Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Je suis au téléphone avec mon cousin. Nous nous téléphonons une fois par an. Pour un événement. Pour le nouvel an. Nous ne sommes plus jeunes. Il a quinze ans de plus que moi. Il est l’aîné de notre génération, je suis la dernière. Nous prenons des nouvelles. La littérature ne l’intéresse pas mais il lit mes livres. Il attache beaucoup d’importance à la famille, à ce que font les gens de sa famille. Lui-même a été un brillant homme d’affaires et il recherche toujours de nouveaux motifs de fierté familiale. Il n’a pas perdu son assurance de chef. Il me demande les dates de Vermeer. Il me dit, bien sûr tu as vu La jeune fille à la perle et lu le livre de Tracy Chevalier : un chef-d’œuvre. Je ne dis pas que j’ai reposé le livre au bout de vingt pages. Il me demande si je me souviens du Vermeer au mur du salon de nos oncle et tante de Paris. Il ne dit pas «la reproduction de Vermeer», il dit «le Vermeer». Non je ne me souviens pas d’un tableau de Vermeer dans cet appartement qui s’est pourtant inscrit en moi puissamment. Je pense que mon cousin exagère, qu’il veut toujours tout relier à la famille. Je me dis qu’il a inventé l’existence de ce tableau pour faire le malin. Il me dit une scène de repas. Il n’y a pas de scène de repas chez Vermeer. J’évoque La jeune fille endormie, La liseuse de Dresde à cause des coupes de fruits sur la table. Je dis c’était peut-être un autre peintre hollandais ? Il dit non, je suis certain que c’était Vermeer. Il se demande si le tableau était sur toile, il pense qu’il était plutôt sur bois. Il me demande s’il existe des Vermeer peints sur bois. On dirait qu’il ne fait pas la différence entre l’œuvre authentique et sa reproduction. Il veut savoir si La jeune fille à la perle était vraiment la servante du peintre. Je réponds qu’on sait peu de choses de Vermeer, on sait le nombre de ses enfants. Onze enfants ! Mon cousin n’en revient pas. On parle de Delft dont il a admiré les canaux. J’évoque les tableaux cédés au boulanger à la mort du peintre pour payer la dette de pain. Nous continuons à bavarder, à évoquer des souvenirs. On dirait que cette évocation de Vermeer nous a rapprochés. Et tout d’un coup il dit ça y est, je me rappelle. Ce n’était pas une scène de repas, c’était un homme et une femme assis face à face à une table, un homme dans un habit rouge coiffé d’un grand chapeau qui lui faisait de l’ombre. Instantanément alors je revois Le soldat et la jeune fille souriant, la pièce, les meubles, le long buffet en bois clair au-dessus duquel était accroché le tableau ; il s’agissait d ‘une reproduction sur une espèce de toile avec un rembourrage dessous, quelque chose qui ne se fait plus, qu’on trouverait affreusement kitsch aujourd’hui. C’est incroyable, j’ai contemplé cette peinture plusieurs fois à la Frick collection de New York où elle se trouve aujourd’hui, je l’ai énormément regardée, aimée, j’ai lu, écrit à son sujet – je pense souvent à ce tableau. Et c’est seulement ce soir de décembre, parce que mon cousin dans son fauteuil à oreilles à l’autre bout de la France me soutient l’existence dans son souvenir de quelques chose qui m’a d’abord semblé être une erreur ou un mensonge, que réapparaît, soudain, très net, le tableau au mur de cet appartement que j’ai des centaines de fois cru reconstituer mentalement avant de m’endormir. J’avais oublié Le cavalier et la femme souriant tandis qu’ils s’inscrivaient dans ma mémoire par un autre chemin que je n’emprunte que ce soir, cinquante ans après. Ils étaient là, c’est tout. Je ne trouvais le tableau ni beau ni laid, il faisait simplement parti d’un décor où j’aimais être.
