
L’image de Black Herald Press est principalement celle d’un éditeur de poésie, ayant la particularité de publier des ouvrages en français, en anglais ou bilingues (la langue de départ pouvant alors être l’une de celles-ci, ou une autre comme par exemple pour quelques auteurs d’Europe de l’Est…). Cette image est cependant réductrice (due, sans doute, au fait qu’il s’agit d’une maison où la fiction reste minoritaire) car son catalogue fait aussi la part belle aux essais littéraires – essais sur la littérature, mais aussi textes attachés à brouiller les limites établies entre étude philosophique et poésie. En des temps où la viabilité des projets éditoriaux échappant au modèle dominant apparaît problématique, TINA a souhaité en savoir plus sur un éditeur réputé « confidentiel » mais qui, s’appuyant sur un noyau fidèle de lecteurs, compte déjà quinze ans d’existence.
Peux-tu nous résumer l’histoire de Black Herald Press et de la revue The Black Herald ?
Tout a commencé en 2010 quand Paul Stubbs, poète britannique installé en France et qui avait par ailleurs un éditeur en Grande-Bretagne, a retrouvé le manuscrit d’un poème d’une trentaine de pages, composé plusieurs années auparavant, et a entrepris de le réviser : traductrice de profession, ce que je suis encore aujourd’hui, je lui ai alors proposé de le publier en fondant une petite structure associative ; nous avons ainsi décidé de faire paraître simultanément ce poème, Ex Nihilo, et un recueil de poèmes que j’avais écrits en anglais, Clarities. Puis, plus ou moins simultanément, nous avons créé une revue de littérature anglo-française, The Black Herald, qui reprenait le nom de la maison, Black Herald Press, directement emprunté au poète péruvien César Vallejo, grand novateur dont le premier recueil, Los Heraldos Negros (The Black Heralds / Les Hérauts Noirs) fut publié en 1918, avant son départ définitif pour Paris en 1923. Nous souhaitions inscrire la maison d’édition dans une tradition d’innovation, à même de fédérer des énergies littéraires et des écritures multiples sous le sceau de l’originalité, sans restrictions temporelles, thématiques, de registre ou de genre ; dans les cinq numéros papier parus entre 2011 et 2015, nous avons cherché à publier tant des fictions courtes, des fragments, de la poésie, que des essais.

La ligne éditoriale est-elle restée la même ?
Après avoir cessé la publication papier de la revue, nous nous sommes davantage concentrés sur des ouvrages poétiques, souvent pour faire découvrir ou redécouvrir des poètes anglophones tels que David Gascoyne, Gregory Corso, Kathleen Raine, W.S. Graham, mais aussi le tchèque Egon Bondy, et également des poètes contemporains tels que l’Américaine Kathy Farris, les Françaises Jos Roy et Emma Moulin-Desvergnes, la Roumaine Ana Blandiana, le Britannique David Spittle, l’Américain Anthony Seidman. Pour autant nous ne nous sommes pas limités à la poésie : nous publions aussi des fictions courtes et des essais, dont l’un signé D.H. Lawrence (Le Chaos en poésie) qui marche très bien, d’autres portant sur Queneau et Cioran (par Jean-Pierre Longre), le peintre Francis Bacon (par Rosamond Richardson), Léon Chestov le « philosophe tragique » (Chestov & Schwarzmann, lequel est davantage un récit-essai, en définitive, signé Nicolas Cavaillès) ou encore Rimbaud (l’essai que Victor Segalen lui a consacré en 1906, et dont nous avons signé la première traduction en anglais).
Vous donnez l’impression de jeter un pont entre ces auteurs que les anglophones appellent les modernistes, ceux qui ont souvent vécu et publié à Paris au temps de la librairie « Les Amis du Livre d’Adrienne Monnier » et des débuts de « Shakespeare & Co. » qu’a fondé sa compagne Sylvia Beach… Revendiquez-vous cette continuité ?
Ce qui nous stimule avant tout, ce sont des textes « originaux », c’est-à-dire affirmant leur singularité et qui, même en s’inscrivant parfois dans une tradition établie, prennent des risques avec les normes et les détournent avec talent, des écritures capables de résister à l’épreuve du temps, à la vulgarisation et aux dangers d’une littérature écrite et lue comme un produit de consommation immédiate – sans que nos « goûts personnels » soient les seuls juges tyranniques en la matière. Nous aimons aussi la littérature qui repousse les limites de ce que le langage est capable ou non de faire, pas forcément « expérimentale » dans le sens fermé du terme (chaque aventure linguistique individuelle ayant nécessairement sa part d’expérimentation) – raison pour laquelle nous trouvons (fort subjectivement) ennuyeuse une majeure partie de la poésie passée et présente.



