Le texte qui suit a été rédigé au cours de l’année scolaire 2010-2011 et devait figurer dans un numéro spécial de la précédente incarnation de TINA, Bestiaire, projet qui n’a pu voir le jour. Récemment, ayant appris par Christine Lapostolle que la souris venait, croyez-le ou pas, de garer son yacht (son paquebot) dans le port de Brest, l’envie m’a pris de lui offrir une seconde chance. Si TINA est de retour — with a vengeance —, le moins qu’on puisse dire est que Mickey, dans l’intervalle, a prospéré (au risque de développer, au fil des années, quelques symptômes morbides d’obésité capitalistique) : après Pixar et Marvel, la Walt Disney Company a fait l’acquisition en 2012 de Lucasfilm, mettant ainsi la main sur les franchises Star Wars et Indiana Jones, de même que sur l’incontournable fournisseur d’effets spéciaux Industrial Light & Magic ; elle a racheté, en 2019, l’ancienne 20th Century Fox, non sans avoir, entre temps, investi le marché asiatique via sa nouvelle filiale en Inde, ouvrant par ailleurs un parc d’attraction à Shanghai en 2016 ; en parallèle de cette stratégie d’expansion forcenée, ses différentes plateformes ont permis à la société d’entreprendre de verrouiller l’accès à des contenus qu’on avait fini par croire relever du domaine public, démontrant sa maîtrise des nouvelles règles du jeu tout en usant de son statut unique dans l’industrie du divertissement. « Tout doit changer pour que rien ne change » : Eurodisney, que je mentionnais en 2011, Nicolas y avait affiché sa Carla, est depuis devenu Disneyland Paris ; de mon côté, peu amateur de parcs à thèmes mais plus œcuménique qu’auparavant en matière de musique, j’avoue que je n’aurais aucun scrupule, le cas échéant, à accompagner ma fille, née précisément en 2011, à un concert de Miley Cyrus, autre transfuge du Club Mickey après Britney Spears — Britney dont je parlais abondamment dans mon texte et qui, à force d’infortunes (les « infortunes de la vertu » ?) est devenue quasi une icône du féminisme ; plus malaisant, des actrices mortes comme Carrie Fisher (la princesse Leïa) continuent de jouer dans des films, et ses collègues vivants sont de plus en plus difficiles à distinguer de personnages de dessin animé : sans doute la souris star dont j’ai voulu fait le portrait a-t-elle perdu là un certain avantage compétitif, c’est la rançon de l’innovation… Et demain ? Disney, passé dans les années 2010 de l’exaltation des valeurs familiales à celle de la diversité et de la sororité — qui est aussi une valeur familiale —, fera-t-il demain l’éloge du patriarcat et de la pureté raciale pour plaire à Donald Trump ? Est-il vrai que la firme, malgré son apparence de monopole, connaît des turbulences et s’inquiète du vieillissement relatif de son public ? Quinze ans après ma première tentative, Mickey se refuse toujours à tout commentaire…
Dans la forme de radoub. Photo Christine Lapostolle.
« La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother. »
Notes : 1 Barbey d’Aurevilly, à propos du célèbre dandy Beau Brummell. Ceci n’est pas sans faire écho au jugement du cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein sur l’art de Walt Disney : ‘an example of the art of absolute influence – absolute appeal for each and everyone.’ (Ronald Bergan, Sergei Eisenstein: A Life in Conflict, The Overlook Press/Peter Mayer Publishers, Inc.: Woodstock, New York, 1999, p. 198). Pas sûr, cependant, qu’une traduction française de la citation d’Eisenstein recourrait au terme « d’influence », lequel, en anglais peut prendre une connotation plus absolue, presque narcotique.
2 Oswald le Lapin Chanceux, créé, comme Mickey, par Walt Disney et le dessinateur Ub Iwerks, fut ravi à ses concepteurs par l’habileté procédurière de leur producteur Charles B. Mintz.
5 Cet aspect de « l’anarchiste devenu flic » est remarquablement analysé dans le chapitre inaugural d’un récent ouvrage de Pierre Pigot, L’Assassinat de Mickey Mouse, puf, collection Travaux pratiques, 2O11.
6 Les Tijuana Bibles étaient des publications pornos clandestines très prisées dans les années 30 à 50, qui trouvaient un aliment fantasmatique de choix dans le culte des stars d’Hollywood mais aussi des personnages de dessin-animé ou de BD. Dans le hors-série du magazine Beaux Arts sur le sujet Un siècle de BD américaine (août 2010) on trouve reproduite une planche mettant ainsi en scène la rivalité sexuelle supposée entre Mickey et Donald, à la défaveur du premier… Or dès la fin des années 30, la perte de popularité de la souris assagie au profit de son ex-sidekick le canard mal embouché constituait un fait commercial avéré ! Un tel détournement des personnages Disney a ainsi pu représenter moins une profanation qu’une autre facette de leur pouvoir de fascination.
7 Son lancement, à l’initiative du Français Paul Winkler, remonte à 1934.
9 Dans son « premier grand succès », Steamboat Willie, 1928, il transforme les bêtes non humanisées qui l’entourent en instruments de musique vivants ― l’occasion pour son créateur d’expérimenter pleinement les possibilités, alors encore neuves au cinéma, du son.
Légende première image : La tête de Mickey, pièce maîtresse du défunt Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne.
Depuis dix ans Liu Yi dessine chaque jour avec ses doigts sur l’écran de son téléphone portable et partage aussitôt ses dessins avec son cercle d’amis sur WeChat Moment (fonctionnalité de WeChat – équivalent chinois de WhatsApp – qui s’apparente à Instagram, sans publicités). En avril 2022 nous avons présenté à Shanghai ses « peintures » sur smartphone dans la rue Xinhua (programme Xinhua Art Service). L’entretien ci-dessous, enregistré avec Liu Yi à cette occasion, n’avait pas encore été transcrit ni traduit.
Comment cette série de peintures sur téléphone portable a-t-elle débuté ?
Je me souviens que l’origine de cette série remonte à une exposition d’ukiyo-e japonais que j’ai vue au British Museum de Londres en 2013. À cette époque la mode en Chine était aux peintures gigantesques, et les œuvres de très petit format présentées dans cette exposition m’ont immédiatement interpellé. Cela m’a profondément touché et aussitôt inspiré. Je n’avais pas encore commencé cette série sur smartphone, et je travaillais à ce moment là sur des peintures traditionnelles, mais au fond de moi j’ai pressenti que j’avais l’idée.
En 2014, j’ai accompagné ma femme à l’hôpital pour son accouchement. J’avais emporté un carnet Moleskine. Je l’ai accompagnée pendant un mois et j’ai tout dessiné au stylo. Les croquis de ce carnet sont en quelque sorte les prémisses de mon travail de peinture sur smartphone.
L’écran du smartphone est très petit, utilises-tu vraiment seulement tes doigts pour dessiner ?
Je sais que David Hockney, désormais célèbre, utilise un iPad et un stylo spécial, mais moi, j’utilise mes doigts pour dessiner sur mon téléphone. Je ne suis pas opposé à l’utilisation d’un stylet, mais le processus, pour moi, est plus naturel et confortable avec mes doigts. On dit en Chine que les dix doigts sont reliés au cœur ! (十指连心 – Shi Zhi Lian Xin – dix / doigt / relié / cœur). Dans cet esprit, le développement de la technologie m’a plutôt incité à revenir au geste préhistorique de la main.
Quel logiciel utilise-tu ? As-tu parfois besoin de zoomer sur les détails pour dessiner ? Ou travailles-tu seulement à l’échelle du petit écran ?
J’ai utilisé sketchbook, puis une version améliorée. Les fonctions que j’utilise sont vraiment limitées, juste un pinceau et rien d’autre. J’ai parfois besoin de zoomer pour dessiner les détails.
Prends-tu d’abord une photo ? Dessines-tu à partir de photos ? Ou fais-tu un brouillon ?
Rien de tout cela. Mes peintures sur smartphone peuvent se résumer à quatre types : croquis instantanés, impressions laissées dans mon esprit à un moment précis, émotions présentes, et imagination totale (fantasme).
En ce qui concerne l’utilisation des couleurs, certaines peintures sont très réalistes et d’autres très abstraites. Les couleurs de fond semblent ajoutées, sans laisser de vide. Comment envisages-tu cela ? Enregistres-tu les palettes de couleurs pour chaque tableau ? Es-tu attentif à ce que le résultat final présente un ton homogène ?
En fait, c’est basé sur l’impression du moment, et c’est très décontracté. Parfois, au réalisme s’ajoutent des émotions très subjectives. La couleur de fond est également adaptée au moment présent, sans laisser de blanc. Il y a différentes façons de gérer les situations, en fonction de l’humeur du moment. Par exemple, si je pense que le chien couché au soleil devant moi a un superbe collier bleu, je peux traiter cette partie du dessin de manière réaliste, puis l’assortir d’un fond jaune imaginaire… Je n’enregistre pas la palette de couleurs après chaque peinture, je recommence à chaque fois.
Parmi les quatre groupes d’œuvres présentées dans les panneaux, un ensemble de petites peintures de 2020 est très particulier. Le dessin du premier jour est à peine modifié le second jour. Quelque chose comme une petite animation ? C’est intéressant, c’est quelque chose que l’on ne peut pas faire avec une peinture traditionnelle.
Oui, c’est bien observé ! Pendant un certain temps, j’ai essayé de dessiner la même image deux fois, et le deuxième jour, j’ai ajouté quelques traits à la première image pour créer une peinture légèrement différente. Vous pouvez maintenant voir que j’ai également créé de petites animations qui peuvent être considérées comme le résultat de ces expériences.
Je viens de dessiner un portrait de Paul en train de parler ! Je l’ai envoyé à mes amis sur WeChat Moment ! Haha ! Regarde, cette tache blanche aléatoire est un chien.
La peinture traditionnelle nécessite souvent de redessiner, d’effacer et de recommencer. La peinture sur smartphone propose-t-elle ces opérations ? Utilises-tu plusieurs niveaux de calques ?
Cela dépend de la situation et de chaque création. J’utilise les calques. Parfois, je reviens au calque de base, parfois je le laisse tel quel et je conserve son état imparfait. Parfois le processus est très rapide et désinvolte, parfois très lent et je me concentre sur les détails.
Il semble impossible d’être très précis avec les doigts. En tant qu’artiste expérimenté comment assumes-tu cette maladresse qui s’apparente à une régression vers le dessin d’enfant ? Est-ce inconfortable ?
Je pense que la soi-disant finesse de la peinture ne se limite pas à des coups de pinceau précis, mais aussi au traitement des détails. Par exemple, une fine ligne tracée entre deux grands aplats de couleur permet de comprendre le processus de création. Dans la peinture chinoise de paysage, le style interprétatif (寫意, Xie Yi, dessin de la pensée) et le style minutieux (工笔 Gong Bi, pinceau précis) sont complètement différents, mais on retrouve dans les deux cas le sens de la finesse de l’artiste. Les premières œuvres de Rothko (les scènes de métro) étaient riches en détails, mais on ne peut pas dire que ses œuvres de sa maturité, avec de grandes étendues de couleur, soient dénuées de finesse.
Lorsque je peins, je reste attentif aux objets et aux sentiments spécifiques. Parfois, un trait est répété plusieurs fois, à l’aveuglette, dans l’espoir d’atteindre un certain degré de perfection ; et parfois, je le laisse volontairement très lâche, très libre. Pour ma part, je dirais de ce type de création sur smartphone : plus lent qu’un appareil photo, plus rapide qu’une peinture.
À propos des thèmes, on remarque que tu traites souvent de motifs relatifs aux hôpitaux dans tes dessins sur smartphone.
Oui. Je suis né avec un handicap aux jambes et j’ai grandi dans les hôpitaux, avec plus de 20 opérations chirurgicales, mais quand j’étais plus jeune je n’avais pas besoin d’être dans un fauteuil roulant et j’ai aimé marcher. Peut-être ai-je fait trop d’exercices, et j’ai dû commencer à me déplacer en fauteuil roulant en 2018. J’ai subi de nombreux traitements et j’ai même souffert de dépression pendant un certain temps. Mon quotidien à l’époque consistait à aller à l’hôpital, à consulter des médecins chinois et occidentaux, et tout ce que je voyais devant moi, c’était du matériel médical, des boules de coton, des cathéters, etc. Mes peintures sur téléphone portable sont la façon dont j’enregistre ma vie quotidienne.
De nombreux dessins rappellent notre propre expérience à l’hôpital pendant la pandémie. Est-ce volontaire ?
Je n’ai pas cherché délibérément une résonance, mais simplement suivi la vie réelle. Ce projet dure depuis exactement huit ans. Huit ans, cela semble long, mais pour moi il ne s’agit pas du tout de persévérance, c’est devenu une chose naturelle à faire tous les jours, et je suis heureux d’y penser ! C’est simplement un enregistrement de la vie quotidienne, parfois c’est un oiseau, parfois c’est un hôpital… c’est la vie tout entière.
Parfois, il n’y a pas d’objets identifiables, juste des blocs de couleur abstraits. De quoi s’agit-il ?
Il peut s’agir de scènes fugaces, comme une voiture qui roule à toute allure. J’utilise mes yeux pour « prendre un instantané » et l’enregistrer dans mon cerveau, puis le peindre plus tard ; ou il peut s’agir du témoignage d’une émotion à un moment donné, généralement malheureux, et je dois trouver une couleur pour l’exprimer. Quand je suis heureux, tout respire le bonheur. Quand je suis heureux, je regarde tout et mes peintures sont figuratives.
Pourquoi y a-t-il souvent des oiseaux dans tes peintures ?
Le thème des oiseaux est assez récent. Il est lié à une autre de mes séries, « Birdsong Radio ». Au début du mois d’avril 2021, à Shanghai dans les circonstances particulières que l’on sait, un jour où je prenais un bain de soleil sur mon balcon, le silence régnait autour de moi et je n’entendais que l’ambulance dans la rue. Soudain, j’ai entendu un chant d’oiseau. J’étais très heureux et enthousiaste. Je l’ai enregistré avec mon téléphone portable et je l’ai envoyé à mes amis. Je ne m’attendais pas à recevoir autant de commentaires positifs, témoignant que les chants d’oiseaux étaient touchants et apaisants, car il y avait beaucoup de messages d’énergie négative à cette période. Ce soir-là des étudiants de Songjiang m’ont envoyé des chants d’oiseaux enregistrés depuis chez eux… J’ai trouvé l’idée intéressante, et j’ai alors invité tous les amis de mon groupe WeChat à enregistrer des chants d’oiseaux du monde entier, puis je les ai collectés et publiés sur WeChat Moments ; c’est ainsi que ce projet a commencé. Jusqu’à présent, j’ai reçu plus de 1 000 chants d’oiseaux du monde entier et j’en ai déjà publié plus de 500 dans mon WeChat Moments. Il est intéressant de noter que j’ai reçu beaucoup de chants d’oiseaux au début du projet, mais que le nombre de chants diminue lentement – peut-être est-ce le signe que les gens ont repris une vie normale ? C’est une bonne chose.
Tes oiseaux ressemblent souvent à des perruches.
Tous les oiseaux que je dessine sont imaginaires, j’écoute ma « Birdsong Radio » et j’imagine de quel oiseau il s’agit. Parfois c’est un oiseau boxeur, parfois c’est un oiseau mouillé un jour de pluie, un oiseau triste, un oiseau heureux…
Il y a quelques mois, lors du du festival Art Field Nanhai Guangdong, j’ai animé un atelier dans un parc du patrimoine. Différents chants d’oiseaux ont été diffusés dans différents espaces du parc. Parallèlement, les villageois voisins ont été invités à venir les collecter, dans l’espoir que cela devienne peu à peu un projet public permanent. Les villageois et moi-même avons travaillé ensemble pour analyser la forme des oiseaux, écouter le chant des oiseaux et dessiner des oiseaux imaginaires. Au début, beaucoup de gens se croyaient loin de l’art et n’osaient pas participer, mais je leur ai dit : ce projet n’exige aucune compétence en dessin, il exige seulement la capacité de sentir, de capter le chant des oiseaux et de les collecter, et le tour est joué. Il n’est pas de question de savoir si c’est bon ou pas. Maintenant, certaines vieilles dames du coin m’envoient plusieurs messages par jour !
