You can’t really understand another person’s experience until you’ve walked a mile in theirshoes*
Une série d’une vingtaine de dessins entamée en 2022. Des chaussures, plus chevilles et jambes aussi parfois. Notre rapport au sol, à la mort, au style. Des stars, des victimes, des militant.e.s, des anonymes. Des personnages absents pour permettre l’identification. Un détail du monde, de la géopolitique, de symboles emblématiques. Un imagier d’Histoire, d’instants futiles ou dramatiques, remarquables ou effacés. Des intrigues, des fils à tirer, des focus au milieu des flux et surplus d’images. Des informations précises, des chaussures dans l’espace. Un dessin, DIY, un temps de concentration plutôt qu’un prompt. Un temps de concentration sur les chaussures. Les corps et les têtes ont disparu, enfin. Leurs trop pleins d’intimité, d’égocentrisme, de complexité. Juste un fait, une position, ancrée, un état du monde. Un état du monde des stars, des victimes, des anonymes, dans leur rapport au sol, à la mort, au style. Une série de dessins entamée au milieu des flux d’images. Une pause, un stop, une déconnexion. Une géographie des positions. Des souvenirs ré-activables. Des cerveaux ré-activables. Le choix des chaussures, tout un monde, une avalanche de signes. Une comédie humaine. Un autre rapport à l’actualité politique. Au fusain et tout ce blanc, cette absence du monde, ce retrait réparateur, cette concentration compossible. On est concentré.e.s là. Focus. C’est précis. Et les livres d’histoire comporteraient ces dessins, tout un monde à déployer. Et les step in my shoes de Francine Flandrin s’opposeraient au bruit des bottes. Et ces souvenirs ré-activables répareraient le monde.
Step in my shoes – Alain Mimoun, Melbourne 1956Step in my shoes – Chelsea Girl, Aubervilliers 2022Step in my shoes – Cowboy, pistolero, Texas, 1850Step in my shoes – Homme, Gaza 2017Step in my shoes – Homme, Israël 2023Step in my shoes – Soldat, Ukraine 2023
* Vous ne pouvez pas vraiment comprendre l’expérience d’une autre personne avant d’avoir marché un mile dans leurs chaussures – est une expression attribuée aux peuples autochtones d’Amérique du Nord, probablement Cherokees, cité par Francine Flandrin.
Quand vous êtes à Reims le jour où il serait bienvenu de méditer sur la phrase « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » et bien, l’envie vous prend de planter une graine dans cette terre. Une graine invisible, dans le noir, qui, sous des airs d’endormie, mijotera des tas de réflexions pour espérer que certains fantômes comme Robert Filliou viennent secouer les vivants. Alors, ne choisissons pas n’importe quel jardin public pour planter cette graine. Rendons-nous dans le Parc de Champagne à Reims, celui qui, à l’origine était destiné au personnel de la Maison Pommery, une des plus grandes marques de Champagne, et aujourd’hui laissé ouvert au public trop généreusement par son propriétaire. Nous sommes à notre place puisque le Groupe Vranken Pommery Monopole (nouveau nom de la Maison) est récompensé en 2012 par l’État en recevant la médaille de « Grand Mécène de la Culture ». Nous passerons, si vous le voulez bien, sur cette condamnation en justice en 2015, pour avoir fait détruire par une société de nettoyage, la sculpture monumentale d’une artiste contemporaine, acquise quelques mois avant, qui devait certainement prendre trop de place au château. Espérons aussi que cette graine n’ai pas tant besoin de ressources puisque ce parc est le fruit de l’habileté humaine, répondant aux caprices des bulles et à la volonté de dédier l’espace à l’entraînement des Jeux olympiques. Le déplacement de 492.000 m3 de craie et l’apport de 278.000 m3 de terre végétale venus des quatre coins de la France promettent alors le même charme que celui d’écouter du fado sans mélancolie. C’est dans le jardin des simples, situé dans un coin du parc artificiel que nous choisissons l’emplacement de la plantation de la graine. Si elle est à la fois élixir et empoisonneuse, elle saura infiltrer de la poésie à nous autres, affamés de rêves. Cette graine est une prière pour l’anniversaire de l’art. Et puisque le visible nous éclabousse, faisons alors confiance à l’invisible.