Le texte qui suit a été rédigé au cours de l’année scolaire 2010-2011 et devait figurer dans un numéro spécial de la précédente incarnation de TINA, Bestiaire, projet qui n’a pu voir le jour. Récemment, ayant appris par Christine Lapostolle que la souris venait, croyez-le ou pas, de garer son yacht (son paquebot) dans le port de Brest, l’envie m’a pris de lui offrir une seconde chance. Si TINA est de retour — with a vengeance —, le moins qu’on puisse dire est que Mickey, dans l’intervalle, a prospéré (au risque de développer, au fil des années, quelques symptômes morbides d’obésité capitalistique) : après Pixar et Marvel, la Walt Disney Company a fait l’acquisition en 2012 de Lucasfilm, mettant ainsi la main sur les franchises Star Wars et Indiana Jones, de même que sur l’incontournable fournisseur d’effets spéciaux Industrial Light & Magic ; elle a racheté, en 2019, l’ancienne 20th Century Fox, non sans avoir, entre temps, investi le marché asiatique via sa nouvelle filiale en Inde, ouvrant par ailleurs un parc d’attraction à Shanghai en 2016 ; en parallèle de cette stratégie d’expansion forcenée, ses différentes plateformes ont permis à la société d’entreprendre de verrouiller l’accès à des contenus qu’on avait fini par croire relever du domaine public, démontrant sa maîtrise des nouvelles règles du jeu tout en usant de son statut unique dans l’industrie du divertissement. « Tout doit changer pour que rien ne change » : Eurodisney, que je mentionnais en 2011, Nicolas y avait affiché sa Carla, est depuis devenu Disneyland Paris ; de mon côté, peu amateur de parcs à thèmes mais plus œcuménique qu’auparavant en matière de musique, j’avoue que je n’aurais aucun scrupule, le cas échéant, à accompagner ma fille, née précisément en 2011, à un concert de Miley Cyrus, autre transfuge du Club Mickey après Britney Spears — Britney dont je parlais abondamment dans mon texte et qui, à force d’infortunes (les « infortunes de la vertu » ?) est devenue quasi une icône du féminisme ; plus malaisant, des actrices mortes comme Carrie Fisher (la princesse Leïa) continuent de jouer dans des films, et ses collègues vivants sont de plus en plus difficiles à distinguer de personnages de dessin animé : sans doute la souris star dont j’ai voulu fait le portrait a-t-elle perdu là un certain avantage compétitif, c’est la rançon de l’innovation… Et demain ? Disney, passé dans les années 2010 de l’exaltation des valeurs familiales à celle de la diversité et de la sororité — qui est aussi une valeur familiale —, fera-t-il demain l’éloge du patriarcat et de la pureté raciale pour plaire à Donald Trump ? Est-il vrai que la firme, malgré son apparence de monopole, connaît des turbulences et s’inquiète du vieillissement relatif de son public ? Quinze ans après ma première tentative, Mickey se refuse toujours à tout commentaire…
Dans la forme de radoub. Photo Christine Lapostolle.
« La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother. »
Notes : 1 Barbey d’Aurevilly, à propos du célèbre dandy Beau Brummell. Ceci n’est pas sans faire écho au jugement du cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein sur l’art de Walt Disney : ‘an example of the art of absolute influence – absolute appeal for each and everyone.’ (Ronald Bergan, Sergei Eisenstein: A Life in Conflict, The Overlook Press/Peter Mayer Publishers, Inc.: Woodstock, New York, 1999, p. 198). Pas sûr, cependant, qu’une traduction française de la citation d’Eisenstein recourrait au terme « d’influence », lequel, en anglais peut prendre une connotation plus absolue, presque narcotique.
2 Oswald le Lapin Chanceux, créé, comme Mickey, par Walt Disney et le dessinateur Ub Iwerks, fut ravi à ses concepteurs par l’habileté procédurière de leur producteur Charles B. Mintz.
5 Cet aspect de « l’anarchiste devenu flic » est remarquablement analysé dans le chapitre inaugural d’un récent ouvrage de Pierre Pigot, L’Assassinat de Mickey Mouse, puf, collection Travaux pratiques, 2O11.
6 Les Tijuana Bibles étaient des publications pornos clandestines très prisées dans les années 30 à 50, qui trouvaient un aliment fantasmatique de choix dans le culte des stars d’Hollywood mais aussi des personnages de dessin-animé ou de BD. Dans le hors-série du magazine Beaux Arts sur le sujet Un siècle de BD américaine (août 2010) on trouve reproduite une planche mettant ainsi en scène la rivalité sexuelle supposée entre Mickey et Donald, à la défaveur du premier… Or dès la fin des années 30, la perte de popularité de la souris assagie au profit de son ex-sidekick le canard mal embouché constituait un fait commercial avéré ! Un tel détournement des personnages Disney a ainsi pu représenter moins une profanation qu’une autre facette de leur pouvoir de fascination.
