Il y a quelques mois, un livre a paru : Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle (L’Echappée, Paris, 2024, avant-propos de Mikaël Faujour ; traduit de l’espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin. Ce livre est issu d’une parution mexicaine de 2020, dirigée par Pierre Gaussens et Gaya Makaran, qui comprenait douze contributions et une introduction générale, mais sa traduction française n’a conservé que cette dernière et quatre articles de l’ensemble – écartant notamment une contribution de Philippe Corcuff sur la situation française à travers une analyse du Parti des Indigènes de la République. À ces textes de la parution mexicaine a été ajouté un article issu d’un autre ouvrage collectif, argentin cette fois, publié en 2021.
Sans rentrer dans le fond des critiques, qu’on laissera aux spécialistes, cette querelle paraît symptomatique du poids de ces questions dans les études académiques et intellectuelles, ainsi que sur les scènes politiques. La polarisation des critiques adressées aux études décoloniales autour des pensées de Mignolo, Grosfoguel, Quijano et Dussel, montre aussi une difficulté à saisir la pluralité des textes qui se revendiquent des pensées décoloniales – comment critiquer avec justesse un mouvement aussi profus ?
Dans ce contexte polémique, un livre est paru qui aborde les questions d’une manière toute autre, et qui s’appuie sur d’autres références. Jean-Christophe Goddard a publié Ce sont d’autres gens. Contre-anthropologies décoloniales du monde blanc (Wildproject, 2024), qui est un ouvrage passionnant. Lectures d’Aimé Césaire, de Sony Labou Tansi, de Viveiros de Castro, d’Eboussi Boulaga, Robert Jaulin, qui font apparaître les blancs comme les autres gens. Évocations proprement contre-anthropologiques de situations concrètement décoloniales, comme cette danse De Gaulle au Gabon [https://25images.msh-lse.fr/gabon/video/danse-de-gaulle-a-ndjole/]. Traversant les polémiques – qui importent bien sûr pour saisir ce qui se pense – il y a tous ces autres gens dont certains livres rendent sensibles les proximités jusqu’alors insoupçonnées
Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley, collectif, Audimat éditions, 2024.
Aux migrations climatiques, bien davantage médiatisées lorsqu’il s’agit de Los Angeles, se sont récemment ajoutées les migrations numériques d’un réseau social à l’autre, en raison d’un possible bannissement ou du revirement politico-médiatique de leur dirigeant, peu avant ou suite aux résultats de l’élection américaine. Dans les fumées des mégafeux et les virages idéologiques douteux, et à l’époque de la multiplication des petites phrases (et petits gestes) commentés ad nauseam, difficile d’y voir clair.
Certaines lectures permettent cependant de dissiper un peu le brouillard. Le 8 juillet 2024, à la bien nommée Bibliothèque Publique d’Information (BPI), au Centre Pompidou, était organisée une rencontre à l’occasion de la parution, le 19 avril 2024, d’Au-delà de la l’idéologie de la Silicon Valley, nouvel opus de la jeune série Tèque, éditée par Loup Cellard et Guillaume Heuguet, qui proposent d’étudier l’entremêlement de nos vies et des technologies. Dans cette quatrième livraison, ils invitent à dépasser une certaine vision de l’idéologie californienne, fruit d’« un mélange unique de hippies, de hackers et d’étudiants libertaires qui se seraient convertis au capitalisme », avec une sélection de textes de Fred Turner, Charlie Tyson, Fabien Foureault, Ruha Benjamin, Orit Halpern, Robert Mitchell et Dave Karpf. L’idéal pastoral et communaliste est introduit par le poème All Watched Over by Machines of Loving Grace (« Tous surveillés par des machines d’amour et de grâce », 1967) de Richard Brautigan, qui rejoint « la promesse suivant laquelle l’informatique permettra dans une futur proche de créer une sociétés d’individus égaux et émancipés ». Si la critique de cette idéologie n’est, somme toute, pas si nouvelle (Adam Curtis la développait déjà, à sa manière, dans un documentaire éponyme, en 2011), le contexte a quant à lui bien évidemment changé en une dizaine d’années.
