Nos livres de moins de 35 ans indispensables ! La biblio ultra contemporaine de TINA
Jean-Marc Flahaut (poète) _____________________________ Samantha Barendson, Americans don’t walk Stéphane Bernard, Combattant varié Ramon Gomez de la Serna, Gregueriàs Patrice Desbiens, Poèmes Fabien Drouet, Sortir d’ici Frédérick Houdaer, Anges profanes Jindra Kratochvil, Toutes mes pensées ne sont pas des flèches Daniel Labedan, Central Cosmos Sophie G. Lucas, Moujik Moujik Murièle Modély, Tu écris des poèmes Cécile Richard, Jak Thierry Roquet, À résister comme ça Geoffrey Squires, Paysages et silences Thomas Vinau, Bric à brac hopperien Phyllis Yordan, First Nation, My America
Christine Lapostolle (écrivaine) _____________________________ Claribel Alegria, Otredad Oscarine Bosquet, Participe présent Michel Butor, Gyroscope Olivier Domerg, L’articulation du visible Claude Favre, Crever les toits, etc ; Déplacements Christophe Fiat, Ladies in the dark Louise Glück, The wild Iris Michel Houellebecq, Le Sens du combat Abbas Kiarostami, Des milliers d’arbres solitaires Pierre Mabille, On fait comment Juan Martinez, Le nouveau roman Katalin Molnar, Poèmes Incorrects et chants Transcrits Charles Pennequin, Gabineau-les-bobines Jacques Roubaud, La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains. Cent cinquante poèmes Kate Tempest, Brand New Ancients
Élisabeth Sierra (lectrice) ______________________________ Pierre Alferi, Kub Or Rim Battal, Mine de rien Olivier Cadiot, Le colonel des Zouaves Christophe Fiat, Ladies in the dark Laure Gauthier, Les corps caverneux Liliane Giraudon, Une femme morte n’écrit pas A. C. Hello, Naissance de la gueule F. J. Ossang, Les guerres polaires Charles Pennequin, Dedans Véronique Pittolo, Hélène mode d’emploi Marie de Quatrebarbes, Les éléments Nathalie Quintane, Chaussures Jean-François Santoro, Midlife crisis Phyllis Yordan, First Nation, My America Laura Vasquez, La semaine perpétuelle
Éric Arlix (écrivain, éditeur) _____________________________ Luzt Bassman, Haïkus de prison Patrick Bouvet, Pulsion lumière Olivier Cadiot, L’Art poétic’ Caroline Dubois, C’est toi le business Caroline Dubois, Comment ça je dis pas dors Jérôme Game, Album photo Manuel Joseph, Heroes are Heroes Manuel Joseph, Amilka aime Pessoa Anne Kawala, Les Aventures d’Orphée Foëne à Dos Romeiros Sandra Moussempès, Cinéma de l’affect Onuma Nemon, OGR Charles Pennequin, Bibi Nathalie Quintane, Tomates Christophe Tarkos, Caisses Christophe Tarkos, Le signe =
Hortense Gauthier (Poète) ______________________________ Nadine Agostini, Ariane Amandine André, De la destruction Julien d’Abrigeon, Coupe courte Jean-Michel Espitallier, Tueurs Christophe Fiat, New-York 2001 Giovanni Fontana, Je sens [donc je son Liliane Giraudon, L’amour est plus froid que le lac Manuel Joseph, Heroes are Heroes Cécile Mainardi, La Blondeur Vannina Maestri, Mobiles Michèle Métail, MONO-MULTI-LOGUES Charles Pennequin, Comprendre la vie Christian Prigent, Le Professeur Christophe Tarkos, Pan Jacques Sivan, Similijake
Christian Bernard (directeur de musée et de festival) ____________________________ Jean-Christophe Bailly, Temps réel Patrick Beurard-Valdoye, Lamenta des murs Stéphane Bouquet, Un monde existe Martine Broda, Toute la poésie Michel Deguy, La Commaison Jacques Dupin, L’Esclandre Dominique Fourcade, éponges modèle 2003 Emmanuel Fournier, Tractatus infinitivo-poeticus Nicolas Pesquès, La Face nord du Juliau [et tout le « La Face nord du Juliau »] Anne Portugal, La formuel flirt Valérie Rouzeau, Quand je me deux Eleni Sikelianos, L’Horloge au corps Jude Stefan, Disparates Catherine Weinzaepflen, Le rrawrr des corbeaux Andrea Zanzotto, Du paysage à l’idiome
Nos livres de moins de 35 ans indispensables ! La biblio ultra contemporaine de TINA
Serge Cassini (écrivain) – en VO _____________________________
Jesse Ball, The Way Through Door Blake Butler, Scorch Atlas Michael Cisco, Animal Money Dennis Cooper, God Jr. Seb Doubinsky, Missing Signal Jonas Eika, After the Sun Rodrigo Fresán, Mantra Brian Howell, The Sound of White Ants Augustín Fernández Mallo, Nocilla Dream Charu Nivedita, Zero Degree Sam Pink, Person Samanta Schweblin, Fever Dream Peter Straub, The Ballad of Ballard and Sandrine Vladimir Sorokin, Ice B.R. Yeager, Negative Space
Ian Soliane (écrivain) _____________________________
Ian M. Banks, Le Cycle de la culture (9 textes) Dennis Cooper, Salopes Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles Don DeLillo, Cosmopolis Rodrigo Fresan, La vitesse des choses Pedro Juan Gutiérrez, Trilogie sale de la Havane Denis Johnson, Jesus’ Son Sarah Kane, Psychosis 4.48 Angélica Liddell, Écrits Efraim Medina Reyes, Il était une fois l’amour mais j’ai dû le tuer Will Self, La Théorie quantitative de la démence David Foster Wallace, L’infinie comédie Irvine Welsh, Trainspotting Robert Charles Wilson, Spin David Wojnarowicz, Au bord du gouffre