TINA voudrait connaître le modèle économique que vous utilisez ? Votre choix ou non-choix de ne pas avoir de distributeur-diffuseur.
Sans compter les 5 numéros de la revue, nous avons à présent publié trente-trois d’ouvrages – ce qui est peu en 15 ans. Si nous pouvions nous occuper à temps plein de la maison d’édition, nous choisirions sans doute de publier davantage d’ouvrages et de prendre également un diffuseur-distributeur, mais nous abandonnerions alors l’idée d’avoir « les pleins pouvoirs », car il est appréciable de contrôler d’un bout à l’autre la création (travail et échanges avec les auteurs, mise en page, publication et diffusion), sans pressions extérieures. Il n’y a que l’impression que nous ne pouvons pas gérer, et c’est parfois problématique.
Vous semblez viser à la fois un lectorat francophone et un lectorat anglophone. Ce doit aussi avoir des implications concrètes.
Pour chaque ouvrage, nous « envisageons » un lectorat possible, conscients que les textes unilingues ne seront accessibles qu’à des lecteurs francophones ou anglophones, tandis que les livres bilingues auront pour cible un lectorat plus large, par exemple le dernier recueil d’Antony Seidman, That Beast in the Mirror / Cette bête dans le miroir, dont les poèmes traduits sont également inédits en version originale ; en revanche, celui de Katie Farris, paru l’an passé, Alive in the Forest of Being / Debout dans la forêt du vivant, a déjà été publié aux États-Unis par Alice James Books, et même si nous proposons le texte original en regard de la traduction de Sabine Huynh, ce recueil s’adresse avant tout à des lecteurs francophones – de la même manière que le recueil de la grande poétesse roumaine Ana Blandiana, Ma Patrie A4, traduit en français par Muriel Jollis-Dimitriu, est réservé aux francophones, puisque sa traduction en anglais a été publié en Grande-Bretagne par Bloodaxe Books. Inversement, l’essai de Victor Segalen sur Rimbaud est davantage réservé aux anglophones (il était jusque-là inédit en anglais), puisqu’on le trouve en français chez d’autres éditeurs – même si les notes de notre édition apportent des éclaircissements nouveaux sur le texte original. Cela requiert une adaptation constante de notre approche éditoriale. Et même si nous aimerions pouvoir publier davantage d’ouvrages en traduction, tout est question de temps et de moyens.
Une idée de vos ventes moyennes, la part en direct et la part librairie ?
Nous vendons principalement depuis notre site, et un peu moins en librairie (quoique beaucoup de libraires passent commande en moyenne d’un ou deux exemplaire d’ouvrages réservés par des lecteurs) ; le nombre de librairies « amies » francophones et désireuses de nous accompagner s’est malheureusement amenuisé au fil du temps, entre autres parce que nous manquons de temps pour promouvoir nos ouvrages auprès de ces indispensables passeurs (tâche laborieuse et parfois peu gratifiante), et nous avons eu quelques déboires fâcheux (factures non honorées, librairies qui ferment et ne rendent pas toujours les ouvrages confiés en dépôt, etc.), ce qui ne nous a rendus prudents. Nous ne proposons plus que très rarement de laisser les livres en dépôt et préférons les ventes fermes avec une remise libraire avantageuse en fonction du nombre d’exemplaires achetés.
Et pour l’étranger ? (Puisque nous venons justement d’évoquer la question des ouvrages en anglais, ou autres…)
Plusieurs librairies étrangères ont pu proposer certains ouvrages par le passé, mais, là encore, il était compliqué de gérer les dépôts de loin. En revanche, certaines bibliothèques étrangères proposent (presque) tous nos livres, dont la National Poetry Library (Londres), la bibliothèque de la Fondation Jan Michalski (Suisse) ou encore la bibliothèque de l’Université de Buffalo (État de New York).


Deux livres incroyables de votre catalogue qui n’ont pas encore rencontré assez de lecteur.trice.s ?
Nous avons publié deux livres de Jos Roy, dont & dedans quantité de soleils, long poème consacré à Van Gogh et à ses soleils impossibles, publié en version bilingue ; la poétesse française nous a quittés au printemps 2023, sans que nous ayons eu le temps d’organiser quelques lectures de ce texte fascinant, et je regrette que sa parution n’ait pas été plus remarquée, alors que son premier recueil (épuisé) a été un succès.
https://www.blackheraldpress.com/etdedansquantitedesoleils-josroy
Le recueil Cercles, d’Emma Moulin-Desvergnes, autre poétesse contemporaine française et sa « poésie des cendres », mérite de rencontrer un lectorat plus vaste – mais cela viendra au gré du temps, étant donné que nous continuons de promouvoir nos publications sur le long terme.
https://www.blackheraldpress.com/cercles-emma-moulin-desvergnes
Votre catalogue couvre un large spectre mais on sent un cap, une logique qui ressort quand vous publiez des écrivains, anciens et modernes, réagissant à l’œuvre d’autres écrivains.