Face à une audience particulièrement attentive, l’un des intervenants de la rencontre introduisit la séance en indiquant qu’aujourd’hui, la capacité à effectivement « changer le monde » ne revenait plus tant aux hommes et femmes politiques, mais à aux patrons des géants de la tech. L’intervenant dirigeait alors plus particulièrement l’attention sur une figure évoquée dans Tèque 4, Peter Thiel, mégadonateur des campagnes de Donald et mentor de l’actuel vice-président des États-Unis – et notamment à sa société d’extraction de données et de surveillance Palantir -, pour réfléchir à l’influence de ces acteurs sur la société. Elon venait alors tout juste d’opérer son virage médiatique et financier vers Donald, Mark n’avait pas encore renoué avec ses penchants d’étudiants à Harvard (Jeff va-t-il prochainement nous annoncer consommer de la créatine ?). Si la plupart découvre avec effarement ces revirements récents des représentants du technoféodalisme contemporain, le « philosophe-roi de la Silicon Valley » Peter Thiel semble quant à lui se distinguer par sa constance idéologique, voire apparaître comme la matrice à partir de laquelle mieux comprendre les orientations de certains.
Le deuxième texte de la revue Tèque 4, qui lui entièrement consacré, est ainsi la traduction, en français, d’un article de Charlie Tyson, « The Talented Mr. Thiel. Inside the mind of Silicon Valley’s », publié dans The Baffler, le 20 septembre 2021, texte qui est lui-même un compte rendu de la biographie de Thiel par Max Chafkin, The Contrarian : Peter Thiel and Silicon Valley’s Pursuit of Power. Dans cet article, Tyson présente succinctement le parcours de Peter, fils d’immigré allemand qui fera par la suite fortune dans la tech avec la création de Paypal, et en investissant dans les Facebook, Airbnb, LinkedIn, OpenAI, etc. Mais il s’agit surtout d’un « homme qui, contrairement à nombre de ses pairs fortunés, est intensément idéologique et terriblement abstrait » et, « contrairement à la plupart des personnes ayant des convictions philosophiques, il a de l’argent et le pouvoir nécessaire pour concrétiser ses engagements idéologiques ». L’influence qu’il exerce sur une nouvelle génération d’entrepreneurs de la Silicon Valley comme sur la vie politique américaine n’est plus à démontrer. Mais quelle est donc cette philosophie “appliquée”, susceptible de tous nous concerner ?
À la place des platitudes apaisantes sur la façon dont la technologie pouvait développer le potentiel humain, il introduisit une nouvelle éthique de gouvernance, plus machiavélique, pour les technocapitalistes de la Silicon Valley. Selon Thiel, les entreprises doivent rechercher le pouvoir de monopole par tous les moyens nécessaires, et le développement technologique doit être poursuivi, quel qu’en soit le coût humain. (p. 58)
Car si sa contribution la plus connue est Zero to One (2014) « qui déplore la stagnation technologique et conseille aux entreprises d’échapper à la concurrence et de se constituer en monopole » (p. 60), c’est sur un essai bien moins connu, intitulé « The Straussian Moment», que s’attarde le journaliste. En voici la présentation par Tyson, dans la conclusion de son article, p. 60-62 :
“The Straussian Moment”, un essai que peu de gens ont lu, est plus révélateur des tendances intellectuelles de Thiel. Il est issu d’une conférence de six jours sur René Girard qui s’est tenue à Stanford en juillet 2004, financée par Thiel. L’essai affirme que le 11 septembre prouve que la philosophie politique du libéralisme des Lumières est caduque : les êtres humains sont beaucoup plus violents et dangereux que Locke et d’autres n’osaient le croire. S’inspirant de penseurs anti-modernes et antilibéraux tels que Girard, Carl Schmitt, Leo Strauss et Nietzsche, l’essai rejette la démocratie et les Lumières et médite sur l’apocalypse. Thiel rejette le contrat social selon les principes girardiens en le qualifiant de « mensonge fondamental des Lumières ». Venant d’un théoricien littéraire acariâtre, une telle remarque pourrait sembler simplement provocatrice. Lorsqu’elle est prononcée par un milliardaire qui travaille activement à la déstabilisation de la société, elle prend une tournure plus sinistre.
Le sens de la vie exprimé ici est pessimiste et anti-égalitaire. Thiel estime que l’ère moderne est toujours sur le point de basculer dans un torrent de violence. Un tel effondrement social généralisé viendrait prouver que les idées sur les conventions sociales et le potentiel de bonté de l’humanité ne sont que des fictions depuis le début. Ailleurs, Thiel a déploré le “demos inconséquent” qui préfère la social-démocratie au capitalisme débridé, et a suggéré de fuir complètement la politique, que ce soit dans le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique ou la mer. Pour Thiel, l’humanité est une foule violente et trop facilement manipulable.