Continues-tu aujourd’hui à peindre des tableaux traditionnels en même temps que tu en crées sur ton smartphone ?
Actuellement je ne peins plus, je travaille uniquement sur mon téléphone portable. Mais difficile de prédire la suite. Un jour peut-être les téléphones portables disparaîtront et tout le monde retournera à l’âge des cavernes. Mais il est plus probable que les téléphones portables deviennent encore plus puissants. Dans ce cas je pense que l’humain aura d’autant plus d’importance, et en art les maladresses seront encore plus précieuses.
Je garde une attitude ouverte face à l’avenir, et il est difficile de définir le type d’œuvres que je vais créer. Compte tenu des différentes conditions et méthodes d’exposition, mes œuvres peuvent être des vidéos, des peintures, des expositions en ligne, des journaux intimes, etc. Par exemple, dans cette présentation sur les panneaux de la rue Xinhua, j’ai choisi quatre mois sur quatre ans, et c’est aussi une forme de reproduction différente, alors j’espère que j’aurai à chaque fois un sentiment de fraîcheur. La forme n’est pas importante, l’essentiel est que je sois très heureux de trouver cette forme de création et de pouvoir avoir ce type d’interactions et de communication avec les téléphones portables tous les jours.
Vois-tu un lien entre ta formation antérieure et ton travail actuel ?
J’ai d’abord appris la peinture à l’encre dans le style traditionnel chinois (Xie Yi). Je ne comprenais pas très bien à l’époque, mais en y repensant aujourd’hui, c’était une bonne formation à l’observation. J’ai fréquenté le Palais des Enfants quand j’étais jeune, puis j’ai intégré l’Institut des Beaux-Arts de Shanghai pour étudier le graphisme. Nous avons alors eu comme professeurs des artistes de renom tels que Ding Yi, Yu Youhan et Ji Wenyu. Le professeur Ding Yi nous a appris à dessiner d’après nature (sessions de travail dans le village de Jiading, aujourd’hui un district de Shanghai), à comprendre les couleurs, à se méfier de l’expressivité, à préserver l’objectivité et à s’inspirer des codes de la peinture classique. Le professeur Yu Youhan nous faisait dessiner de petites esquisses et ajuster constamment les proportions des objets dans une composition. Personnellement, je pense que c’était très intéressant et que j’ai appris beaucoup plus que lors de mes études universitaires ultérieures (Section design de l’Académie des Beaux-Arts de Shanghai). Cette formation m’est très utile pour mon travail actuel.
Quelle a été la première présentation publique de ce travail ?
En 2016, j’ai eu l’occasion de participer à l’exposition du prix de peintures de John Moores China. À l’époque, j’avais déjà commencé cette série sur téléphone portable depuis un certain temps, mais elle n’avait jamais été exposée. J’ai alors demandé si je pouvais envoyer une peinture sur smartphone. L’organisateur s’est montré réticent, car je pense qu’il n’avait jamais eu affaire à ce genre de travail, et la règle veut que vous présentiez une peinture matérielle pour l’exposition. À l’époque, j’étais également très hésitant. D’un côté, j’avais le sentiment que mes œuvres n’étaient pas des peintures, mais de l’autre, j’avais le sentiment qu’il s’agissait bel et bien de peintures ! Finalement, le commissaire a accepté d’exposer mon travail au Old Minsheng Art Museum (Red Square, Huaihai Road). C’était la première fois que ma série de peintures sur téléphone portable était exposée dans un musée d’art officiel, et c’était mes débuts dans ce que l’on appelle le cercle des professionnels de l’art. L’exposition se composait de 16 petites peintures imprimée à la taille d’un iPhone, ainsi que des versions numériques sur de petits écrans.
Quel rapport vois-tu entre l’envoi quotidien de dessins sur smartphone et leur compilation mensuelle sous forme de diaporama vidéo ? La durée de chaque compilation est différente. Fais-tu une sélection lorsque tu réalises les vidéos ?
La technologie m’a conduit là, c’est assez naturel. Tout comme les gens publient tous les jours sur WeChat Moments pour présenter leurs enfants et leurs voyages, chose inhabituelles auparavant et désormais inévitables. J’utilise mon téléphone pour créer et publier tous les jours sur WeChat Moments, c’est devenu une habitude et un moyen d’être seul avec moi-même. J’en suis très heureux. Que mes créations soient des croquis instantanés, des témoignages émotionnels, des impressions et des reproductions imaginaires, elles sont toutes improvisées et instantanées, capturant la fraîcheur de la vie au quotidien, plutôt qu’un lent processus d’élaboration en studio. Publier sur WeChat Moments aujourd’hui, c’est comme un journal intime. Les jours où je n’ai pas d’idées je dessine quand même. Je suis bien sûr heureux d’avoir un retour instantané de la part de mon cercle d’amis, mais je ne l’attends pas particulièrement.
Je ne fais pas de compilations vidéos tous les mois, et il m’arrive d’en faire sur plusieurs mois, à des fins d’archivage. Lorsque je le fais, je ne sélectionne pas les peintures, je les inclus toutes. La longueur variables des vidéos s’explique par le fait que je dessine parfois plusieurs images par jour. Il m’est arrivé par exemple de visiter une vieille ville pour faire des croquis et de dessiner 12 vues d’un jardin. Une autre fois, lors d’un atelier PSA, j’ai sélectionné 12 vues de la galerie j’ai invité 12 personnes à dessiner ensemble, ce qui m’a permis de réaliser 12 dessins en une journée. Ces dessins sont tous inclus dans la vidéo.
Les expositions ont-t-elles encore un intérêt pour toi ?
C’est aussi une question à laquelle je réfléchis : avons-nous encore besoin de véritables expositions ? Sous quelle forme ? C’est toujours une bataille. Actuellement, lorsque je suis invité, la plupart des œuvres sont imprimées. J’espère pouvoir les partager avec davantage de personnes. Quand c’est uniquement dans WeChat Moments j’ai l’impression que les peintures ne sont pas accessibles à tous. Les algorithmes permettent sans doute leur classification automatique, mais peuvent aussi bien les masquer.
Les Moments WeChat ne constituent-ils pas au contraire un espace de partage plus vaste ? Les expositions habituelles ne sont vues en réalité que par un petit nombre de personnes.
Pour chaque exposition, j’expérimente autant que possible différentes formes, des chemins variés et des émotions différentes. J’espère que ces présentations multiples enrichiront mes œuvres. Cette fois-ci, pour les panneaux de XinHua Art Service, j’ai affiché des QRcodes qui permettent aux passants de voir les peintures sur leurs propres téléphones. Chaque exposition est ainsi une nouvelle opportunité. C’est par exemple lors de la première exposition que Yan Xiaodong a organisé pour moi à l’Institut Goethe que j’ai commencé à créer des liens et à compiler les peintures sous forme de courtes vidéos.
Les innovations technologiques ont également donné naissance à de nouvelles façons de collectionner aujourd’hui, qu’en penses-tu ?
La combinaison de l’innovation technologique et de nos mains préhistoriques peut donner une nouvelle dimension à la peinture. Les premières peintures rupestres sont-elles considérées comme de l’art ? Pourquoi ? Souvent, les gens s’accrochent à la question de la haute technologie ou de la basse technologie, ce qui crée une certaine confusion parmi les collectionneurs. Mon travail se situe également entre la tradition et la modernité. Aujourd’hui mes peintures sont collectionnées aussi bien sous forme de tirages physiques que de fichiers sur clé USB.
Nombreux sont ceux qui pensent que mes œuvres conviennent naturellement au format NFT, très populaire actuellement, et beaucoup de gens viennent m’en parler. Je suis ouvert à la nouveauté et je ne la rejette pas, mais je reste assez traditionnel. Je ne suivrai une tendance confuse simplement parce qu’elle est populaire et que j’ai peur de la manquer. Je ne veux pas me précipiter. J’ai besoin d’apprendre lentement et de voir plus clair d’abord.
Le principe des NFT est de verrouiller la propriété et l’opération de base reste le contrôle de l’unicité et la garantie de la rareté. Nous sommes plutôt partisans des licences ouvertes (Creative Common ou Art libre) basées sur la confiance et encourageant l’échange et le partage. En quoi la rareté artificielle des NFT est-elle nécessaire ?
J’ai quitté l’enseignement universitaire mais il est réaliste de penser que les artistes doivent être préparés à survivre, ce qui est un problème très concret. Cependant j’ai constaté en enseignant que de nombreux étudiants en art ont encore honte de parler d’argent. Pourquoi ? À l’Université de Finance et d’Économie, à l’Université des Beaux-Arts, les choses de valeur sont les mêmes.
Ce serait vraiment bien d’avoir des collectionneurs prêts à partager après l’achat ! J’aimerais beaucoup me contenter du partage. Cela reste le plus important pour moi. Peut-être pouvons-nous imaginer une « galerie d’art partagé » ?
L’image de Black Herald Press est principalement celle d’un éditeur de poésie, ayant la particularité de publier des ouvrages en français, en anglais ou bilingues (la langue de départ pouvant alors être l’une de celles-ci, ou une autre comme par exemple pour quelques auteurs d’Europe de l’Est…). Cette image est cependant réductrice (due, sans doute, au fait qu’il s’agit d’une maison où la fiction reste minoritaire) car son catalogue fait aussi la part belle aux essais littéraires – essais sur la littérature, mais aussi textes attachés à brouiller les limites établies entre étude philosophique et poésie. En des temps où la viabilité des projets éditoriaux échappant au modèle dominant apparaît problématique, TINA a souhaité en savoir plus sur un éditeur réputé « confidentiel » mais qui, s’appuyant sur un noyau fidèle de lecteurs, compte déjà quinze ans d’existence.
Peux-tu nous résumer l’histoire de Black Herald Press et de la revue The Black Herald ? Tout a commencé en 2010 quand Paul Stubbs, poète britannique installé en France et qui avait par ailleurs un éditeur en Grande-Bretagne, a retrouvé le manuscrit d’un poème d’une trentaine de pages, composé plusieurs années auparavant, et a entrepris de le réviser : traductrice de profession, ce que je suis encore aujourd’hui, je lui ai alors proposé de le publier en fondant une petite structure associative ; nous avons ainsi décidé de faire paraître simultanément ce poème, Ex Nihilo, et un recueil de poèmes que j’avais écrits en anglais, Clarities. Puis, plus ou moins simultanément, nous avons créé une revue de littérature anglo-française, The Black Herald, qui reprenait le nom de la maison, Black Herald Press, directement emprunté au poète péruvien César Vallejo, grand novateur dont le premier recueil, Los Heraldos Negros (The Black Heralds / Les Hérauts Noirs) fut publié en 1918, avant son départ définitif pour Paris en 1923. Nous souhaitions inscrire la maison d’édition dans une tradition d’innovation, à même de fédérer des énergies littéraires et des écritures multiples sous le sceau de l’originalité, sans restrictions temporelles, thématiques, de registre ou de genre ; dans les cinq numéros papier parus entre 2011 et 2015, nous avons cherché à publier tant des fictions courtes, des fragments, de la poésie, que des essais.
La ligne éditoriale est-elle restée la même ? Après avoir cessé la publication papier de la revue, nous nous sommes davantage concentrés sur des ouvrages poétiques, souvent pour faire découvrir ou redécouvrir des poètes anglophones tels que David Gascoyne, Gregory Corso, Kathleen Raine, W.S. Graham, mais aussi le tchèque Egon Bondy, et également des poètes contemporains tels que l’Américaine Kathy Farris, les Françaises Jos Roy et Emma Moulin-Desvergnes, la Roumaine Ana Blandiana, le Britannique David Spittle, l’Américain Anthony Seidman. Pour autant nous ne nous sommes pas limités à la poésie : nous publions aussi des fictions courtes et des essais, dont l’un signé D.H. Lawrence (Le Chaos en poésie) qui marche très bien, d’autres portant sur Queneau et Cioran (par Jean-Pierre Longre), le peintre Francis Bacon (par Rosamond Richardson), Léon Chestov le « philosophe tragique » (Chestov & Schwarzmann, lequel est davantage un récit-essai, en définitive, signé Nicolas Cavaillès) ou encore Rimbaud (l’essai que Victor Segalen lui a consacré en 1906, et dont nous avons signé la première traduction en anglais).
Vous donnez l’impression de jeter un pont entre ces auteurs que les anglophones appellent les modernistes, ceux qui ont souvent vécu et publié à Paris au temps de la librairie « Les Amis du Livre d’Adrienne Monnier » et des débuts de « Shakespeare & Co. » qu’a fondé sa compagne Sylvia Beach… Revendiquez-vous cette continuité ? Ce qui nous stimule avant tout, ce sont des textes « originaux », c’est-à-dire affirmant leur singularité et qui, même en s’inscrivant parfois dans une tradition établie, prennent des risques avec les normes et les détournent avec talent, des écritures capables de résister à l’épreuve du temps, à la vulgarisation et aux dangers d’une littérature écrite et lue comme un produit de consommation immédiate – sans que nos « goûts personnels » soient les seuls juges tyranniques en la matière. Nous aimons aussi la littérature qui repousse les limites de ce que le langage est capable ou non de faire, pas forcément « expérimentale » dans le sens fermé du terme (chaque aventure linguistique individuelle ayant nécessairement sa part d’expérimentation) – raison pour laquelle nous trouvons (fort subjectivement) ennuyeuse une majeure partie de la poésie passée et présente.
TINA voudrait connaître le modèle économique que vous utilisez ? Votre choix ou non-choix de ne pas avoir de distributeur-diffuseur. Sans compter les 5 numéros de la revue, nous avons à présent publié trente-trois d’ouvrages – ce qui est peu en 15 ans. Si nous pouvions nous occuper à temps plein de la maison d’édition, nous choisirions sans doute de publier davantage d’ouvrages et de prendre également un diffuseur-distributeur, mais nous abandonnerions alors l’idée d’avoir « les pleins pouvoirs », car il est appréciable de contrôler d’un bout à l’autre la création (travail et échanges avec les auteurs, mise en page, publication et diffusion), sans pressions extérieures. Il n’y a que l’impression que nous ne pouvons pas gérer, et c’est parfois problématique.
Vous semblez viser à la fois un lectorat francophone et un lectorat anglophone. Ce doit aussi avoir des implications concrètes. Pour chaque ouvrage, nous « envisageons » un lectorat possible, conscients que les textes unilingues ne seront accessibles qu’à des lecteurs francophones ou anglophones, tandis que les livres bilingues auront pour cible un lectorat plus large, par exemple le dernier recueil d’Antony Seidman, That Beast in the Mirror / Cette bête dans le miroir, dont les poèmes traduits sont également inédits en version originale ; en revanche, celui de Katie Farris, paru l’an passé, Alive in the Forest of Being / Debout dans la forêt du vivant, a déjà été publié aux États-Unis par Alice James Books, et même si nous proposons le texte original en regard de la traduction de Sabine Huynh, ce recueil s’adresse avant tout à des lecteurs francophones – de la même manière que le recueil de la grande poétesse roumaine Ana Blandiana, Ma Patrie A4, traduit en français par Muriel Jollis-Dimitriu, est réservé aux francophones, puisque sa traduction en anglais a été publié en Grande-Bretagne par Bloodaxe Books. Inversement, l’essai de Victor Segalen sur Rimbaud est davantage réservé aux anglophones (il était jusque-là inédit en anglais), puisqu’on le trouve en français chez d’autres éditeurs – même si les notes de notre édition apportent des éclaircissements nouveaux sur le texte original. Cela requiert une adaptation constante de notre approche éditoriale. Et même si nous aimerions pouvoir publier davantage d’ouvrages en traduction, tout est question de temps et de moyens.