Kent Anderson, Pas de saison pour l’enfer Sylvia Avallone, D’acier Blake Butler, 300 millions Dennis Cooper, Salopes Jim Dodge, L’oiseau Canadèche Tristan Egolf, Le seigneur des porcheries James Ellroy, Ma part d’ombre Giuliano di Empoli, Les ingénieurs du chaos Simonetta Greggio, La Dolce Vita Chronis Missios, Toi au moins, tu es mort avant Chuck Palahniuk, Choke
J.G. Ballard, Super Cannes Blake Butler, 300 millions Dennis Cooper, Dieu Jr. Douglas Coupland, Génération A Mark K. Danielewsky, La Maison des feuilles Bret Easton Ellis, American psycho James Flint, Habitus Mark Leyner, Megalomachine Ben Marcus, L’Alphabet des flammes Patrik Ourednik, Europeana Yôko Ogawa, L’annulaire Chuck Palahniuk, Le survivant Ian Sinclair, London Orbital Kim Stanley Robinson, Le Ministère du futur William T. Vollmann, Le livre des violences
Agustina Bessa-Luis, Le principe de l’incertitude Douglas Coupland, Génération X Hans Magnus Enzensberger, Le bref été de l’anarchie Alexander Kluge, Chronique des sentiments, Livre 1, Histoires de base Laszlo Krasznahorkai, Seiobo est descendue sur Terre Sven Lindqvist, Le siècle des bombardements Cormac Mc Carthy, La Route Stefano Massini, Les frères Lehman Daniel Mendelsohn, Les disparus Joyce Carol Oates, Les chutes W.G. Sebald, Les anneaux de Saturne W.G.Sebald, Les Émigrants Olga Tokarczuk, Les Pérégrins Vicente Valero, Expérience et pauvreté William T. Vollmann, Les Fusils
Bret Easton Ellis, American Psycho Roberto Bolano, La Littérature nazie en Amérique Svletana Alexievitch, La Supplication Dermot Healy, Sudden Times Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles Ryu Murakami, Parasites Juli Zeh, La Fille sans qualités Dennis Cooper, Dieu Jr. Mary Gaitskill, Veronica Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux Tony Burgess, Cashtown Kristiana Kahakauwila, 39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie Alierd Bacharevic, Les Enfants d’Alendrier Don DeLillo, Zéro K Liao Yiwu, Des Balles et de l’opium + Trois livres non traduits en français : Charu Nivedita, Zero Degree (traduit du tamoul vers l’anglais) Lawrence Krauser, Lemon Niamh Mulvey, The Amendments
Nos livres de moins de 35 ans indispensables ! La biblio ultra contemporaine de TINA
Adrien Blouët (écrivain) _____________________________ Théo Casciani, Rétine Louise Chennevière, Pour Britney Claro, CosmoZ Sophie Divry, Rouvrir le roman Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome Phoebe Hadjimarkos Clarke, Tabor Iliana Holguin Theodorescu, Aller avec la chance Quentin Leclerc, Rivage au rapport Quentin Leclerc, Casca la couronnée Noémi Lefebvre, Poétique de l’emploi Philippe Marczewski, Quand Cécile Bertrand Schmid, L’aiguilleur Neige Sinno, Triste tigre Jean-Philippe Toussaint, Fuir Laura Vazquez, La semaine perpétuelle
Frédéric Arnoux (écrivain) _____________________________ Frédérique Cosnier, Suzanne et l’influence Joël Egloff, Edmond Ganglion et Fils Maurice G. Dantec, Les racines du mal Mathias Énard, Zone Patrick Goujon, Moi non Simon Johanin, L’été des charognes Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy Marine Kergadallan, Elle neige Mathieu Larnaudie, Les effondrés Frédéric Paulin, La trilogie Tedj Benlazar Benoît Reiss, Le petit veilleur Ingrid Tobois, Le plancher de Jeannot
Christine Lapostolle (écrivaine) __________________________________ Olivier Cadiot, Le colonel des zouaves Hédi Cherchour, Hôtel de l’univers Patrick Chamoiseau, Texaco Lydie Dattas, La chaste vie de Jean Genet Jean Echenoz, Des éclairs Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres, les étranges aventures quérant Christophe Fiat, Une aventure de Batman Marin Fouqué, 77 Marc Graciano Le Sacret Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte Jacques Jouet, MRM Marie N’diaye, Trois femmes puissantes Charles Pennequin, La ville est un trou Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven Philippe Vasset, Un livre blanc
Éric Arlix (écrivain, éditeur) _____________________________ Philippe Adam, Les Centenaires Véronique Bergen, Marylin Maurice Dantec, Villa Vortex Charly Delwart, Citoyen Park Manuela Draeger, Herbes et golems Sandra de Vivies, La Femme du lac Catherine Dufour, Outrage et rébellion Regis Jauffret, Univers univers Linda Lê, Cronos Céline Minard, Bastard Battle Céline Minard, Plasmas Onuma Nemon, On! Ian Soliane, Culte Philippe Vasset, Bandes alternées Antoine Volodine, Des Anges mineurs
Philippe Jaffeux tient la ligne, son parcours du monde, sans la nécessité du récit, sans la pression commerciale qui exige des récits. Ici on dit littérature expérimentale, je dirais plutôt littérature tout court avec style et visée. Il produit, entre autre, des « Courants » (Courants blancs, 2014 – Autres courants, 2015 – Nouveaux courants, 2025, et prochainement Courants vides dont voici la première page ci-après — ses Courants sont toujours constitués de 26 phrases par page).
Un instant est toujours utile à une pulsion s’il ne nous laisse pas le temps de penser.
Notre imagination nous apprivoise depuis que chaque animal nous raconte une histoire.
L’alphabet contribue à une définition évidente du vide dès qu’il ne nous sert plus à rien.