Les prises de position sur l’apocalypse sont devenues à la mode, aussi bien à droite qu’à gauche. Compte tenu de l’escalade des urgences climatiques, des pandémies et des disparités brutales dans l’espérance de vie, ces sentiments d’apocalypse et de résignation sont compréhensibles, même s’ils ne sont pas particulièrement utiles. Mais l’apocalyptisme de droite de Thiel est particulièrement pernicieux. En rejetant le contrat social, il s’exonère, lui comme ses collègues oligarques, d’obligations envers les autres. En cas d’urgence, c’est chacun pour soi. Pourtant, les richissimes magnats de la technologie qui construisent des bunkers et (dans le cas de Thiel) des maisons de secours en Nouvelle-Zélande sont parmi les mêmes personnes qui sont responsables, dans une mesure non négligeable, de l’affaiblissement de la stabilité sociale par leur manière de répandre la propagande, d’attiser la haine politique et de se soustraire à l’impôt. […]
Contre le rejet par Thiel du contrat social – qui permet aux riches et aux puissants de détruire la société, puis de la quitter en laissant le reste d’entre nous en payer le coût – nous pourrions proposer des fonds de solidarité et envisager le principe d’égalité dans la survie. Thiel s’intéresse à la vérité — qui consiste, pour lui, en des visions ésotériques et dérangeantes d’une humanité primitive baignant dans le sang — mais il ne s’intéresse pas à la justice.
Chafkin a dressé un portrait richement détaillé d’un sujet fuyant. Les tractations en coulisses et les manœuvres politiques de Thiel y sont clarifiées et documentées. Mais l’homme lui-même reste un mystère. « Ne soyez pas fidèles à vous-mêmes », a déclaré Thiel aux lauréats du Hamilton College lors d’un discours de remise des diplômes en mai 2016. Il nous offre le spectacle d’un esprit brillant logé dans une personnalité difforme, un homme qui a transformé sa philosophie de salon en une vision imposée au monde. Nous n’en avons pas vraiment conscience, mais nous vivons dans le monde de Peter Thiel. Il nous faudra mieux que la philosophie pour en sortir.
Vaste programme…
PS 1 : Lire également cet autre texte, assez complémentaire, de Tèque 4, “L’apocalypse remplace l’utopie” de Dave Karpf (p. 131-147) pour une vision qui s’exonère de ses responsabilités présentes : en vérité, un article portant moins sur l’apocalypse que sur la philosophie “longtermisme” et sur le projet d’“horloge du millénaire” qui lui est associé, dont la construction est soutenue financièrement par Jeff).
Quand il y a une voix vous pouvez acceptez beaucoup de choses de l’auteur.e. Il y en a une. Des formes, des styles, des choix, des formules qui ne vous auraient pas habituellement emballés mais ici ce n’est pas le cas, tout est dosé, précis, brodé, mystérieux, historique. Ce n’est pas un roman c’est autre chose et tant mieux, il y a des photos, le récit est organisé en blocs, mini définitions, envolées poétiques quand il le faut pas plus. Le sujet est très bien résumé dans la quatrième de couverture de l’éditeur et je ne me risquerais pas à plus :
« Fascinée par une boîte de négatifs dont elle a fait l’acquisition sur un marché à Berlin, une femme s’efforce d’en deviner les motifs. À travers les ombres et les contrastes, elle guette les signes qui lui permettent de les dater et y distingue la silhouette d’une autre femme, dont elle imagine l’existence : celle d’une personne ayant grandi sous le régime nazi, formatée par cette idéologie de la « normalité » et de la performance. Mais à cette réflexion sur le conditionnement social, sur la valeur des images, ce qu’elles fabriquent et transmettent, vient se greffer une interrogation sur la propre trajectoire de la narratrice : pourquoi a-t-elle été attirée par cette femme et ces photos ? N’a-t-elle pas elle-même été considérée comme « différente », inapte à interagir avec les autres ? Si les dictatures sont connues pour contraindre les trajectoires individuelles, au nom d’un idéal supérieur, les sociétés contemporaines sont-elles exemptes de critiques quant aux catégorisations qu’elles créent et aux modalités qu’elles imposent ? Au fil de cette double enquête historique et sensible, Sandra de Vivies traque les trajectoires perçues comme non conventionnelles et interroge les possibilités de leur existence. »
Je ne suis pas très fan de la dernière phrase ou alors je ne comprends pas bien cette phrase. Mais de fait Sandra de Vivies compose un récit imposant des interrogations contemporaines filtrées par une enquête historique, littéraire, mémorielle, cela fonctionne de la première à la dernière page sans oubli, sans relâche, suspendu dans une économie de mots, à la limite de la punchline par instants. La Femme du lac c’est deux heures de lecture en continu qui sont le temps d’un trek, d’une enquête contemporaine, d’une immersion dans les pensées d’une femme qui est vivante, cela se lit.