Une idée de vos ventes moyennes, la part en direct et la part librairie ? Nous vendons principalement depuis notre site, et un peu moins en librairie (quoique beaucoup de libraires passent commande en moyenne d’un ou deux exemplaire d’ouvrages réservés par des lecteurs) ; le nombre de librairies « amies » francophones et désireuses de nous accompagner s’est malheureusement amenuisé au fil du temps, entre autres parce que nous manquons de temps pour promouvoir nos ouvrages auprès de ces indispensables passeurs (tâche laborieuse et parfois peu gratifiante), et nous avons eu quelques déboires fâcheux (factures non honorées, librairies qui ferment et ne rendent pas toujours les ouvrages confiés en dépôt, etc.), ce qui ne nous a rendus prudents. Nous ne proposons plus que très rarement de laisser les livres en dépôt et préférons les ventes fermes avec une remise libraire avantageuse en fonction du nombre d’exemplaires achetés.
Et pour l’étranger ? (Puisque nous venons justement d’évoquer la question des ouvrages en anglais, ou autres…) Plusieurs librairies étrangères ont pu proposer certains ouvrages par le passé, mais, là encore, il était compliqué de gérer les dépôts de loin. En revanche, certaines bibliothèques étrangères proposent (presque) tous nos livres, dont la National Poetry Library (Londres), la bibliothèque de la Fondation Jan Michalski (Suisse) ou encore la bibliothèque de l’Université de Buffalo (État de New York).
Deux livres incroyables de votre catalogue qui n’ont pas encore rencontré assez de lecteur.trice.s ? Nous avons publié deux livres de Jos Roy, dont & dedans quantité de soleils, long poème consacré à Van Gogh et à ses soleils impossibles, publié en version bilingue ; la poétesse française nous a quittés au printemps 2023, sans que nous ayons eu le temps d’organiser quelques lectures de ce texte fascinant, et je regrette que sa parution n’ait pas été plus remarquée, alors que son premier recueil (épuisé) a été un succès. https://www.blackheraldpress.com/etdedansquantitedesoleils-josroy
Le recueil Cercles, d’Emma Moulin-Desvergnes, autre poétesse contemporaine française et sa « poésie des cendres », mérite de rencontrer un lectorat plus vaste – mais cela viendra au gré du temps, étant donné que nous continuons de promouvoir nos publications sur le long terme. https://www.blackheraldpress.com/cercles-emma-moulin-desvergnes
Votre catalogue couvre un large spectre mais on sent un cap, une logique qui ressort quand vous publiez des écrivains, anciens et modernes, réagissant à l’œuvre d’autres écrivains. Paul Stubbs et moi avons chacun des lectures très éclectiques – lui lit sans doute davantage de poésie, beaucoup de philosophie et d’essais, tandis que je lis avant tout des romans, un peu de poésie et de la non-fiction, toutes époques et pays confondus. Cela peut paraître paradoxal, mais les contemporains ne représentent qu’une petite part de nos lectures. En ce qui me concerne, il y a beaucoup d’auteurs anciens et modernes auxquels je suis fidèle, John Donne, René Char, D. H. Lawrence, Victor Segalen, Mary Shelley, Iris Murdoch, Yourcenar, David Gascoyne, et je lis également au fil de découvertes, dont celle, récente, du poète nigérian igbo (et anglophone) Christopher Okigbo (1932-1967). Paul, dans le champ poétique, se tournera davantage vers W. B. Yeats, Ted Hughes, Anne Sexton et Sylvia Plath, Wallace Stevens et R. S. Thomas, ainsi que vers la poésie d’Europe de l’Est (entre autres Zbigniew Herber et János Pilinszky). Cet éclectisme se retrouve dans nos choix en tant qu’éditeurs : David Gascoyne est l’un des seuls surréalistes anglais, W. S. Graham un « martyr » solitaire de la poésie, Segalen est évidemment un « classique » alors que Gregory Corso appartient à la Beat Generation et qu’Egon Bondy a été mis en musique dans les années 1970 par le groupe rock dissident Plastic People of The Universe, mais pour nous les publier est également cohérent.
Un regard, un commentaire sur la poésie contemporaine ? Vos livres remarquables de poésie de ces dernières années ? Sans doute sommes-nous des lecteurs très circonspects (et sévères ?), raison pour laquelle certains textes, peu importe leurs qualités apparentes, nous laissent indifférents, mais surtout nous nous méfions des engouements trop rapides et des modes littéraires. En poésie contemporaine, j’apprécie le travail de Pierre Cendors, de Martine-Gabrielle Konorski (dont nous avons publié un recueil de proses poétiques), de Nathalie Riera, de Sabine Huynh (également traductrice de poésie, qui nous a fait découvrir le travail de Kathy Farris) ; côté anglo-saxon, Paul et moi admirons tous deux le travail d’Ilya Kaminsky, poète américain d’origine ukrainienne, l’œuvre de la Britannique Alice Oswald (en partie héritière de Ted Hughes), et je traduis ces temps des poèmes de James Byrne, lui aussi Britannique, dont le dernier recueil, The Overmind, vient de paraître en Grande-Bretagne.
Tu parlais d’un nouveau projet numérique… En 2015, après cinq numéros papier de la revue (proposant de la poésie, de la fiction, des essais, des entretiens, de la non-fiction et même du théâtre), comme je l’ai dit nous avons souhaité privilégier la publication d’ouvrages individuels et ainsi suspendu la publication de la revue. À présent, dix années plus tard, tout en poursuivant la publication de livres, nous avons décidé de faire renaître The Black Herald / Le Héraut noir sous forme numérique afin de présenter des voix diverses. Pour l’heure, nous envisageons de ne publier que des essais littéraires et des critiques. Nous acceptons des propositions de textes ici : https://www.blackheraldpress.com/magazine Nous verrons par la suite si nous allons étendre l’expérience à d’autres types de textes, ou conserver cette dualité entre la revue et les éditions papiers, qui pourraient aussi à l’avenir une plus forte proportions de textes de fiction.
Blandine Longre est traductrice littéraire. Elle traduit des essais, notamment sur la musique et les beaux-arts, ainsi que plusieurs poètes et romanciers anglophones (parmi lesquels Tabish Khair, Rachel Cusk, Chimamanda Ngozi Adichie, Téa Obreht, Akwaeke Emezi, Christopher Bollen, Anne Roiphe, Gregory Corso, D. H. Lawrence) pour diverses maisons d’éditions françaises (dont Calmann-Lévy, Gallimard, Robert Laffont, Notes de nuit, Le Sonneur, Hachette, Albin Michel). Elle a fondé et animé la revue numérique Sitartmag (1999-2009), et a collaboré à plusieurs revues comme critique littéraire. Deux recueils de poésie en langue anglaise, Clarities et Cosmographia, ont paru respectivement en 2010 et 2015. https://blongre.wixsite.com/blandinelongre
Le PAN Café est un café ! C’est un café ordinaire qui ressemble à un café et qui fonctionne comme un café, mais c’est un café particulier qui propose un nouveau mode d’implémentation de l’activité artistique. Il est situé sur l’île Saint-Denis, à 10′ de RER depuis la gare du Nord. Il est ouvert les vendredi soir et samedi. Il accueille de nombreuses rencontres : lectures, performances, concerts, projection, discussion, lancement de livres, catalogues ou revues. PAN Café a été fondé par Cécile Paris qui le gère et l’anime depuis 2021. Elle répond ici (le 27 février) aux questions de DeYi Studio .
Tu organises demain et samedi une rencontre au PAN Café sous le titre « retour de rifle », et tu annonces une « nouvelle grille ». Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
La rifle c’est le Bingo, ou le Loto, mais en Catalan. C’est ce jeu de hasard avec des numéros. Les catalans appellent ça une rifle. Cela fait partie de la série des invitations de gens très proches géographiquement et rencontrés depuis que j’ai ouvert le café. Un voisin qui s’appelle Laurent, qui est catalan et qui adore faire la cuisine de son pays. Quand je lui ai parlé de Bingo il m’a dit « ah mais non nous ça s’appelle une rifle ». Voilà. La nouvelle grille c’est juste la grille du loto, et « retour », je n’ai pas pu m’empêcher, ça sonnait pas mal, « retour de rifle » (rires).
Cela fait maintenant 4 ans que tu as ouvert le PAN Café. D’où est venue cette idée d’investir un café ?
Cela fera 4 ans en mai, donc très bientôt. Ça vient de loin cette idée. On a trouvé ce café il y a 4 ans mais cela faisait plus de dix ans que j’y pensais. Depuis la fin des différentes formes de mon projet Code de nuit. J’avais invité vraiment beaucoup d’artistes et quand tout a été terminé j’ai considéré toute cette énergie, tout ce travail, avec 40 artistes qui sont venus dans différents lieux, tout ce que j’ai mis pour les embarquer. Je m’étais prouvée que je pouvais monter des projets de cette ampleur, que j’en avais l’envie et l’énergie. Mais le format de l’exposition, suppose qu’il y a un début et une fin, et je me disais qu’il me faudrait un lieu permanent, sans oser en parler. Je n’avais plus tellement envie de la boite de nuit, parce que c’était assez épuisant, et disons pour faire simple qu’à partir de l’idée de la nuit je suis passé au « code de jour » et aux endroits dans lesquels on est amené à se rencontrer. J’avais donc en tête cette affaire de café et il y avait des moments où ça m’obsédait pas mal.
Pourquoi ici, sur l’ile Saint-Denis ? Le hasard d’un local disponible où un lien particulier avec ce quartier ?
C’est un ami, Antony, qui est un habitué du Bon Coin et des trucs à acheter, à qui j’avais dit sans trop y croire « écoute si tu vois un café à vendre ou à louer », et qui m’a appelé un jour, sachant qu’Eléonore que j’avais déjà rencontrée avait un atelier sur l’île Saint-Denis, en me disant « il y a un café à vendre sur l’île Saint-Denis ». Je suis allée le visiter. C’est comme ça que cette histoire a commencé. Cela a failli ne pas se faire, avec tout ce qu’on peut imaginer de compliqué. Ça me semblait trop grand. C’est comme un endroit que tu visites qui semble idéal, comme les projets qui semblent parfaits sur le papier. Il y a tout : le café, le jardin, le hangar qui peut devenir un atelier, mais en même temps tout est trop grand, ça fait peur et tu hésites. J’étais installée rue de Belleville et je n’avais pas spécialement envie d’en partir. Tout ça supposait de se lancer dans un gros, très gros changement. Déménager, s’installer avec Éléonore. Cela ne s’est pas décidé en deux secondes car c’était vraiment un changement de vie.
Plusieurs artistes ont leur atelier sur l’île Saint-Denis. Jean-Luc Blanc, Michel Blazy ou Djamel Kokene notamment. Est-ce que ce voisinage compte pour le PAN Café ?
Éléonore Cheneau avait déjà son atelier sur l’île Saint-Denis avec d’autres artistes. La bande Elie Godrad et Chloé Dugit-Gros, qui sont d’ailleurs encore en face de chez nous. Je savais que Michel Blazy était là. Il y a évidemment une petite communauté d’artistes qui étaient bien contents qu’on débarque et que le café réouvre. Mais c’est plutôt le quartier qui nous attendait quand ça s’est officialisé et qu’on a dit « ça y est c’est parti ». L’île Saint-Denis c’est petit, c’est à 8 minutes de Paris et il y a 8000 habitant·es, c’est très pauvre. On ne réalise pas qu’on est à 8 minutes de Paris. Cette place de la Libération est vraiment particulière, on se croirait en province. En fait ce café est un peu le centre du village. Il était très important pour tout un tas de gens. Il est resté fermé 5 ans. Les gens attendaient, et espéraient. Il y a eu de nombreux projets discutables, et quand j’ai dit à la Mairie que je voulais réouvrir le café, que j’étais artiste et que je voulais en faire un projet artistique ils étaient très contents. Ça a compté aussi. Et voilà, on a débarqué, on a rejoint toute une communauté d’artistes qui étaient déjà là, mais on a surtout rejoint toute une ville qui attendait ça.
Quelle est la part de mixité dans la fréquentation du café, entre les habitant·es du quartier et la communauté artistique parisienne ?
C’est ce qui m’a longtemps, et encore maintenant, motivée. C’est l’idée du café revisitée, l’idée que le café devient une œuvre, au delà de ce que cela raconte en terme de discours ou de mondes. Ça m’a toujours obsédée que le client lambda puisse fréquenter le café. Il faut partir du fait que les gens sont sensibles. Quelqu’un peut venir boire une bière ou prendre un café sans a priori se rendre compte qu’il est dans un endroit un peu différent. Ça va dépendre de sa disponibilité et de la nature des événements. Évidemment dans ma façon de communiquer les événements et de les décider je pense aux gens concernés. J’organise bientôt un lancement avec Paraguay Press. On fait un lancement de nouveaux livres. Là c’est sûr j’aurai les gens qu’on croise au Palais de Tokyo, à la Cité des Arts, mettons une quinzaine, parce que Paraguay, et puis les deux copines des autrices, et puis voilà d’un seul coup on a une vingtaine de personnes venues de Paris. Mais il y a quand même des gens de l’île qui viennent régulièrement, parce qu’il n’y a rien d’autre. Donc on va avoir toujours cinq ou six personnes de l’île qui vont être là, et puis mettons quelques unes de Saint-Denis, et tout ça se mélange plutôt joyeusement, et c’est de ça dont je suis le plus fière. Les gens du milieu de l’art sont assez étonnés. Ils arrivent au café et ils rencontrent une ou deux figures locales. J’ai mes deux ou trois petits habitués qui sont là depuis le début, qui étaient même là avant moi. Ils sont un peu hauts en couleur, on est dans un endroit un peu différent.
C’est formidable et très important que des gens qui ne sont pas concernés par l’art puissent aussi à leur manière apprécier ce qui se passe, sans que tu te préoccupes pour autant de médiation et sans céder à la démagogie d’une démocratisation de l’art. C’est sans doute l’un des enjeux de ton travail.
Je trouve qu’on a une grande chance ici, qui continue à me faire tenir très fort à ce projet, c’est notre public, appelons-le public. Disons que ça passe de client à public. J’aime bien cette histoire. Adhérent, client, public, ce sont des termes qui glissent de l’un à l’autre pour les mêmes personnes. Prenons l’exemple des lectures. On se retrouve parfois, plutôt à l’intérieur quand c’est l’hiver, pour des séries de lectures, sans micro parce qu’il y a une assez bonne acoustique. Nous sommes à peu près 35 personnes collées contre le comptoir, les vitres, le mur, et trois ou quatre personnes lisent des textes qui peuvent être assez pointus. Il y a vraiment une qualité d’écoute qui me sidère. Des gens très jeunes, habitués à aller à des lectures, se retrouvent assis à côté d’un ou deux pochards un peu bruyants habituellement et qui là se taisent et écoutent. De temps en temps si nécessaire j’interviens, mais toujours en douceur. C’est un peu dingue, je crois qu’il y a aussi un vrai respect de leur part. Quelque part ils voient bien l’énergie, les gens qui sont là, ce truc qui existe. Ils voient bien que ce n’est pas un café comme ailleurs et ils prennent la situation avec plaisir. Comme quoi en fait il faut y aller. C’est juste qu’il faut y aller !
Quand le café est ouvert il y a toujours quelque chose d’organisé ?
C’est ce que j’essaye de faire pour préserver la mixité et pour m’en sortir, mais il peut ne rien y avoir. Quand il fait beau surtout, je ne fais rien de particulier parce que j’ai plus de monde. Il y a tout simplement le soleil.