L’eau nourrit notre faim d’absurdités si nous buvons de l’air pour enivrer notre appétit.
L’air nous remplit nuit et jour avec sa transparence pour nous montrer le chemin du vide.
Une organisation anarchique de lettres prive les pouvoirs publics de leur autorité illégale.
L’écriture d’un analphabète prospère car elle répond à l’appel d’une résistance littéraire.
La beauté exploite notre plaisir depuis que le travail de l’art est au service de l’esthétique.
L’inconnu nous donne toujours ce que nous voulons parce qu’il sait ce que nous ignorons.
Un cerveau produit une électricité qui court-circuite l’alimentation de chaque ordinateur.
Notre personnalité nous repousse d’autant mieux que nous acceptons un vide irresponsable.
La manière d’affronter un ego sécurisant déstabilise un fatras de menaces narcissiques.
Il est inutile de briller sur notre terre puisque nous pouvons lever nos yeux vers les étoiles.
La création d’une situation chaotique trouve des mots qui ne savent plus rester à leur place.
Un instant est toujours plus rapide qu’une phrase si nous n’avons pas le temps de le lire.
Les dieux s’éteignirent lorsque le ciel descendit sur terre pour mettre en lumière l’électricité.
Notre enthousiasme renait dans un vertige de la musique si un déclin de l’art nous enivre.
Deux pensées se frotte l’une contre l’autre en vue de faire jaillir une interligne étincelante.
Les nombres s’ajoutent à la folie d’un alphabet qui se soustrait aux calculs des ordinateurs.
Seuls les animaux nous rendent plus humains parce qu’ils savent tous nous domestiquer.
Notre franchise apparaît dans des hallucinations qui éclipsent les impostures de la beauté.
La grâce gigogne de l’infini engendre des apparences qui s’emboîtent l’une dans l’autre.
La musique interprète tous les arts car elle nous parle de ce que nous ne pouvons pas dire.
Les instants savent comment désobéir à un temps qui ne sait pas pourquoi nous le mesurons.
Notre folie est d’autant plus compréhensible qu’elle révèle l’absurdité de notre intelligence.
Un analphabète nous éduque lorsque nous parlons pour que les lettres apprennent à se taire.
Son dernier livre paru, « Nouveaux courants » en janvier 2025 aux éditions Les Météores relance à nouveaux ses flux, ses mondes en une ligne, parfois drôles, insignifiants, profonds, absurdes, flottants, énigmatiques, il n’y a pas de règle, juste la contrainte imposée, pratiquant l’oulipisme et les jeux textuels Philippe Jaffeux s’amuse à mettre en scène son flux de conscience par écrit.
La mort de David Lynch survient, par coïncidence, alors que l’establishment patrimonial et ses poissons pilotes, maisons de vente et autres, viennent de célébrer le centenaire du Manifeste du surréalisme — or Lynch aura sans doute été l’un des derniers surréalistes : un représentant de cette ultime vague, la moins nombreuse mais ayant touché un public plus large, celui de la Pop Culture chère à Pacôme Thiellement, et dont, en France, le sous-estimé Quentin Dupieux offre un exemple tardif. Ne serait-ce qu’au plan esthétique (pictural, quand transparaît sa formation de peintre), la dette de Lynch envers le surréalisme est incontestable : de la « beauté convulsive » d’une horreur monochrome d’Eraserhead (1977) aux dédales infinis de couloirs et de portes d’Inland Empire (2006) sans oublier la silhouette inoubliable de l’agent Cooper dans Twin Peaks dont le hiératisme bureaucratique tout en rondeurs évoque Magritte. Le réalisateur lui-même a eu tendance à accréditer cette filiation, insistant, en interview, qu’il tirait son inspiration de ses rêves, de la méditation transcendantale, de l’inconscient… Ruse de créateur, faux-semblant destiné à brouiller les pistes, suggère Pacôme Thiellement, qui préfère pour mieux comprendre le génie de Lynch remonter plus loin dans le temps, aux ambitions de la génération symboliste, contemporaine de la redécouverte, et parfois du dévoiement, d’anciennes formes de spiritualité étudiées par quelques initiés, comme l’étaient, à leur façon, les jeunes invités des Mardis de Mallarmé admis à décrypter la poésie du maître. L’art symboliste comme le roman policier, écrivait Auden, part de la fin, de l’effet, du message à faire passer : une équivalence reprise, non sans quelques réserves, à travers, surtout, l’évocation de la figure d’Edgar Allan Poe, par Thiellement dans son exégèse de Twin Peaks, ce murder mystery essentiellement ésotérique.
Ces Trois essais sur Twin Peaks, dont on peut imaginer qu’ils seront réédités dans un avenir proche, La main gauche de David Lynch, Exégèse de la Black Lodge et La substance de ce monde, remontent respectivement à 2010, 2014 et 2018, date à laquelle ils ont été réunis sous ce titre. Pour mémoire, les saisons 1 et 2 de Twin Peaks ont été diffusées à la télévision entre 1990 et 1991, le film Fire Walk with Me — un prequel de la série quand on attendait plutôt une suite, puisqu’elle avait été interrompue — est sorti en 1992 et, enfin, alors qu’on n’y croyait plus, en 2017, Lynch et le scénariste Mark Frost se retrouvent pour conclure la saga (en admettant que les termes « saga » et « conclure » soient appropriés, ce qui n’est évidemment pas le cas). Dans ses deux premiers essais, par conséquent, Pacôme Thiellement présumait que la série ne serait jamais achevée et — il s’en excuse (amuse ?) d’ailleurs dans une note d’avertissement — a même théorisé la nécessité de son inachèvement.