7 Son lancement, à l’initiative du Français Paul Winkler, remonte à 1934.
9 Dans son « premier grand succès », Steamboat Willie, 1928, il transforme les bêtes non humanisées qui l’entourent en instruments de musique vivants ― l’occasion pour son créateur d’expérimenter pleinement les possibilités, alors encore neuves au cinéma, du son.
Légende première image : La tête de Mickey, pièce maîtresse du défunt Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Une femme dans un bus parle à une autre femme. Qui n’est pas là, elles sont au téléphone, cela se passe dans un bus, à Paris, en plein après-midi, un jour gris. Le bus pousse ses soupirs de bus, la femme qui est assise en face de moi dit qu’elle n’en peut plus, elle ne dort plus. Les dettes, l’appartement qui ne se vend pas. Elle parle aussi d’une nouvelle technique qu’elle a essayée, cela s’appelle la conversation intérieure. Elle rentre chez elle. Elle a du ménage à faire. Un nouvel agent immobilier doit passer. Quelqu’un à l’arrêt frappe de toutes ses forces contre la carrosserie du bus à cause d’une porte qui ne s’ouvre pas. Le chauffeur n’arrive pas à activer l’ouverture de cette porte. On attend. On peut voir dehors, sur un panneau Decaux, sur l’affiche de l’exposition Vermeer qui va se tenir bientôt, la sérénité parfaite de la Laitière. La femme au bout du fl parle maintenant des voix qu’on a en soi. On a plusieurs personnes en soi. Contradictoires. Certaines il faut les écouter, d’autres les faire taire. Comment les faire taire ? Son interlocutrice dont je perçois le ton enjoué, n’a pas l’air de savoir mais je ne comprends pas exactement ses paroles. Un voyage qu’elles devaient faire ensemble avant ou après Noël semble remis en question. Et la femme assise en face de moi dit, toi, de toutes façons, toi tu vas toujours bien, c’est ton tempérament, tu as de la chance. La conversation revient sur le voyage et je comprends que l’interlocutrice invisible dit qu’elle ne pourra pas partir, elle a rencontré quelqu’un. Pas par une application. Dans un bar, comme cela n’arrive plus souvent. Il l’a invitée à prendre un verre. Ils sont restés en relation depuis et maintenant ils veulent se revoir. Le visage de la femme qui est en face de moi dans le bus s’est crispé tandis qu’elle regarde défiler Paris, on vient de traverser la Seine. On croise à nouveau la Laitière de Vermeer. Je me demande si ma voisine est saisie comme moi par la plénitude que dégage ce personnage exagérément agrandi, je me demande quelle influence peut avoir sur nos humeurs de passants cette affiche au cadrage recentré sur le personnage d’un des tableaux les plus célèbres du peintre, portrait d’une femme d’une autre époque, concentrée, paisible, qui regarde tranquillement le flet du lait qu’elle verse d’un récipient à l’autre. La conversation se termine un peu sèchement. Ma voisine pousse un soupir en rangeant son portable, ses yeux se posent sur la version géante de l’affiche puis sur moi.