« l’essentiel est invisible pour les yeux » Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince
À Aix-la-Chapelle, le 17 janvier 1973, nous (c’est-à-dire tout le monde : écoliers, ouvriers, employés, pas seulement « gens du métier »), nous célébrerons le un million et dixième Anniversaire de l’Art. Robert Filliou
À Shanghai, ce 17 janvier 2025, nous (DeYi Studio) vous souhaitons un bon 1.000.062ème anniversaire de l’art !
Depuis 1973 la date anniversaire proposée par Robert Filliou est l’occasion de célébrations dans quelques institutions artistiques. Le plus souvent cet « Art’s Birthday » donne lieu à des « art-projects »… alors que l’idée initiale était de festoyer toute la journée, sans Art, à l’image du 1er mai qui est un jour férié. Pour la fête du travail on ne travaille pas. Mais l’art est-il un travail ?
Les très belles idées de Filliou ont tendance à être retournées comme des gants à force d’être citées sans prendre garde au contexte. On peut rire de n’importe quoi mais pas avec n’importe qui, disait Pierre Desproges. Notre ami Maury ajoute qu’on peut faire de l’art avec n’importe quoi mais pas n’importe où. Quand Filliou nous dit que « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » c’est magnifique, mais si c’est LVMH qui le dit il faut entendre que l’art c’est ce qui rend le luxe plus intéressant que l’art. D’une revendication comme « art est vie » on glisse trop facilement vers l’art de vivre et tout le fatras consumériste du Lifestyle ou LifeWear à la Uniqlo & co. L’art en tant que travail n’est-il pas simplement la tête chercheuse et le bras explorateur du marketing ? Dans ce cas il mérite salaire en effet. Mais il faut savoir pour qui l’on travaille. Maury estime en tous cas que les travailleur·ses de l’art vont à contresens de l’idéal de l’amateur porté par Filliou.
Comme Maury nous avons beaucoup d’amis qui se reconnaissent travailleur·ses de l’art. Nos doutes quant à leur perspective ne remettent pas en cause notre amitié et notre estime pour ce qu’ils font. Il faut bien sûr d’abord considérer le côté positif de la démarche. Vigilance et lutte contre les abus et les discriminations sont clairement indispensables, et engagent notre responsabilité partout, tout le temps, dans toutes les activités. Passons sur la perplexité que nous inspire le souci de la retraite chez de jeunes artistes de moins de trente ans, même si c’est raisonnablement légitime dans le contexte actuel. Soulignons plutôt l’organisation manifeste d’une véritable solidarité dans un milieu jusqu’ici miné par les rivalités individualistes. De solitaire à solidaire il n’y a qu’une lettre mais plus d’un pas. Encore deux et voici la très salutaire révolution culturelle de penser et d’agir enfin ensemble concernant une pratique traditionnellement esseulée et rendue hautement concurrentielle par la logique du marché de l’art. Mais cette mutualité nouvelle doit-elle simplement conforter l’oppression en l’aménageant pour la rendre vivable, et donc durable ? On préfèrerait que cette mobilisation vise une sécession plutôt qu’une assurance. Au moment où les jeunes ingénieurs bifurquent n’est-il pas déconcertant de voir les jeunes artistes se raccorder au monde de l’art tel qu’il est ? La faute sans doute à la « professionnalisation » qui sévit dans les écoles d’art.