Au début il y a des gens qui sont venus et qui ne se sont pas sentis à l’aise. Il·elles n’ont pas eu besoin de me le dire, je l’ai senti et je le comprends. Cela ne fait pas écho avec ce qu’il·elles ont envie de vivre. Il·elles ne reviennent pas, ou alors il·elles viennent quand c’est l’été, quand tu peux te mettre au fond du jardin, prendre le soleil, boire une bière et ne pas te soucier de la programmation, ce que je respecte tout à fait.
C’est le moment où les voisin·es peuvent approcher et participer sans trop s’inquiéter de comprendre ou ne pas comprendre ?
Oui, c’est ça. Mais je ne pourrais pas généraliser. Je pense par exemple à un type que je n’aimais pas trop. Au début je me suis un peu méfiée. On ne se connaissait pas avec tout ces gens. Je craignais même d’avoir des problèmes, tous les problèmes qu’on peut imaginer. J’avais encore quelque a priori. Et ce client je m’en méfiais un peu. Je me disais s’il est un peu bourré… Il était parmi ceux que j’avais repérés comme ça. En fait il continu à venir. En hiver il vient toujours le vendredi. C’est un gars qui est routier. Souvent ce qu’on faisait ne semblait pas l’intéresser. Mais ça a changé depuis que l’un de ses copains, José, qui venait tout le temps, est mort. José on le voyait toutes les semaines. Sa famille l’a enterré vite fait, il n’y a rien eu. Du coup nous avons réuni les gens, parce que personne le faisait. On a proposé de boire un pot à sa mémoire. Les gens sont venus, et lui il était là, bien sûr. Et bien depuis, ce gars, j’ai bien vu que cela avait changé quelque chose chez lui. Je ne dis pas qu’il comprend forcément plus dans les détails ce que l’on propose mais je vois bien que d’être dans un endroit où il y a des choses du sensible, de cet être ensemble, de cette communauté, je vois bien, il se laisse embarquer. Je ne sais pas du tout ce qu’il en pense et ce qu’il en fait, mais il est là, et il revient.
À l’école offshore les étudiant·es se sont souvent inquiété·es de la manière dont nous risquions de participer à la gentrification en investissant des lieux désaffectés dans des quartiers délaissés de Shanghai. On sait qu’à New-York les galeries ont toujours été suivies de près par les promoteurs immobilier dans leurs déménagements successifs. En Chine ce sont les cafés, apparus il y a une quinzaine d’année seulement, qui font souvent office d’éclaireurs pour les investisseurs. Ne crains-tu pas de contribuer malgré toi à une gentrification de l’île Saint-Denis qui serait finalement préjudiciable aux habitant·es actuels du quartier ?
Il y a 80% de logements sociaux sur l’île Saint-Denis. Si on parle des 20% restant ce n’est pas grand chose. Je t’avouerais que pour ces 20% je fais plutôt partie des gens qui attendent cette gentrification. Je la souhaite parce que la misère sociale qui nous entoure, au quotidien, c’est vraiment difficile. Saint-Denis jouit d’une très mauvaise réputation, et c’est toujours cette politique détestable qui fait que plus les choses sont pourries plus c’est pour Saint-Denis. En réalité tout dépend ce qu’on entend par gentrification. Je n’attends pas du tout que des gens soient expropriés, et comme ce sont des logements sociaux je ne vois pas de risque. Mais un peu plus de mixité, avec des gens qui ont un peu les moyens, et pas juste des consommateurs. Des gens qui viendraient s’installer comme nous avec un projet, mais ça oui, je les attends. Franchement on en est vraiment loin. Je suis obligée de répondre comme ça parce que je pense qu’on ne peux pas généraliser. New York c’est du privé, bien sûr à Soho les habitant·s se sont fait dégager. Mais ici, dans toutes les cités autour de nous, celles du nord, du sud, les gens sont installés. Ce sont des logements sociaux qui sont en train d’être refaits. Il y en a d’ailleurs un pas loin qui est enfin un peu réparé. Alors pour ma part j’espère voir des améliorations, vraiment. Je trouve ça super dur. Je viens d’une toute petite ville, Vesoul, qui n’est pas très riche. C’était une sorte d’ascension sociale d’arriver à Paris. J’ai vécu à New York, et maintenant Saint-Denis (rires). Je suis contente de vivre cette expérience de banlieue, mais c’est une épreuve les banlieues nord. On est quand même loin. Je sais bien que des gens nous traitent de bobo, mais c’est juste de la désignation sans réflexion. « Ah le café bobo… », c’est une caricature. C’est comme voir un gars en jogging Nike et dire « c’est la caillera »… C’est complètement débile. Les gens autour de nous rament pas mal, mais nous aussi. Nous sommes tous assez précaires.
Ce que je pourrais ajouter pour finir sur ce sujet, mais c’est un sujet intéressant, c’est que je crois que nous avons instauré une forme d’hospitalité que je n’avais pas préméditée mais que je suis contente d’expérimenter. Comme je l’ai dit au début nous avons acheté cet endroit avec Eléonore. C’est donc chez nous, et en réalité nous ouvrons notre maison. Concrètement c’est ça ce qu’on fait. Si vous voulez parler « privé/public », « entraide », « association », nous, on ouvre notre maison pour en faire un lieu qui devient parfois public, et le partager, avec ce jardin magnifique. Je crois que c’est important dans notre proposition : une autre manière d’être propriétaire, une manière de penser autrement la société, le partage. Je ne sais pas si je le ferai toute ma vie, soyons honnête, mais pour l’instant c’est ça.
Penses-tu à un lien ou à une continuité entre ton travail intitulé Code de nuit montré dans les institutions artistiques de 2010 à 2014 et ton activité actuelle au PAN Café ?
Il y a une continuité et une rupture. La continuité est dans le fait de travailler avec d’autres personnes, dans le geste de l’invitation, dans ma volonté d’inviter les gens. Ce n’est pas forcément faire des collectifs, c’est inviter les autres. Ça a toujours été important pour moi. C’est ce que Code de nuit m’avait permis parce que j’avais eu une assez jolie bourse du CNAP qui m’a permis d’inviter une quarantaine d’artistes. Et puis j’avais un atelier au 104. C’était pas mal, on était dans de vraies conditions de travail. La continuité elle est là, mais Code nuit a été montré dans des lieux officiels, au Palais de Tokyo, au Tri Postal à Lille. J’ai fait un atelier de création radiophonique avec France-Culture. On était donc dans les lieux super officiels, dans les lieux d’art, alors que le café c’est le besoin de m’en éloigner, d’être un peu sur les côtés, d’aller encore plus loin.
Le PAN Café se tient à l’écart des institutions et des fondations. Peut-on le comprendre comme une tentative d’inscrire l’art dans le quotidien pour lui donner une portée sociale effective ?
C’est clairement une prise de distance. Quand j’ai dit un peu vite qu’après Code de nuit j’ai eu envie d’un lieu, c’est que Code de nuit était déjà une forme assez immatérielle d’occuper un espace, et donc une façon d’être plutôt dans des choses comme la danse, la musique, la rencontre. Et c’était aussi une sorte de sensation ou d’impression que j’avais. Je commençais un peu à m’ennuyer dans ce milieu de l’art, et ce n’est pas allé en s’arrangeant, pas du tout. Je me souviens être allée à certains vernissages, penser à mon idée de café et me dire que le seul moment sympa c’était quand nous étions tous·tes entassé·es, justement dans un café. Malgré une bière médiocre vendue hyper cher l’essentiel était ce moment où on se retrouvait. Je me disais que si je pouvais ouvrir un café on n’irait même plus dans les centres d’art, on irait directement au café. Et qu’on en finisse ! (rires) Bon c’est un peu provocateur, mais parfois j’ai pu le penser. Pourtant j’ai adoré rencontrer l’art. Les Beaux-arts m’ont sauvée, c’était dingue. Et là ça devenait l’inverse, l’ennui quoi. Donc, oui, il y a clairement l’idée de s’éloigner de tout ça et de tenter de proposer autre chose. Pour autant ce n’est pas une tabula rasa, c’est ce qui me fait dire que le café est une œuvre – je produis des œuvres puisque je suis artiste – mais c’est aussi une manière d’interroger la direction vers laquelle l’art pourrait se déplacer et comment nous pourrions utiliser l’art pour repenser des lieux qui existent déjà. C’est à partir de l’art que je pense le café. C’est d’ailleurs ce que j’aimerais faire si je retourne enseigner. J’aimerais ne pas enseigner l’art, je ne veux plus enseigner l’art, je veux enseigner à partir de l’art. Pour moi il y a une telle liberté avec l’art, cela permet vraiment tellement de déplacements et de croisements esthétiques, que ça me semble un terrain vraiment génial pour se dire, tiens, avec l’art, que fait-on du café ? Que fait-on de la librairie ? Que fait-on de l’épicerie ? Que fait-on de la place publique ?
Et que fait-on de l’école ? Puisque c’est ce que tu as suggéré.
Oui, aussi ! Avec l’art que fait-on de l’école ?
Le tournant professionnalisant des écoles d’art est assez déprimant.
C’est atroce, c’est tellement à l’envers. Moi je suis hyper fan des écoles d’art. Avec tous ces étudiant·es que j’ai rencontré·es je vois bien que ces écoles ce sont les écoles de la vie. C’est un peu dingue de faire une école d’art, tu apprends tout tout seul en fait. Tu te démerdes. Mais tu croises des gens, des pensées, et des bouquins, des formes, et c’est super, il ne faut rien faire d’autre ! N’importe quoi (la professionnalisation), au secours ! C’est mon point de vue et j’en ai pas d’autres. Après, il y a tout un tas de gens, sortis de tout un tas d’écoles, persuadés de tout un tas de choses, qui hélas sont en train de s’en occuper. Je ne dis pas que leurs idées sont mauvaises, je pense qu’elles peuvent correspondre à des réalités, mais je trouve que ce n’est pas ça qui compte. Et je ne suis pas utopiste. En fait si, je le suis… mais j’ai formé beaucoup d’étudiant·es, et c’est incroyable ce qu’il·elles sont devenu·es. Il·elles font des choses formidables. Cette énergie qu’il·elles ont à inventer ne vient pas de nulle part.
Le PAN Café est-il viable au niveau économique ? Parvient-il à s’autofinancer ? Pourrais-tu vivre de cette activité, ou est-ce ton salaire d’enseignante à l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire qui la rend possible ?
C’est un sujet compliqué. Ce serait viable si je ne payais pas les artistes que j’invite, si je vendais mes boissons beaucoup plus cher, si je vendais des produits d’hypermarché, si je ne payais pas mon assistante, si je ne prenais que des stagiaires. Alors j’arriverais peut-être à m’en sortir. Disons que si j’essaye d’être dans une économie politique engagée et de tenir une vraie attention écologique, avec toutes les activités que j’organise, eh bien je n’ai pas assez de clients. Ça pourrait marcher si je me retrouvais dans le XXe arrondissement à Paris. Là ce serait viable, mais je n’en n’aurais pas eu les moyens. Sur l’île Saint-Denis le m2 c’est 1.500€, à Paris c’est 15.000€, donc voilà, j’ai pu faire ce projet ici, et la population elle est plutôt pauvre. Seulement 15% des 8.000 habitant·es sont des gens susceptibles de venir dans mon café, c’est à dire des gens qui sortent, qu’un café intéresse, qui sont prêt à consommer, sans même penser à l’alcool. Cela ne me fait pas beaucoup de clients.
Sur le site web tu indiques que le café est ouvert seulement le vendredi et le samedi. N’est-ce pas trop peu pour qu’il soit rentable ?
J’ai essayé d’ouvrir plus, ça ne change rien. C’est terrible en semaine. J’ai ouvert des jeudis ou des dimanches, et j’ai servi au mieux deux boissons. J’ai été à fond dans mon idée, mais je me suis retrouvée certains soir toute seule au comptoir avec deux gars qui boivent chacun deux demi, et là c’est la déprime. Tu as gagné 1,50€ dans ta soirée, donc cela ne change rien, il vaut mieux fermer. Je pense que ça va évoluer, avec le temps, je pense que la population va peut-être changer un peu quand même, ici aussi, à Saint-Denis. Disons des gens un peu plus jeunes. Qui sont les gens qui vont dans les cafés et dans les bars ? Ce sont des gens qui ont le temps, qui ont un besoin de sociabilité, qui ont cette disponibilité là. Et sur l’île il n’y en a pas tant, mais petit à petit il y en aura davantage.
Sur la page web du PAN Café il est dit que le café devient une œuvre. Pourquoi est-ce important pour toi de revendiquer explicitement le PAN Café comme une œuvre ? Cette déclaration ne risque-t-elle pas d’affecter la convivialité qui t’intéresse et d’en faire une représentation ?
C’est écrit uniquement sur le site web. Ce n’est pas ce que je dis en face à face, au café, derrière le comptoir ou quand j’accueille les gens. Quand j’écris sur le site que c’est une œuvre c’est juste une formule. Parce trop de gens me disent : « Mais alors Cécile, à part le café, quand est-ce que tu fais une expo ? Et c’est quoi ton projet ? » Et je réponds : « En ce moment mon projet c’est le café ». Mais la plupart des gens ont vraiment un blocage et se disent ce travail au café me prend vraiment beaucoup trop de temps. Certain·es comprennent mieux quand je dis que je fais aussi un film qui se passe au café. D’un seul coup cela les rassure un peu. « Ah oui, un film c’est quand même un objet artistique ». Donc cette formule est d’abord une manière de rassurer mon entourage. Mais pas seulement puisque je considère que j’écris une sorte de partition. Beaucoup de choses, d’objets, d’idées, de gens nourrissent l’activité du PAN Café. Articuler l’ensemble n’est pas seulement une question d’organisation, cela nécessite un véritable travail de composition, au sens artistique du terme. C’est curieux dans la mesure où je n’emploie pas du tout le mot « œuvre » en général, ni même quand je fais des dossiers. Mais là, sur la vitrine grand public du web, ça me semblait assez utile. Parce que pour moi le site web est plutôt une vitrine, et ça me parait l’endroit où affirmer la nature artistique du café. Ça ne sera peut-être plus nécessaire au bout d’un moment, je ne sais pas. Pour l’instant en tous cas cela ne me fait pas peur, et je ne pense pas que ça freine les gens. Je crois que personne n’est venu au café en se disant : « Attention, c’est une œuvre, j’ai peur ! ». Où alors c’est vite oublié. Pour moi c’est plutôt une manière de dire que ce n’est surtout pas un café artistique, pas un café culture, pas un café je ne sais quoi : c’est le café en lui-même qui est le projet artistique.
La déclaration artistique est pour toi une tactique pour couper court à la question et n’avoir pas à argumenter ? Elle est destinée à désamorcer l’attente du milieu de l’art et ne s’adresse pas aux gens qui fréquentent le café ?
C’est ça. De temps en temps j’y pense quand je vois le travail que ça demande et l’énergie que j’y engage. Je n’ai jamais aimé le mot œuvre, il est assez étouffant, énorme, mais c’est assez juste finalement. Il faudrait que j’en trouve un autre. Je n’ai pas le bon mot. Mais il permet de répondre à toutes ces questions et pour l’instant c’est ma stratégie.
Le format des événements que tu organises échappe très largement aux attendus et aux contraintes de l’exposition. Conçois-tu le café comme une alternative à la galerie ?