Je suis routine. Pas moyen de m’en sortir autrement. Des horaires fixes. Des prévisions constantes, ce que je vais manger, ce que je vais aller voir, ce que je vais faire dans l’espace public, comment je vais interagir ou ne pas le faire. Aujourd’hui un nouveau déguisement, une nouvelle fiction. Tout sport. Avec accessoires. Surtout une pochette pour mettre son téléphone au bras. J’en rêvais. Une image mentale de plus pour ma collection. J’ai troqué ma gourde contre un sac à dos d’hydratation avec vessie de trois litres. Impossible de me prendre pour une amatrice avec un tel accessoire. J’ai noué un bandana jaune citron sur mon front. J’ai enfilé un bracelet éponge fluo au poignet gauche. Je fais quelques foulées sur place devant le miroir du salon. Go go go. Je démarre en si petites foulées que des mamies-caddies me dépassent. Les premiers passants du jour s’interrogent sur ma technique. En quinze minutes j’ai parcouru cent mètres. Au feu vert je dois faire des foulées sans avancer, mon moment favori incontestablement. Je pensais m’essuyer le front avec mon bracelet éponge fluo mais le bandana sur mon front empêche cette action, je n’y avais pas pensé. J’enlève mon bandana et je le noue autour de mon poignet droit. J’augmente mes foulées, quelque chose de plus sérieux. Je teste le tuyau et manque de m’étouffer. J’accélère, je me dirige vers le parc ou les joggers sont nombreux. C’est du sérieux et je m’assoie d’abord sur un banc pour les observer. Il y a les pro et les primo-arrivants. Les pro filent comme des balles. Les primo-arrivants n’ont pas de sac d’hydratation étanche de trois litres avec tuyau et valve d’aspiration super pratique sauf à la première utilisation. Je démarre dans un flux de primo-arrivants. Je me cale sur leur rythme. La nature artificielle du parc défile lentement. Je me concentre pour ne pas me tordre la cheville. Le parcours fait environ trois kilomètres. C’est une boucle. Performance dans la performance. Dès le premier tour je suis au bout de ma vie physique. Je m’arrête. J’aspire trente centilitres d’un coup. C’est l’heure de ma deuxième cigarette du jour mais exceptionnellement je la reporte de quelques dizaines de minutes. J’enlève mon sac à dos d’hydratation pour pouvoir me vautrer sur un banc. Je reprends mon souffle. Finalement je fume. Les joggers pro et primo-arrivants me regarde en passant. Je suis anomalie. Cigarette éteinte dans cendrier de poche j’encourage les joggers (pro et primo-arrivants) aussi fort que les spectateurs du tour de France. Je fais quelques pas à leur côté pour prolonger mes encouragements puis je reviens près de mon banc. Je hurle :
Tu es le maître du paysage. Le monde s’est arrêté pas toi. Si tu t’arrêtes tu prends des risques. Arrache-toi encore deux heures.
Je fais une pause. Je mange une barre de céréales, hurler m’épuise. Je sors du parc. Petites foulées. À chaque feu de signalisation je m’arrange pour accélérer ou ralentir pour arriver quand le feu passe au rouge pour les piétons, je fais alors des foulées sur place. Encore et encore. J’en oublie de traverser parfois. Devant le portail d’entrée de mon immeuble je recommence. Des petites foulées sur place. C’est intriguant pour les passants, j’attends sans doute un autre jogger. Je rentre. Je prends l’ascenseur pour deux étages. Dead. J’installe mon caméscope sur un trépied, j’appuie sur Record Je me place à deux mètres de l’objectif. Je fais des petites foulées sur place. Pendant dix minutes. J’utilise plusieurs fois mon tuyau d’eau même si mon visage n’est pas dans le cadre. Je m’essuie le front avec mon bracelet éponge puis je le jette au sol. Fin. J’écris sur la jaquette de la cassette mini-DV : performance n°101-01/08/25-10m’ Je range la cassette avec les autres, la collection, dans le couloir.