Paul Stubbs et moi avons chacun des lectures très éclectiques – lui lit sans doute davantage de poésie, beaucoup de philosophie et d’essais, tandis que je lis avant tout des romans, un peu de poésie et de la non-fiction, toutes époques et pays confondus. Cela peut paraître paradoxal, mais les contemporains ne représentent qu’une petite part de nos lectures. En ce qui me concerne, il y a beaucoup d’auteurs anciens et modernes auxquels je suis fidèle, John Donne, René Char, D. H. Lawrence, Victor Segalen, Mary Shelley, Iris Murdoch, Yourcenar, David Gascoyne, et je lis également au fil de découvertes, dont celle, récente, du poète nigérian igbo (et anglophone) Christopher Okigbo (1932-1967). Paul, dans le champ poétique, se tournera davantage vers W. B. Yeats, Ted Hughes, Anne Sexton et Sylvia Plath, Wallace Stevens et R. S. Thomas, ainsi que vers la poésie d’Europe de l’Est (entre autres Zbigniew Herber et János Pilinszky). Cet éclectisme se retrouve dans nos choix en tant qu’éditeurs : David Gascoyne est l’un des seuls surréalistes anglais, W. S. Graham un « martyr » solitaire de la poésie, Segalen est évidemment un « classique » alors que Gregory Corso appartient à la Beat Generation et qu’Egon Bondy a été mis en musique dans les années 1970 par le groupe rock dissident Plastic People of The Universe, mais pour nous les publier est également cohérent.

Un regard, un commentaire sur la poésie contemporaine ? Vos livres remarquables de poésie de ces dernières années ?
Sans doute sommes-nous des lecteurs très circonspects (et sévères ?), raison pour laquelle certains textes, peu importe leurs qualités apparentes, nous laissent indifférents, mais surtout nous nous méfions des engouements trop rapides et des modes littéraires. En poésie contemporaine, j’apprécie le travail de Pierre Cendors, de Martine-Gabrielle Konorski (dont nous avons publié un recueil de proses poétiques), de Nathalie Riera, de Sabine Huynh (également traductrice de poésie, qui nous a fait découvrir le travail de Kathy Farris) ; côté anglo-saxon, Paul et moi admirons tous deux le travail d’Ilya Kaminsky, poète américain d’origine ukrainienne, l’œuvre de la Britannique Alice Oswald (en partie héritière de Ted Hughes), et je traduis ces temps des poèmes de James Byrne, lui aussi Britannique, dont le dernier recueil, The Overmind, vient de paraître en Grande-Bretagne.
Tu parlais d’un nouveau projet numérique…
En 2015, après cinq numéros papier de la revue (proposant de la poésie, de la fiction, des essais, des entretiens, de la non-fiction et même du théâtre), comme je l’ai dit nous avons souhaité privilégier la publication d’ouvrages individuels et ainsi suspendu la publication de la revue. À présent, dix années plus tard, tout en poursuivant la publication de livres, nous avons décidé de faire renaître The Black Herald / Le Héraut noir sous forme numérique afin de présenter des voix diverses. Pour l’heure, nous envisageons de ne publier que des essais littéraires et des critiques. Nous acceptons des propositions de textes ici : https://www.blackheraldpress.com/magazine
Nous verrons par la suite si nous allons étendre l’expérience à d’autres types de textes, ou conserver cette dualité entre la revue et les éditions papiers, qui pourraient aussi à l’avenir une plus forte proportions de textes de fiction.
Le site :
https://www.blackheraldpress.com
Pour commander les ouvrages :
https://www.blackheraldpress.com/acheter-en-ligne-buy-online
Blandine Longre est traductrice littéraire. Elle traduit des essais, notamment sur la musique et les beaux-arts, ainsi que plusieurs poètes et romanciers anglophones (parmi lesquels Tabish Khair, Rachel Cusk, Chimamanda Ngozi Adichie, Téa Obreht, Akwaeke Emezi, Christopher Bollen, Anne Roiphe, Gregory Corso, D. H. Lawrence) pour diverses maisons d’éditions françaises (dont Calmann-Lévy, Gallimard, Robert Laffont, Notes de nuit, Le Sonneur, Hachette, Albin Michel). Elle a fondé et animé la revue numérique Sitartmag (1999-2009), et a collaboré à plusieurs revues comme critique littéraire. Deux recueils de poésie en langue anglaise, Clarities et Cosmographia, ont paru respectivement en 2010 et 2015.
https://blongre.wixsite.com/blandinelongre