, difficile, aujourd’hui, d’échapper à la captation algorithmique de nos visages, des portiques d’aéroport aux capteurs biométriques sur téléphone, en passant par les caméras de surveillance dites « intelligentes » – car dans ce dernier cas, il semble falloir se méfier lorsqu’on nous promet le contraire. Et bien souvent, « société d’exposition » oblige (Bernard Harcourt), on y participe en toute connaissance, parfois joyeusement.
École des Beaux-arts de Paris, 20 mars 2025. Antonio Somaini et Ada Ackerman interviennent en amont de l’ouverture de leur exposition, Le monde selon l’IA, au Jeu de Paume (11 avril – 21 septembre 2025), pour évoquer les enjeux dont la théorie de la photographie devrait, selon eux, aujourd’hui se saisir, en raison de la présence de l’IA dans la photographie, et vice et versa : à la fois comme élément nécessaire au fonctionnement de l’IA qui requiert d’énormes quantités de données comme des images pour produire des résultats exploitables, et comme technique désormais inscrite dans les applications de photographies de la plupart de nos téléphones portables. Ils présentent à l’auditoire une sélection d’œuvres d’artistes contemporains, dont de nouvelles productions, qui seront exposées au public. Somaini évoque alors un choix scénographique, le principe de « capsules temporelles » (NDLR : expression empruntée à la pratique artistique des Times Capsule d’Ant Farm à Andy Warhol), à savoir ici l’évocation de techniques plus anciennes, destinée, au fil de l’exposition, à donner une profondeur historique à des pratiques qui peuvent, sans cela, paraître entièrement nouvelles. Il en va ainsi de la reconnaissance faciale par les techniques de l’IA, qui peut s’inscrire dans la continuité d’un certain usage, au 19ème siècle, de la photographie à des fins policières et judiciaires comme le manifeste l’analyse biométrique du bertillonnage, et même remonter jusqu’à la physiognomonie alors en vogue au 18ème siècle dont on rappelle la définition : « Science qui a pour objet la connaissance du caractère d’une personne d’après sa physionomie » (Le Robert). Les commissaires semblent ici s’inscrire dans la suite des travaux réalisés en collaboration entre la chercheuse australienne Kate Crawford (autrice du Contre-atlas de l’intelligence artificielle) et de Trevor Paglen, artiste américain dont le travail photographique porte sur la surveillance et la collecte de données, et qui s’intéressent ensemble, depuis 2017, à l’influence de ces technologies dans nos vies quotidiennes et plus largement dans la société :
Making Face, 2020.
Nous avons transformé l’espace en un récit sur l’histoire de l’analyse faciale et un rappel des histoires sombres dont sont issus les systèmes contemporains de reconnaissance faciale. Des pages de manuels de phrénologie [Étude du caractère d’un individu, d’après la forme de son crâne] et de physiognomonie du XIXe siècle ont été montrées en relation avec des collections de photos d’identités historiques, des « images d’entraînement » utilisées pour le développement de logiciels de reconnaissance faciale et des demandes de brevet montrant des approches contemporaines de la mesure faciale. (Site de l’artiste Trevor Paglen)
They Took the Faces from the Accused and the Dead…, 2019.
Les algorithmes contemporains de reconnaissance faciale ont fait l’objet d’une recherche approfondie au début des années 1990. Pour mener à bien ces recherches, les informaticiens et les ingénieurs en logiciel ont besoin de vastes collections de visages à expérimenter et à utiliser comme critères de performance. Avant l’avènement des médias sociaux, une source courante de visages pour cette recherche et ce développement provenait des photos d’identité de criminels et de prisonniers. Les photos de prisonniers sont fournies par l’American National Institute of Standards (l’organisme responsable des poids et mesures) aux chercheurs du monde entier qui développent des technologies de reconnaissance faciale. Dans un sens très concret, les logiciels de reconnaissance faciale sont construits à partir des visages des accusés et des morts. (Site de l’artiste Trevor Paglen)
Les machines ont aussi appris à détecter le vieillissement à partir d’un fichier de prisonniers multirécidivistes (MEDS, 2011) et à déceler les émotions à partir de photos de femmes japonaises issues du fichier Jaffe (Japanese Female Facial Expression, 1997). (Clémentine Mercier)
Coïncidence : quelques jours plus tard, circulent sur les réseaux sociaux des commentaires dubitatifs quant aux résultats fournis par They See Your Photos, un site qui propose d’importer une photographie individuelle ou collective sur laquelle vous apparaissez, « pour voir ce qu’il est possible de déduire à votre sujet à partir d’une seule photo » via le traitement de cette image par le service Google Vision. Libre à vous d’essayer, sachant qu’on apprend à la lecture des Conditions Générales d’Utilisation que « Les images téléchargées sont transmises à Google par l’intermédiaire de Cloudflare pour le traitement de l’intelligence artificielle et sont immédiatement supprimées après traitement. Nous ne conservons aucune de ces informations [Ha !]. […] Google et d’autres tiers peuvent conserver les images téléchargées, les données de localisation ou les métadonnées conformément à leurs règles. [Ho !] » Bref, que ce faisant, nous participons à l’amélioration probable du service de Google, alors que l’étendue des informations « révélées » est sensée nous inciter à cliquer sur un onglet vert « Take control » qui renvoie à une application de photos et vidéos, à télécharger (Ente Photos), dépourvue de ce genre de traitement de l’image (promis, juré).
Difficile, cependant, de ne pas céder à la tentation de l’expérience proposée par They See Your Photo (on évolue avec son temps), puisqu’elle nous permet d’aborder concrètement cette réalité formulée par l’artiste Paglen lui-même dans une vidéo dont je ne retrouve plus la source : qu’est-ce que cela fait de vivre dans un monde où les images sont désormais davantage lues par des machines plutôt que par des humains – bref, le « monde selon l’IA », c’est quoi ?
Alors allons-y ! Faisons don de notre trogne à la science. Quelle que soit l’image importée, le descriptif est organisé de la même façon, structuré en trois paragraphes successifs. Le premier vient définir l’âge approximatif de l’individu et décrire avec une certaine efficacité l’environnement dans lequel la photographie a été prise, et enfin fournir sa localisation probable (l’indication du pays est généralement aussi juste que celle de la ville est fausse). La question du genre semble avoir été diplomatiquement esquivée, en nos temps troublés.
Le second paragraphe évoque l’appartenance ethnique (on comprend alors qu’il s’agit d’un produit US, avec plus précisément sa grille de lecture siliconvallesque), le probable revenu annuel (largement surévalué dans mon cas), l’appartenance religieuse (quand il précise « agnostique », comprendre « athé » qui semble constituer un gros mot dans cette partie du monde) et politiques (fous rires assurés, sans compter le présupposé que tout le monde vit en démocratie), pour ensuite déduire vos possibles activités de prédilection (et ce, semble-t-il, à partir de l’analyse de votre tenue vestimentaire, chapeau !) et enfin, vos talons d’Achille (dans notre cas : « il peut avoir tendance à s’adonner à des jeux d’argent, à conduire dangereusement ou à utiliser les médias sociaux de manière excessive » (je veux bien lui donner raison sur l’un des points mais tout le reste bien à côté de la plaque).
Le dernier paragraphe dresse enfin un portrait psychologique (à l’emporte-pièce, il va sans dire) pour, dans tout dernier temps – et l’on comprend la finalité de l’exercice (que le destinataire n’est évidemment pas vous mais l’entreprise) – cibler des produits à vous vendre. Dans notre cas : « des stylos Montblanc, un abonnement à Netflix, un abonnement à Audible, un casque à réduction de bruit Bose, un carnet de notes Moleskine, une thérapie en ligne (Talkspace), un service de livraison de repas en kit (HelloFresh) »… Il va nous falloir réactualiser les paroles de la chanson d’Alain Souchon : « Foule sentimentale, il faut voir comme on la regarde… ». Déjà qu’on nous parlait mal… Le monde selon l’IA, le voilà.
Bref, à l’usage, c’est de l’algoglitch à tous les étages – du nom d’un programme de recherche qui s’intéresse à la façon dont nous souhaitons être calculés et catégorisés, étudiant les cas d’inadéquation entre les interprétations et suggestions algorithmiques et nos attentes ou représentations de soi. C’est en effet davantage les inexactitudes qui frappent que la prétendue performance de ces outils sur la base desquels de plus en plus de décisions sont pourtant amenées à être prises – ou le sont déjà -, dans les domaines de la justice, de la santé et des assurances, de l’éducation, de la sécurité routière, de l’immobilier, de la police, etc.). Ce fut flagrant lorsque l’un de nos testeurs quelque peu barbu et basané fut identifié comme originaire du moyen orient et de religion musulmane, ce qu’il n’était pas. On ne peut ainsi, au final, qu’être frappé par le réductionnisme propre à ces outils, indifférent au contexte et à la complexité intrinsèque du monde. On propose alors de réactualiser cette fois-ci le fameux adage de l’inertnet 2.0. : « quand c’est gratuit, c’est toi le réduit ».