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Nous sommes toutes deux assises devant nos bols de soupe de part et d’autre de la table ovale, les rideaux verts sont tirés, c’est la nuit, tu rentres du cinéma et tu me parles de galaxies. Des galaxies à l’infini, cela donne le vertige, on ne peut pas vraiment se figurer. C’est presque impossible et pourtant c’est peut-être vrai, sans doute, qu’il existe ailleurs, dans d’autres galaxies, des planètes habitables, plus habitables que la nôtre, d’autres vies, des vies autres, pas comme les nôtres, des vies d’êtres qui n’ont rien à voir avec nous : extra terrestres – ce ne sont peut-être pas des êtres, et ces vies peut-être pas des vies au sens où on l’entend sur notre planète à nous. Autres autres, tu es plongée dans une profonde rêverie, qu’est-ce que ça veut dire autre? Alien, c’est nous les Alien. Des galaxies à l’infini… Connaître ce temps où le temps passe autrement, c’est une minute ici, et quand tu reviens sur terre, sept ans de ta vie se sont écoulés. Tu n’as rien vu, rien suivi. Et sur terre ça fait sept ans pourtant.Tu dis, comment se figurer quelque chose qu’on ne peut pas se figurer ? L’astronome de Vermeer face à sa fenêtre aux carreaux dépolis par où la lumière entre se redresse un peu sur sa chaise pour faire tourner le globe où sont représentées les constellations avec des formes en rubans qui deviennent les rivières ou les dragons du ciel. Il a le bras tendu, le pouce et le majeur sur le globe comme pour mesurer quelque chose, de l’autre main prend appui sur la table, la table solide mais couverte d’un gros tapis qui remplace les arêtes par des plis. La fenêtre n’est pas ouverte. Pourtant l’infini est là, derrière toi, sur cette reproduction du tableau de Vermeer, comme dans ce film de science fiction qui t’a tant plu, qui t’a fait visiter les galaxies et que tu es en train de me raconter. Et tu dis, tu te rends compte ? Les humains ne sont pas seuls dans l’univers, c’est impossible. Et tu dis, d’autres univers, un univers sans début ni fin, mais qu’est-ce que ça veut dire ? quand j’essaie de me le figurer… Derrière toi, un peu flou pour mes yeux sans lunettes, l’astronome de Vermeer au travail, livre ouvert, déployant son ample vêtement d’intérieur d’un bleu qui n’est pas celui du ciel. Tu éclates de rire et tu dis, ce bonhomme en robe de chambre, mais maman, ça n’a rien à voir. Mais Mamaaan ce n’est pas de cela que je te parle: je te parle de l’infini, l’infini des galaxies, et toi tu me montres encore un vieux tableau. Moi je te parle des galaxies. Des voyages interstellaires, intersidéraux. De l’infini. Des trous noirs, des supernova, des exoplanètes. On dirait que tu ne veux pas savoir.
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 2 octobre 2018
Je regarde devant moi sans vraiment regarder. Je me répète que ma retraite est petite et qu’il faut compter, mesurer, faire durer chaque chose. Je n’ai pas honte, je m’en sors avec ce que j’ai, j’ai toujours appris à me débrouiller, à me contenter aussi. Je vais faire le marché à Belleville, le mardi et le vendredi. Je garde les tickets de caisse dans une boîte en fer. On m’a toujours appelé “le petit”. À soixante-dix ans, ça ne change plus rien. Mes cheveux ont blanchi depuis longtemps, le sommet de mon crâne s’est dégarni, j’ai appris à ne plus y penser. Je sens le vent d’octobre, je baisse un peu la tête, je ne veux pas trop attirer l’attention ni me faire remarquer. J’ai toujours été discret, timide, c’est ma nature. Pourtant, quand je rencontre dans le quartier un ancien du pays, nous parlons longtemps,comme si le temps n’avait pas passé. Mon accent, je ne l’ai jamais perdu. Ma foi m’accompagne, c’est un soutien. Je n’ai pas beaucoup de photos de moi jeune. Je ferme parfois les yeux pour laisser venir les images, et je revois Tunis. Les rues poussiéreuses de mon enfance. J’entends mon père me parler d’avenir. Je me souviens de mon métier de couvreur, les journées longues, les soirs où je rentrais brisé du travail. Je n’ai pas oublié la fatigue, elle est encore là dans mon dos, dans mes mains, dans ma respiration, mais je n’en veux à personne. Je souris en voyant passer un pigeon qui s’approche du banc, avec sa démarche claudicante. Je me dis que ce sont ces petites choses qui me tiennent encore. Je marche doucement, comme si chaque pas pouvait me rappeler une épreuve. Je ne parle pas beaucoup, je garde mes pensées en moi, mais parfois je voudrais qu’on les entende, qu’on sache que j’existe, que j’ai tenu malgré tout ce que j’ai traversé. Je sens encore dans mes gestes une maladresse d’enfant, une manière de m’asseoir trop raide, une façon de baisser les yeux, une retenue qui ne m’a jamais quitté, et pourtant je sais que j’ai vieilli, je le vois bien dans les reflets des vitrines des commerçants, mes cheveux gris, mon allure un peu voûtée, mais au fond de moi je reste le même, je garde cet éclat fragile qui ne m’a jamais quitté. J’ai encore en moi cette naïveté dont se moquait gentiment ma mère, une manière de regarder le monde avec des yeux un peu étonnés.
