L’année sauvage est un livre qui se déroule pendant un an. Chaque jour, 1.300 signes, pas un de plus, pas un de moins. Extrait inédit (2/3).
28 octobre
À la Hasenheide, un clochard était allongé dans l’herbe tout à l’heure. En train de lire, le corps recouvert d’un duvet brun, il était là, calme. Plongé dans son volume, tournant les pages. Je me demandais ce que signifiait être sans abri dans la Hasenheide, cette forêt qui ressemble à un parc, ce parc qui a la dimension d’une forêt. La température n’était pas froide pour octobre, c’était bizarre, le réchauffement climatique menait calmement sa ronde infernale. Un homme un livre à la main dans un duvet à Berlin, une ville qui n’a presque pas de fin, pas de centre, un périmètre qui ne cesse de s’agrandir à mesure qu’on l’arpente. Je réfléchissais à ce que peut un corps, à son incapacité, à l’immobilité subite. Autour de l’homme allongé il y avait une accélération perpétuelle, des joggeurs frénétiques, des vélos lancés à toute allure, des fourgons qui fonçaient sur Hermannstraße. Mais pas de lecteurs. Aucun répit. Sur les hauteurs du parc, deux Arabes sur un banc fumaient un joint en écoutant du raï. Des gamins jouaient au foot un peu plus bas. Je n’avais rien à contester, la vie était imparable. Je marchais et je pensais à l’homme au duvet, à ses yeux sur la page. Sa détermination. Est-ce qu’il avait une idée en tête ? S’imaginait-il protégé par les arbres de Neukölln ?
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Le temps est un billet froissé. Dit la chanson que j’écoute en cette fin de journée d’été. Le billet est là, sur la table, une page déchirée d’un carnet. On y lit des horaires notés au crayon, un numéro de téléphone, métro Jaurès, ligne 5. Papier froissé trainant au sol. Au premier plan d’un tableau où une femme écrit une lettre en présence d’une autre femme aux bras croisés, qui regarde par la fenêtre, à Dublin, à la National Gallery of Ireland. Le sol est un damier de marbre noir et blanc. Papier froissé, sur carré noir, tache ronde et rouge d’un sceau de cire détaché du papier – il s’agit d’ une lettre. Dans un autre tableau du même peintre, sur un autre sol en damier noir et blanc, la tache rouge est un filet de sang craché par un serpent – il peut y avoir des serpents dans les intérieurs de Vermeer. Dans la scène paisible du tableau de Dublin où la femme écrit sa lettre tandis que celle qu’on appelle sa servante regarde par la fenêtre, dans cette scène paisible, tout serait vraiment paisible s’il n’y avait pas cette lettre chiffonnée par terre avec le sceau rouge détaché – quelqu’un s’est énervé. Il y a souvent sur les tables des tableaux de Vermeer des feuilles blanches, des bouts de rubans, de tout petits objets que la perspective déforme et qui renvoient la lumière – collier de perles, coffre à bijoux, nécessaire à écrire… Chez le Géographe les feuilles blanches roulées par terre. Le billet froissé est le temps, le billet est le temps froissé – dit la chanson. Le chiffonnage des choses qui passent. Comme les pétales se flétrissent, les pages se tournent, les papillons agonisent. Un détail, un rien, juste le temps qui passe, est-ce que nous nous en apercevrions sinon ? Dans la pièce du fond, en cette fin de journée d’août, les jeunes filles chantent en s’accompagnant à la guitare, elles sont peut-être heureuses. Irons-nous au cinéma ce soir ? Les gens font la queue devant la baraque à glaces de l’autre côté du canal. La nuit va tomber. S’allument les reflets rouges et jaunes des phares de voitures et des éclairages de café sur le canal. Tu as ouvert la fenêtre pour fumer. On entend mieux le soir les voix des passants, une troisième guitare joue dehors. Je regarde sur la table, le papier à cigarettes, la gomme, un trombone, un lecteur MP3, une boîte d’allumettes venue des Pays Bas, ainsi qu’un pot à crayons contenant un stylo métallique sur lequel la lumière se reflète. Nous qui sommes des papiers froissés, dit la chanson.