Les artistes travaillent, oui, certainement, et beaucoup. Mais est-ce un métier pour autant ? Sommes-nous des travailleur.ses de l’art ? Nous travaillons d’autant plus que nous ne vivons pas de notre pratique artistique. Nous sommes donc des travailleurs comme les autres pour ce qui est de « gagner sa vie », comme on dit, ce qui revient surtout à la perdre, comme on sait. Travailler pour financer une activité artistique n’est pas une mince affaire, d’autant que cela n’a de sens qu’à condition de dégager assez de temps pour pratiquer cette activité. Mais là où un travailleur distingue en général le temps du travail de celui du loisir, et cherche à augmenter les revenus du premier pour profiter du second, l’artiste quant à lui distingue le temps d’un travail alimentaire et le temps du travail artistique, méprisant le premier et s’y engageant aussi peu que possible (même quand il s’agit d’enseigner) et laissant croire à son entourage (et aux étudiants en art) que le second lui assure un revenu suffisant, par crainte de n’être pas crédible comme artiste professionnel. Reconnaître le travail artistique comme un loisir – essentiel, exigeant, nécessaire, vital – aurait du moins le mérite de lever la mauvaise conscience qui caractérise les artistes au travail. Et par là même nous épargnerait cette appellation hautement cafardeuse de « travailleur.ses de l’art ». Car non, l’art n’est pas un métier. Ou alors seulement la triste besogne de produire des objets et leurs concepts afférents au profit de l’industrie culturelle. On devrait dans ce cas dire simplement travailleur·ses de l’industrie culturelle, et laisser l’art au dimanche.
Convoquer la mythologie révolutionnaire des travailleur·ses est bien sympathique et réconfortant à nos yeux, mais n’est-ce pas se prémunir un peu vite et trop commodément de la mauvaise conscience d’œuvrer pour le royaume du luxe ? Comme si militer pour un luxe communal en 2025 consistait à rêver d’un sac Vuitton abordable au lieu de renverser la colonne Vendôme. Se libérer de l’oppression du marché requiert des stratégies d’auto-invisibilisation (cryptage, camouflage, furtivité ou simple discrétion) car il n’est pas tant question aujourd’hui de production que d’extraction de valeur. Tout ce qui est visible (au sens médiatique et non optique), rémunéré ou pas, s’offre benoîtement à l’extractivisme forcené de l’économie de plateforme. Réclamer sa part n’y changera rien. Négocier sa place conforte le dispositif.
Il faut en finir avec le travail, sortir d’un imaginaire de la production, penser la décroissance et pratiquer l’art comme une conversation, libre et non rémunérée (ou alors c’est une comédie). Cette conversation, engagée depuis 1.000.062 ans, mobilise des images, des objets, des sons, des rituels, des mots ou des gestes. Elle trouve ses lieux par les réseaux* bien mieux que dans l’exposition, média hégémonique d’une économie qui nous mène au désastre.
Si vous tombez dans un canal cela vous semblera une bonne idée de réclamer une bouée, mais l’essentiel est de sortir de l’eau. Si vous n’êtes pas encore tombé à l’eau rien ne vous oblige à y plonger en réclamant une bouée. Une fois dans la bouée, si elle ne vous est pas tombée sur la tête, elle vous entrainera dans le sens du courant. Le milieu de l’art étant solidement structuré aujourd’hui en France autour du couple marché-institution, avec les fondations d’entreprise comme courroies de transmission, nager à contre-courant, avec ou sans bouée, ne suffit pas, essayons d’en sortir.
Bon anniversaire de l’art, vive l’amateurisme et les loisirs, vive le revenu universel d’existence !
Notes : -> * attention nous dit Maury, parler des réseaux n’est pas promouvoir Facebook, Instagram, X et les autres, bouffis d’algorithmes toxiques, saturés de publicités ciblées, qu’il faut définitivement boycotter sans hésiter.
-> illustration : —> 1) bassin devant le Pearl Art Museum à Shanghai, photo DeYi Studio —> 2) Robert Filliou « whispered ART HISTORY », Clémence Hiver Éditeur, 1994 6 rue de la Planète, 30610 Sauve – > exemple de célébration ART’S BIRTHDAY aujourd’hui : https://www.muhka.be/fr/activities/arts-birthday-2025/
Document : Lettre de Robert Filliou le 17 janvier 1973.