‟… that reductive approach to reality which is considered realistic.” (Susan Sontag, On Photography)
Un grand intérêt de ces essais, justement, est qu’en plus de l’apparition de cette pièce manquante, de texte en texte (et surtout, bien sûr, dans le dernier) la perspective de l’essayiste apparaît profondément modifiée par le passage du temps et la marche du monde. S’il interprète la saison 3 de la série comme une sorte de perpétuel pied de nez, d’un genre sinistre, au spectateur espérant, en vain, retrouver son « bon vieux Twin Peaks », les deux précédents essais paraissent avoir été écrit précisément par ce spectateur là : Thiellement, sans qu’on soit certain qu’il faille le prendre pour argent comptant ― il est de ces auteurs qui se ménagent toujours une telle porte de sortie ―, paraît presque y faire grief à Lynch de la noirceur radicale des films qu’il a réalisés à la suite de Twin Peaks, affectant d’y voir une forme d’abdication. Thiellement va jusqu’à mettre en scène la mort symbolique du réalisateur, devenu, comme son héros Dale Cooper, prisonnier des ténèbres, et tente un rapprochement assez acrobatique avec la théorie déjà fumeuse des « deux Rimbaud ». Mais dans le troisième essai, en dépit d’un sursaut d’optimisme forcé dans les dernières lignes, vœu pieux en faveur d’un passablement galvaudé « devenir sorcière » de l’humanité, l’auteur ne songe plus à contester la profondeur irrémédiable de notre bourbier, naufrage prophétisé, nous dit-il, dès 1972, par le chanteur Marvin Gaye dans son album What’s Going on.
Rappelant que Twin Peaks n’est pas la création du seul David Lynch, mais aussi celle du scénariste Mark Frost, également féru d’ésotérisme,Thiellement insiste qu’en résulte entre autres, dans le cours des deux saisons initiales de la série, une distance critique implicite vis-à-vis des conceptions New Age, du positive thinking qu’incarne, au départ, l’agent du FBI Dale Cooper ― vu comme l’alter-égo d’un Lynch qui, de plus en plus, par la suite, se répandra en interview sur les bienfaits de la méditation transcendantale et les vertus de son gourou. Cooper, justicier trop confiant, chutera… Lynch, croyant, à l’image de son héros, au pharmakon d’une certaine douceur de vivre même teintée de poison, sera traumatisé par l’arrêt brutal de la série. C’est, à mon sens, un autre moment fort de ces essais : la peinture du New Age ― que Thiellement fait remonter principalement à la Société théosophique de Madame Blavatski, fondée en 1875 ―, dévoiement et même, avance-t-il, subversion des spiritualités orientales par l’Occident capitaliste, comme « contre-initiation » pouvant détourner les âmes les plus héroïques et bien intentionnées du nécessaire combat à livrer contre les forces obscures véritablement à l’œuvre dans le monde. Une grille de lecture dont la clef se trouve ceux de ses ouvrages touchant plus directement à la métaphysique, en particulier La Victoire des Sans Rois (2017) qui est son Lipstick Traces : il y propose une synthèse entre Gnose, manichéismes moyen-orientaux ou cathare et épiphanies individuelles façon Philip K. Dick, postulant que notre réalité, ce qu’on avait coutume d’appeler la Création, n’est autre qu’une « prison de fer » née de la volonté mauvaise d’un démiurge réel ou supposé, à quoi s’oppose seul le principe lumineux, rédempteur, malgré tout présent en chaque être humain.
Faut-il l’entendre littéralement ou sur un plan symbolique ? Le principe même de l’ésotérisme, en plus de l’aspect initiatique, n’est-il pas précisément de ne pas faire de distinction entre les deux ? Reste qu’acharné à vouloir découvrir dans la Pop Culture la réalisation de la Raison gnostique dans l’Histoire, La Victoire des Sans Roi esquive un peu la dimension « ruse » induit par ce drôle de postulat hégélien, qui attribue un rôle quasi messianique à un John Lennon ou à un J.-J. Abrams, créateurs ayant tiré une prospérité économique certaine de leur participation, en aucun cas accidentelle, au divertissement capitaliste ― leur talent, voire leur génie, ne changent rien à l’affaire, ni le triste destin de l’ex-Beatles. Ici, à l’inverse, l’auteur ne manque pas d’explorer touts les implications, en amont puis jusque dans ses conséquences les plus délétères, de la volonté de David Lynch, un outsider, d’investir le média ayant le plus refaçonné notre vision à l’aube (et au service) du capitalisme terminal : la télévision. Les pages où l’auteur analyse l’agencement de la Black Lodge sur le modèle du plateau de talk-show, avec son présentateur et le fauteuil réservé à l’invité principal, justifient à elles seules qu’on se plonge ou replonge d’urgence dans ces Essais sur Twin Peaks.
‟Heaven is a place where nothing ever happens” (TALKING HEADS)
Pacôme Thiellement est une voix, à ce point passionnée, pour ne pas dire véhémente, que le trivial parfois échappe à son radar. La mauvaise réception dont a souffert le film Fire Walk with Me, pour autant que je m’en souvienne, plutôt qu’à l’acharnement de forces hostiles au projet artistique ou éthique de Lynch, a ainsi découlé assez naturellement du contexte même qui l’avait fait naître : frustrant pour les fans encore attachés à connaître la suite de la série, ce qu’elle n’était pas, l’œuvre ne possédait pas le caractère clos qu’on attendait d’un film de cinéma (hors les déjà nombreuses franchises de SF) et commettait même peut-être une petite faute poétique, en donnant à voir de façon explicite, presque redondante, des événements évoqués dans la série qui y tiraient leur force de leur invisibilité. L’image du tube cathodique fracassé au début du film est évidemment séduisante, évocatrice, et il peut être tentant de voir des complots là où n’existe qu’une colossale force d’inertie. Concernant l’interruption de la série, Thiellement, tout en insistant sur la frustration ressentie par Lynch, est d’ailleurs le premier à reconnaître que la deuxième saison donnait une impression de dispersion, multipliant à l’envie les « intrigues secondaires » jusqu’à perdre tout à fait le spectateur et rompre le charme par lequel les créateurs avaient su jusque là tenir en respect le Grand Serpent de la déjà ancienne économie de l’attention.