Ciel d’azur. Soleil éblouissant. Télescopage des massifs rocheux. Propulsé par des moteurs à réaction tournant à plein régime, un jet privé tronçonna l’espace au-dessus d’un vaste enchevêtrement de montagnes aux pentes escarpées. Après un virage sur l’aile, l’appareil mit le cap sur une base militaire située dans une vallée désertique, protégée par des versants abrupts. Une défense aérienne en alerte permanente, dotée de radars de surveillance longue portée, excluait toute approche hostile de cette base ultra secrète dont l’existence ne figurait sur aucune image satellite visualisant cette partie du globe terrestre. La descente achevée, le jet privé se posa sur une piste d’atterrissage au bout de laquelle, guidé par la tour de contrôle, il disparut dans un tunnel percé dans le flanc du massif montagneux. La construction en béton armé grouillait de soldats en uniforme. Les moteurs du jet éteints, un homme en costume trois-pièces, calé dans un fauteuil roulant, apparut en haut d’un escalier amovible, installé à la porte de l’appareil par une équipe de techniciens. Dès que les roues du fauteuil roulant touchèrent le sol, Roy Kingley se dirigea vers un homme en civil, posté devant un tout-terrain blindé. Les deux hommes échangèrent une poignée de main. Montés à bord du véhicule, ils furent déposés devant un abri antiatomique, dont Ross Norton, muni d’un badge d’accès, fit coulisser la porte d’entrée. Visiblement familier des lieux, Roy Kingley emprunta le couloir menant vers le poste de commandement où, plongés dans la révision de leurs dossiers, trois hommes en costume-cravate attendaient sa venue. Les salutations furent rapides mais chaleureuses. Unis par des intérêts idéologiques communs, les hommes présents au poste de commandement travaillaient ensemble depuis des années, habitués à gérer en équipe soudée n’importe quelle crise. Roy Kingley s’installa à sa place en tête de la table de travail, vérifia que tous les systèmes de cyberdéfense étaient activés, coupa la vidéosurveillance de la salle. Il s’agissait d’une réunion confidentielle. Rien de ce qui serait dit entre les murs de cet abri ne devait filtrer.
Segment narratif du roman Trust, à paraître, KC éditions, 15 octobre 2025
Pavel Hak est né en Bohême. Exilé en France en 1986, diplômé en philosophie à la Sorbonne, il est l’auteur de plusieurs romans. Après le très remarqué Sniper (2002, éditions Tristram), il obtient le Prix Wepler pour Trans (2006, éditions du Seuil), publie Warax (2009, éditions du Seuil), se voit décerner le Prix Littéraire des Jeunes Européens pour Vomito negro (2011, éditions Verdier), puis il publie Autobiographie (KC éditions, 2024). Ses livres sont traduits dans plusieurs langues. Il vit à Paris.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Je lève les yeux de mon écran et ils se posent sur un petit bateau à la voile blanche qui s’éloigne vers la presqu’île. Un seul voilier sur la mer ce matin. Un seul voilier au mur d’un tableau de Vermeer dont le titre est La Lettre d’amour. C’est la seule fois ou Vermeer représente la mer. Représente c’est beaucoup dire car le tableau dans le tableau montre surtout un grand ciel parcouru de nuages surplombant une bande horizontale de couleur indéfinissable où s’esquisse une voile penchée. La scène principale est vue depuis une antichambre sombre qui accentue la position du voyeur et pas du voyageur. C’est la seule fois où Vermeer a eu recours à cet artifice. Tu regardes par l’encadrement d’une porte une dame assise avec son cistre sur les genoux ; elle tient une lettre et échange un regard avec une servante debout, le poing sur la hanche. La scène de marine est derrière la servante ; les interprètes indiquent qu’à l’époque et dans ces contrées représenter un bateau sur la mer est une manière de parler d’un amoureux qui est loin. Il y a deux paysages superposés. Celui du dessus est une scène de campagne avec de grands arbres, un marcheur solitaire le long d’une rivière, plutôt un canal. La scène semble paisible alors que dessous il y a du vent dans les voiles et que flotte sur les deux images l’allusion amoureuse. La lumière sur les deux femmes est vive, on dirait qu’ il y a quelque part une fenêtre ouverte qu’on ne voit pas et par laquelle pénètre le souffle du matin. L’heure du ménage. Un balai, des socques, un panier à linge traînent sur le sol qui est peut-être encore humide. Je regarde le bateau s’éloigner. Un autre voilier maintenant est entré dans mon champ visuel, par la gauche. Avec la distance on dirait qu’il effleure le cargo rouge désarmé qui stagne depuis des mois dans la rade. L’armateur est à l’autre bout du monde, ne veut pas payer les réparations de son navire. Il l’abandonne, avec l’équipage, ce sont des choses qui arrivent ici. Les marins traînent sans argent dans ce port dont ils ne parlent pas la langue. Les femmes et les fiancées, on ne sait plus où elles sont, on ne peut pas toujours recharger son téléphone portable. L’un des marins, par désœuvrement, s’est mis à la peinture avec les moyens du bord. Il raconte son histoire sur de petits panneaux naïfs que les gens lui achètent. Il représente dans des couleurs enfantines les paysages d’ici avec toujours un bateau errant sur la mer.