Chers ami(e)s, Par un matin de 1963, improvisant L’Histoire chuchotée de l’art, j’écrivais : « Tout a commencé un 17 janvier, il y a un million d’années. » Drôle mais, indépendamment de la date arbitraire, il semble qu’il y ait environ un million d’année que les êtres humains apparurent sur terre. Pourquoi alors ne pas proclamer ce qui au départ ne fut que chuchoté, tel un dangereux secret : « Voici un million et 10 ans, Art était Vie, dans un million et 10 ans, il le sera encore. Festoyons donc toute la journée, sans Art, pour célébrer ce début heureux et annoncer cette fin heureuse. » Le fond de ma pensée ? : éventuellement, l’art doit revenir au peuple auquel il appartient. Comment ? Et si l’Anniversaire de l’Art était prétexte à congés payés pour les ouvriers du monde entier, à partir du 17 janvier si le poème est pris comme référence, de n’importe quelle autre date s’il ne l’est pas ? D’abord un jour, puis deux, trois, quatre, cinq, et à mesure que les conditions objectives et subjectives du monde le permettent, un, deux, trois cents, et éventuellement (dans un million et 10 ans) trois cent soixante-cinq ? Si ceci était fait, nulle autre festivité ne serait à prévoir. Les peuples joyeux n’ont besoin d’aucune autre « chose ». Non ? Quoiqu’il en soit, à Aix-la-Chapelle, nous avons décidé de créer un précédent. À Aix-la-Chapelle, le 17 janvier 1973, nous (c’est-à-dire tout le monde : écoliers, ouvriers, employés, pas seulement « gens du métier »), nous célébrerons le un million et dixième Anniversaire de l’Art. Une belle journée, souhaitons-le : vacances pour filles et garçons, jour férié pour les ouvriers, musées et galeries débordant de fleurs, banderoles et lanternes par toute la ville, orchestres, danses, bals publics, feux d’artifice… Mes vivantes salutations Robert Filliou Né en 999 963 a.a (après l’art)
Sans doute avez-vous déjà vu sur votre smartphone les très courtes vidéos de Shoji Yamasaki. Peut-être même comptez-vous parmi les millions d’abonnés à son compte Tiktok ou Instagram. Depuis quelques mois Shoji Yamasaki poste des vidéos de 15″ à l’écran divisé juxtaposant deux danses identiques, un détritus à gauche et lui à droite : Littered Mvmnts (2020–ongoing).
Un sac poubelle virevolte dans un courant d’air au coin d’un mur. Un morceau de carton se plie et se déplie au gré du vent sur un trottoir. Un vieux chiffon s’agite au passage d’une automobile. Un sachet plastique transparent coincé sous un grillage se gonfle et se dégonfle. Un papier d’aluminium froissé se dresse et retombe. C’est comme le dernier souffle des objets consommés, bien décidés à une autonomie inopinée.
Autant de détritus animés par le vent, autant de mouvements habituellement indifférents à nos regards trop affairés, mais autant de gestes poétiques pour Shoji Yamasaki, autant de motifs chorégraphiques offerts à son écholocalisation de danseur. Et autant de sourires, ou de ricanements, pour ses milliers de followers sur Tiktok. Prince des nuées, son exil au milieu des huées rencontre un succès inattendu, ou un malentendu sans nom.