Les analyses produites par l’auteur sont dans l’ensemble si riches et foisonnantes que, lecteur pas tout à fait candide, on s’étonne de trouver de temps à autres quelque chose à y ajouter. De mon côté, je noterai que si David Bowie (mon propre objet d’étude favori en matière de chanteur millionnaire prophète à ses heures) est en effet le premier, dans Fire Walk with Me, à mentionner l’entité sinistre appelée « Judy », relativement à ce nom Thiellement ne semble pas, sauf erreur, du moins dans ce livre-ci, avoir songé à la place occupée dans le Bowieverse par la figure de Judy Garland ― l’ancienne enfant star, littéralement possédée par les studios, dont le cinéaste « satanique » Kenneth Anger, dans son livre Hollywood Babylon, a décrit le calvaire et la mort en termes quasi christiques. Les mots de l’agent du FBI Phillip Jeffries sont : « Je ne parlerai pas de Judy ». De quoi « Judy » est-il le nom ? De l’insupportable, du sacrifice de l’innocence ? (Ce que le dernier des trois textes, plus subtilement que je l’ai laissé entendre, cherche à dépasser…)
Est-ce un hasard si lors de l’« infiltration » de la conspiration occulte par le personnage joué par Bowie, l’enfant, qu’on reverra, est coiffé comme lui ? Pour son retour post mortem dans la saison 3, le même Bowie ― pardon, Phillip Jeffries !― apparaît-il réincarné en chaudière, en séchoir ou en ventilateur ? En ce qui concerne ces interrogations et bien d’autres, j’attends un quatrième « essai sur Twin Peaks » pour y trouver au moins un début d’explication ― et gageons que chaque fois, je le dis sans ironie aucune, la réponse de Pacôme sera si minutieusement étudiée, fouillée, érudite, que les questions en auront bientôt perdu, rétrospectivement, leur première apparence de plaisanterie. Surtout que le monde dont nous parle Lynch, et Thiellement après et à travers lui, ce monde qui en vérité est aussi le nôtre, n’offre guère matière à plaisanter. Comment ne pas ressentir que récemment, toutes les créatures infernales (on n’en a jamais manqué, cependant) sont remontées à la surface ?
Rémanence de Phillip Jeffries, profil impromptu.
L’importance de Pacôme Thiellement parmi les auteurs d’aujourd’hui ne doit pas être négligée. Prisonnier, dira-t-on, de son rôle de « commentateur pertinent de la Pop Culture » (pour paraphraser l’éditeur), il l’est dans un sens complexe, puisqu’il s’agit de la condition de possibilité de son discours. Concernant les aspects « spiritualistes » de celui-ci (j’abuse ici à dessein des guillemets), j’ai déjà dit que la question de la littéralité, dans ce cas, me paraissait hors sujet. Le peu de lumière qui circule dans l’univers est constitué indifféremment d’ondes, de particules, et du sens qu’on veut bien lui donner. Le rationalisme pur n’existe pas, sinon sous la forme d’une illusion dangereuse, sa mort, au seuil de l’ère de l’Information, ayant suivi presque immédiatement celle de Dieu. Si les rejetons du Bauhaus s’étaient souvenus de Johannes Itten, peut-être aurions-nous en Europe comme en Amérique moins de HLM pourris ? L’héritage ou plutôt la continuation de la pensée marxiste, nous invite à substituer à l’anecdotique (à l’atomisation photographique et vidéographique du monde) l’identification des causes structurelle de la catastrophe actuellement en cours. Thiellement vient nous rappeler, à travers son commentaire de l’œuvre de visionnaires tels que David Lynch, de nous défier, aussi, l’attitude blasée un peu idiote qui nous vient de l’habitude de rationnaliser un peu trop aisément la folie pure devenue notre lot quotidien.
Les clips de l’opération sont drôles surtout la campagne TV avec toutes ces stars que l’on a pas l’habitude de voir un livre en main. « Sensibiliser l’ensemble des citoyens à l’importance de la lecture » quelle belle mission.
TINA vous propose aussi de lire le PDF « On en garde 10 pour la littérature » avec les conseils de lecture de 50 auteurs (un peu bizarre l’absence quasi totale d’auteur.e.s vivants dans les livres proposés) – # 11marsjelisquedesauteur.e.smorts –
Literature and Art Hospital, 46 Tianping Rd, Xuhui District, Shanghai
Il y a quelques mois, un livre a paru : Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle (L’Echappée, Paris, 2024, avant-propos de Mikaël Faujour ; traduit de l’espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin. Ce livre est issu d’une parution mexicaine de 2020, dirigée par Pierre Gaussens et Gaya Makaran, qui comprenait douze contributions et une introduction générale, mais sa traduction française n’a conservé que cette dernière et quatre articles de l’ensemble – écartant notamment une contribution de Philippe Corcuff sur la situation française à travers une analyse du Parti des Indigènes de la République. À ces textes de la parution mexicaine a été ajouté un article issu d’un autre ouvrage collectif, argentin cette fois, publié en 2021.
Sans rentrer dans le fond des critiques, qu’on laissera aux spécialistes, cette querelle paraît symptomatique du poids de ces questions dans les études académiques et intellectuelles, ainsi que sur les scènes politiques. La polarisation des critiques adressées aux études décoloniales autour des pensées de Mignolo, Grosfoguel, Quijano et Dussel, montre aussi une difficulté à saisir la pluralité des textes qui se revendiquent des pensées décoloniales – comment critiquer avec justesse un mouvement aussi profus ?