J’ai 42 ans un mardi nuages bas, grisaille sur la ville J’ai manifestement la fâcheuse manie de tout foirer de ne rien aboutir de trouver chaque jour de nouvelles raisons de me lancer de nouveaux défis de découvrir des univers du coup d’à peine les découvrir J’ai des revenus d’intérimaire satisfaisant quand il le faut, peu aliénants mon frigo toujours plein pas de frustration de consommateur le contact facile pourtant des doutes sur le déroulement de ma vie J’ai quotidiennement une interrogation sur mon taux affiché de bonheur quotidiennement supplanté par de nouvelles passions étudier la langue chinoise tout savoir sur le requin-lutin, partir en voir acheter un berger australien et se lancer dans l’Agility apprendre à souder, à tricoter, à faire le meilleur Negroni J’ai sollicité des thérapeutes qui m’ont vite éconduis tenté la stabilité en acceptant un CDD de six mois J’ai pas tenu J’ai tout vu et tant de choses à voir à faire ces passions éphémères compulsives mon addiction, ma vie, ma bataille J’ai le malheur de demander à mon épicier de quartier sa meilleure recette de semoule pour couscous, je m’emballe j’achète un couscoussier, des kilos de semoule, je teste jour et nuit j’amoncelle des montagnes de semoule toutes différentes durée une semaine J’ai le malheur de tomber en extase esthétique sur la montre de mon voisin dans le bus 325, je m’emballe note la marque et passionne pour elle, pour l’horlogerie, pour ce savoir-faire technique que je qualifie de magique durée une semaine J’ai le malheur de discuter avec un champion de MMA, je m’interroge fortement de visiter un refuge pour animaux, adoption à gogo de lire un article sur l’Agility que me donne envie de m’y remettre de voir un documentaire sur un béluga espion, je pars en Norvège de vouloir écrire un manuel de survie, je fais un stage survivaliste durée des semaines J’ai avec tout ça des ami.e.s éphémères, joyeux, sans reproches, parfois à peine le temps de noter leur numéro, leur nom de famille pas de crédit, pas d’agenda autre que celui de la journée en cours imprévisible en partie une nouvelle passion, un nouveau coup de foudre, une nouvelle raison de vivre pointant inévitablement son nez J’ai un week-end par mois …..
Je m’observe dans le miroir de la salle de bains, terrifiée par mon maquillage papou réalisé avec soin en regardant le modèle sur mon ordinateur posé sur le bord du lavabo depuis une heure trente. Je dispose des plumes de pie et de pigeon dans mes cheveux, tranchant avec le jaune, le rouge, le blanc et le noir de mon visage. Je suis prête. Je sors. La gardienne de l’immeuble me salue, haussant les épaules après mon passage, bien évidemment à peine le portail franchi les regards des passants sont happés par mon allure, les clichés s’enchainent, les demandes de selfies aussi, quelques enfants terrifiés garderont mon visage à l’esprit le soir en peinant à s’endormir. Je suis spectaculaire.
Je me rend au jardin situé à côté de la gare R.E.R et comme le paradisier bleu je nettoie le sol et m’assure que le soleil viendra bien illuminer mon visage pendant ma danse. Je suis spectacle pour trois cloches et deux nounous avec ribambelle d’enfants. Ma danse est improvisation, métamorphose entre la femme et l’animal, ponctuée de petits cris aigus de corneille et de roucoulements de pigeon. Les nounous décampent, les cloches sont happés et entament une nouvelle bouteille de rosé, je m’immobilise, essoufflée, enivrée par cette danse rituelle improvisée d’une culture sans autre fondement que mes tests du jour. Filmée par une amie cette séquence aurait surement enflammée les réseaux sociaux mais je ne produis pas de traces visuelles. Je laisse un post-it sur un banc avant de quitter le jardin « Oulala c’est dur aujourd’hui »
Deuxième test, je me poste devant la sortie principale de la gare, immobile, le regard fixé sur un panneau publicitaire au-dessus des portes : « le vrai prix des bonnes choses ». Je ne bouge pas, j’attire les regards qui rebondissent sur moi pour se diriger vers le panneau publicitaire. Des personnes déposent des pièces de monnaie à mes pieds, tout spectacle mérite salaire. Je me sens bien, une séance de méditation inédite, je penche ma tête vers le sol, il y a 9 euros et 75 centimes à mes pieds. De mémoire d’Essonniens et d’Essoniennes rien de semblable ne s’était produit jusqu’alors.
Avant de rentrer je passe chez mon primeur, il me reconnaît grâce à mon baggy et à mon sac poisson, il ne fait pas de commentaire, sa politesse plus forte que sa curiosité. Je prends sept fruits différents et un bouquet de basilic thaï pour ma salade du jour. Je suis spectaculaire.
L’année sauvage est un livre qui se déroule pendant un an. Chaque jour, 1.300 signes, pas un de plus, pas un de moins. Extrait inédit (1/3).
11 février
Portrait radiophonique, réalisé par Yann Paranthoën et Claude Giovannetti. L’histoire d’une femme, avec sa voix, de 1980 à 1995. On l’appelle L’Ange Blanc, elle est née au début des années 1960. Fugue à 12 ans, errance de foyer en squat. Elle rencontre un gars (bientôt incarcéré). Premier enfant à 17 ans. Elle fuit, travaille à Paris dans la publicité (courtage). Se prostitue. “100 sacs en dix minutes”. Elle rencontre un cinéaste marxiste, 45 ans. Elle étouffe. Rupture. Elle reprend la prostitution. Art du maquillage, fard à paupières. “J’adore jouer avec les couleurs. Je trouve que la vie, c’est les couleurs”. Le regard des autres femmes dans la rue. “Tu as une place, tu te fais une place”. Séquence où l’on entend en arrière-plan la chanson Let’s All Chant :Your body, my body / everybody / move your body / your body, my body / everybody / work your body. L’Ange blanc se drogue (coke, 3 grammes par jour). “Tu ne colles plus du tout à la réalité de tous les jours”. Avec son copain, elle braque une banque comme “un défi à la mort”. Emprisonnée à Fleury-Mérogis. 11 mois ferme. “Dès que t’arrives là-bas, t’as qu’une idée en tête, c’est de sortir.” Cellule 12, cellule 16. Lettres à sa cousine, à son grand-père. Le temps et le désir. Elle : “Je serai là, quoi qu’il arrive.”