Oui, totalement. Cela va même au delà d’une alternative à la galerie. Parfois des gens entrent au café et me disent : « Ah, mais, il n’y a rien au mur ! Vous ne faites pas des expos puisque vous êtes un peu artistes, non ? Il n’y a pas des expos au café ? »…
Exposition au café, c’est quelque chose que je ne peux pas supporter et que je n’ai jamais supporté. J’essaye de dire au gens que je ne fais pas d’expos, qu’il n’y a pas d’expos et il n’y en aura pas. C’est une partie de la réponse. Mais c’est aussi une alternative au White Cube parce que lorsque l’on regarde un film, ou que l’on assiste à une performance, c’est dans le jardin ou dans ce café un peu bistrot. On est pas dans une pièce blanche. Les habitués du quartier qui viennent dans mon café, si on les mettait dans un White Cube je ne sais pas s’ils se sentiraient vraiment bien. Ce serait marrant. Donc bien sûr, c’est l’idée d’une alternative. Ce qui est important pour moi c’est qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’accueil et du soin. Je me suis souvent dit, dans les White Cube, ou même dans les écoles d’art, dans ces endroits où je suis beaucoup allée, je trouvais insensé qu’on passe des heures assis par terre sur un bout de ciment glacé peint en gris, appuyé sur un mur blanc, parfois avec un coussin, mais alors d’un seul coup tout le monde a le même coussin parce que tout le monde va chez IKEA. Bref, cette situation absurde, j’y suis allergique. J’ai pensé le café comme une alternative esthétique, mais elle n’est pas qu’esthétique, elle est sociale. Cela constitue une communauté de gens qui se retrouvent installés confortablement, avec un truc sympa à grignoter, une boisson, serrés les uns contre les autres, du chauffage quand il pleut dehors, enfin voilà, une ambiance, quelque chose. Et du coup ce n’est pas le White Cube, c’est sûr ! Dans d’autres cas, pour d’autres formes, le White Cube est parfait, je ne suis pas contre.
Tu évoques la dimension du soin, du confort, de la convivialité. Le White Cube est plus souvent critiqué pour sa neutralisation de tout effet critique de l’art sur la société, mais c’est significatif que tu insistes d’abord le côté complètement impraticable au sens d’inconfortable, de contraignant, qui impose le respect.
Il y a une autorité aussi. Du point de vue politique il faut reconnaître que les lieux d’expositions sont des espaces qui finissent par devenir très autoritaires et qui rejouent toujours la hiérarchie du monde de l’art. Et c’est ça aussi que j’ai vraiment envie de quitter, que je tente de quitter, pour rejouer quelque chose de plus horizontal. C’est aussi ce que je tente de faire dans ma façon d’inviter les gens – des gens qui viennent tenter une expérience incertaine autant que des artistes hyper confirmés – et de traiter tout le monde de la même manière. C’est la question des possibles plus que les jeux de statut et d’autorité. Je ne sais pas si j’y arrive, mais j’essaye de créer un endroit qui est moins lié au pouvoir, à la prise de pouvoir.
Augusta Fripes est une friperie située au 3, rue Descartes, 35000 Rennes. Ce lieu atypique se trouve à proximité des Champs Libres et offre une expérience originale et engageante dans une cour intérieure typique du centre-ville. L’endroit est décrit comme accueillant, avec une atmosphère qui invite à la méditation loin du bruit de la ville. Augusta Fripes propose une sélection variée de vêtements vintage et décalés, accessoires, bijoux, sacs, et plus encore, dans une ambiance artistique et poétique. Les visiteurs peuvent y dénicher des pièces uniques, allant de tuniques à robes longues, en passant par des manteaux et jupes. Les habitués apprécient l’aspect «shopping underground» et la surprise de découvrir de nouveaux trésors à chaque visite. Le nombre de boutiques de seconde main en Bretagne a augmenté de 30 % au cours des cinq dernières années. À l’échelle mondiale, le marché de la friperie devrait atteindre 77 milliards de dollars d’ici 2025. [résumé par l’intelligence artificielle de Qwant]
Après des études et un diplôme en art tu as décidé d’organiser ton activité autour d’Augusta Fripes. Peux-tu nous dire ce qu’est Augusta Fripes ? Augusta Fripes c’est le surnom, celui que j’utilise pour Instagram. Le nom complet c’est « Augusta, fripes mixtes et conceptuelles ». Si je reviens un peu en arrière et si j’explique en commençant par « conceptuelle », c’est juste venu d’un encart publié dans un magazine en 2018 Augusta n’existait pas encore mais j’avais déjà les pieds dans la fripe, et il était question de la friperie la plus conceptuelle de Rennes. J’ai gardé ça. Et ensuite il y a « mixte » qui me paraît un mot essentiel dans ce que j’ai envie de faire avec Augusta. Quand on parle des vêtements on trouve souvent la mention « unisexe ». Je trouve ça débile. « Unisexe » cela n’a pas de sens pour moi. « Mixte » cela englobe ça mais j’ai envie qu’il y ait une grande diversité parmi les gens qui viennent voir ce qu’Augusta propose. Grande diversité dans les revenus, dans l’origine sociale ou ethnique, et puis surtout tous les âges et toutes expressions de genre. Je sais bien que je ne vais pas atteindre tout le monde. Je vois bien qu’il y a un certain type de client et cliente, mais j’essaye d’ouvrir à une diversité assez large. Ensuite il y a « fripe ». C’est un vieux mot. Aujourd’hui j’ai l’impression qu’on l’utilise pour dire des choses de seconde main pas chères. J’ai l’impression pourtant que « fripe » cela pourrait vouloir dire beaucoup de choses. C’est un mot qui voulait dire chiffon, qui veut dire froisser. Il y a aussi fripon, qui est un voleur. On peut trouver des petits bouts de la fripe un peu partout, et ce truc de chiffon je l’aime vraiment bien parce qu’on peut partir d’un truc vraiment moche et en faire quelque chose de très beau et qui acquiert une valeur. Je pense que la fripe peut être belle, et pas juste un truc pour ne pas dépenser d’argent. Et puis Augusta, c’était ma grande tante, la demi-sœur de ma grand-mère, qui avait un accessoire de mode exceptionnel, la petite capuche en plastique pour se protéger de la pluie. J’ai choisi son nom fin 2020, en novembre, pour parler d’Augusta. Voilà, ça c’est l’explication de mon nom.
Tu disais que tu avais déjà un pied dans la fripe avant Augusta. Peux-tu nous dire ce qui t’a conduit à cet intérêt pour la fripe ? J’ai commencé cette activité parce que mes parents sont brocanteurs tous les deux, et depuis mon enfance j’ai vu comment on travaillait dans ce domaine. Ado, quand j’ai voulu gagner un peu d’argent, j’ai commencé à travailler avec eux et à m’occuper surtout de la partie vêtement. Sans m’en rendre compte, je suis devenue professionnelle de ce domaine sans l’avoir étudié, par une sorte d’apprentissage continu.
Tu as suggéré qu’à partir d’un chiffon très banal on peut obtenir quelque chose de très beau. Il y a donc une part de ton travail qui relève de la transformation, de la création de ces vêtements ? Pour moi, oui, c’est hyper important, c’est une grande partie de ce que je fais. Ce n’est pas le cas de tout type de friperie. Pour décrire la manière dont je travaille, ça commence souvent avec mes parents lorsqu’ils vident une maison. Cela peut être une succession, un départ à la retraite. Je m’occupe alors des vêtements. Mais il y a aussi des gens qui me contactent, via Google par exemple, qui m’appellent « voilà j’ai telle chose à vendre, est-ce que cela vous intéresse ? ». Je vais chez les gens, je regarde ce qu’il y a, j’estime et je propose un prix, et ensuite j’ai du stock. Parfois quand il faut vider toute une maison, il faut aussi vider tous les chiffons, tous les vieux trucs au fond du placard. Ça peut être des collants troués, mais ça peut-être aussi un très beau pull en laine d’agneau complètement mité. Et ce que j’ai commencé à travailler depuis deux ans environ, c’est de réparer les choses, depuis un point ou normalement ce vêtement devrait être destiné à la poubelle. Mais la fripe m’a donné un tel dégoût de la quantité de fringues qui a été produite et qui est encore produite que je ne me vois pas jeter des choses qui sont de bonne qualité.
Dans transformation on pouvait entendre reconfiguration ou transfiguration. Mais tu parles là plutôt de récupérer, rénover, sauver ? C’est pas vraiment récupérer, c’est plus que ça. Sauver n’est peut-être pas le mot, mais transfigurer oui, parce que cela n’aurait pas de sens juste pour rénover. Parfois je passe 50 heures sur un pull et ce serait invendable comme vêtement. Il perd son statut de vêtement en essayant de le regagner. C’est comme si je mettais du plâtre sur un mur où il n’y a que des trous. Le vêtement qui a été mité ou sali, on lui rajoute des couches et des couches d’histoires et de temps. C’est ce temps qui fait la nouvelle valeur du vêtement. À porter c’est un truc incroyable. Cela pose des questions sociales : qui de nos jours porte des vêtements abîmés, puisque l’on a accès tout le temps à des vêtements propres et neufs, et qui « font bien ». Si j’y ai passé 50 heures, est-ce que cela peut s’acheter ?
La nouvelle valeur que tu évoques est-elle viable ? Arrives-tu à vendre ce vêtement au coût du travail que tu as investi ? Pas du tout pour l’instant. Ça c’est plutôt le travail d’Héloïse. Le travail d’Augusta c’est de faire attention qu’il y ait toujours des choses qui n’ont pas besoin de temps pour équilibrer ça. Chaque fois c’est une affaire de balance. Parfois j’ai beaucoup de chance et je trouve des choses incroyables pour vraiment pas cher, et c’est ça qui fait que je peux passer 50 heures sur un pull qui moi me semblera très beau.
Est-ce que ton activité est liée à ce qu’on pourrait appeler la culture beaux-arts. C’est- à-dire une attention particulière portée à la manière de s’habiller, mais sans budget, comme on l’observe chez les étudiants en art. Et quelle est la part chez les gens qui achètent tes vêtements d’un refus de la logique de consommation et d’un souci écologique ? Parfois j’ai l’impression que l’aspect écologique est un peu hypocrite. Les gens qui le mettent en avant peuvent être des professionnels de la fripe qui font appel à des grossistes. Ou alors des particuliers qui achètent beaucoup et qui se dédouanent parce que c’est de seconde main. Donc je ne m’attarde pas trop sur la notion d’écologie, mais pour ma propre consommation je n’achète plus de vêtements neufs, ça s’est fait comme ça de toute façon, et puis je n’en ai plus envie. Parmi mes clientes et mes clients il y a plein de gens qui étudient l’art ou assimilé, mais il ne recherchent pas forcément des pièces d’exception, ou historiques, plutôt des choses pas très chères qu’il peuvent transformer. Parfois ils achètent un truc qui leur fait trop envie, mais c’est justement ce truc d’envie et de curiosité qui dernièrement m’a fait réfléchir sur Augusta : que doit-elle faire, à qui doit-elle s’adresser ? J’ai l’impression que je vais tendre à renoncer à travailler pour mes pairs, c’est à dire que je vais renoncer à trouver des choses pas chères, marrantes. Je vais plutôt choisir des choses très belles, qui me plaisent vraiment, qui ont des choses à raconter, sur l’histoire de la mode, sur l’histoire du textile, et avoir quelques petits trucs en plus, en fonction de là où je vais vendre. Il y a des types d’événements que je fais où je sais qu’il y aura des gens qui cherchent des petits machins pour rigoler. Ça ne me déplait pas, j’ai juste besoin de curiosité et de beaucoup d’attention pour que tout le travail que je déploie ne soit pas ignoré en allant vers le petit prix.
On pense souvent l’art dans son rapport à un public, le commerce dans un rapport aux clients et les services dans le rapport aux usagers. Comment décrirais-tu ta relation aux gens qui fréquentent Augusta Fripes ? J’aimerais faire de mes clients mon public. J’aime bien avoir un lieu où je peux accueillir des gens avec qui échanger. Là je suis en vacances parce que l’atelier où je travaillais à changé de propriétaire. Je voulais en faire un endroit presque théâtral, avec des choses sur tous les murs, un endroit qui raconte plein d’histoires, avec de multiples couches de narration, du sol au plafond. Quand on entre, on se demande ce qui se passe. Je ne fais pas ça pour que les gens achètent. Je ne cherche pas à ce que les gens achètent systématiquement pour beaucoup d’argent. Je veux vraiment qu’on se pose des questions. En fait les personnes dont j’attends la curiosité ne sont pas seulement les personnes qui vont me faire vivre. Les personnes qui me font vivre ne sont pas mes pairs. C’est souvent des femmes de 45 ans, d’une classe bourgeoise, qui n’hésitent pas à acheter quelque chose qui leur plaît. Et l’endroit que je propose leur plait aussi. Augusta, elle est liée à moi. Là où je suis il y a mes vêtements et leurs étiquettes avec des photos anciennes. Ça c’est Augusta, et Augusta se déplace, elle est dans plusieurs lieux. Le Comptoir du Chineur c’est depuis 2007 la brocante de ma mère. Il y a quatre ans j’ai commencé à mettre des vêtements dans sa boutique sous le nom d’Augusta. Augusta est hébergée par le Comptoir du Chineur. Ce n’est pas un endroit qui m’appartient. Je travaille avec ma mère, mais c’est sa boutique avant tout. C’est ouvert le mercredi, le vendredi et le samedi après-midi. L’autre lieu, qui s’appelait l’Arrière-Boutique, était plutôt caché, au fond d’une cour. C’était en fait l’atelier d’Héloïse mécéné par Augusta. Augusta payait le loyer mais il y avait surtout mon travail d’artiste fripière. C’était ouvert seulement le mardi, mais j’entrouvrais souvent la porte pour les rares passants de la rue Descartes. Il y aussi des endroits que j’investis ponctuellement, avec notamment le collectif dont je fais partie, qui s’appelle « les Surannées ». On est cinq friperies et une brocanteuse et on fait des événements à Rennes, qui durent de un à trois jours. On est en train d’imaginer un marché de la fripe pour Rennes, sur le modèle des marchés à la brocante, qui serait mensuel. Et il y a des événements que je fais toute seule, parfois sur la côte, surtout l’été. Des déballages qui existent depuis longtemps, où il faut jouer des coudes pour trouver une place. Pour faire un pont entre fripe et art, on avait organisé un petit défilé, c’était à Saint Lunaire, où il y a beaucoup de touristes en août. Et ça c’est à ciel ouvert, c’est dans un champ. Voilà les endroits où je vends. Je vends très peu sur internet, cela ne m’intéresse pas du tout parce que je n’arrive pas à y créer un endroit et un espace de discussion.
Tu parles d’Augusta et d’Héloïse. Il y a une sorte de dédoublement. Considères-tu qu’Augusta Fripes te permet de financer ton activité artistique, ou peut-on dire qu’Augusta Fripes est ton activité artistique ? J’aime vraiment beaucoup avoir une double vie, et utiliser parfois Augusta comme pseudonyme. Je peux me présenter aussi bien comme artiste, comme fripière, ou comme artiste-fripière. C’est assez poreux. Augusta permet à Héloïse des revenus, Augusta permet à Héloïse des ressources de matériaux gratuits. Parfois Héloïse amène à Augusta ses idées de scénographies et d’objets, et c’est ce qui fait la différence avec beaucoup d’autres friperies rennaises.
Est-ce que les personnes qui achètent perçoivent et sont intéressées par cette double lecture de ton activité ? Oui, beaucoup de gens me posent des questions. C’est quoi ça, c’est quoi ça, les trucs qui apparaissent comme ça, qui sont inhabituels. D’autres personnes ne posent pas de questions mais voient et apprécient. Très peu de personnes ignorent la dimension artistique. En fait, peu de personnes viennent juste pour acheter. Mais tout le monde ne connait pas mon parcours et mes autres activités. Parmi mes clients, beaucoup apprennent après que je m’appelle Héloïse, que je ne suis pas Augusta. **Il y a donc bien dédoublement, mais pas séparation. Il n’y a pas de coupure entre ce qui serait une activité alimentaire d’un côté et ce qui serait une activité artistique d’un autre côté. Il y a plutôt superposition de ces deux niveaux dans une même activité ? Oui, vraiment. Certes mes revenus viennent d’Augusta donc cela pourrait être considéré comme un job alimentaire. Mais vu le compromis de temps fait pour Augusta il fallait que ça me plaise beaucoup de toute façon. C’est un compromis de temps pour m’assurer une stabilité.