Dans ce contexte polémique, un livre est paru qui aborde les questions d’une manière toute autre, et qui s’appuie sur d’autres références. Jean-Christophe Goddard a publié Ce sont d’autres gens. Contre-anthropologies décoloniales du monde blanc (Wildproject, 2024), qui est un ouvrage passionnant. Lectures d’Aimé Césaire, de Sony Labou Tansi, de Viveiros de Castro, d’Eboussi Boulaga, Robert Jaulin, qui font apparaître les blancs comme les autres gens. Évocations proprement contre-anthropologiques de situations concrètement décoloniales, comme cette danse De Gaulle au Gabon [https://25images.msh-lse.fr/gabon/video/danse-de-gaulle-a-ndjole/]. Traversant les polémiques – qui importent bien sûr pour saisir ce qui se pense – il y a tous ces autres gens dont certains livres rendent sensibles les proximités jusqu’alors insoupçonnées
Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley, collectif, Audimat éditions, 2024.
Aux migrations climatiques, bien davantage médiatisées lorsqu’il s’agit de Los Angeles, se sont récemment ajoutées les migrations numériques d’un réseau social à l’autre, en raison d’un possible bannissement ou du revirement politico-médiatique de leur dirigeant, peu avant ou suite aux résultats de l’élection américaine. Dans les fumées des mégafeux et les virages idéologiques douteux, et à l’époque de la multiplication des petites phrases (et petits gestes) commentés ad nauseam, difficile d’y voir clair.
Certaines lectures permettent cependant de dissiper un peu le brouillard. Le 8 juillet 2024, à la bien nommée Bibliothèque Publique d’Information (BPI), au Centre Pompidou, était organisée une rencontre à l’occasion de la parution, le 19 avril 2024, d’Au-delà de la l’idéologie de la Silicon Valley, nouvel opus de la jeune série Tèque, éditée par Loup Cellard et Guillaume Heuguet, qui proposent d’étudier l’entremêlement de nos vies et des technologies. Dans cette quatrième livraison, ils invitent à dépasser une certaine vision de l’idéologie californienne, fruit d’« un mélange unique de hippies, de hackers et d’étudiants libertaires qui se seraient convertis au capitalisme », avec une sélection de textes de Fred Turner, Charlie Tyson, Fabien Foureault, Ruha Benjamin, Orit Halpern, Robert Mitchell et Dave Karpf. L’idéal pastoral et communaliste est introduit par le poème All Watched Over by Machines of Loving Grace (« Tous surveillés par des machines d’amour et de grâce », 1967) de Richard Brautigan, qui rejoint « la promesse suivant laquelle l’informatique permettra dans une futur proche de créer une sociétés d’individus égaux et émancipés ». Si la critique de cette idéologie n’est, somme toute, pas si nouvelle (Adam Curtis la développait déjà, à sa manière, dans un documentaire éponyme, en 2011), le contexte a quant à lui bien évidemment changé en une dizaine d’années.
Face à une audience particulièrement attentive, l’un des intervenants de la rencontre introduisit la séance en indiquant qu’aujourd’hui, la capacité à effectivement « changer le monde » ne revenait plus tant aux hommes et femmes politiques, mais à aux patrons des géants de la tech. L’intervenant dirigeait alors plus particulièrement l’attention sur une figure évoquée dans Tèque 4, Peter Thiel, mégadonateur des campagnes de Donald et mentor de l’actuel vice-président des États-Unis – et notamment à sa société d’extraction de données et de surveillance Palantir -, pour réfléchir à l’influence de ces acteurs sur la société. Elon venait alors tout juste d’opérer son virage médiatique et financier vers Donald, Mark n’avait pas encore renoué avec ses penchants d’étudiants à Harvard (Jeff va-t-il prochainement nous annoncer consommer de la créatine ?). Si la plupart découvre avec effarement ces revirements récents des représentants du technoféodalisme contemporain, le « philosophe-roi de la Silicon Valley » Peter Thiel semble quant à lui se distinguer par sa constance idéologique, voire apparaître comme la matrice à partir de laquelle mieux comprendre les orientations de certains.
Le deuxième texte de la revue Tèque 4, qui lui entièrement consacré, est ainsi la traduction, en français, d’un article de Charlie Tyson, « The Talented Mr. Thiel. Inside the mind of Silicon Valley’s », publié dans The Baffler, le 20 septembre 2021, texte qui est lui-même un compte rendu de la biographie de Thiel par Max Chafkin, The Contrarian : Peter Thiel and Silicon Valley’s Pursuit of Power. Dans cet article, Tyson présente succinctement le parcours de Peter, fils d’immigré allemand qui fera par la suite fortune dans la tech avec la création de Paypal, et en investissant dans les Facebook, Airbnb, LinkedIn, OpenAI, etc. Mais il s’agit surtout d’un « homme qui, contrairement à nombre de ses pairs fortunés, est intensément idéologique et terriblement abstrait » et, « contrairement à la plupart des personnes ayant des convictions philosophiques, il a de l’argent et le pouvoir nécessaire pour concrétiser ses engagements idéologiques ». L’influence qu’il exerce sur une nouvelle génération d’entrepreneurs de la Silicon Valley comme sur la vie politique américaine n’est plus à démontrer. Mais quelle est donc cette philosophie “appliquée”, susceptible de tous nous concerner ?