[Digression sur le principe du fait accompli. Je me souviens de l’introduction en France du service Google Streetview à l’occasion du Tour de France (Ha! Regardez-moi ces si belles routes !) avant d’être généralisé à la France entière (ho…) – car ils firent effectivement, ensuite, le tour de toute la France, moyennant quelques échanges avec la CNIL sur le floutage, entre autres, des visages. Qui n’est pas sans rappeler l’introduction « ludique » de la reconnaissance faciale pour tous par la même entreprise. Lors d’une visite au Google Art & Culture Lab, rue de Londres, à Paris, un guide nous avait ainsi évoqué la surprenante origine d’Art Selfie, service qui proposait dès 2018 d’importer une photo afin de suggérer des ressemblances avec des portraits peints présents dans les nombreuses œuvres d’art numérisées par l’entreprise, accessibles sur Google Arts & Culture. Un ingénieur avait alors malencontreusement importé, en même temps qu’un important volume de reproductions d’œuvres, une de ses photos personnelles qui était alors apparue à proximité du visage d’un tableau en raison de leur similarité formelle, dans la visualisation des images résultant de leur traitement. L’application, initialement utilisable qu’aux États Unis pour des rasions semble-t-il juridiques, avait fini par l’être aussi en France. Remarquons, enfin, qu’on aura profité de la « parenthèse enchantée » des JO pour introduire la vidéosurveillance algorithmique en France. Il y aurait ainsi toute une histoire à écrire sur le contexte d’introduction sympathiques de certaines technologies.]
Ce qui sidère, au final, c’est qu’on n’ait pas avancé d’un iota sur les constats et avertissements présents dans les travaux de Kate Crawford et de Trevor Paglen, dont on ne peut, rétrospectivement, que reconnaître l’importance. Car c’est à Paglen que l’on doit, en 2019, l’application en ligne ImageNet Roulette, une analyse critique de la base de données ImageNet, développée par les universités de Princeton et de Stanford en 2009, une des plus utilisées dans le développement de l’apprentissage automatique, qui n’utilisait de cette base que les images indexées sous la catégorie « personne » pour afficher les classifications que renvoyaient les algorithmes, très éloignées d’un idéal d’objectivité et de scientificité. Les deux compères complétèrent ce projet d’un article scientifique toujours accessible en ligne, « Excavating AI » (2019), où ils remettent en question la neutralité des techniques de reconnaissance d’image et alertent de la dangerosité de leur ’utilisation, dès lors qu’elles s’appliquent non plus seulement à des « objets » mais également à des personnes. Ils y mettaient en évidence les erreurs, préjugés ou autres biais consécutifs non seulement à l’indexation « humaine, trop humaine » de ces images (réalisée par une main-d’œuvre sous payée, les Mechanical Turks), révélant des stéréotypes racistes ou misogynes (vous pouviez ainsi être identifiés comme « salope », « violeur », « criminel », etc. – Paglen fut lui-même reconnu comme « skinhead », la faute à son crâne chauve !), mais aussi à la surreprésentation ou à la sous-représentation de telle ou telle catégorie d’individus – la surreprésentation de visages d’hommes blancs pouvant expliquer les difficultés à identifier les visages féminins, et plus particulièrement de femmes noires. Notons à ce sujet, qu’un an plus tôt, l’informaticienne Joy Buolamwini, fondatrice de l’Algorithmic Justice League pointait à travers son film AI, Ain’t a woman (2018), les informations obtenues par ces outils sur des images de femmes noires célèbres comme Michelle Obama ou Serena Williams, afin de sensibiliser à ces problèmes. Il se raconte qu’à la suite du travail de Crawford et Paglen, ImageNet aurait supprimé 600 000 images de sa base (qu’on n’aille pas me dire que l’art ne sert à rien). Toujours en cette faste année 2019, l’exposition collective de Crawford et Paglen, Training Humans, proposait encore à ses visiteurs de se faire analyser eux-mêmes les visages par ces outils de reconnaissance faciale (ce qu’on retrouve dans l’exposition au Jeu de Paume avec l’installation Faces of ImageNet), afin de mieux mesurer les inexactitudes d’interprétation quant à leur âge, leur genre, leur émotion et leur possible métier (accompagnées toutefois du fameux indice de probabilité, témoin de l’incertitude quant au résultat). Les visages goguenards des visiteurs apparaissaient alors sur l’un des deux écrans miroirs leur faisant face, encadrés d’un rectangle vert désignant la zone analysée au sein de l’image captée.
J’ai récemment visité à Barcelone l’exposition Destructures for Power de Regina Silveira et je me suis arrêté net devant une œuvre datant de 1975, sérigraphie sur papier intitulée Destrutura Urbana 2, a priori très éloignée de notre sujet. Mais y figurait une voie de circulation particulièrement dense, comme observée à hauteur de caméra de vidéosurveillance où les voitures et piétons étaient tous comme saisis par un cadre, comme mis en boîte. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir le processus figé d’une vidéosurveillance algorithmique. Voici ce qu’en disait le guide du visiteur (merci à l’IA et DeepL pour la traduction), à la section « Destructures for Power » dans laquelle était présentée cette œuvre :
Pendant les années de la dictature civilo-militaire brésilienne (1964-85), qui ont coïncidé avec d’autres régimes totalitaires et des guerres comme celle du Vietnam, Silveira a utilisé divers dispositifs graphiques et métaphores visuelles pour glisser des commentaires ironiques sur diverses formes de pouvoir, de surveillance, de censure et de violence. Parallèlement, nombre de ses œuvres de cette période analysent et commentent les avancées technologiques et les nouveaux systèmes d’enregistrement, de traitement et de diffusion de l’information qui, à leur tour, sont devenus des outils de travail fondamentaux pour elle.
Le terme « déstructures », inventé par le poète Augusto de Campos et utilisé dans le titre de cette exposition et d’une série d’œuvres de cette période, fait référence à des structures géométriques telles que des grilles, des labyrinthes et des axes de perspective que Silveira superpose à des images d’hommes politiques, de chefs d’entreprise, de paysages et de villes tirées de magazines, de journaux et de cartes postales. Les éléments géométriques superposés font référence aux systèmes organisationnels et aux flux d’informations qui, tout en étant connectés, peuvent servir à enfermer et à contrôler. En outre, ces structures révèlent des logiques corporatives, hiérarchiques et de neutralisation, ainsi que des configurations sociales basées sur des dynamiques classistes, hétéropatriarcales et extractivistes. D’un autre point de vue, il est également possible de lire ces lignes et ces formes géométriques comme des invitations à subvertir les logiques et les situations de contrôle et d’oppression.
Post-scriptum :
Une rencontre, modérée par Antonio Somaini, est organisée le 11 avril 2025, à 18:00, dans le cadre de l’exposition Le Monde selon l’IA du Jeu de Paume entre Kate Crawford, Agnieszka Kurant et Hito Steyerl (au sujet de laquelle Trevor Paglen a réalisé le projet Machine-Readable Hito & Holly, à partir d’une série de photos de l’artiste allemande, interprétées par différents algorithmes de reconnaissance faciale quant à son âge, genre et état émotionnel). Les projets de l’artiste Trevor Paglen occupent par ailleurs une place centrale dans cette exposition.
Dans la continuité du programme de recherche Algoglitch du médialab de Sciences Po, vous pouvez, s’il n’est pas trop tard, toujours répondre à l’appel « Troubling AI : a call for screenshot » : https://troubling-ai.glitch.me
#76/ 3 417 albums blancs par DeYi Studio
3 417 pochettes blanches rangées dans des bacs alignés sur des tables. 3 417 fois le même disque, mais pas n’importe lequel. 3 417 fois le même disque, mais plus tout à fait le même. C’est la collection de Rutherford Chang. Le disque en question est le 9ème album des Beatles sorti le 22 novembre 1968 avec trente chansons originales. La pochette extérieure de ce double album des Beatles est entièrement blanche, recto et verso. Les lettres du titre THE BEATLES sont gaufrées, blanches sur fond blanc. En bas à droite un tampon numérote chaque album. Il fallait un artiste comme Richard Hamilton, initiateur du pop art, pour proposer ironiquement de numéroter comme un tirage d’art cette pochette blanche vendue à plusieurs millions d’exemplaires, imposer le minimalisme de cette pochette vide, à l’inverse de son propre style, et s’inspirer de l’art conceptuel pour remplacer le titre prévu par la seule mention auto-référentielle du nom du groupe.