Extrait, page 78 « Les images nocturnes estompent la frontière entre ces deux types de réels, ce qui semble indiquer que l’aspect tangible vient de l’image plus que de l’évènement en lui-même. Si ces images se sont formées dans le cerveau puis mises en mouvement, si elles ont effréné le cœur élevé la température corporelle jusqu’à déclencher la sudation, si elles ont dérangé le balancier de l’inspiration l’expiration mobilisé la voix, si elles ont suscité la peur les hurlements c’est qu’elles sont vraies, du moins que quelque chose fût-ce par elles a vraiment eu lieu. »
Le monde ne va pas bien. L’impression depuis des années d’atteindre le pic mais comme celui des hydrocarbures il est sans cesse repoussé, la stupidité humaine ne semble pas posséder de limites. Après la première guerre mondiale le monde ne va pas bien non plus et l’immersion que nous propose Antonio Scurati est d’une puissance fascinante.
Version 1.0.0
1919
Oui, comme il serait bon de se réveiller à l’aube et d’envoyer tout au diable, de monter dans un coupé rouge et de marcher sur Rome à la tête de la nouvelle génération, d’une colonne de combattants, de jeunes gens de vingt ans, d’Arditi ! Le délire violent du poète est séduisant, magnifique – on en a les larmes aux yeux -, mais il n’a rien à voir avec la politique. La politique requiert le courage grossier et mauvais des combats de rue, non le courage aérien des charges de cavalerie. La politique, c’est l’arène des vices, non des vertus. Elle n’a besoin que d’une vertu, la patience. Pour arriver à Rome, il faudra d’abord interpréter cette parodie sénile, se faire entendre du sanhédrin des vieillards, cette demi-douzaine de gâteux, de naïfs et de canailles qui gouvernent le monde.
2025
M, l’enfant du siècle d’Antonio Scurati, 2018, 2020 pour la traduction française parue chez Les Arènes, 1090 pages est une plongée saisissante dans l’Italie de 1919 à 1924, retraçant la prise du pouvoir de l’Italie par Bénito Mussolini. Deux autres tomes forment la saga historico-politico-littéraire M, l’homme de la providence (2021) et M, les derniers jours de l’Europe (2023).
1920
« Ici, on se prépare à accomplir le crime. Es-tu prêt à envahir avec tes hommes préfectures et commissariats ? » L’appel des assiégés que renferme une lettre parvenue à Milan est dramatique. La brume enveloppe la capitale lombarde depuis deux jours, les plus froids de l’année. Le givre se dépose en écailles sur les toits des voitures garées le long du trottoir. La veille de Noël, Mussolini pénètre au siège du faisceau, la lettre de D’Annunzio dans la poche intérieure de sa veste.
2025
Élans populistes, nationalistes, d’hyper et d’extrêmes droites sont eux aujourd’hui en pleine progression, le monde ne va pas bien. Antonio Scurati s’incruste dans la tête des milliers de personnages qui forment cette saga en trois volumes et bien sûr on ne peut s’empêcher de penser à des situations, des contextes, des tournures similaires avec l’époque contemporaine.
1921
Les fascistes sont jeunes, ils n’ont pas d’histoire -il l’a écrit le matin même dans le Popolo d’Italia – ou peut-être en ont-ils trop. Et pourtant, il y a des jours où les anniversaires donnent le frisson de la conspiration cosmique, comme si un dieu sanguinaire et stupide choisissait avec une cruauté parfaite les dates du destin sur le calendrier du siècle. Deux ans plus tôt exactement, lui, Mussolini, fondait les Faisceaux. Ils ne rassemblaient alors qu’une poignée d’hommes, aujourd’hui ils sont très nombreux.
2025
Elon Musk estime que l’AFD est la dernière lueur d’espoir pour l’Allemagne. Cela a le mérite d’être clair.
1922
C’est l’obscurité qui a donné le signal. À 18 heures, l’éclairage public, saboté par un squadriste, s’est éteint subitement dans toutes les pièces de la préfecture de la petite ville lombarde et dans les rues voisines. À ce signal, environ soixante-dix squadristes ont pénétré dans le bâtiment sur l’odre de Roberto Farinacci. Les carabiniers et les gardes royaux qui servent dans cette province cédée aux fascistes depuis des années ne leur ont guère opposé de résistance.