À la place des platitudes apaisantes sur la façon dont la technologie pouvait développer le potentiel humain, il introduisit une nouvelle éthique de gouvernance, plus machiavélique, pour les technocapitalistes de la Silicon Valley. Selon Thiel, les entreprises doivent rechercher le pouvoir de monopole par tous les moyens nécessaires, et le développement technologique doit être poursuivi, quel qu’en soit le coût humain. (p. 58)
Car si sa contribution la plus connue est Zero to One (2014) « qui déplore la stagnation technologique et conseille aux entreprises d’échapper à la concurrence et de se constituer en monopole » (p. 60), c’est sur un essai bien moins connu, intitulé « The Straussian Moment», que s’attarde le journaliste. En voici la présentation par Tyson, dans la conclusion de son article, p. 60-62 :
“The Straussian Moment”, un essai que peu de gens ont lu, est plus révélateur des tendances intellectuelles de Thiel. Il est issu d’une conférence de six jours sur René Girard qui s’est tenue à Stanford en juillet 2004, financée par Thiel. L’essai affirme que le 11 septembre prouve que la philosophie politique du libéralisme des Lumières est caduque : les êtres humains sont beaucoup plus violents et dangereux que Locke et d’autres n’osaient le croire. S’inspirant de penseurs anti-modernes et antilibéraux tels que Girard, Carl Schmitt, Leo Strauss et Nietzsche, l’essai rejette la démocratie et les Lumières et médite sur l’apocalypse. Thiel rejette le contrat social selon les principes girardiens en le qualifiant de « mensonge fondamental des Lumières ». Venant d’un théoricien littéraire acariâtre, une telle remarque pourrait sembler simplement provocatrice. Lorsqu’elle est prononcée par un milliardaire qui travaille activement à la déstabilisation de la société, elle prend une tournure plus sinistre.
Le sens de la vie exprimé ici est pessimiste et anti-égalitaire. Thiel estime que l’ère moderne est toujours sur le point de basculer dans un torrent de violence. Un tel effondrement social généralisé viendrait prouver que les idées sur les conventions sociales et le potentiel de bonté de l’humanité ne sont que des fictions depuis le début. Ailleurs, Thiel a déploré le “demos inconséquent” qui préfère la social-démocratie au capitalisme débridé, et a suggéré de fuir complètement la politique, que ce soit dans le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique ou la mer. Pour Thiel, l’humanité est une foule violente et trop facilement manipulable.
Les prises de position sur l’apocalypse sont devenues à la mode, aussi bien à droite qu’à gauche. Compte tenu de l’escalade des urgences climatiques, des pandémies et des disparités brutales dans l’espérance de vie, ces sentiments d’apocalypse et de résignation sont compréhensibles, même s’ils ne sont pas particulièrement utiles. Mais l’apocalyptisme de droite de Thiel est particulièrement pernicieux. En rejetant le contrat social, il s’exonère, lui comme ses collègues oligarques, d’obligations envers les autres. En cas d’urgence, c’est chacun pour soi. Pourtant, les richissimes magnats de la technologie qui construisent des bunkers et (dans le cas de Thiel) des maisons de secours en Nouvelle-Zélande sont parmi les mêmes personnes qui sont responsables, dans une mesure non négligeable, de l’affaiblissement de la stabilité sociale par leur manière de répandre la propagande, d’attiser la haine politique et de se soustraire à l’impôt. […]
Contre le rejet par Thiel du contrat social – qui permet aux riches et aux puissants de détruire la société, puis de la quitter en laissant le reste d’entre nous en payer le coût – nous pourrions proposer des fonds de solidarité et envisager le principe d’égalité dans la survie. Thiel s’intéresse à la vérité — qui consiste, pour lui, en des visions ésotériques et dérangeantes d’une humanité primitive baignant dans le sang — mais il ne s’intéresse pas à la justice.
Chafkin a dressé un portrait richement détaillé d’un sujet fuyant. Les tractations en coulisses et les manœuvres politiques de Thiel y sont clarifiées et documentées. Mais l’homme lui-même reste un mystère. « Ne soyez pas fidèles à vous-mêmes », a déclaré Thiel aux lauréats du Hamilton College lors d’un discours de remise des diplômes en mai 2016. Il nous offre le spectacle d’un esprit brillant logé dans une personnalité difforme, un homme qui a transformé sa philosophie de salon en une vision imposée au monde. Nous n’en avons pas vraiment conscience, mais nous vivons dans le monde de Peter Thiel. Il nous faudra mieux que la philosophie pour en sortir.
Vaste programme…
PS 1 : Lire également cet autre texte, assez complémentaire, de Tèque 4, “L’apocalypse remplace l’utopie” de Dave Karpf (p. 131-147) pour une vision qui s’exonère de ses responsabilités présentes : en vérité, un article portant moins sur l’apocalypse que sur la philosophie “longtermisme” et sur le projet d’“horloge du millénaire” qui lui est associé, dont la construction est soutenue financièrement par Jeff).
Quand il y a une voix vous pouvez acceptez beaucoup de choses de l’auteur.e. Il y en a une. Des formes, des styles, des choix, des formules qui ne vous auraient pas habituellement emballés mais ici ce n’est pas le cas, tout est dosé, précis, brodé, mystérieux, historique. Ce n’est pas un roman c’est autre chose et tant mieux, il y a des photos, le récit est organisé en blocs, mini définitions, envolées poétiques quand il le faut pas plus. Le sujet est très bien résumé dans la quatrième de couverture de l’éditeur et je ne me risquerais pas à plus :
« Fascinée par une boîte de négatifs dont elle a fait l’acquisition sur un marché à Berlin, une femme s’efforce d’en deviner les motifs. À travers les ombres et les contrastes, elle guette les signes qui lui permettent de les dater et y distingue la silhouette d’une autre femme, dont elle imagine l’existence : celle d’une personne ayant grandi sous le régime nazi, formatée par cette idéologie de la « normalité » et de la performance. Mais à cette réflexion sur le conditionnement social, sur la valeur des images, ce qu’elles fabriquent et transmettent, vient se greffer une interrogation sur la propre trajectoire de la narratrice : pourquoi a-t-elle été attirée par cette femme et ces photos ? N’a-t-elle pas elle-même été considérée comme « différente », inapte à interagir avec les autres ? Si les dictatures sont connues pour contraindre les trajectoires individuelles, au nom d’un idéal supérieur, les sociétés contemporaines sont-elles exemptes de critiques quant aux catégorisations qu’elles créent et aux modalités qu’elles imposent ? Au fil de cette double enquête historique et sensible, Sandra de Vivies traque les trajectoires perçues comme non conventionnelles et interroge les possibilités de leur existence. »
Je ne suis pas très fan de la dernière phrase ou alors je ne comprends pas bien cette phrase. Mais de fait Sandra de Vivies compose un récit imposant des interrogations contemporaines filtrées par une enquête historique, littéraire, mémorielle, cela fonctionne de la première à la dernière page sans oubli, sans relâche, suspendu dans une économie de mots, à la limite de la punchline par instants. La Femme du lac c’est deux heures de lecture en continu qui sont le temps d’un trek, d’une enquête contemporaine, d’une immersion dans les pensées d’une femme qui est vivante, cela se lit.