Shoji Yamasaki a développé un talent singulier pour voir de la danse dans l’oscillation irrégulière d’un simple bout de papier trainant par terre. La propension du shintoïsme à reconnaître une âme aux pierres ou aux arbres a peut-être infusé chez lui, jusqu’à attribuer une volonté propre aux déchets que nous abandonnons un peu partout. Il a trouvé une manière élégante de partager cette sensibilité particulière. Après plusieurs tentatives expérimentales, une forme très simple s’est imposée qui lui vaut son audience récente sur les réseaux sociaux. Shoji Yamasaki incorpore les spasmes, soubresauts et tremblements des déchets observés dans la rue, et il les réactive aussi fidèlement que possible en s’agitant à leur manière. Là est son geste artistique. De ces gestes minimalistes improbables s’ensuivent des vidéos qui confrontent brièvement côte à côte les deux mouvements synchronisés. Celui du modèle de rebut enregistré sur place à l’improviste, et celui de Shoji Yamasaki, mime halluciné d’un paquet de bonbons ou d’un sachet de chips, filmé dans un contexte similaire. Pour parfaire son mimétisme cinétique Shoji Yamasaki prend soin de s’habiller de façon comparable. En blanc s’il s’agit d’un plastique blanc, en gris ou noir pour un sac poubelle, en body argenté pour un emballage en aluminium, en brun pour un carton, jaune pour une enveloppe de Pulparindo, etc. Il précise toutefois dans un interview qu’il n’utilise que les vêtements qu’il a sous la main chez lui, et qu’il n’achète jamais ni ne fabrique aucun costume pour une vidéo, afin de ne pas produire davantage de déchets. À la fin d’une première compilation postée sur YouTube il y a trois ans vous pourrez lire aussi : « Tous les déchets présentés dans cette vidéo ont été ramassés et mis dans un sac, rejoignant ainsi les quelque 728 000 tonnes d’autres déchets produits chaque jour aux États- Unis et destinés à être enfouis dans les décharges ».
Des pièces chorégraphiques de 15″ donc, postées, repostées et repostées encore sur Tiktok. Jusqu’à atteindre des millions de vues. Le succès pour de mauvaises raisons fait sans doute partie de l’équation qui nous intéresse pour de bonnes raisons. Cette équation opère une drôle de résolution en introduisant la variable de l’humour entre son geste radical hérité des avant-gardes artistiques confidentielles et sa réception collective massive sur les réseaux sociaux. À part la haine, la rigolade reste ce que les algorithmes mobilisent le plus facilement pour capter l’attention et optimiser l’engagement. Mais la blague est juste une parenthèse qui dénature beaucoup moins le propos que le whitecube ne le désactive. Est-ce un savant calcul de la part de Shoji Yamasaki ? Pas sûr. C’est plus probablement une affaire de génération, par où la culture mute selon l’environnement technologique de l’époque.
Pour sonder l’abîme entre générations (entre étudiants et enseignants par exemple) on notera sur son site web l’aplomb avec lequel Shoji Yamasaki (diplômé de CalArts à Los Angeles en 2023) revendique son engagement depuis quinze ans comme bénévole pour l’ASPCA (American Society for the Prevention of Cruelty to Animals), expliquant doctement qu’il a sauvé une trentaine de lapins handicapés et précisant fièrement qu’enfant il a été cité en 2009 dans l’édition annuelle de l’ASPCA Kid’s book. Les sous-cultures japonaises ou californiennes n’expliquent pas tout. Il y a moins de cinq ans pas un artiste raisonnable n’aurait mentionné sérieusement une telle référence dans son CV. Mais aucune dérision semble-t-il ici, et nulle ironie de ce côté aujourd’hui. Plusieurs de ses créations chorégraphiques sont inspirés du langage corporel que les lapins utilisent pour communiquer entre eux… Cela nous laisse un peu rêveurs, mais quel bonheur de regarder danser malgré tout Shoji Yamasaki. Malgré tout. Malgré les immondices, malgré les élections, malgré les incendies, malgré l’effondrement, malgré nous, les artistes se sauvent et nous sauvent.