Pas de coupure, mais une différence de degré dans la production d’Augusta Fripes. Des vêtements plus ou moins investis par le travail artistique, et des vêtements plus ou moins pertinents comme simplement de la fripe ? Exactement.
Quand tu mets en scène dans l’atelier, caché, ou quand tu crées une scénographie sur un marché, il y a aussi une double lecture. C’est à la fois une mise en valeur des produits que tu as à vendre, et en même temps cela vaut pour soi-même comme un événement ou une installation. Sur les marchés c’est beaucoup plus compliqué parce que cela prend du temps. C’est plus des indices. Par exemple, toutes les étiquettes des vêtements c’est des petites photos anciennes, la plupart des années 50, ou entre les années 30 et 70. Et ça, ça interpelle toutes les personnes, vraiment. Très très peu de gens ne m’ont pas dit « mais c’est quoi toutes ces photos » ? En fait c’est juste une histoire en plus. On repart avec un bout de famille qu’on ne connaît pas, et que plus personne ne connaît. Ça fait partie des indices de la mise en scène qui pourrait être, qui est déjà faite et que je n’ai pas besoin d’installer sur un événement ponctuel.
C’est une sorte de narration qui accompagne les vêtements. Et ces photos, tu les obtiens comment ? Sont-elles en rapport étroit avec chaque vêtement ou est-ce juste une connexion vague avec l’époque des vêtements ? Je trouve en général les photos aux mêmes endroits que les vêtements. Quand je suis dans une maison à vider je cherche et je trouve. Parfois quand c’est des personnes je leur demande. C’est aussi arrivé plus d’une fois qu’on m’en amène. « Ah, mon père n’avait plus de mains mais il adorait la photo, voilà tous ses tirages », ce genre de méthode. Souvent les photos sont plus anciennes que les vêtements, mais parfois j’ai réussi à trouver les vêtements en photo et c’est trop bien, j’adore ça.
En complément il y a un travail de photographie de tes vêtements qui accompagne leur présentation ? Oui, il y a beaucoup de production de photos et des vidéos, de plus en plus. J’utilise des personnes de mon entourage, des amis ou des clients et clientes parfois pour poser pour différentes choses. J’avais commencé avec ma sœur, ce qui était vraiment pratique. Je pouvais expérimenter plein de choses avec elle. Elle voulait bien m’accorder du temps et avait envie d’inventer des histoires. J’avais envie de faire des mini scénarios avec Augusta. Ça prend vraiment beaucoup de temps et je ne le fais pas à un rythme soutenu, mais je continue à le faire pour mettre en valeur. Tout évolue. Quand je regarde le contenu que je faisais avant et ce que je fais maintenant ce n’est pas tout à fait la même chose. Les pièces que je mets en avant sont différentes aussi. Je choisis des vêtements sur lesquels j’ai des choses à dire et je les met en scène comme des mini films clichés. Tout est assez cliché pour que ce soit assez percutant, mais à la fois on sent qu’il y a un basculement hors du cliché. Quel est le rôle de cette production d’images sur Instagram et l’intérêt que tu y trouves. Est-ce que cela joue dans l’activité commerciale d’Augusta fripes en produisant un effet de curiosité, une attention, ou est-ce plutôt un développement artistique et personnel autour d’Augusta fripes ? Ça ne génère pas autant d’attention que je voudrais. C’est une question de marketing. C’est une vitrine qui ne génère pas des ventes directement, mais si on regarde on comprend ce qu’on va trouver. C’est quotidien. Je mets des story pour rappeler les horaires, rappeler les adresses, parce tout va très vite et les personnes qui regardent oublient tout le temps. On est surchargés d’informations.
En cherchant Augusta Fripes sur Qwant on trouve un certain nombre de qualificatifs intéressants. On lit bien sûr « rétro » et « vintage », ça c’est clair. Puis on voit « singulier », « décalé », « conceptuel ». Est-ce que ce sont des termes que tu introduis en parlant avec les journalistes de la presse locale qui s’intéressent à Augusta Fripes, ou est-ce que ton activité est assez différente pour susciter ces qualificatifs ? Le premier article parlait des mini telenovelas que je fais. Cela permettait un lien très simple entre les scénarios d’une part et les vêtements d’autre part. J’avais bien aimé cet article. D’autres ont été faits plus rapidement, pour Ouest France, Rennes Infos Autrement, des choses brèves, qui ne m’ont pas beaucoup plu parce que c’était juste mettre en avant les petits prix et les belles fringues, ce qui n’est pas très intéressant. Mais il y en a eu un pour lequel j’ai répondu à des questions par écrit qui ont été ensuite remises en forme. Et là j’ai plein de choses à dire en expliquant comment on passe de la simple vente à une mise en scène un peu surprenante.
L’IA de Qwant emploie la formule « ambiance artistique » pour décrire Augusta Fripes. Qu’est-ce que ce serait selon toi une ambiance artistique ? Ambiance artistique, singulier, poétique, ce n’est pas des termes que moi j’utilise. C’est un peu trop évanescent. Ça sonne un peu creux. Conceptuel, c’est plutôt une blague. C’est pas mes propres termes.
L’expression est inattendue. Elle relève bien sûr du style journalistique, mais ne faut- il pas l’assumer ? Nous parlions toute à l’heure d’une affaire de degré plutôt que de statut clairement établi. « Ambiance artistique » cela renvoie à une appréciation vague plutôt qu’à un tout ou rien. Le flou de la notion à l’avantage d’éviter de se focaliser sur la question du statut. Oui on peut le dire comme ça, mais je ne pense pas qu’il ait été écrit comme ça. Je pense qu’il a été écrit de façon assez superficielle.
Peux-tu nous parler de l’économie de ton activité. Est-ce que tu arrives à en vivre correctement. Est-ce qu’il y a assez de place à Rennes pour cinq friperies ? Entretenez-vous des rapports de solidarité ou de concurrence ? J’arrive totalement à vivre de la friperie. C’est mon seul revenu et je vis confortablement. C’est un travail assez intense parce que cela doit-être continu pour que cela marche vraiment bien. Si je travaille un peu moins mes revenus chutent beaucoup, si je travaille un peu plus mes revenus augmentent un peu. Il faut trouver une continuité. C’est fatiguant mais justement, toujours travailler en collectif cela m’aide beaucoup. Et dans le collectif des Surrannées c’est l’inverse de la concurrence. Il y a bien plus que cinq friperies à Rennes. Il y a des magasins un peu plus importants qui travaillent avec des grossistes, d’autres qui travaillent avec des créateurs, des petits créateurs de vêtements, de bijoux ou d’accessoires. Je n’ai pas compté. Peut-être qu’il y a une vingtaine de magasins et une vingtaine d’itinérants qui ne font que des déballages. Comme il y en a tellement j’ai l’impression que les gens sont submergés par l’offre, et les gens qui n’en vivent pas forcément me font défaut, parce qu’ils proposent quelque chose que moi j’ai en mieux et du coup ce que j’ai peut être effacé parce qu’ils ont réussi à prendre telle ou telle personne. Je pense que je fais un travail de qualité et ce n’est pas le cas de tout le monde. À la fin du Covid il y eu un moment une facilité pour se faire de l’argent en ligne avec la fripe, mais cela commence à baisser et je vois plusieurs personnes arrêter, donc j’imagine que dans deux ans je pourrais travailler un peu moins tout en gagnant mieux.
Dans le collectif Les Surranées, vous êtes-vous reparties des créneaux commerciaux ou cela se fait naturellement ? Comme on n’est pas les mêmes personnes on aime différentes choses et on n’a pas les mêmes choses à proposer. Parfois cela se recoupe, mais pas souvent. Il y a deux personnes avec qui je m’entends mieux, en tous cas dans notre sélection de vêtements et avec elles on a ouvert un endroit jusqu’en juin, et c’est vraiment très haut de gamme ce que l’on propose. Avec le collectif l’offre est large. Il y a des vêtements parfois plus récents, plus streetwear ou sportwear, il y a plus de brocante. On ne se marche pas sur les pieds. C’est une façon de travailler ensemble, de se rendre service. Par exemple pendant ces trois semaines où je suis absente elles travaillent pour moi.
Pourquoi refuser de vendre en ligne ? Je n’aime pas ça. Cela prend beaucoup de temps et si je dois passer du temps sur quelque chose je préfère que ce soit quelque chose que j’aime vraiment.
Est-ce que les conversations qui s’engagent avec tes visiteurs se prolongent d’une visite à l’autre. Est-ce qu’il y a une régularité chez les gens qui fréquentent Augusta Fripes ? Oui, il y a des personnes qui reviennent régulièrement, qui connaissent ce que je fais et comment je pense. Augusta me permet de rencontrer des gens qui ne sont pas dans le milieu dans lequel j’ai fait mes études, et d’avoir d’autres points de vue sur la façon dont je peux travailler, qui ne sont pas forcément directement liés à une pratique artistique mais qui se rejoignent au fur et à mesure. Il y a plusieurs personnes qui m’approchent ou que moi j’approche professionnellement et avec qui je peux développer ensuite de nouvelles idées.
Entretien en visioconférence sur JITSI, entre Shanghai et Bangkok, le 25 janvier 2025.
1 – « Écrire à Tokyo » a débuté en juillet 2020. Quelles étaient vos motivations initiales pour créer ce groupe et comment ont-elles évolué au fil des années ?
EàT est né au cœur de la période de la Covid à Tokyo, où le confinement était massivement mental, le confinement physique n’étant légalement pas applicable. Il y a eu très peu de temps entre l’exposition de l’idée entre Julien Bielka et Lionel Dersot, et le lancement de la dynamique de réunions mensuelles. Tout s’est fait très vite, bien que les détails soient déjà dilués dans la légende. EàT a profité de la Covid et du besoin conséquent de certains de sortir du marasme en s’engageant à participer, la garde assez baissée dans des circonstances d’abord mentalement difficiles. Les premières sessions ont été émotivement chargées, l’écriture devenant un prétexte à se confier, y compris devant des inconnus puisque tous les participants ne se connaissaient pas nécessairement. Ensuite la Covid prenant moins d’importance, la participation s’est normalement décantée mais le fond de bienveillance initiale, totalement imprévu et impensé, demeure. Nous sommes probablement passé d’une quasi vingtaine de participants d’origine à une dizaine au mieux, mais le nombre n’est pas le sujet.
2 – Vous mentionnez que « Écrire à Tokyo » n’est « ni un réseau, ni une association, ni un organisme, ni un collectif ». Comment décririez-vous alors la structure et l’organisation du groupe, et qu’est-ce qui motive ce choix de « dés-organisation » ?
(Lionel Dersot). Personnellement, j’ai été très marqué dans l’enfance par le feuilleton américain Mission Impossible, la version d’origine, pas les séquelles progressivement affligeantes. Cette réunion d’électrons libres immédiatement opérationnels autour d’une mission, qui se séparent une fois le job donne avait un charme fou. Et l’a encore. Se réunir pour faire façon Hannah Arendt recèle un potentiel puissant de devenir, la difficulté à l’usage étant de continuer à s’investir, l’investissement étant absolument un choix personnel. Dans ce sens, la dés-organisation est le meilleur terme – à défaut de mieux – pour évoquer même si en sourdine cette nécessité à mon sens de se démarquer en affirmant la liberté de chacun, mais en restant ferme sur le principe qu’il n’y a que la participation qui fait sens et carburant de la dynamique. C’est aussi pour cela par exemple qu’il n’y a pas d’inscription préalable aux sessions et l’on ne sait vraiment pas exactement qui va participer à chaque fois. Et c’est bien ainsi. L’engagement sans liste est la preuve d’un engagement voulu par l’individu. Le groupe n’existe alors essentiellement que dans le moment de la session et bénéficie de cette volonté de chacun. L’organisation demeure essentiellement pratique, un sujet, une date, une heure.
(Kazuaki Miyagishima). Je le vois comme un rassemblement d’insectes méliphiles autour d’une fleur. En fonction de la saison, la fleur change et les abeilles sont attirées par elle mais il y a toujours quelque chose en commun en bourdonnements. Et tout ça dans un écosystème de l’écriture.
3 – Votre groupe se distingue par son rejet du « fétichisme endémique dont la chose Japon est l’objet ». Comment cette position se traduit-elle concrètement dans le choix des thèmes abordés et dans les discussions au sein du groupe ?
Au départ, avec des ressentis d’intensité variable selon les individus, se trouvait un certain malaise vis-à-vis de ce qui est publié sur et autour du Japon, grosso modo à partir de l’après Seconde Guerre Mondiale, jusqu’au moment présent qui dans les lettres françaises est de l’ordre du Japonisme 3.0 à fond mercantile. Ce qui est publié exclut la production universitaire mais concerne ce que l’on peut nommer la littérature “grand public”. Les thèmes d’origine de EàT ont été à mon sens des prétextes pour relever les manches et s’arcbouter à la tache de désosser l’animal contemporain nommé “cette passion si française pour le Japon”, dans le domaine des lettres. Très tôt, nous avons évoqué au début avec maladresse en tout cas, mais rapidement avec plus de finesse et de regard stratégique au fur et à mesure que les affects de ce malaise se dissolvait, la nécessité de ne pas tomber dans le piège de l’ironie critique en boucle. Dès lors que les grandes lignes très répétitives des formules et des contextes d’écritures autour du Japon étaient à peu près délimités, il s’agissait de ne pas s’y attarder mais de partir ailleurs, car affirmer vouloir penser d’autres récits nécessite de passer avec célérité à des stades suivants de réflexion, et d’action. Il est apparu par exemple récemment que l’écrivant allochtone au Japon n’est pas tenu d’écrire sur le Japon. Cet énoncé tarte à la crème peut paraître évident, une fois énoncé seulement. Tant qu’il n’est pas dit clairement, et à haute voix, il constitue un non-dit délétère pour ce qui est de l’effort de penser – et d’écrire – d’autres récits. Aussi, nos vies d’allochtones ou pas sont tellement percutées d’intrants géographiquement autres et multiples que se buter sur le principe qu’il me faille écrire sur Tokyo parce que j’y habite est une contrainte à la fois prétentieuse et ridicule. En conséquence de quoi, nous tentons de nous immiscer dans des thématiques où le couple Tokyo-Japon peut ou ne pas apparaître sans que cela soit un problème. Il suffit d’annoncer la couleur : il n’y a pas que le Japon dans nos vies. Un prochain thème que l’on va aborder est l’IA et la poésie. Comment situer géographiquement ce sujet n’est qu’une petite question parmi d’autres. Je pense que nous avons encore beaucoup de travail pour se démarquer de l’obligation “par nature” de penser le Japon et Tokyo comme des incontournables. La mobilité du quotidien, au moins mentale si pas physique, est inévitable et une source de richesse, diversions et échappatoires.
4 – La « résidence d’écriture mobile » est un concept original. Pouvez-vous nous en dire plus sur son fonctionnement et son impact sur les participants ? Y a-t-il eu des collaborations ou des œuvres littéraires nées de cette expérience ?