Extrait, page 78 « Les images nocturnes estompent la frontière entre ces deux types de réels, ce qui semble indiquer que l’aspect tangible vient de l’image plus que de l’évènement en lui-même. Si ces images se sont formées dans le cerveau puis mises en mouvement, si elles ont effréné le cœur élevé la température corporelle jusqu’à déclencher la sudation, si elles ont dérangé le balancier de l’inspiration l’expiration mobilisé la voix, si elles ont suscité la peur les hurlements c’est qu’elles sont vraies, du moins que quelque chose fût-ce par elles a vraiment eu lieu. »
Le monde ne va pas bien. L’impression depuis des années d’atteindre le pic mais comme celui des hydrocarbures il est sans cesse repoussé, la stupidité humaine ne semble pas posséder de limites. Après la première guerre mondiale le monde ne va pas bien non plus et l’immersion que nous propose Antonio Scurati est d’une puissance fascinante.
Version 1.0.0
1919
Oui, comme il serait bon de se réveiller à l’aube et d’envoyer tout au diable, de monter dans un coupé rouge et de marcher sur Rome à la tête de la nouvelle génération, d’une colonne de combattants, de jeunes gens de vingt ans, d’Arditi ! Le délire violent du poète est séduisant, magnifique – on en a les larmes aux yeux -, mais il n’a rien à voir avec la politique. La politique requiert le courage grossier et mauvais des combats de rue, non le courage aérien des charges de cavalerie. La politique, c’est l’arène des vices, non des vertus. Elle n’a besoin que d’une vertu, la patience. Pour arriver à Rome, il faudra d’abord interpréter cette parodie sénile, se faire entendre du sanhédrin des vieillards, cette demi-douzaine de gâteux, de naïfs et de canailles qui gouvernent le monde.
2025
M, l’enfant du siècle d’Antonio Scurati, 2018, 2020 pour la traduction française parue chez Les Arènes, 1090 pages est une plongée saisissante dans l’Italie de 1919 à 1924, retraçant la prise du pouvoir de l’Italie par Bénito Mussolini. Deux autres tomes forment la saga historico-politico-littéraire M, l’homme de la providence (2021) et M, les derniers jours de l’Europe (2023).
1920
« Ici, on se prépare à accomplir le crime. Es-tu prêt à envahir avec tes hommes préfectures et commissariats ? » L’appel des assiégés que renferme une lettre parvenue à Milan est dramatique. La brume enveloppe la capitale lombarde depuis deux jours, les plus froids de l’année. Le givre se dépose en écailles sur les toits des voitures garées le long du trottoir. La veille de Noël, Mussolini pénètre au siège du faisceau, la lettre de D’Annunzio dans la poche intérieure de sa veste.
2025
Élans populistes, nationalistes, d’hyper et d’extrêmes droites sont eux aujourd’hui en pleine progression, le monde ne va pas bien. Antonio Scurati s’incruste dans la tête des milliers de personnages qui forment cette saga en trois volumes et bien sûr on ne peut s’empêcher de penser à des situations, des contextes, des tournures similaires avec l’époque contemporaine.
1921
Les fascistes sont jeunes, ils n’ont pas d’histoire -il l’a écrit le matin même dans le Popolo d’Italia – ou peut-être en ont-ils trop. Et pourtant, il y a des jours où les anniversaires donnent le frisson de la conspiration cosmique, comme si un dieu sanguinaire et stupide choisissait avec une cruauté parfaite les dates du destin sur le calendrier du siècle. Deux ans plus tôt exactement, lui, Mussolini, fondait les Faisceaux. Ils ne rassemblaient alors qu’une poignée d’hommes, aujourd’hui ils sont très nombreux.
2025
Elon Musk estime que l’AFD est la dernière lueur d’espoir pour l’Allemagne. Cela a le mérite d’être clair.
1922
C’est l’obscurité qui a donné le signal. À 18 heures, l’éclairage public, saboté par un squadriste, s’est éteint subitement dans toutes les pièces de la préfecture de la petite ville lombarde et dans les rues voisines. À ce signal, environ soixante-dix squadristes ont pénétré dans le bâtiment sur l’odre de Roberto Farinacci. Les carabiniers et les gardes royaux qui servent dans cette province cédée aux fascistes depuis des années ne leur ont guère opposé de résistance.
1923
La masse est un troupeau, le siècle de la démocratie est achevé, la masse n’a pas d’avenir. Les instructions du Duce sont claires. Laissés à eux-mêmes, les individus s’agglutinent en une gélatine d’instincts élémentaires mû par un dynamisme apathique, fragmentaire, incohérent.Bref, ils ne sont que matière.
2025
L’impossibilité des gauches européennes a se réunir pour formuler un projet cohérent et fédérateur a donné, donne et donnera le pouvoir aux droites extrêmes, populistes, disciplinaires.
1924
On raconte que, lors de son voyage en Angleterre, Matteotti a rassemblé les preuves des graves irrégularités commises par le gouvernement dans concession pétrolifère à Sinclair Oil. Le député socialiste se préparerait à les exposer publiquement lors de la séance parlementaire du 11 juin, consacrée à la discussion de l’exercice provisoire du budget.