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Au bout du vieux canal (Oude Delft), au port triangulaire de Zuildkolk, là où on pouvait, à l’époque de Vermeer, s’embarquer pour une destination plus ou moins lointaine, des enfants font du skate et du roller à côté des panneaux pour touristes, abimés, mal visibles, qui indiquent l’endroit d’où aurait été peinte la Vue de Delft. Vermeer a toute sa vie habité Delft où il semble qu’il ait joui d’une certaine notabilité, il ne devait pas lui être facile de flâner sans but dans les rues et le long des canaux sans tomber sur une personne de connaissance dont la conversation vous ramène aussitôt aux affaires courantes. Vermeer a consacré deux peintures à sa ville : un petit tableau, la ruelle, qui en montre un détail, une maison vue depuis la rue avec, portes ouvertes, aperçu sur l’animation du quotidien : la cour, le trottoir, les enfants jouant, les femmes vaquant à leur activité domestique ; un grand tableau : La vue de Delft. Toutes les autres peintures montrent des intérieurs. S’installer pour peindre en surplomb de cette berge où on placera des commères qui bavardent, des passagers attendant un embarquement. Un emplacement d’où le spectateur n’aura pas d’autre moyen que ses yeux pour atteindre la ville qui se dessine en face. Il restera à l’extérieur. Il pourra contempler le ciel qui occupe les deux tiers du tableau, le détail d’une dentelle d’édifices que celui qui peint connaît parfaitement, maison par maison. On est assez proche, mais il n’y a pas de pont pour enjamber le canal. On voit deux portes, la porte de Schiedam et la porte de Rotterdam. Les personnages situés sur l’autre berge sont des petites taches insignifiantes qu’il faut chercher. Proche ou lointain? – quel mot pourrait dire les deux à la fois ? Stable et flottant. Sur la gauche, le long toit ocre rouge des entrepôts de l’Oost-Indisch Huis, la maison des Indes orientales, qui relie Delft à l’Asie, dit la richesse de la ville à ceux qui la connaissent. S’il avait travaillé comme ses cousins pour la compagnie des Indes, la plus puissante organisation commerciale du monde à son époque, Vermeer aurait eu un autre destin. Peut-être aurait-il disparu dans un voyage lointain laissant à la postérité quelques compositions de fleurs exotiques et d’animaux étranges. Peindre la ville dans cette fraîcheur douce d’une journée à temps instable qui se lève. Déployer pour une fois, pour une seule fois, ce grand ciel, qui dans les autres peintures n’est là qu’en contrepoint, invisible derrière la fenêtre qui fait entrer la lumière sans livrer jamais d’image du dehors. Ciel immense, généreux, où voyagent des nuages massifs qui sont le contraire du ruban des architectures vibrantes égrenées le long de l’eau. Horizontalité, harmonie, équilibre. L’acuité jubilatoire que procurent les idées, les envies, les images qui vous emplissent au fl d’une promenade fraîche dans un matin solitaire. Puis quelqu’un vous touche l’épaule, «belle journée», dit-il et il vous parle d’une affaire qu’il va falloir discuter lors de la prochaine réunion du syndic, une affaire qui a son importance, et vous redescendez sur terre. Nous sommes au sud de la ville, son visage discrètement portuaire et commercial ne trahit rien de la catastrophe qui quelques années plus tôt en a détruit la partie nord est, sans doute encore en reconstruction au moment ou Vermeer peint son tableau: l’explosion de la poudrière, le 12 octobre 1654 , à 10h15 du matin, 30 tonnes de poudre, des centaines de morts jamais exactement dénombrés, parmi lesquels le peintre Carel Fabritius, phœnix des cendres duquel, nous dit un quatrain paru à l’époque dans un ouvrage consacré à la description de Delft, renaquit le talent de Vermeer. L’histoire ne dit pas ce que devint le chardonneret perché sur sa mangeoire dont Fabritius avait fait un portrait qui émerveille toujours. Un peu de brise sur l’eau, des bateaux amarrés, le reflet plissé des bâtiments, les deux harenguiers et leurs ombres sur ombre.
Élisabeth Sierra Née en 1995 en Essonne, pas bougé depuis. J’écris et je fais des photographies et c’est assez difficile de se dire que c’est un travail, ou même qu’il pourrait intéresser quelqu’un ou même être rémunérateur, bref je suis serveuse quarante heures par semaine dans une brasserie. Ce monde a un sens caché, qui nous échappe encore, il faut chercher. J’aimerais bien rencontrer de gens qui cherchent mais pour cela il faut impressionner d’autres gens, des gens qui ne sont pas trop en Essonne, je bute sur des problèmes de réseaux, de mobilité, de grosse flemme et sûrement de pertinence de ma faible production naissante.