-> illustrations : copies d’écran Youtube de vidéos de Shoji Yamasaki -> compilation sur Youtube de quelques vidéos publiées sur Tiktok : LITTERED MVMNTS | A Dance Film by Shoji Yamasaki https://youtu.be/VeWFZV1FWFs (peu de vues sur Youtube, contrairement à Tiktok) -> site web de Shoji Yamasaki : https://www.shojiyamasaki.com/
« Une cabane c’est pas un cabanon » : cette épitaphe gravée dans le marbre sur la tombe d’un vieil homme, voisine de celle de mon aimante mère, me distrait toujours alors que je souhaiterais, en bon fils, apprendre à prier et à me recueillir. Philosophique, comique, ou peut-être simplement indécrottable bricoleur, ce grand-père parti ni trop tôt, ni trop tard, repose en paix selon les vœux de ses enfants et petits-enfants.
Et voilà qu’à des siècles et des milliers de battements d’ailes migrateurs de ce cimetière du sud de la France se trouve aux quatre vents et au beau milieu d’une large plaine d’Islande une maigre architecture, un monticule, un têtu talus, qui n’est pas plus cabane que cabanon mais véritable Palace sans dorure, et voici sa véritable histoire.
Trois vieilles âmes vivaient sous ce même toit. Juste un toit. Þorbjörn, Grímur et Sturla se sont retrouvés pas totalement par hasard, mais après avoir été tous trois excommuniés de la société des Hommes.
Þórbjörn Oddsson « jambe raide » fut le premier à se poser dans ce qui restait d’un refuge de berger abandonné ; assez loin des côtes pour ne pas être retrouvé, pas trop à l’intérieur pour ne pas y être mortellement oublié. Þorbjörn avait volé, violé et tué, et vécut là des années durant, seul, cela s’entend. Avant que Grímur Logason le noir ne le rejoigne par le hasard des ornières ovines. Condamné lui aussi à un éternel retranchement pour avoir tenté d’étrangler, pour de faux, son frère à plusieurs reprises, Þorbjörn l’accueillit sans grande joie. Mais la compagnie autre que celle de sa propre ombre ne pouvait pas être totalement mauvaise. Tous deux, pas très éloquents, ont trouvé cet équilibre des hommes assagis, presque sages. Une vie quotidienne à perpétuité essentiellement régulée par deux saisons ; l’une obscure remplie de chieuses chimères, l’autre lumineuse qui emmerde sérieusement le repos de Grímur.
Plusieurs hivers après, Sturla Hinriksson, proscrit lui aussi, les retrouva au bout de longues pérégrinations sur l’île pour avoir déclaré fort et pas si haut que ça qu’un ciel sans cieux était notre seule, unique et dernière demeure.
Il était tout à fait laid et n’avait pas de sobriquet. Mais Sturla était bavard, et participait assez peu aux tâches quotidiennes du trio. Cela ne dérangeait pas plus que cela les deux autres. Grímur était celui qui entrenait les lieux, Þorbjörn, lui, chassait, cueillait et avait la connaissance de l’art de la conservation de toutes possibles pitances. Sturla, lui, était bavard. Et ça c’était bien, des fois.
En ce talus têtu, au beau milieu d’une plaine de la peu fertile terre d’Islande, ont vécu ces trois cœurs animés par la survie, sans véritable amitié, en ce Palais sans mortaise ni souverain, tantôt sous la neige obscure des mondes sans fin, tantôt sous la danse des herbes folles animées par un astre solaire qui n’arrive plus à se cacher.
Ce texte est extrait du livre d’Aubin Chevallay, « Kyrrðin að mála / Le silence de la peinture », qui présente ses photographies des expositions organisées en Islande en 2022, ses paysages islandais et des textes de ses modèles et de personnes contactées sur les médias sociaux.
Serge Comte, né en France à la Tronche, l’été 1966, a été bon ramasseur d’abricots, mauvais dessinateur, passable professeur de français pour enfants, et désormais excellent brancardier au CHU de Reykjavik.
Soyons mauvais, soyons ronchon. Bien sûr TINA est positive et nous préférons trois fois signaler ce qui nous intéresse. Il faut ouvrir des pistes, offrir des ressources, nourrir l’espoir. Mais soyons râleurs aussi. Il s’agit parfois de déblayer le terrain pour faire un peu de place et y voir plus clair. Quitte à passer pour des jaloux aux yeux des parvenus, soyons bougon, soyons grincheux !