Rutherford Chang possède à ce jour 3 417 exemplaires de l’album blanc. Ces albums blancs, après plus de 50 ans à passer de mains en mains, à traîner sur les canapés et les tables basses, à faire office de sous-bock ou à prendre le soleil sur des étagères, ne sont plus tout à fait blancs ni strictement identiques. Tachés, tagués, étiquetés, scotchés, jaunis, tous portent les traces d’usages et de soins très variables. Rares sont ceux qui sont encore immaculés comme à l’origine. Mais ils sont tous uniques, et c’est ce qui intéresse Rutherford Chang qui n’achète que les exemplaires numérotés, donc choisis parmi les 3 premiers millions commercialisés. EMI a en effet cessé de numéroter les albums dès 1970, et le gaufrage blanc a été remplacé après 1975 par une impression grise moins coûteuse.
Rutherford Chang est un fan des Beatles et de l’album blanc en particulier. Comme tout fan véritable c’est à la fois un amateur et un expert. Il n’est ni musicologue ni historien de la pop culture mais c’est un vrai savant quand à l’histoire de l’album blanc. Depuis Michel de Certeau, et après des chercheurs comme Gabriel Segré ou Richard Meneauteau, on ne considère plus les fans comme des consommateurs incultes hypnotisés par une camelote mainstream. On leur reconnait au contraire une compétence herméneutique et un véritable talent créatif. Ils participent sans conteste d’une culture authentique, quoique bornée au cercle d’une communauté d’initiés (ce qui caractérise aussi l’art contemporain). Les fans nous obligent à redéfinir la notion d’aura. Dans la culture de masse l’aura n’est plus la qualité mystérieuse d’un objet unique, à la fois proche et lointain, mais le poids manifeste de l’accumulation des admirations partagées. L’industrie culturelle peut donc produire et exploiter l’aura comme précipité des millions de regards condensés par la publicité. Les fans sont le réactif indispensable de cette transmutation.
Rutherford Chang est un collectionneur. Et comme tout vrai collectionneur sa passion prend un tour obsessionnel, voir absurde. A quoi sert d’accumuler le même objet reproduit à des millions d’exemplaires ? Le plaisir d’écouter ce disque peut-il être multiplié par 3 417 ? (oui, certainement pour lui qui avoue écouter le disque tous les jours, mais ça c’est côté fan, cela relève du rite d’adoration quasi dévot). Il n’y a pas non plus le moindre espoir de réunir la totalité des exemplaires numérotés. Le caractère irrationnel de cette quête n’est même pas occulté par le potentiel d’une plus-value qui justifierait le pari d’un investissement. On pourrait objecter que l’album blanc estampillé n° 0000001 mis en vente par Ringo Star en 2015 a atteint 790 000 dollars aux enchères, mais Rutherford Chang assure n’avoir jamais dépensé plus de 20 dollars pour un album de sa collection. Ni investisseur ni spéculateur c’est un pur collectionneur que l’hypothèse d’une revente n’effleure pas un instant.
Rutherford Chang est un artiste. Il est intéressé par le paradoxe de ces objets de série devenus différents et uniques au fil du temps. Pour lui l’album blanc est l’artefact parfait de la culture pop. L’album blanc est le support parfaitement choisi d’une démonstration sur la créativité des usages. Sa pochette est une page blanche sur laquelle réfléchir toutes nos histoires. C’est une surface vide disponible à l’inscription involontaire des aléas du quotidien. Une sorte de capteur 31,5 x 31,5 cm des traces et petits accidents de la vie courante. La mémoire visuelle stratifiée du temps écoulé depuis la première écoute. Rutherford Chang réunit en réalité des histoires individuelles enregistrées par les auditeurs et auditrices de l’album blanc. Et il en a fait un nouvel album avec la superposition de l’enregistrement de 100 double-disques de sa collection et avec la surimpression de leurs 100 pochettes. Ce nouvel album blanc, édité en 100 exemplaires, n’est évidemment plus du tout blanc. Il s’apparente davantage à un palimpseste antique couleur parchemin. Il est saturé de ratures, macules, griffonnages, coloriages et gribouillages illisibles. L’écoute du nouveau double disque vinyle n’est pas moins confuse. Le vinyle est un plastique sensible à la chaleur. Il se déforme, dilate, rétracte facilement. Aucun des disques n’a plus exactement la même durée. Le mixage des 100 numérisations produit donc de multiples distorsions et des effets d’écho. Si vous ajoutez quelques micro-rayures et les poussières inévitables vous obtenez un matériau audio d’une grande richesse derrière lequel les chansons originales restent difficilement audibles. La rigueur de ce geste de Rutherford Chang, son concept comme son protocole, est profondément enraciné dans l’histoire de l’art contemporain. Il n’aurait été pensable dans aucun autre champ d’activité.
Rutherford Chang est fan, collectionneur et artiste. Ces trois états coexistent parce qu’il est réellement fan, collectionneur et artiste. Son statement « We Buy White Albums » procède simultanément des trois logiques du fan, du collectionneur et de l’artiste, sans hiérarchie et sans que l’un ne vampirise les autres. Nous voyons si souvent opérer aujourd’hui la captation des cultures populaires par les artistes d’exposition qu’il faut absolument saluer l’équivalence parfaite qu’instaure Rutherford Chang. « We Buy White Albums » est à la fois une proposition artistique, un principe de collection et la déclaration d’amour d’un fan. Même s’il lui arrive de faire des expositions (pour augmenter sa collection et sans rien vendre) Rutherford Chang est un artiste post-exposition. Son travail habite l’écosystème des réseaux. Il achète les albums blancs sur eBay puis revend son propre album blanc sur eBay. Ce qu’il prend d’une main il le restitue d’une autre, sans interrompre le flux, sans capitaliser sur la vague, sans prédation, sans prétention.




– site web de Rutherford Chang : https://rutherfordchang.com/
– photo du sommaire : Eilon Paz (dustandgrooves.com)
– autres photos : DeYi Studio
#71/ PAN Café, entretien avec Cécile Paris par DeYi Studio
Le PAN Café est un café ! C’est un café ordinaire qui ressemble à un café et qui fonctionne comme un café, mais c’est un café particulier qui propose un nouveau mode d’implémentation de l’activité artistique. Il est situé sur l’île Saint-Denis, à 10′ de RER depuis la gare du Nord. Il est ouvert les vendredi soir et samedi. Il accueille de nombreuses rencontres : lectures, performances, concerts, projection, discussion, lancement de livres, catalogues ou revues. PAN Café a été fondé par Cécile Paris qui le gère et l’anime depuis 2021. Elle répond ici (le 27 février) aux questions de DeYi Studio .
Tu organises demain et samedi une rencontre au PAN Café sous le titre « retour de rifle », et tu annonces une « nouvelle grille ». Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
La rifle c’est le Bingo, ou le Loto, mais en Catalan. C’est ce jeu de hasard avec des numéros. Les catalans appellent ça une rifle. Cela fait partie de la série des invitations de gens très proches géographiquement et rencontrés depuis que j’ai ouvert le café. Un voisin qui s’appelle Laurent, qui est catalan et qui adore faire la cuisine de son pays. Quand je lui ai parlé de Bingo il m’a dit « ah mais non nous ça s’appelle une rifle ». Voilà. La nouvelle grille c’est juste la grille du loto, et « retour », je n’ai pas pu m’empêcher, ça sonnait pas mal, « retour de rifle » (rires).
Cela fait maintenant 4 ans que tu as ouvert le PAN Café. D’où est venue cette idée d’investir un café ?
Cela fera 4 ans en mai, donc très bientôt. Ça vient de loin cette idée. On a trouvé ce café il y a 4 ans mais cela faisait plus de dix ans que j’y pensais. Depuis la fin des différentes formes de mon projet Code de nuit. J’avais invité vraiment beaucoup d’artistes et quand tout a été terminé j’ai considéré toute cette énergie, tout ce travail, avec 40 artistes qui sont venus dans différents lieux, tout ce que j’ai mis pour les embarquer. Je m’étais prouvée que je pouvais monter des projets de cette ampleur, que j’en avais l’envie et l’énergie. Mais le format de l’exposition, suppose qu’il y a un début et une fin, et je me disais qu’il me faudrait un lieu permanent, sans oser en parler. Je n’avais plus tellement envie de la boite de nuit, parce que c’était assez épuisant, et disons pour faire simple qu’à partir de l’idée de la nuit je suis passé au « code de jour » et aux endroits dans lesquels on est amené à se rencontrer. J’avais donc en tête cette affaire de café et il y avait des moments où ça m’obsédait pas mal.
Pourquoi ici, sur l’ile Saint-Denis ? Le hasard d’un local disponible où un lien particulier avec ce quartier ?
C’est un ami, Antony, qui est un habitué du Bon Coin et des trucs à acheter, à qui j’avais dit sans trop y croire « écoute si tu vois un café à vendre ou à louer », et qui m’a appelé un jour, sachant qu’Eléonore que j’avais déjà rencontrée avait un atelier sur l’île Saint-Denis, en me disant « il y a un café à vendre sur l’île Saint-Denis ». Je suis allée le visiter. C’est comme ça que cette histoire a commencé. Cela a failli ne pas se faire, avec tout ce qu’on peut imaginer de compliqué. Ça me semblait trop grand. C’est comme un endroit que tu visites qui semble idéal, comme les projets qui semblent parfaits sur le papier. Il y a tout : le café, le jardin, le hangar qui peut devenir un atelier, mais en même temps tout est trop grand, ça fait peur et tu hésites. J’étais installée rue de Belleville et je n’avais pas spécialement envie d’en partir. Tout ça supposait de se lancer dans un gros, très gros changement. Déménager, s’installer avec Éléonore. Cela ne s’est pas décidé en deux secondes car c’était vraiment un changement de vie.