Une résidence fonctionne sur l’à-priori de l’existence d’un lieu. En l’absence d’un lieu, on range l’idée dans le tiroir des nice to have et on l’oublie. Sauf dans ce cas présent. La question étant comment envisager une résidence hors lieu, la réponse devient alors évidente : pour Tokyo, le lieu est bien évidemment le territoire de la ville, territoire d’une multiplicité de lieux auxquels s’attachent des ressentis et vécus personnels et singuliers dont certains éléments peuvent être offerts à l’écrivant de passage. Ce que je nomme par exemple des savoir-ville. Bien sûr, ce concept de résidence d’écriture sans lieu dédié mais riche de lieux prend tout le monde à contre-pieds (mais putain ! sortez des quatre murs !). Il faut, il faudrait à EàT la rencontre fortuite et heureuse d’un mécène de type noble florentin de la Renaissance. On n’en a pas encore croisé mais ce n’est pas l’essentiel. En attendant oui, il y a eu une seule expression d’intérêt, ou plus exactement une expression de déroute des sens émanent d’un jeune français qui a eu l’audace, le courage donc d’entrer en contact, pour signifier sa curiosité et son incompréhension. Cette valeureuse personne qui se trouve actuellement au Japon mais pas à Tokyo n’a pas donné suite, mais se trouve être sans le savoir lui-même un véritable pionnier dans l’acte pas anodin d’entrer en contact pour s’enquérir. C’est extrêmement rare de nos jours où les applis ont réponses à tout qui permettent l’évitement de la rencontre. Il y a des idées mais qui en reste à ce stade d’idée actuellement mais les énoncer est un pas important. Il faut énoncer les choses et EàT a d’abord cette fonction. Par exemple, la ville (de Tokyo ou d’ailleurs) étant un élément singulier majeur et redondant des discussions, j’ai évoqué pour ma part un projet-souhait d’un ouvrage à deux : deux personnes ne se connaissant pas résidant l’une à Tokyo, l’autre à Berlin (ou ailleurs) s’engagent dans un dialogue épistolaire à présenter à l’autre sa ville. Ce serait au départ, par exemple, un blog à deux voix, avec un ouvrage à la clé. La résidence d’écriture issu de cette expérience pourrait être un voyage réciproque dans la ville de l’autre, chacun étant lesté déjà d’une vision bien entendu non-touristique et non-extatique (la passion est un poison) de la ville de l’autre. Une suite de l’expérience – Maintenant, j’ai vu ta ville – permettrait d’aller encore plus loin dans ce chassé-croisé de ressentis et d’affects transmis via l’écriture.
5 – Vous avez publié un recueil d’écrits d’auteurs indépendants en 2024. Quels sont vos projets éditoriaux pour l’avenir ? Envisagez-vous de créer une maison d’édition « Écrire à Tokyo » ?
Là encore, le mécène renaissant serait bienvenu d’apparaître car autant la résidence d’écriture d’EàT dans son évocation actuelle n’a pas besoin d’un lieu et d’un budget associé, autant une maison d’édition engage à une entreprise capitaliste où l’argent et les volontés sont indispensables. Mais on peut écrire avant cela.
6 – Quelles sont les ambitions du groupe pour 2025 ? Y aura-t-il de nouveaux thèmes ou de nouvelles initiatives ?
L’ambition première est de perdurer, donc 12 sessions pour 2025. Il est tellement facile de se laisser aller à la paresse du désengagement. Sur les thèmes, il s’agit de d’exploiter le surcroît de lucidité que l’on se situe d’abord dans une approche “amateure” de l’écriture – ce qui n’est ni un stigmate ni un aveu de dé-légitimité – pour investir ou s’inspirer de sujets et accroches exposés par exemple dans les études littéraires académiques. Il n’y a aucune raison de ne pas piocher dans la marmite de ce que concocte avec une fermeture absolue et cool des sites comme Fabula, par exemple. En tant que source d’idées, les annonces de colloques sont riches de morceaux et pistes à accaparer comme des pirates incultes. Nulle jalousie ou mépris dans ce qui précède, mais aussi aucune génuflexion ou fétichisme, de même que pour Tokyo et le Japon.
NB : “La paresse du désengagement” tout comme le désengagement stratégique qui consiste à ne pas ou plus vouloir participer pour éviter d’être associé à ce truc déplaisant nommé EàT. Mais il ne s’agit pas de tomber dans la stigmatisation mièvre de ce type de personnes, mais au contraire souligner que le top de la lucidité et du courage pour un écrivant serait d’être capable d’énoncer – encore une fois, il faut dire les choses pour passer à autre chose – qu’une partie de sa “production” est clairement à des fins alimentaires – faut payer le loyer – et de stratégie de présence dans un milieu de spectacle qui rapporte, qui n’empêche pas en parallèle de participer à une dynamique de bons à rien comme EàT. Rares sont de tels participants qui demeurent mais il y en a, difficilement.
7 – Les rencontres « Écrire à Tokyo » se déroulent en ligne. Pourquoi ce choix et envisagez-vous des rencontres physiques à l’avenir, notamment à Tokyo ?
Tous les participants ne se trouvant pas à Tokyo, il n’est pas possible hélas de se faire un grand évènement de 45 000 personnes dans un stade survolté, mais un peu plus d’occasions proposées et mises en acte de boire un coup ensemble ont déjà eu lieu récemment, et auront lieu peut-être plus, mais avec spontanéité, au cours de 2025. La spontanéité a prouvé plus d’une fois déjà qu’elle est l’énergie la plus pure pour faire que quelque chose ait lieu.
8 – Qui sont les « concierges résidents » et quel est leur rôle au sein du groupe ?
Ils méritent à juste titre d’être ignorés, ne servant à rien sinon. qu’à perpétuer l’idée qu’il y aurait a Tokyo une loge dédiée qui s’ent le pot au feu de chou rance alors que ces dames sont dans l’escalier. Que les concierges passent l’aspirateur pour couvrir le bruit de leurs élucubrations vaines est tout ce que l’on peut souhaiter pour 2025.
9 – Comment les personnes intéressées peuvent-elles participer à « Écrire à Tokyo » et quelles sont les conditions de participation ?
C’est donc – si vous avez suivi – le grand secret d’EàT : pour participer, il suffit de le vouloir.
10 – Le groupe « Écrire à Tokyo » semble attirer des participants d’horizons divers. Quel est le profil type des participants et qu’est-ce qui les rassemble ?
Profils multiples et singularités plurielles borderline folie douce. Ce qui les rassemble est l’envie d’y être.
Vous ne trouverez pas grand-chose sur internet concernant le travail de François Deck. Cinq mots d’une microbiographie égarée sur un site de cotations, un dessin de 1977, trois sculptures incrustées au sol aux abords de la faculté de sciences sociales de Grenoble depuis 1993, la mention d’une banque de questions en 1999 et un article de 2002, « Esthétique de la décision ». Neuf réponses au total sur Google, c’est bien peu. Quant aux images, il y a visiblement d’autres François Deck, et celui qui nous intéresse est fort rare. Comment expliquer cette invisibilité sur nos écrans d’un artiste qui, après avoir longtemps dessiné, a bifurqué vers une pratique sociale l’ayant conduit à repenser son rôle d’enseignant et à travailler depuis plus de trente ans comme artiste consultant aussi bien avec une agence d’urbanisme qu’avec une association, un squat ou une maison de la culture ?
— Pourquoi cette absence de documentation sur internet ? En quoi l’ici et maintenant, essentiel pour toi, est-il menacé par d’éventuels rebondissements lointains et différés de la documentation ? Faut-il préserver cet ici et maintenant dans une forme de confidentialité ?
Pendant vingt ans je pratique le dessin et la gravure, puis viennent la sculpture et l’installation. Pendant ce temps, mon enseignement en école d’art devient plus expérimental que ma pratique d’artiste. Après une rupture nette avec mes savoir-faire précédents qui a lieu en mars 1992, cette distorsion aboutit à une réorientation de mon travail. Je lis « Expérience et pauvreté » de W. Benjamin et de la littérature conceptuelle. Je développe un travail basé sur l’échange de savoir (Espace discret). J’interroge l’étanchéité entre les pratiques (Mutualisation des compétences et des incompétences). La conversation, dont j’ai éprouvé le goût dans la phase précédente en parlant avec des poètes, devient l’essentiel de mon activité. Je m’adresse à des personnes occupant les fonctions les plus diverses, du monde agricole à la science, en passant par l’industrie et le travail social. La fermeture des mines dans le Nord-Pas-de-Calais au début des années 1990 est l’occasion d’une résidence d’un an à la Maison de l’art et de la communication de Sallaumines. Mon statut d’artiste est connu de mes partenaires mais je ne le mets pas en avant, attitude dont témoigne L’Auteur évanouissant, un texte de Brian Holmes (Multitudes, 2004).
— Y a-t-il pour toi une interférence négative entre l’activité et son archive ?
Mon activité d’artiste consultant m’amène à développer quantité de scénarios, de protocoles et de bases de données avec une forme privilégiée : la banque de questions. Des ensembles de questions, organisés par mots-clés, archivent des éléments de réflexion et de verbalisation d’expériences. Chaque question est rédigée par une personne dont le nom apparaît dans un générique d’auteurs et d’autrices. Les questions peuvent ensuite être réanimées par des protocoles de débat avec lesquels les questions se renouvellent. Celles qui importent sont mises en évidence dans des séances de délibération qui accompagnent la réflexivité du groupe sur ses pratiques et son orientation. Les banques de questions, inspirées par une attitude artistique sans finalité, produisent un effet retard en donnant du temps à l’énigme. Les effets de ce processus appartiennent à un groupe donné et je m’interdis les techniques de captation (vidéo, photo), que je trouve perturbantes. Je précise enfin, s’il est nécessaire, que je joue avec le rôle de consultant comme il m’arrive de jouer avec d’autres rôles. La naturalisation de la division du travail et l’évidence des méthodologies prescrites soulèvent des questions. Depuis les débuts de « l’école erratique » (2010), j’ai abandonné le rôle d’artiste consultant.
— Les artistes qui documentent leurs faits et gestes sur le web, sur Instagram ou sur Facebook, ne sont pas nécessairement dans une logique professionnelle, promotionnelle et concurrentielle. Pouvons-nous considérer qu’ils vont aussi dans le sens d’un partage de ressources ?
Il y a beaucoup de ressources passionnantes sur internet. Les images de mon travail qui y circulent datent des années 1970, tout simplement parce qu’avant 1992 je n’avais pas encore renoncé aux formats du marché. Autour des années 2000-2010, la mémoire d’internet traitait mieux l’actualité de mon travail. Ces pages ont reculé dans Google, du fait de mon absence sur les réseaux sociaux et d’une augmentation du trafic de mes premiers travaux sur des sites de vente en ligne. L’ancien prend le pas sur l’actuel dans les fantasmagories du marché. En 2025, le marché n’a pas renoncé à moi et je n’ai pas renoncé à développer un petit artisanat qui tente d’échapper aux industries de la relation.
— Ne penses-tu pas malgré tout qu’internet, au-delà ou en deçà de ce qu’il est devenu par le processus d’enclosure des plateformes (Facebook et cie), reste un outil de contournement puissant de l’hégémonie du dispositif d’exposition, contrôlé par le complexe institutionnel-marchand et actuellement colonisé par le luxe ?
Je n’ai pas d’avis définitif sur la question, disons que je n’en ai pas le goût. Cela semble aller de soi qu’un artiste soit sur le web, mais si « ce qui ne va pas de soi » est une définition possible de l’art et un principe qui guide l’action, les conditions de l’art restent ouvertes. Je reste très admiratif d’un artiste tel qu’André Cadere. Nombre d’artistes inventent maintenant les formats de l’art à venir en ouvrant un café ou en donnant des consultations de shiatsu… Les pratiques et leur économie ne sont pas irréductiblement attachées à un statut d’artiste, ni à un rôle de producteur d’objets. Il y a bien souvent un « ça va de soi » qui condamne les esthétiques à la répétition et reproduit un système que beaucoup déplorent. Chacune et chacun a pour tâche d’interroger un désir d’art qui, comme tout objet du désir, ne va jamais de soi. La subjectivité doit trouver une issue pour s’articuler au réel. À mon sens, l’invention de terrains d’opérations prime l’élaboration des formes.
— Quand tu élabores le processus des banques de questions, tu ne te préoccupes pas de l’enregistrement des réponses ?
En 1995, les banques de questions ont bénéficié du développement spécifique d’un logiciel de base de données. Cette application permet d’opérer des recherches sophistiquées, mais ces datas n’ont véritablement d’intérêt qu’activées par des protocoles de débat dans des situations concrètes. Rendre publiques ces datas en tant que traces n’a pas beaucoup de sens. Ce qui compte, c’est si quelque chose a changé pour le collectif donné et les personnes qui le constituent. Les mémoires sont alors incorporées. Chaque être est une archive précieuse ! Le sort des « objets relationnels » de Lygia Clark est à ce propos significatif. Leur exposition muséale n’a aucun sens. Par contre les entretiens réalisés avec d’ancien·nes patient·es de Lygia Clark par la critique d’art et psychanalyste Suely Rolnik sont très intéressants (Archive pour une œuvre-événement, Carta Blanca Éditions, 2010).
— Avec les brochures Brouillon général que tu publies régulièrement, tu fais circuler des textes qui te semblent utiles. Pour les imprimer, tu les mets en page au format PDF. Pourquoi ne pas les rendre disponibles en téléchargement sur une page web ?
Depuis 2010, je travaille quasi quotidiennement avec un atelier d’impression numérique. De petits tirages accompagnent des conversations, des sessions de l’école erratique ou bien des travaux avec un groupe d’étude dont je suis un des acteurs parmi d’autres. Je suis en train de reprendre une brochure imprimée et diffusée depuis plus d’un an selon différentes versions. Elle est organisée autour d’extraits de textes du psychiatre François Tosquelles, rassemblés par Joana Masó, et prend son sens avec un groupe hétérogène qui s’intéresse à la psychothérapie institutionnelle. Le titre, Ce qui ne va pas de soi, est emprunté à Jean Oury. Alice Guerraz, une artiste impliquée dans ce groupe, m’a retourné une version de la brochure annotée d’une façon très expressive. Cela m’a conduit à modifier la brochure en incluant une double page annotée à la place des deux pages originelles. Il ne s’agit pas simplement d’améliorer un contenu, mais de prendre en compte ce qui arrive à un objet médian dans une histoire vivante. L’archive n’est donc plus une mémoire qui se dépose une fois pour toutes selon des couches d’objets chronologiquement ordonnées. Les objets sont potentiellement les acteurs d’un processus, comme des quasi-sujets (Marcel Mauss). Les archives sont devant nous. C’est ce que j’entends dans le titre du film de Joana Masó : Histoire potentielle.
— Refuser, ou tout au moins éviter, le partage d’une documentation sur les réseaux ouvre donc selon toi d’autres mémoires ? Est-ce à l’œuvre dans le protocole de l’école erratique ?
Je ne refuse pas de partager les documents puisque c’est leur fonction d’être activés à l’intérieur de processus de travail. J’observe que le public de l’art et de la culture est captif d’institutions privées qui reprennent au compte de leur communication d’entreprise les discours de la démocratisation culturelle. La notion de public est à réinventer, avec tout ce qui semble aller de soi comme les mots utilisés et souvent galvaudés au quotidien. Je mène depuis plusieurs années une critique de l’emploi à tort et à travers du mot « projet », mot métonymique d’un mode de financement qui impose un cadre aux pratiques sans que ce cadre ne soit plus questionné (La Dictature du projet, Laboratoires d’Aubervilliers, 2019). Cette critique circule de fait assez bien de bouche à oreille. Je porte une attention particulière au vocabulaire. La langue est une institution (Saussure) toujours au risque d’une prédation (Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich). Aborder le langage en termes de médium, c’est restituer à la langue une dimension corporelle qui résiste. L’école erratique prend soin de la plasticité du langage dans des situations de coprésence physique.
— Errer, c’est parfois s’égarer. On se souvient de Stanley Brouwn cherchant son chemin en proposant aux passants de tracer un itinéraire sur une feuille de papier. Mais on s’en souvient très vaguement. En y repensant, nous avons été heureux de trouver sur Are.na une petite compilation de documents concernant le travail de Stanley Brouwn, avec notamment des photos des années 1960 que nous n’avions jamais vues. Le côté « bouteille à la mer » d’une archive publiée sur le web ne peut-il pas activer, réactiver, provoquer, stimuler ou interroger utilement plus tard, quelque part, une autre recherche ?