Il paraît que se tient ces jours-ci Art Basel Paris. On s’en fout littéralement. Le ridicule du nom où ce qu’il dit des reconfigurations du marché de l’art ne nous tracasse pas spécialement. Les événements associés, off ou officiels, ne nous concernent pas davantage. Pourtant un « projet spécial » du « programme public » nous réjouit assez, dans sa bêtise prévisible. Il fallait s’y attendre, c’était inéluctable. Après Anne Imhof, Nile Koetting, et d’autres sans doute, qui nous assommaient déjà de performances contaminées par l’esthétique de la mode, de ses défilés et de ses magazines – poses d’indifférence affectée, gestes d’abandon maitrisés, désinvolture calculée, élégance décalée, arrogance naturelle, grises mines systématiques, misérabilisme chic, révolte simulée dûment rémunérée – voici le retour de bâton. Même chose à peu près, mais dans l’autre sens.
Une maison de mode fait de l’art. Les performeurs n’ont plus l’air de mannequins, ce sont les mannequins qui performent. Bref, le défilé de mode statique et prolongé en tant qu’exposition. Le tour est joué. On ne va pas pleurer. il n’y a rien à sauver dans les expositions. Mais c’est tout de même assez drôle de voir ce tour de passe-passe. Et il se trouve des artistes pour signer cette mascarade et des directrices de musée pour l’avoir curaté (sic). Et il se trouve des revues d’art pour nous servir cet « ambitieux projet » comme « expo-spectacle troublante ». Ce qui est troublant c’est le niveau d’imbécilité à ce stade avancé de la compromission. Que des réalisatrices de talent acceptent de gagner un peu d’argent en tournant un film publicitaire, passe encore, les temps sont durs. Mais l’on croit rêver quand on vient nous expliquer doctement qu’une marque de luxe prétend sur le dos de l’art donner des clés pour aider les femmes et montrer que l’empowerment est possible. Ou bien faut-il se retenir de vomir sur le dos de l’art ?
Clément Bleu-Pays opère dans le champ du discret. Son terrain de jeu est sans limite. Son œuvre est pervasive. Cela demande sans doute quelques explications, mais lui n’en donnera pas. Quelques amis sur Instagram suffisent à lui assurer une audience qu’il ne cherche pas à augmenter du moindre effort de médiation. On tentera donc ici un bref commentaire.
Soit un petit carré de papier jaune fluo, glissé dans la réglette porte-étiquette d’un rayonnage de supermarché. Très peu le remarqueront. Du même jaune qu’un sticker promotionnel, il semblera avoir été simplement oublié sans inscription. Nous pouvons cependant le voir pour ce qu’il est : un monochrome jaune. Et l’apprécier en tant que tel, même si le contexte ne nous y invite guère. Clément Bleu-Pays ne s’encombre pas de légitimité. Nul besoin de galerie ou de musée. Une laverie, un Franprix ou une épicerie indienne font l’affaire. Son travail s’inscrit de plein droit dans le quotidien le plus immédiat sans autre forme de procès. Il a bien réalisé ce petit monochrome jaune fluorescent de 4×4 cm.
Autre monochrome, rouge cette fois-ci, de 9,5×9,5 cm, dans un fast-food de Bercy. Clément Bleu-Pays à recouvert un carreau de faïence blanche d’un adhésif rouge, prolongeant ainsi vers le bas la frise de carreaux rouges et blancs courant tout le long du restaurant derrière les banquettes. Seul un œil attentif détectera l’anomalie, et seul un client bien informé soupçonnera un geste artistique. Mais c’est l’attention qui compte, plus que l’intention de l’artiste. Et nous ne sommes pas invités à un petit jeu de connivence entre initiés. L’enjeu est une augmentation des performances de la sensibilité, comme antidote à l’anesthésie généralisée entretenue par l’industrie culturelle.