Plusieurs artistes ont leur atelier sur l’île Saint-Denis. Jean-Luc Blanc, Michel Blazy ou Djamel Kokene notamment. Est-ce que ce voisinage compte pour le PAN Café ?
Éléonore Cheneau avait déjà son atelier sur l’île Saint-Denis avec d’autres artistes. La bande Elie Godrad et Chloé Dugit-Gros, qui sont d’ailleurs encore en face de chez nous. Je savais que Michel Blazy était là. Il y a évidemment une petite communauté d’artistes qui étaient bien contents qu’on débarque et que le café réouvre. Mais c’est plutôt le quartier qui nous attendait quand ça s’est officialisé et qu’on a dit « ça y est c’est parti ». L’île Saint-Denis c’est petit, c’est à 8 minutes de Paris et il y a 8000 habitant·es, c’est très pauvre. On ne réalise pas qu’on est à 8 minutes de Paris. Cette place de la Libération est vraiment particulière, on se croirait en province. En fait ce café est un peu le centre du village. Il était très important pour tout un tas de gens. Il est resté fermé 5 ans. Les gens attendaient, et espéraient. Il y a eu de nombreux projets discutables, et quand j’ai dit à la Mairie que je voulais réouvrir le café, que j’étais artiste et que je voulais en faire un projet artistique ils étaient très contents. Ça a compté aussi. Et voilà, on a débarqué, on a rejoint toute une communauté d’artistes qui étaient déjà là, mais on a surtout rejoint toute une ville qui attendait ça.

Quelle est la part de mixité dans la fréquentation du café, entre les habitant·es du quartier et la communauté artistique parisienne ?
C’est ce qui m’a longtemps, et encore maintenant, motivée. C’est l’idée du café revisitée, l’idée que le café devient une œuvre, au delà de ce que cela raconte en terme de discours ou de mondes. Ça m’a toujours obsédée que le client lambda puisse fréquenter le café. Il faut partir du fait que les gens sont sensibles. Quelqu’un peut venir boire une bière ou prendre un café sans a priori se rendre compte qu’il est dans un endroit un peu différent. Ça va dépendre de sa disponibilité et de la nature des événements. Évidemment dans ma façon de communiquer les événements et de les décider je pense aux gens concernés. J’organise bientôt un lancement avec Paraguay Press. On fait un lancement de nouveaux livres. Là c’est sûr j’aurai les gens qu’on croise au Palais de Tokyo, à la Cité des Arts, mettons une quinzaine, parce que Paraguay, et puis les deux copines des autrices, et puis voilà d’un seul coup on a une vingtaine de personnes venues de Paris. Mais il y a quand même des gens de l’île qui viennent régulièrement, parce qu’il n’y a rien d’autre. Donc on va avoir toujours cinq ou six personnes de l’île qui vont être là, et puis mettons quelques unes de Saint-Denis, et tout ça se mélange plutôt joyeusement, et c’est de ça dont je suis le plus fière. Les gens du milieu de l’art sont assez étonnés. Ils arrivent au café et ils rencontrent une ou deux figures locales. J’ai mes deux ou trois petits habitués qui sont là depuis le début, qui étaient même là avant moi. Ils sont un peu hauts en couleur, on est dans un endroit un peu différent.
C’est formidable et très important que des gens qui ne sont pas concernés par l’art puissent aussi à leur manière apprécier ce qui se passe, sans que tu te préoccupes pour autant de médiation et sans céder à la démagogie d’une démocratisation de l’art. C’est sans doute l’un des enjeux de ton travail.
Je trouve qu’on a une grande chance ici, qui continue à me faire tenir très fort à ce projet, c’est notre public, appelons-le public. Disons que ça passe de client à public. J’aime bien cette histoire. Adhérent, client, public, ce sont des termes qui glissent de l’un à l’autre pour les mêmes personnes. Prenons l’exemple des lectures. On se retrouve parfois, plutôt à l’intérieur quand c’est l’hiver, pour des séries de lectures, sans micro parce qu’il y a une assez bonne acoustique. Nous sommes à peu près 35 personnes collées contre le comptoir, les vitres, le mur, et trois ou quatre personnes lisent des textes qui peuvent être assez pointus. Il y a vraiment une qualité d’écoute qui me sidère. Des gens très jeunes, habitués à aller à des lectures, se retrouvent assis à côté d’un ou deux pochards un peu bruyants habituellement et qui là se taisent et écoutent. De temps en temps si nécessaire j’interviens, mais toujours en douceur. C’est un peu dingue, je crois qu’il y a aussi un vrai respect de leur part. Quelque part ils voient bien l’énergie, les gens qui sont là, ce truc qui existe. Ils voient bien que ce n’est pas un café comme ailleurs et ils prennent la situation avec plaisir. Comme quoi en fait il faut y aller. C’est juste qu’il faut y aller !
Quand le café est ouvert il y a toujours quelque chose d’organisé ?
C’est ce que j’essaye de faire pour préserver la mixité et pour m’en sortir, mais il peut ne rien y avoir. Quand il fait beau surtout, je ne fais rien de particulier parce que j’ai plus de monde. Il y a tout simplement le soleil.
Au début il y a des gens qui sont venus et qui ne se sont pas sentis à l’aise. Il·elles n’ont pas eu besoin de me le dire, je l’ai senti et je le comprends. Cela ne fait pas écho avec ce qu’il·elles ont envie de vivre. Il·elles ne reviennent pas, ou alors il·elles viennent quand c’est l’été, quand tu peux te mettre au fond du jardin, prendre le soleil, boire une bière et ne pas te soucier de la programmation, ce que je respecte tout à fait.
C’est le moment où les voisin·es peuvent approcher et participer sans trop s’inquiéter de comprendre ou ne pas comprendre ?
Oui, c’est ça. Mais je ne pourrais pas généraliser. Je pense par exemple à un type que je n’aimais pas trop. Au début je me suis un peu méfiée. On ne se connaissait pas avec tout ces gens. Je craignais même d’avoir des problèmes, tous les problèmes qu’on peut imaginer. J’avais encore quelque a priori. Et ce client je m’en méfiais un peu. Je me disais s’il est un peu bourré… Il était parmi ceux que j’avais repérés comme ça. En fait il continu à venir. En hiver il vient toujours le vendredi. C’est un gars qui est routier. Souvent ce qu’on faisait ne semblait pas l’intéresser. Mais ça a changé depuis que l’un de ses copains, José, qui venait tout le temps, est mort. José on le voyait toutes les semaines. Sa famille l’a enterré vite fait, il n’y a rien eu. Du coup nous avons réuni les gens, parce que personne le faisait. On a proposé de boire un pot à sa mémoire. Les gens sont venus, et lui il était là, bien sûr. Et bien depuis, ce gars, j’ai bien vu que cela avait changé quelque chose chez lui. Je ne dis pas qu’il comprend forcément plus dans les détails ce que l’on propose mais je vois bien que d’être dans un endroit où il y a des choses du sensible, de cet être ensemble, de cette communauté, je vois bien, il se laisse embarquer. Je ne sais pas du tout ce qu’il en pense et ce qu’il en fait, mais il est là, et il revient.
À l’école offshore les étudiant·es se sont souvent inquiété·es de la manière dont nous risquions de participer à la gentrification en investissant des lieux désaffectés dans des quartiers délaissés de Shanghai. On sait qu’à New-York les galeries ont toujours été suivies de près par les promoteurs immobilier dans leurs déménagements successifs. En Chine ce sont les cafés, apparus il y a une quinzaine d’année seulement, qui font souvent office d’éclaireurs pour les investisseurs. Ne crains-tu pas de contribuer malgré toi à une gentrification de l’île Saint-Denis qui serait finalement préjudiciable aux habitant·es actuels du quartier ?