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 21 septembre 2018
Je porte rarement mes cheveux lâchés, j’ai besoin qu’ils soient relevés, disciplinés, comme si je tenais à mettre un peu d’ordre dans le désordre de ma tête. J’aime le regard que portent les filles sur moi dans la rue, mais je préfère la caresse d’un homme. J’aime danser comme j’aime courir pour me vider la tête. Dans les fêtes, j’aime me déguiser. Je peux rester ainsi des heures, casque sur les oreilles, à écouter la voix d’un ami ou une chanson en boucle. Je n’aime pas qu’on croie que je m’ennuie. Je suis absorbée. J’aime beaucoup les voyages, je suis attirée par les pays asiatiques, le Vietnam, le Cambodge, j’y suis allée à plusieurs reprises. Le matin, au petit-déjeuner, j’aime la confiture de fruits rouges sur mes tartines de pain. La confiture, cela me rappelle mes vacances chez mes grands-parents dans la Creuse. Le cuir de mon blouson me protège. J’ai le réflexe de croiser les jambes et de pencher la tête. Je me sens parfois observée sans lever les yeux. Le lobe de mon oreille est attaché, on m’a dit que c’est un trait génétique récessif. Les bruits de la rue me parviennent comme un fond sonore déformé. J’ai toujours besoin de musique, c’est comme un rempart, un écran qui me garde à distance du monde. Je déteste quand on m’interrompt pour demander l’heure ou une cigarette. Je crois deviner les regards posés sur moi, sans chercher à les confirmer. J’ai grandi en me méfiant des silences dans les conversations. J’aime les applications qui gardent trace de mes déplacements, comme si mon téléphone écrivait mon journal intime à ma place. Je note parfois des idées dans l’application Bloc-notes mais je les efface avant de me coucher le soir. Je peux rester immobile longtemps sans éprouver d’impatience. J’aime sentir le vent sur mon visage, cela me donne la chair de poule. Sans mes lunettes je me sens nue. Les bancs sont des refuges temporaires, comme les arrêts de bus où je n’attends personne. Je n’aime pas qu’on devine ce que j’écoute. Quand j’étais enfant, j’imaginais avoir des enfants et j’avais décidé de leur prénom. Aujourd’hui j’ai bien changé sur la vie en couple, je vis mieux avec mes colocataires. J’ai parfois envie de disparaître dans la foule, comme si mon corps pouvait se dissoudre dans le bruit. Je crois que mon visage ne reflète pas ce que je pense vraiment.