Dans la proposition de Stanley Brouwn, la mémoire corporelle d’un itinéraire est d’abord transcrite en dessin. Ce dessin est ensuite présenté dans différents espaces (vitrines, institutions artistiques, web) accompagné de la mention récurrente « This Way Brouwn ». Dans ce processus, on distingue des archives qui concernent la vie quotidienne (la mémoire corporelle du passant et la singularité d’un dessin) et d’autres transformées en œuvre (Kröller-Müller, site Are.na). Je m’intéresse aux archives situées en amont des processus de valorisation. Par exemple, Mark Lombardi développait un « art de la fiche » (compiler des milliers d’informations disponibles dans la presse) qui est la condition de réalisation de ses cartographies (l’œuvre publique). Ce travail ouvert de compilation lui permettait – sans durée, ni objectif prédéfini – de faire émerger des relations imprévues entre des événements. Lombardi a pu ainsi établir des liens d’intérêts croisés entre Al-Qaïda et la famille Bush, des liens qui avait échappé aux services de renseignement. Quelque temps après l’attentat contre le World Trade Center, une représentante du FBI a demandé au Whitney Museum de rencontrer l’œuvre et l’artiste. Quand l’horizon d’un monde est bouché, il reste à croiser des mondes. La mémoire doit errer parfois longtemps avant que le réel ne donne forme à une archive. L’archivage est, selon moi, une question de style.
François Deck et DeYi Studio, entre Grenoble et Shanghai, décembre 2024. * légende image de couverture : avant ou après une session de l’École erratique (Bazaar Compatible Program, Shanghai, avril 2012)
François Deck, lecture (École offshore, Shanghai, octobre 2010)
Notes :
– Les banques de questions révèlent les ressources cognitives de groupes soucieux d’échanges horizontaux. L’élaboration de ce dispositif, développé depuis 1995 jusqu’aux années 2010, a été motivée par le désir de privilégier l’invention au détriment des savoirs cristallisés. L’attention est portée sur les styles d’échanges de paroles modifiés techniquement. Des protocoles de conversation fonctionnent sur un mode ludique qui associe pensée et plaisir plutôt que « prise de tête » (sic) [Sébastien Charbonnier, L’Érotisme des problèmes, ENS, 2014]. On entre dans le jeu par quelques questions rédigées, rassemblées et redistribuées comme un jeu de cartes. La question est ainsi soutenue par la personne qui la découvre de façon imprévue et doit l’associer à son propos. Amenée à chercher ce qu’elle pense, elle rend lisible pour les autres une recherche trébuchante mais qui s’autorise aussi à inventer.
– Agencer l’improbable est un jeu de cartes, traduit en six langues, qui a pour enjeu de faire résonner des questions de méthodologie. Par exemple, une carte invite à : « Oublier ce qu’on sait faire ». Ce jeu a été constitué à partir du recueil de propositions formulées par des étudiant·es d’une école d’art dans un cours partagé avec Joël Bartoloméo. Je n’ai rédigé que la règle d’un jeu qui peut fonctionner en dehors de tout contexte artistique. En contraste avec l’idée d’une « bonne méthode », le jeu incite à se questionner sur les désirs, les points de vue, les expériences, les rôles, les expertises, les usages, les styles, les ressources, les outils, les rythmes, etc.
– Les brochures Brouillon général circulent de la main à la main. Ce sont des « objets médians » : poèmes, textes théoriques, entretiens, études d’ouvrage, notes, fictions littéraires, images glanées, archives diverses… L’impression numérique accueille la rature, la biffure et la réécriture. Lorsqu’une publication est remise en écriture par les effets d’une conversation, la diffusion précède la conception. Sans capital et sans stock, les éditions Brouillon général reprennent le titre d’un ouvrage éponyme de Novalis (Allia, 2000).
– L’école erratique propose des sessions de cinq personnes, ni plus, ni moins. Sa visée est de faire connaissance en élaborant ensemble des problèmes. Les situations de problème sont déterminées, la forme d’un problème est indéterminée. L’élaboration d’un problème spécifique est stratégique. Augmenter la pertinence des problèmes par un retard concerté des solutions et subjectiver les problèmes de façon imprévisible, tel est le programme de l’école erratique.
Fabrication d’un jeu à l’interstice des mondes Entretien avec Bruno Pace, Maison Auriolles, 2024
Bruno Pace, pourrais-tu nous présenter ton jeu de cartes ? Ce jeu de cartes est né d’un désir profond d’habiter des zones interstitielles. En écologie, un « écotone » désigne une zone frontalière entre des écosystèmes différents. Ce qui est étonnant, quand on observe en détail ces lisières écologiques, est que la biodiversité de ces frontières est plus grande que la somme des écosystèmes qui la bordent. L’explication pour ce phénomène est relativement intuitive : certaines espèces dépendent simultanément de choses qui se passent dans des écosystèmes voisins et, ainsi, leur existence n’est possible qu’à la frontière. C’est pourquoi les frontières écologiques ont une tendance à être plus riches, plus diverses que leurs écosystèmes voisins.
Par analogie, j’ai constaté pendant ma trajectoire de recherche que certains sujets, certaines questions ne trouvent leur sens qu’à la frontière entre différentes disciplines. Par exemple, quand on se pose la question « qu’est-ce que l’information ? », pour pouvoir y répondre pleinement, on devrait passer par la physique quantique, la théorie de l’information, les mathématiques, l’informatique, le journalisme, la psychologie, la sociologie, le droit et la biologie moléculaire, pour en citer quelques-unes. Malheureusement, les institutions de recherche que j’ai rencontrées sur mon chemin n’étaient pas ouvertes à certains croisements ou pratiques transdisciplinaires. Et de plus en plus la tendance contemporaine à l’hyperspécialisation me semblait épistémologiquement et politiquement problématique — spécialement la séparation entre philosophie, arts et sciences, ou la séparation entre sciences dures et sciences molles.
C’était ma rencontre avec ce qu’on appelle la « recherche-création » qui m’a ouvert des voies radicalement nouvelles dans ma pratique. La recherche-création se propose d’habiter cet interstice couramment considéré comme paradoxal ou incompatible entre recherche scientifique et création artistique, et je suis maintenant convaincu·e qu’il faut prendre cet interstice au sérieux pour faire face aux défis de notre époque.
Je me suis alors posé une question assez pragmatique : comment créer une forme qui puisse matérialiser le défi de tout travail transdisciplinaire ? Notamment, le manque de convention (méta)linguistique interdisciplinaire. Comme les disciplines ont chacune leurs vocabulaires spécialisés, leurs imaginaires, leurs histoires — et, parfois, un même mot veut dire des choses assez différentes pour différents champs disciplinaires — j’ai commencé à collectionner des mots-clés, des concepts, des radicaux, des images qui venaient de zones éloignées de la connaissance. Et mon propos est devenu un jeu d’analogies et d’hybridations transdisciplinaires.
Inspiré de la biologie moléculaire et cellulaire, j’imagine que la bibliothèque est comme un noyau cellulaire : une archive de partitions.
J’invente un jeu de traductions, un jeu pour faire une mise en commun de toute forme de connaissance. L’ambiguïté et la polysémie font partie de toute forme de langage et le mot « carte » m’invite à cartographier, à mêler et à jouer. Et ainsi est née l’idée de perforer les savoirs, de digérer toute la bibliothèque, de la traduire en commun, en présent. De faire rêver la théorie pour en fabriquer de nouveaux mondes. Un jeu cartographique en mouvement.
Avec ton explication, j’imagine ce jeu dans la ripisylve (zone entre la rivière et la terre). Un espace infini dans lequel les un.e.s. et les autres s’enrichissent. Ce jeu porte-t-il un nom ? Ou plusieurs ? Oui, effectivement on pourrait imaginer la ripisylve comme un miroir de ce jeu. Un terrain en mouvement ou espace liminal, j’ai voulu créer un médium qui comporte plusieurs mots, espèces ou sujets venus de milieux différents, parfois incompatibles. Et qui sont toujours ouverts à des relations en potentiel, des associations inattendues, contingentes. Ce jeu ne porte pas encore de nom, mais je pourrais dire qu’il en transporte déjà plusieurs.
Peut-il évoluer au fur et à mesure de tes découvertes ? Au tout début de mon processus, j’ai cherché des stratégies pour mettre en commun des vocabulaires qui ne se rencontrent pas d’habitude. J’ai acheté des pots en plastique et j’y ai mis des petits bouts de carton colorés sur lesquels j’ai écrit des mots soigneusement choisis. Chaque pot correspond à un critère de sélection en particulier, et l’ensemble continue à évoluer au fur et à mesure de ma recherche : c’est en jouant avec différents publics et différents livres que les mots réclament leur existence dans ce corpus en mouvement. Comment les livres d’une bibliothèque discuteraient entre eux ? Quels dialogues peuvent exister entre différents champs disciplinaires ? C’est en occupant ces interstices que le jeu émerge.
As-tu écrit une notice ? Une règle du jeu ? Je dirais que je n’ai pas encore trouvé une notice définitive pour le jeu. Je suis toujours à la recherche d’un ensemble de règles qui soient à la fois agréables à jouer, relativement simples à comprendre et suffisamment complexes pour que la dynamique du jeu soit intéressante. Je suis aussi à la recherche de plateaux de jeu, différentes surfaces qui puissent fonctionner comme support. Ceci dit, j’ai écrit plusieurs partitions ou instructions qui ont guidées ma pratique jusqu’à présent, et que j’ai mises en jeu individuellement ou en groupe. En d’autres termes, j’ai transformé le design du jeu en une espèce de méta-jeu, pour que je puisse jouer avant même qu’un jeu définitif soit conçu.
Je pourrais ainsi dire que j’ai déjà quelques principes de base. Un point de départ fondateur de cette création a été une consigne assez connue dans le milieu de la recherche-création, qui nous invite à « performer les savoirs ». Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Déjà cette question de l’interprétation ouvre des chemins d’action et de pensée assez intéressants, que je pourrais vivement conseiller à nos lecteur·ice·s comme exercice.
Après une longue réflexion autour de cette question, j’ai eu l’idée de créer un dialogue entre la performance et la biologie moléculaire. J’aime beaucoup les analogies. Si l’on considère une bibliothèque comme un noyau cellulaire, les livres comme des chromosomes, les phrases ou paragraphes comme des gènes, un exercice performatif dans la bibliothèque (par exemple : choisir un livre, lire telle phrase, interpréter tel passage, citer ou commenter un extrait qui vous touche, traduire une idée en action) serait déjà une manière de performer la biologie moléculaire (à l’intérieur de nos cellules, une myriade de machines moléculaires traduit des morceaux de nos codes génétiques en action). En outre, si le livre que l’on choisit habite, par exemple, l’étagère de la littérature comparée, nous sommes aussi en train de performer des savoirs issus de ce champ disciplinaire. Alors, dans quel champ disciplinaire se situe cet exercice finalement ?
Pour esquisser une réponse, il vaut mieux penser par strates. Dans une strate opère le méta-jeu : on va fouiller dans les bibliothèques et trouver des passages qui nous intéressent. On peut les copier, les lire, les extraire, les transporter, on peut aussi en composer des poèmes, des règles du jeu à partir des fragments sélectionnés. Du cut-up scientifique. Dans l’autre strate on joue au jeu proprement dit : on rentre dans les sujets, on les traduit en action et on y voit des réactions. En mettant en action ces idées, je me suis rendu compte que certaines idées de la biologie moléculaire pourraient carrément servir comme une convention métadisciplinaire pour naviguer entre les savoirs. Et j’ai trouvé que le nom « chimiolinguistique » illustre bien cette pratique.
Avec qui as-tu déjà testé ce jeu ? J’ai testé ce jeu dans des cadres assez différents, avec des groupes très hétérogènes. Je pourrais aussi dire que ce n’était jamais le même jeu que j’ai testé, étant donné qu’à chaque fois j’ai mis en place des règles différentes, des partitions expérimentales. Je suis, en réalité, toujours à la recherche d’une mécanique qui fonctionne : je ne l’ai pas encore trouvée. Le jeu étant toujours dans sa phase de recherche, je continue ce processus de mise en expérimentation du « méta-jeu ». Dans ce cadre, je l’ai essayé avec des artistes, des chercheur·euse·s, des philosophes, des étudiantes. Trouver des publics, des sujets à aborder, des plateaux, des cartographies à faire sont aussi des questions centrales de ma recherche en ce moment, et font partie du méta-jeu.
Est-ce que ce jeu pourrait laisser des traces, des empreintes de réflexions sous forme d’écrits, de pensées ? Est-ce qu’on pourrait le considérer comme un support de création ? Ces deux questions sont très liées dans ce travail. J’avais conçu cette œuvre de manière à troubler les lignes entre processus et produit. J’ai voulu créer un objet qui ne soit pas une destination, un objet final. Pour y arriver, j’avais imaginé un objet qui puisse être utilisé comme médium ou support d’écriture, et qui puisse servir à instruire, dès qu’on l’active, celleux qui jouent dans une démarche de création. (Je pense l’écriture dans un sens assez large, avec des mots, une écriture chorégraphique, de la bande dessinée, ou autre, indépendamment du médium.) Je tenais fort à ce système de méta-partitions inspiré de la génétique pour organiser mes pensées avant de plonger dans la création même d’une œuvre. En jouant, ce jeu a déjà laissé plein de traces sonores, visuelles, gestuelles, écrites. À partir de ces cartes, j’ai créé d’autres œuvres qui sont disponibles sur https://cosmos.hotglue.me, qui sont quelques-unes des traces ou remédiations issues de ce système de méta-partitions dont je parle. Dernièrement, comme j’ai développé tout ça au sein d’un master en recherche-création, j’ai aussi écrit un mémoire qui, j’espère, deviendra bientôt une publication.
Tu as navigué entre plusieurs mondes jusqu’à aujourd’hui, et ce jeu pourrait bien en être le fruit n’est-ce pas ? Oui, je pense que mon parcours est, quelque part, à l’intérieur de ce jeu. J’ai commencé cette longue trajectoire par l’ingénierie de systèmes (en gros, l’ingénierie qui articule différentes sortes de systèmes : électronique, mécanique, informatique, thermique…). Là, déjà, il y a une question importante : comment traduire et connecter ces systèmes radicalement différents ? L’intégration de ces systèmes requiert des liens, des adaptateurs, des codes, des traductions. Je n’ai pas tardé à reconnaître le rôle central de la notion d’information dans ces systèmes hybrides et à y diriger mon attention. Mon intérêt pour ce qu’on appelle des « systèmes complexes » m’a porté à poursuivre un master en utilisant des outils de la physique pour comprendre l’information et sa propagation en réseaux. Plusieurs notions liées à celle de l’information ont traversé mon parcours – celles d’un agent, de la sémiose, de l’auto-organisation, de l’émergence ou de la désinformation. Mais ce qui m’a toujours le plus passionné était l’organisation (re)programmable et multi-échelles du vivant. C’est ainsi que j’ai fini par faire une thèse entre la biologie mathématique et la biologie informatique, orientée autour d’une question fascinante : comment les êtres vivants, même à l’échelle d’une cellule, arrivent à sentir leurs environnements et à en extraire du sens, pour pouvoir naviguer dans ce monde compliqué et y survivre ? C’était dans ce cadre que j’ai découvert un autre champ disciplinaire hybride, très intéressant, qu’on appelle la biosémiotique — c’est-à-dire, l’étude de la fabrication de significations chez les êtres vivants. Ce qui est très singulier est que cette discipline se place à la charnière entre le matériel et le symbolique, entre matière et signification, entre l’objectivité des sciences dures et la subjectivité des sciences humaines et des arts.
Mais ce n’était pas des questions théoriques qui m’ont menées au plus récent détour (la recherche-création) dans ma trajectoire, c’était plutôt un regard critique envers l’institution de recherche académique qui m’a fait dévier du parcours scientifique classique. Quand j’ai rencontré la notion de recherche-création et le master ArTeC, je me suis finalement permis d’articuler mes pratiques artistiques (que j’avais toujours laissées de côté) avec ces mêmes sujets de recherche (qui sont toujours au cœur de mes démarches). Et voilà, tous les ingrédients nécessaires pour la genèse d’un jeu de cartes inspiré par l’architecture du vivant, dont j’ai voulu tirer une cosmologie en mouvement.