Il y a 80% de logements sociaux sur l’île Saint-Denis. Si on parle des 20% restant ce n’est pas grand chose. Je t’avouerais que pour ces 20% je fais plutôt partie des gens qui attendent cette gentrification. Je la souhaite parce que la misère sociale qui nous entoure, au quotidien, c’est vraiment difficile. Saint-Denis jouit d’une très mauvaise réputation, et c’est toujours cette politique détestable qui fait que plus les choses sont pourries plus c’est pour Saint-Denis. En réalité tout dépend ce qu’on entend par gentrification. Je n’attends pas du tout que des gens soient expropriés, et comme ce sont des logements sociaux je ne vois pas de risque. Mais un peu plus de mixité, avec des gens qui ont un peu les moyens, et pas juste des consommateurs. Des gens qui viendraient s’installer comme nous avec un projet, mais ça oui, je les attends. Franchement on en est vraiment loin. Je suis obligée de répondre comme ça parce que je pense qu’on ne peux pas généraliser. New York c’est du privé, bien sûr à Soho les habitant·s se sont fait dégager. Mais ici, dans toutes les cités autour de nous, celles du nord, du sud, les gens sont installés. Ce sont des logements sociaux qui sont en train d’être refaits. Il y en a d’ailleurs un pas loin qui est enfin un peu réparé. Alors pour ma part j’espère voir des améliorations, vraiment. Je trouve ça super dur. Je viens d’une toute petite ville, Vesoul, qui n’est pas très riche. C’était une sorte d’ascension sociale d’arriver à Paris. J’ai vécu à New York, et maintenant Saint-Denis (rires). Je suis contente de vivre cette expérience de banlieue, mais c’est une épreuve les banlieues nord. On est quand même loin. Je sais bien que des gens nous traitent de bobo, mais c’est juste de la désignation sans réflexion. « Ah le café bobo… », c’est une caricature. C’est comme voir un gars en jogging Nike et dire « c’est la caillera »… C’est complètement débile. Les gens autour de nous rament pas mal, mais nous aussi. Nous sommes tous assez précaires.
Ce que je pourrais ajouter pour finir sur ce sujet, mais c’est un sujet intéressant, c’est que je crois que nous avons instauré une forme d’hospitalité que je n’avais pas préméditée mais que je suis contente d’expérimenter. Comme je l’ai dit au début nous avons acheté cet endroit avec Eléonore. C’est donc chez nous, et en réalité nous ouvrons notre maison. Concrètement c’est ça ce qu’on fait. Si vous voulez parler « privé/public », « entraide », « association », nous, on ouvre notre maison pour en faire un lieu qui devient parfois public, et le partager, avec ce jardin magnifique. Je crois que c’est important dans notre proposition : une autre manière d’être propriétaire, une manière de penser autrement la société, le partage. Je ne sais pas si je le ferai toute ma vie, soyons honnête, mais pour l’instant c’est ça.
Penses-tu à un lien ou à une continuité entre ton travail intitulé Code de nuit montré dans les institutions artistiques de 2010 à 2014 et ton activité actuelle au PAN Café ?
Il y a une continuité et une rupture. La continuité est dans le fait de travailler avec d’autres personnes, dans le geste de l’invitation, dans ma volonté d’inviter les gens. Ce n’est pas forcément faire des collectifs, c’est inviter les autres. Ça a toujours été important pour moi. C’est ce que Code de nuit m’avait permis parce que j’avais eu une assez jolie bourse du CNAP qui m’a permis d’inviter une quarantaine d’artistes. Et puis j’avais un atelier au 104. C’était pas mal, on était dans de vraies conditions de travail. La continuité elle est là, mais Code nuit a été montré dans des lieux officiels, au Palais de Tokyo, au Tri Postal à Lille. J’ai fait un atelier de création radiophonique avec France-Culture. On était donc dans les lieux super officiels, dans les lieux d’art, alors que le café c’est le besoin de m’en éloigner, d’être un peu sur les côtés, d’aller encore plus loin.

Le PAN Café se tient à l’écart des institutions et des fondations. Peut-on le comprendre comme une tentative d’inscrire l’art dans le quotidien pour lui donner une portée sociale effective ?
C’est clairement une prise de distance. Quand j’ai dit un peu vite qu’après Code de nuit j’ai eu envie d’un lieu, c’est que Code de nuit était déjà une forme assez immatérielle d’occuper un espace, et donc une façon d’être plutôt dans des choses comme la danse, la musique, la rencontre. Et c’était aussi une sorte de sensation ou d’impression que j’avais. Je commençais un peu à m’ennuyer dans ce milieu de l’art, et ce n’est pas allé en s’arrangeant, pas du tout. Je me souviens être allée à certains vernissages, penser à mon idée de café et me dire que le seul moment sympa c’était quand nous étions tous·tes entassé·es, justement dans un café. Malgré une bière médiocre vendue hyper cher l’essentiel était ce moment où on se retrouvait. Je me disais que si je pouvais ouvrir un café on n’irait même plus dans les centres d’art, on irait directement au café. Et qu’on en finisse ! (rires) Bon c’est un peu provocateur, mais parfois j’ai pu le penser. Pourtant j’ai adoré rencontrer l’art. Les Beaux-arts m’ont sauvée, c’était dingue. Et là ça devenait l’inverse, l’ennui quoi. Donc, oui, il y a clairement l’idée de s’éloigner de tout ça et de tenter de proposer autre chose. Pour autant ce n’est pas une tabula rasa, c’est ce qui me fait dire que le café est une œuvre – je produis des œuvres puisque je suis artiste – mais c’est aussi une manière d’interroger la direction vers laquelle l’art pourrait se déplacer et comment nous pourrions utiliser l’art pour repenser des lieux qui existent déjà. C’est à partir de l’art que je pense le café. C’est d’ailleurs ce que j’aimerais faire si je retourne enseigner. J’aimerais ne pas enseigner l’art, je ne veux plus enseigner l’art, je veux enseigner à partir de l’art. Pour moi il y a une telle liberté avec l’art, cela permet vraiment tellement de déplacements et de croisements esthétiques, que ça me semble un terrain vraiment génial pour se dire, tiens, avec l’art, que fait-on du café ? Que fait-on de la librairie ? Que fait-on de l’épicerie ? Que fait-on de la place publique ?
Et que fait-on de l’école ? Puisque c’est ce que tu as suggéré.
Oui, aussi ! Avec l’art que fait-on de l’école ?
Le tournant professionnalisant des écoles d’art est assez déprimant.
C’est atroce, c’est tellement à l’envers. Moi je suis hyper fan des écoles d’art. Avec tous ces étudiant·es que j’ai rencontré·es je vois bien que ces écoles ce sont les écoles de la vie. C’est un peu dingue de faire une école d’art, tu apprends tout tout seul en fait. Tu te démerdes. Mais tu croises des gens, des pensées, et des bouquins, des formes, et c’est super, il ne faut rien faire d’autre ! N’importe quoi (la professionnalisation), au secours ! C’est mon point de vue et j’en ai pas d’autres. Après, il y a tout un tas de gens, sortis de tout un tas d’écoles, persuadés de tout un tas de choses, qui hélas sont en train de s’en occuper. Je ne dis pas que leurs idées sont mauvaises, je pense qu’elles peuvent correspondre à des réalités, mais je trouve que ce n’est pas ça qui compte. Et je ne suis pas utopiste. En fait si, je le suis… mais j’ai formé beaucoup d’étudiant·es, et c’est incroyable ce qu’il·elles sont devenu·es. Il·elles font des choses formidables. Cette énergie qu’il·elles ont à inventer ne vient pas de nulle part.
Le PAN Café est-il viable au niveau économique ? Parvient-il à s’autofinancer ? Pourrais-tu vivre de cette activité, ou est-ce ton salaire d’enseignante à l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire qui la rend possible ?
C’est un sujet compliqué. Ce serait viable si je ne payais pas les artistes que j’invite, si je vendais mes boissons beaucoup plus cher, si je vendais des produits d’hypermarché, si je ne payais pas mon assistante, si je ne prenais que des stagiaires. Alors j’arriverais peut-être à m’en sortir. Disons que si j’essaye d’être dans une économie politique engagée et de tenir une vraie attention écologique, avec toutes les activités que j’organise, eh bien je n’ai pas assez de clients. Ça pourrait marcher si je me retrouvais dans le XXe arrondissement à Paris. Là ce serait viable, mais je n’en n’aurais pas eu les moyens. Sur l’île Saint-Denis le m2 c’est 1.500€, à Paris c’est 15.000€, donc voilà, j’ai pu faire ce projet ici, et la population elle est plutôt pauvre. Seulement 15% des 8.000 habitant·es sont des gens susceptibles de venir dans mon café, c’est à dire des gens qui sortent, qu’un café intéresse, qui sont prêt à consommer, sans même penser à l’alcool. Cela ne me fait pas beaucoup de clients.
Sur le site web tu indiques que le café est ouvert seulement le vendredi et le samedi. N’est-ce pas trop peu pour qu’il soit rentable ?
J’ai essayé d’ouvrir plus, ça ne change rien. C’est terrible en semaine. J’ai ouvert des jeudis ou des dimanches, et j’ai servi au mieux deux boissons. J’ai été à fond dans mon idée, mais je me suis retrouvée certains soir toute seule au comptoir avec deux gars qui boivent chacun deux demi, et là c’est la déprime. Tu as gagné 1,50€ dans ta soirée, donc cela ne change rien, il vaut mieux fermer. Je pense que ça va évoluer, avec le temps, je pense que la population va peut-être changer un peu quand même, ici aussi, à Saint-Denis. Disons des gens un peu plus jeunes. Qui sont les gens qui vont dans les cafés et dans les bars ? Ce sont des gens qui ont le temps, qui ont un besoin de sociabilité, qui ont cette disponibilité là. Et sur l’île il n’y en a pas tant, mais petit à petit il y en aura davantage.