Monochrome noir n°5 (Manifeste), 2024, revêtement adhésif, 15,5 x 15,5 cm, UNIQLO ITALIE 2, Paris
Un dernier monochrome pour mieux cerner le mode opératoire de Clément Bleu-Pays. Il est noir et mesure 15,5×15,5 cm. Vous remarquerez que mon commentaire est bien organisé, par ordre croissant de taille. Mais rassurez-vous, cela n’ira pas plus loin. Aucun gigantisme et aucun goût du spectaculaire ici. Ce monochrome démarquable a pris place sans rien demander dans le hall du magasin Uniqlo de la place d’Italie. Au même format que le logo rouge d’Uniqlo, et à côté de lui, il vient ponctuer un texte imprimé au mur comme à l’entrée d’une exposition dans un musée. Il est sous-titré manifeste. Et il affirme en effet radicalement une manière d’être au monde totalement transparente dans son évidence de déjà-là qu’on ne remarque pas, et tout aussi parfaitement incongrue dans le malaise troublant de celui qui n’a pas été invité et qui ne sera jamais chez lui. D’une certaine manière, ce monochrome posé comme un tampon sur une calligraphie, co-signe le statement mural d’Uniqlo en le démarquant ainsi : « This is LifeArt. Le LifeArt ce sont des gestes conçus pour améliorer la vie de chacun. Simple et de qualité. Ils s’adaptent au train de vie contemporain, et évoluent sans cesse, influant le sens de l’esthétique et du détail ».
Outre ces monochromes, Clément Bleu-Pays réalise aussi des images étrangement quelconques qui redoublent insidieusement la familiarité de l’environnement dans lequel elles s’infiltrent clandestinement. Dans une société d’exposition intégrale la manœuvre est fragile et redoutable. La banalité extrême démarque ainsi fatalement l’ordinaire tristounet de nos routines quotidiennes. Le client distrait que nous sommes consultera par exemple sans le savoir une série de huit photographies que Clément Bleu-Pays à transférées par AirDrop dans un iPhone de démonstration sur le présentoir d’un Apple store. Le paradoxe de ce geste de pirate est que ces images n’ont absolument rien de remarquables et qu’elles pourraient être déjà là, prises par un vendeur ou par un autre client. À ceci près que ces photos d’amateur ont été prises ailleurs et que le smartphone est retenu par un fil à la table. Ailleurs, au magasin Ikea de la Madeleine, Clément Bleu-Pays a remplacé une image dans un cadre avec passe-partout du rayon salon. La photographie qu’il a choisie et imprimée au format ad-hoc n’est pas si différente de celle qu’aurait pu choisir le chef de rayon, mais c’est la sienne, et elle existe ainsi socialement dans ce magasin, ou n’existe pas, pareille et étrangère, dissemblable et identique, convenable et intruse. De ces tours de passe-passe nous découvrirons d’autres fois par inadvertance une photographie de pain dans la boulangerie l’Entracte, à Paris, un gros plan sur des grains de café au Starbuck de la rue Monge, des image d’oranges au Franprix de la rue Dareau. Imprimées sur toile tendue sur châssis, ou sur plastique adhésif, ou encore fixée au double face, et positionnées subrepticement en des places improbables et pourtant attendues, de ces photographies on pourrait dire qu’elles sont en quelque sorte publiquement exposées en cachette.
Monochrome fluorescent, 2024, papier fluorescent, 4 x 4 cm, rayon des farines de INDIAN SUPER MARKET, Paris
On comprend donc que l’œuvre de Clément Bleu-Pays n’est par principe pas exposée. Elle est là où elle est, présente et invisible, active par effraction du sensible dans l’ordinaire prévisible, et simplement documentée pour quelques proches qui forment la communauté interprétative par laquelle advient la dimension artistique non déclarée de ces gestes démarquables.