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 21 septembre 2018
Je fume une cigarette chaque fois que je cherche à ralentir le temps. J’ai toujours un mouchoir en tissu dans la poche de mon pantalon. J’aime ma femme mais je ne peux pas m’empêcher de regarder les femmes que je croise dans la rue à la dérobée. C’est plus fort que moi, je les imagine nues ou j’essaie de deviner le son de leur gémissement au moment de faire l’amour. Le banc est pour moi un poste d’observation, jamais un lieu de repos. Mes cheveux gris ne me gênent pas, j’y vois une forme de maturité. Je n’aime pas qu’on m’interrompe dans mes pensées. Quand j’étais enfant, je jouais au football mais j’en garde de mauvais souvenirs. Cela ne m’empêche pas de regarder régulièrement les matchs à la télévision et de supporter Fenerbahçe. Je me méfie de mes propres élans, préfère la retenue. Je m’assois à l’extrémité des bancs pour garder un espace entre moi et les autres. Je n’aime pas le son de ma voix, mais les rares fois où je dois parler dans ma langue maternelle, j’ai l’impression que son timbre n’est pas le même, il sonne différemment, et cela me plait. Je garde mon téléphone dans la poche intérieure de mon manteau, je ne le consulte presque jamais dehors. J’aime le contact de la cigarette entre mes doigts, le geste répété m’apaise. Je ne parle pas aux inconnus. Je me surprends pourtant à observer ceux qui partagent l’espace. J’ai une cicatrice sous l’œil droit qui rend mon visage plus dur que je ne suis. Je ne suis pas sûr de ce que je cherche en me retournant. Je regarde sans intention, mais je regarde quand même. J’ai souvent l’impression d’être invisible. La fumée me protège, comme un rideau. Je reste silencieux, toujours. Je me dis que la vie est faite d’occasions manquées. Je n’ai jamais su aborder quelqu’un sans raison précise. Je crois que mes yeux trahissent ce que je retiens de dire. Je pourrais rester longtemps assis à côté de quelqu’un sans prononcer un mot. J’aime l’élégance discrète, celle qu’on remarque à peine. Je m’habille toujours de sombre. Je porte des chaussettes noires. Je pense souvent à mon père, il ne souriait jamais en public. Je suis de ceux qui préfèrent la nuit. Je fume lentement, comme si chaque bouffée était une manière de retarder la fin. L’été, l’ombre des arbres dessine sur les trottoirs des motifs qui me rappellent les tapis de ma maison d’enfance.
Nuit performance. Une de plus. Une nouvelle cassette mini-DV à ranger dans sa collection au petit matin. J’imprime mes derniers A4, une phrase, fond blanc, format à l’italienne, trente copies.
« Lumières allumées toute la nuit, franchement il faut vous réveiller »
Sweat noir à capuche. Trente boutiques de ma ville comme objectif. Coller l’affichette, prendre une photo, une vidéo pour la trentième boutique, un travelling qui fini sur l’affichette. C’est clair. Carré dans l’axe.
Après une centaine de performances je vois mieux les failles de ce processus. Ça sent le sapin me suis-je dit au petit matin en rentrant et en me préparant une chico. Cette méthode, cet archivage sans destination, ce refus de montrer quoi que se soit. Je n’en tire plus grand chose. Trop scolaire, trop répétitif, trop conceptuel, trop carré dans l’axe. Ma chico est parfaitement dosée, au gramme près, eau filtré, 50 degrés, elle agit sur moi en un instant, se répand dans mon corps et j’aimerais que mes phrases aient la même puissance, la même énergie. Stigmatiser les gens de manière drôle, chercher le déclic, même infinitésimal, j’y croyais à fond pourtant.
Ça dure toute la matinée, trois chicos. Je m’assoies en tailleur devant la mini bibliothèque contenant les mini-DV. J’attends. C’est long. Je les compte, 103 non 104, je recompte, 104.
Il est 15h, je n’ai pas pensé à manger, nouvelle chico pour mieux réfléchir, deuxième cigarette de la journée. Je mets les cassettes mini-DV dans un carton, seules 98 rentrent dedans, ça me contrarie fortement. Je recommence avec deux cartons de plus petites tailles.
Du moins j’espère passer à autre chose mais les deux cartons m’encombre, me retienne dans ma petite histoire de l’art personnelle. C’est toujours lourd le passé et une nouvelle chico ne l’atténuera pas.
C’est dimanche, ça peut faire l’objet de la transition attendue. Ne rien faire qu’aller déjeuner chez ses parents à 658 mètres. Ça se passe toujours aussi bien au restau ? Oui, oui, 128,50 euros de pourboires cette semaine. Les chiffres c’est carré dans l’axe.