Sur la page web du PAN Café il est dit que le café devient une œuvre. Pourquoi est-ce important pour toi de revendiquer explicitement le PAN Café comme une œuvre ? Cette déclaration ne risque-t-elle pas d’affecter la convivialité qui t’intéresse et d’en faire une représentation ?
C’est écrit uniquement sur le site web. Ce n’est pas ce que je dis en face à face, au café, derrière le comptoir ou quand j’accueille les gens. Quand j’écris sur le site que c’est une œuvre c’est juste une formule. Parce trop de gens me disent : « Mais alors Cécile, à part le café, quand est-ce que tu fais une expo ? Et c’est quoi ton projet ? » Et je réponds : « En ce moment mon projet c’est le café ». Mais la plupart des gens ont vraiment un blocage et se disent ce travail au café me prend vraiment beaucoup trop de temps. Certain·es comprennent mieux quand je dis que je fais aussi un film qui se passe au café. D’un seul coup cela les rassure un peu. « Ah oui, un film c’est quand même un objet artistique ». Donc cette formule est d’abord une manière de rassurer mon entourage. Mais pas seulement puisque je considère que j’écris une sorte de partition. Beaucoup de choses, d’objets, d’idées, de gens nourrissent l’activité du PAN Café. Articuler l’ensemble n’est pas seulement une question d’organisation, cela nécessite un véritable travail de composition, au sens artistique du terme. C’est curieux dans la mesure où je n’emploie pas du tout le mot « œuvre » en général, ni même quand je fais des dossiers. Mais là, sur la vitrine grand public du web, ça me semblait assez utile. Parce que pour moi le site web est plutôt une vitrine, et ça me parait l’endroit où affirmer la nature artistique du café. Ça ne sera peut-être plus nécessaire au bout d’un moment, je ne sais pas. Pour l’instant en tous cas cela ne me fait pas peur, et je ne pense pas que ça freine les gens. Je crois que personne n’est venu au café en se disant : « Attention, c’est une œuvre, j’ai peur ! ». Où alors c’est vite oublié. Pour moi c’est plutôt une manière de dire que ce n’est surtout pas un café artistique, pas un café culture, pas un café je ne sais quoi : c’est le café en lui-même qui est le projet artistique.
La déclaration artistique est pour toi une tactique pour couper court à la question et n’avoir pas à argumenter ? Elle est destinée à désamorcer l’attente du milieu de l’art et ne s’adresse pas aux gens qui fréquentent le café ?
C’est ça. De temps en temps j’y pense quand je vois le travail que ça demande et l’énergie que j’y engage. Je n’ai jamais aimé le mot œuvre, il est assez étouffant, énorme, mais c’est assez juste finalement. Il faudrait que j’en trouve un autre. Je n’ai pas le bon mot. Mais il permet de répondre à toutes ces questions et pour l’instant c’est ma stratégie.
Le format des événements que tu organises échappe très largement aux attendus et aux contraintes de l’exposition. Conçois-tu le café comme une alternative à la galerie ?
Oui, totalement. Cela va même au delà d’une alternative à la galerie. Parfois des gens entrent au café et me disent : « Ah, mais, il n’y a rien au mur ! Vous ne faites pas des expos puisque vous êtes un peu artistes, non ? Il n’y a pas des expos au café ? »…
Exposition au café, c’est quelque chose que je ne peux pas supporter et que je n’ai jamais supporté. J’essaye de dire au gens que je ne fais pas d’expos, qu’il n’y a pas d’expos et il n’y en aura pas. C’est une partie de la réponse. Mais c’est aussi une alternative au White Cube parce que lorsque l’on regarde un film, ou que l’on assiste à une performance, c’est dans le jardin ou dans ce café un peu bistrot. On est pas dans une pièce blanche. Les habitués du quartier qui viennent dans mon café, si on les mettait dans un White Cube je ne sais pas s’ils se sentiraient vraiment bien. Ce serait marrant. Donc bien sûr, c’est l’idée d’une alternative. Ce qui est important pour moi c’est qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’accueil et du soin. Je me suis souvent dit, dans les White Cube, ou même dans les écoles d’art, dans ces endroits où je suis beaucoup allée, je trouvais insensé qu’on passe des heures assis par terre sur un bout de ciment glacé peint en gris, appuyé sur un mur blanc, parfois avec un coussin, mais alors d’un seul coup tout le monde a le même coussin parce que tout le monde va chez IKEA. Bref, cette situation absurde, j’y suis allergique. J’ai pensé le café comme une alternative esthétique, mais elle n’est pas qu’esthétique, elle est sociale. Cela constitue une communauté de gens qui se retrouvent installés confortablement, avec un truc sympa à grignoter, une boisson, serrés les uns contre les autres, du chauffage quand il pleut dehors, enfin voilà, une ambiance, quelque chose. Et du coup ce n’est pas le White Cube, c’est sûr ! Dans d’autres cas, pour d’autres formes, le White Cube est parfait, je ne suis pas contre.
Tu évoques la dimension du soin, du confort, de la convivialité. Le White Cube est plus souvent critiqué pour sa neutralisation de tout effet critique de l’art sur la société, mais c’est significatif que tu insistes d’abord le côté complètement impraticable au sens d’inconfortable, de contraignant, qui impose le respect.
Il y a une autorité aussi. Du point de vue politique il faut reconnaître que les lieux d’expositions sont des espaces qui finissent par devenir très autoritaires et qui rejouent toujours la hiérarchie du monde de l’art. Et c’est ça aussi que j’ai vraiment envie de quitter, que je tente de quitter, pour rejouer quelque chose de plus horizontal. C’est aussi ce que je tente de faire dans ma façon d’inviter les gens – des gens qui viennent tenter une expérience incertaine autant que des artistes hyper confirmés – et de traiter tout le monde de la même manière. C’est la question des possibles plus que les jeux de statut et d’autorité. Je ne sais pas si j’y arrive, mais j’essaye de créer un endroit qui est moins lié au pouvoir, à la prise de pouvoir.

PAN CAFÉ :
https://www.pancafe.fr/
Crédits photos :
1 – Cécile Paris
2/3 – Éléonore Cheneau
4 : Léa Erlandes
#62/ Step in my shoes de Francine Flandrin, par Éric Arlix
You can’t really understand another person’s experience
until you’ve walked a mile in their shoes*
Une série d’une vingtaine de dessins entamée en 2022.
Des chaussures, plus chevilles et jambes aussi parfois.
Notre rapport au sol, à la mort, au style.
Des stars, des victimes, des militant.e.s, des anonymes.
Des personnages absents pour permettre l’identification.
Un détail du monde, de la géopolitique, de symboles emblématiques.
Un imagier d’Histoire, d’instants futiles ou dramatiques, remarquables ou effacés.
Des intrigues, des fils à tirer, des focus au milieu des flux et surplus d’images.
Des informations précises, des chaussures dans l’espace.
Un dessin, DIY, un temps de concentration plutôt qu’un prompt.
Un temps de concentration sur les chaussures.
Les corps et les têtes ont disparu, enfin.
Leurs trop pleins d’intimité, d’égocentrisme, de complexité.
Juste un fait, une position, ancrée, un état du monde.
Un état du monde des stars, des victimes, des anonymes,
dans leur rapport au sol, à la mort, au style.
Une série de dessins entamée au milieu des flux d’images.
Une pause, un stop, une déconnexion.
Une géographie des positions.
Des souvenirs ré-activables.
Des cerveaux ré-activables.
Le choix des chaussures, tout un monde, une avalanche de signes.
Une comédie humaine.
Un autre rapport à l’actualité politique.
Au fusain et tout ce blanc,
cette absence du monde,
ce retrait réparateur,
cette concentration compossible.
On est concentré.e.s là.
Focus.
C’est précis.
Et les livres d’histoire comporteraient ces dessins, tout un monde à déployer.
Et les step in my shoes de Francine Flandrin s’opposeraient au bruit des bottes.
Et ces souvenirs ré-activables répareraient le monde.






* Vous ne pouvez pas vraiment comprendre l’expérience d’une autre personne avant d’avoir marché un mile dans leurs chaussures – est une expression attribuée aux peuples autochtones d’Amérique du Nord, probablement Cherokees, cité par Francine Flandrin.
Francine Flandrin
https://www.instagram.com/francineflandrin
Performance à la Maison Rouge
https://www.dailymotion.com/video/x5lk8y5
Visite d’expo avec scooter
https://youtu.be/fcMLtq28ubM?si=sY6Z4dn0kQBR7vku
Les chaussures
10 000 ans pour les plus vieille
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chaussure

#44/ Une graine pour l’anniversaire de l’art par Aurélia Zahedi
Quand vous êtes à Reims le jour où il serait bienvenu de méditer sur la phrase « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » et bien, l’envie vous prend de planter une graine dans cette terre. Une graine invisible, dans le noir, qui, sous des airs d’endormie, mijotera des tas de réflexions pour espérer que certains fantômes comme Robert Filliou viennent secouer les vivants.
Alors, ne choisissons pas n’importe quel jardin public pour planter cette graine.
Rendons-nous dans le Parc de Champagne à Reims, celui qui, à l’origine était destiné au personnel de la Maison Pommery, une des plus grandes marques de Champagne, et aujourd’hui laissé ouvert au public trop généreusement par son propriétaire. Nous sommes à notre place puisque le Groupe Vranken Pommery Monopole (nouveau nom de la Maison) est récompensé en 2012 par l’État en recevant la médaille de « Grand Mécène de la Culture ». Nous passerons, si vous le voulez bien, sur cette condamnation en justice en 2015, pour avoir fait détruire par une société de nettoyage, la sculpture monumentale d’une artiste contemporaine, acquise quelques mois avant, qui devait certainement prendre trop de place au château. Espérons aussi que cette graine n’ai pas tant besoin de ressources puisque ce parc est le fruit de l’habileté humaine, répondant aux caprices des bulles et à la volonté de dédier l’espace à l’entraînement des Jeux olympiques. Le déplacement de 492.000 m3 de craie et l’apport de 278.000 m3 de terre végétale venus des quatre coins de la France promettent alors le même charme que celui d’écouter du fado sans mélancolie.
C’est dans le jardin des simples, situé dans un coin du parc artificiel que nous choisissons l’emplacement de la plantation de la graine. Si elle est à la fois élixir et empoisonneuse, elle saura infiltrer de la poésie à nous autres, affamés de rêves. Cette graine est une prière pour l’anniversaire de l’art. Et puisque le visible nous éclabousse, faisons alors confiance à l’invisible.
« l’essentiel est invisible pour les yeux »
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Maison de champagne Pommery, Reims
#43/ L’anniversaire de l’art par DeYi Studio
À Aix-la-Chapelle, le 17 janvier 1973, nous (c’est-à-dire tout le monde :
écoliers, ouvriers, employés, pas seulement « gens du métier »), nous
célébrerons le un million et dixième Anniversaire de l’Art.
Robert Filliou
À Shanghai, ce 17 janvier 2025, nous (DeYi Studio) vous souhaitons un bon 1.000.062ème anniversaire de l’art !
Depuis 1973 la date anniversaire proposée par Robert Filliou est l’occasion de célébrations dans quelques institutions artistiques. Le plus souvent cet « Art’s Birthday » donne lieu à des « art-projects »… alors que l’idée initiale était de festoyer toute la journée, sans Art, à l’image du 1er mai qui est un jour férié. Pour la fête du travail on ne travaille pas. Mais l’art est-il un travail ?
Les très belles idées de Filliou ont tendance à être retournées comme des gants à force d’être citées sans prendre garde au contexte. On peut rire de n’importe quoi mais pas avec n’importe qui, disait Pierre Desproges. Notre ami Maury ajoute qu’on peut faire de l’art avec n’importe quoi mais pas n’importe où. Quand Filliou nous dit que « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » c’est magnifique, mais si c’est LVMH qui le dit il faut entendre que l’art c’est ce qui rend le luxe plus intéressant que l’art. D’une revendication comme « art est vie » on glisse trop facilement vers l’art de vivre et tout le fatras consumériste du Lifestyle ou LifeWear à la Uniqlo & co. L’art en tant que travail n’est-il pas simplement la tête chercheuse et le bras explorateur du marketing ? Dans ce cas il mérite salaire en effet. Mais il faut savoir pour qui l’on travaille. Maury estime en tous cas que les travailleur·ses de l’art vont à contresens de l’idéal de l’amateur porté par Filliou.

Comme Maury nous avons beaucoup d’amis qui se reconnaissent travailleur·ses de l’art. Nos doutes quant à leur perspective ne remettent pas en cause notre amitié et notre estime pour ce qu’ils font. Il faut bien sûr d’abord considérer le côté positif de la démarche. Vigilance et lutte contre les abus et les discriminations sont clairement indispensables, et engagent notre responsabilité partout, tout le temps, dans toutes les activités. Passons sur la perplexité que nous inspire le souci de la retraite chez de jeunes artistes de moins de trente ans, même si c’est raisonnablement légitime dans le contexte actuel. Soulignons plutôt l’organisation manifeste d’une véritable solidarité dans un milieu jusqu’ici miné par les rivalités individualistes. De solitaire à solidaire il n’y a qu’une lettre mais plus d’un pas. Encore deux et voici la très salutaire révolution culturelle de penser et d’agir enfin ensemble concernant une pratique traditionnellement esseulée et rendue hautement concurrentielle par la logique du marché de l’art. Mais cette mutualité nouvelle doit-elle simplement conforter l’oppression en l’aménageant pour la rendre vivable, et donc durable ? On préfèrerait que cette mobilisation vise une sécession plutôt qu’une assurance. Au moment où les jeunes ingénieurs bifurquent n’est-il pas déconcertant de voir les jeunes artistes se raccorder au monde de l’art tel qu’il est ? La faute sans doute à la « professionnalisation » qui sévit dans les écoles d’art.
Les artistes travaillent, oui, certainement, et beaucoup. Mais est-ce un métier pour autant ? Sommes-nous des travailleur.ses de l’art ? Nous travaillons d’autant plus que nous ne vivons pas de notre pratique artistique. Nous sommes donc des travailleurs comme les autres pour ce qui est de « gagner sa vie », comme on dit, ce qui revient surtout à la perdre, comme on sait. Travailler pour financer une activité artistique n’est pas une mince affaire, d’autant que cela n’a de sens qu’à condition de dégager assez de temps pour pratiquer cette activité. Mais là où un travailleur distingue en général le temps du travail de celui du loisir, et cherche à augmenter les revenus du premier pour profiter du second, l’artiste quant à lui distingue le temps d’un travail alimentaire et le temps du travail artistique, méprisant le premier et s’y engageant aussi peu que possible (même quand il s’agit d’enseigner) et laissant croire à son entourage (et aux étudiants en art) que le second lui assure un revenu suffisant, par crainte de n’être pas crédible comme artiste professionnel. Reconnaître le travail artistique comme un loisir – essentiel, exigeant, nécessaire, vital – aurait du moins le mérite de lever la mauvaise conscience qui caractérise les artistes au travail. Et par là même nous épargnerait cette appellation hautement cafardeuse de « travailleur.ses de l’art ». Car non, l’art n’est pas un métier. Ou alors seulement la triste besogne de produire des objets et leurs concepts afférents au profit de l’industrie culturelle. On devrait dans ce cas dire simplement travailleur·ses de l’industrie culturelle, et laisser l’art au dimanche.
Convoquer la mythologie révolutionnaire des travailleur·ses est bien sympathique et réconfortant à nos yeux, mais n’est-ce pas se prémunir un peu vite et trop commodément de la mauvaise conscience d’œuvrer pour le royaume du luxe ? Comme si militer pour un luxe communal en 2025 consistait à rêver d’un sac Vuitton abordable au lieu de renverser la colonne Vendôme. Se libérer de l’oppression du marché requiert des stratégies d’auto-invisibilisation (cryptage, camouflage, furtivité ou simple discrétion) car il n’est pas tant question aujourd’hui de production que d’extraction de valeur. Tout ce qui est visible (au sens médiatique et non optique), rémunéré ou pas, s’offre benoîtement à l’extractivisme forcené de l’économie de plateforme. Réclamer sa part n’y changera rien. Négocier sa place conforte le dispositif.
Il faut en finir avec le travail, sortir d’un imaginaire de la production, penser la décroissance et pratiquer l’art comme une conversation, libre et non rémunérée (ou alors c’est une comédie). Cette conversation, engagée depuis 1.000.062 ans, mobilise des images, des objets, des sons, des rituels, des mots ou des gestes. Elle trouve ses lieux par les réseaux* bien mieux que dans l’exposition, média hégémonique d’une économie qui nous mène au désastre.
Si vous tombez dans un canal cela vous semblera une bonne idée de réclamer une bouée, mais l’essentiel est de sortir de l’eau. Si vous n’êtes pas encore tombé à l’eau rien ne vous oblige à y plonger en réclamant une bouée. Une fois dans la bouée, si elle ne vous est pas tombée sur la tête, elle vous entrainera dans le sens du courant. Le milieu de l’art étant solidement structuré aujourd’hui en France autour du couple marché-institution, avec les fondations d’entreprise comme courroies de transmission, nager à contre-courant, avec ou sans bouée, ne suffit pas, essayons d’en sortir.
Bon anniversaire de l’art, vive l’amateurisme et les loisirs, vive le revenu universel d’existence !
Notes :
-> * attention nous dit Maury, parler des réseaux n’est pas promouvoir Facebook, Instagram,
X et les autres, bouffis d’algorithmes toxiques, saturés de publicités ciblées, qu’il faut définitivement boycotter sans hésiter.
-> illustration :
—> 1) bassin devant le Pearl Art Museum à Shanghai, photo DeYi Studio
—> 2) Robert Filliou « whispered ART HISTORY », Clémence Hiver Éditeur, 1994
6 rue de la Planète, 30610 Sauve
–
> exemple de célébration ART’S BIRTHDAY aujourd’hui :
https://www.muhka.be/fr/activities/arts-birthday-2025/
-> en savoir plus sur les travailleur·ses de l’art :
—> « Aujourd’hui, on dit travailleur·ses de l’art » de Julia Burtin Zortea et Louise Drul.
https://www.369editions.com/aujourdhui-on-dit-travailleurses-de-lart/
—> « Notre condition. Essai sur le salaire au travail artistique » d’Aurélien Catin
https://riot-editions.fr/ouvrage/notre-condition/
Document : Lettre de Robert Filliou le 17 janvier 1973.
Chers ami(e)s,
Par un matin de 1963, improvisant L’Histoire chuchotée de l’art, j’écrivais : « Tout a
commencé un 17 janvier, il y a un million d’années. »
Drôle mais, indépendamment de la date arbitraire, il semble qu’il y ait environ un million
d’année que les êtres humains apparurent sur terre.
Pourquoi alors ne pas proclamer ce qui au départ ne fut que chuchoté, tel un dangereux
secret :
« Voici un million et 10 ans, Art était Vie, dans un million et 10 ans, il le sera encore.
Festoyons donc toute la journée, sans Art, pour célébrer ce début heureux et annoncer cette fin heureuse. »
Le fond de ma pensée ? : éventuellement, l’art doit revenir au peuple auquel il appartient.
Comment ? Et si l’Anniversaire de l’Art était prétexte à congés payés pour les ouvriers du
monde entier, à partir du 17 janvier si le poème est pris comme référence, de n’importe
quelle autre date s’il ne l’est pas ? D’abord un jour, puis deux, trois, quatre, cinq, et à
mesure que les conditions objectives et subjectives du monde le permettent, un, deux, trois
cents, et éventuellement (dans un million et 10 ans) trois cent soixante-cinq ?
Si ceci était fait, nulle autre festivité ne serait à prévoir. Les peuples joyeux n’ont besoin
d’aucune autre « chose ». Non ?
Quoiqu’il en soit, à Aix-la-Chapelle, nous avons décidé de créer un précédent.
À Aix-la-Chapelle, le 17 janvier 1973, nous (c’est-à-dire tout le monde : écoliers, ouvriers,
employés, pas seulement « gens du métier »), nous célébrerons le un million et dixième
Anniversaire de l’Art.
Une belle journée, souhaitons-le : vacances pour filles et garçons, jour férié pour les
ouvriers, musées et galeries débordant de fleurs, banderoles et lanternes par toute la ville,
orchestres, danses, bals publics, feux d’artifice…
Mes vivantes salutations
Robert Filliou
Né en 999 963 a.a (après l’art)
#42/ Les déchets dansent aussi par DeYi Studio
Sans doute avez-vous déjà vu sur votre smartphone les très courtes vidéos de Shoji Yamasaki. Peut-être même comptez-vous parmi les millions d’abonnés à son compte Tiktok ou Instagram. Depuis quelques mois Shoji Yamasaki poste des vidéos de 15″ à l’écran divisé juxtaposant deux danses identiques, un détritus à gauche et lui à droite : Littered Mvmnts (2020–ongoing).
Un sac poubelle virevolte dans un courant d’air au coin d’un mur. Un morceau de carton se plie et se déplie au gré du vent sur un trottoir. Un vieux chiffon s’agite au passage d’une automobile. Un sachet plastique transparent coincé sous un grillage se gonfle et se dégonfle. Un papier d’aluminium froissé se dresse et retombe. C’est comme le dernier souffle des objets consommés, bien décidés à une autonomie inopinée.
Autant de détritus animés par le vent, autant de mouvements habituellement indifférents à nos regards trop affairés, mais autant de gestes poétiques pour Shoji Yamasaki, autant de motifs chorégraphiques offerts à son écholocalisation de danseur. Et autant de sourires, ou de ricanements, pour ses milliers de followers sur Tiktok. Prince des nuées, son exil au milieu des huées rencontre un succès inattendu, ou un malentendu sans nom.

Shoji Yamasaki a développé un talent singulier pour voir de la danse dans l’oscillation irrégulière d’un simple bout de papier trainant par terre. La propension du shintoïsme à reconnaître une âme aux pierres ou aux arbres a peut-être infusé chez lui, jusqu’à attribuer une volonté propre aux déchets que nous abandonnons un peu partout. Il a trouvé une manière élégante de partager cette sensibilité particulière. Après plusieurs tentatives expérimentales, une forme très simple s’est imposée qui lui vaut son audience récente sur les réseaux sociaux. Shoji Yamasaki incorpore les spasmes, soubresauts et tremblements des déchets observés dans la rue, et il les réactive aussi fidèlement que possible en s’agitant à leur manière. Là est son geste artistique. De ces gestes minimalistes improbables s’ensuivent des vidéos qui confrontent brièvement côte à côte les deux mouvements synchronisés. Celui du modèle de rebut enregistré sur place à l’improviste, et celui de Shoji Yamasaki, mime halluciné d’un paquet de bonbons ou d’un sachet de chips, filmé dans un contexte similaire. Pour parfaire son mimétisme cinétique Shoji Yamasaki prend soin de s’habiller de façon comparable. En blanc s’il s’agit d’un plastique blanc, en gris ou noir pour un sac poubelle, en body argenté pour un emballage en aluminium, en brun pour un carton, jaune pour une enveloppe de Pulparindo, etc. Il précise toutefois dans un interview qu’il n’utilise que les vêtements qu’il a sous la main chez lui, et qu’il n’achète jamais ni ne fabrique aucun costume pour une vidéo, afin de ne pas produire davantage de déchets. À la fin d’une première compilation postée sur YouTube il y a trois ans vous pourrez lire aussi : « Tous les déchets présentés dans cette vidéo ont été ramassés et mis dans un sac, rejoignant ainsi les quelque 728 000 tonnes d’autres déchets produits chaque jour aux États- Unis et destinés à être enfouis dans les décharges ».

Des pièces chorégraphiques de 15″ donc, postées, repostées et repostées encore sur Tiktok. Jusqu’à atteindre des millions de vues. Le succès pour de mauvaises raisons fait sans doute partie de l’équation qui nous intéresse pour de bonnes raisons. Cette équation opère une drôle de résolution en introduisant la variable de l’humour entre son geste radical hérité des avant-gardes artistiques confidentielles et sa réception collective massive sur les réseaux sociaux. À part la haine, la rigolade reste ce que les algorithmes mobilisent le plus facilement pour capter l’attention et optimiser l’engagement. Mais la blague est juste une parenthèse qui dénature beaucoup moins le propos que le whitecube ne le désactive. Est-ce un savant calcul de la part de Shoji Yamasaki ? Pas sûr. C’est plus probablement une affaire de génération, par où la culture mute selon l’environnement technologique de l’époque.
Pour sonder l’abîme entre générations (entre étudiants et enseignants par exemple) on notera sur son site web l’aplomb avec lequel Shoji Yamasaki (diplômé de CalArts à Los Angeles en 2023) revendique son engagement depuis quinze ans comme bénévole pour l’ASPCA (American Society for the Prevention of Cruelty to Animals), expliquant doctement qu’il a sauvé une trentaine de lapins handicapés et précisant fièrement qu’enfant il a été cité en 2009 dans l’édition annuelle de l’ASPCA Kid’s book. Les sous-cultures japonaises ou californiennes n’expliquent pas tout. Il y a moins de cinq ans pas un artiste raisonnable n’aurait mentionné sérieusement une telle référence dans son CV. Mais aucune dérision semble-t-il ici, et nulle ironie de ce côté aujourd’hui. Plusieurs de ses créations chorégraphiques sont inspirés du langage corporel que les lapins utilisent pour communiquer entre eux… Cela nous laisse un peu rêveurs, mais quel bonheur de regarder danser malgré tout Shoji Yamasaki. Malgré tout. Malgré les immondices, malgré les élections, malgré les incendies, malgré l’effondrement, malgré nous, les artistes se sauvent et nous sauvent.

-> illustrations : copies d’écran Youtube de vidéos de Shoji Yamasaki
-> compilation sur Youtube de quelques vidéos publiées sur Tiktok :
LITTERED MVMNTS | A Dance Film by Shoji Yamasaki
https://youtu.be/VeWFZV1FWFs
(peu de vues sur Youtube, contrairement à Tiktok)
-> site web de Shoji Yamasaki :
https://www.shojiyamasaki.com/