1923
La masse est un troupeau, le siècle de la démocratie est achevé, la masse n’a pas d’avenir. Les instructions du Duce sont claires. Laissés à eux-mêmes, les individus s’agglutinent en une gélatine d’instincts élémentaires mû par un dynamisme apathique, fragmentaire, incohérent.Bref, ils ne sont que matière.
2025
L’impossibilité des gauches européennes a se réunir pour formuler un projet cohérent et fédérateur a donné, donne et donnera le pouvoir aux droites extrêmes, populistes, disciplinaires.
1924
On raconte que, lors de son voyage en Angleterre, Matteotti a rassemblé les preuves des graves irrégularités commises par le gouvernement dans concession pétrolifère à Sinclair Oil. Le député socialiste se préparerait à les exposer publiquement lors de la séance parlementaire du 11 juin, consacrée à la discussion de l’exercice provisoire du budget.
À propos du livre de Martin Le Chevallier, Répertoire des subversions. Art, activisme, méthode. Zones, 2024.
Dans un entretien publié en 2017 dans les Cahiers du cinéma, Jonas Mekas répondait ainsi à la question « quel est le rôle de l’art ? » : « Résister, tout simplement, et poursuivre la magnifique œuvre que nous ont laissé les grands artistes et poètes du passé ». Avec son Répertoire des subversions, Le Chevallier nous invite à nous réinscrire dans une histoire des résistances, contre l’amnésie collective et autres tentatives de diversions.
Qu’un artiste et enseignant chercheur décide, aujourd’hui, de publier un «répertoire des subversions », ne peut qu’attiser la curiosité, à une époque où l’on juge passée de mode la transgression des règles, propre aux dites « avant-gardes ». La petite musique est désormais bien connue : dans notre monde, il serait inutile de retourner ou « renverser » (subvertere) quoi que ce soit puisqu’il n’y aurait pas d’alternatives possibles au capitalisme tardif qui disposerait, en outre, de cette surprenante capacité à digérer tout acte de résistance à son égard. Bref, exit la croyance, pour les artistes, en leur capacité à « changer le monde ».
♦ FAIRE UNE GRÈVE GÉNÉRALE. En théorie, une véritable grève générale provoquerait l’effondrement du capitalisme. Chiche ? […]
Le Répertoire des subversions conçu par Martin Le Chevallier et publié sous le label « Zones » des éditions La Découverte (et accessible entièrement en ligne à ce lien), vient placer un sabot dans l’engrenage de ce récit. Sous-titré art, activisme, méthodes, il rassemble, sous la forme d’un inventaire composé d’une liste alphabétique de verbes, eux-mêmes subdivisés en une série d’exemples, l’histoire de ces gestes, mineurs ou majeurs, à l’initiative d’artistes ou d’activistes plus ou moins anonymes, qui ont un jour décidé de résister à une autorité, et ce depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ! L’intention de l’ouvrage, particulièrement ambitieuse, est affichée en quatrième de couverture :« À la fois boîte à outils, ouvrage de référence et promenade facétieuse, cet inventaire rend hommage à celles et ceux qui désirent agir plutôt que subir. Et invite à en faire autant. » Un « répertoire » ayant pour vocation à être utilisé, chacun en fera l’usage (et la lecture) qui lui convient et pourra ainsi juger de l’effet produit. La lecture des plus de 1200 exemples invite à une réflexion sur la porosité de différents types d’engagement, et sur la portée d’actes a priori symboliques dont personne n’était en mesure de prédire l’avenir. Plutôt revigorant dans le marasme politique actuel !
♦ JETER DE L’ARGENT DEPUIS UN HÉLICOPTÈRE (PROPOSER DE). La politique économique consistant à verser de l’argent directement aux citoyen·nes, notamment pour lutter contre la récession, est appelée « monnaie hélicoptère ». En 2000 en Italie, invité à créer une œuvre pour une exposition à Pescara, l’artiste français Matthieu Laurette propose de jeter, depuis un hélicoptère, le budget qui lui est confié. Refus (The Helicopter Project/The Money Rush).
Qui connaît le travail de l’artiste ne sera, en revanche, pas totalement surpris par cette intention. Ce Répertoire des subversions, certainement né d’une nécessité de mieux situersa pratique (peut-être à un moment de doute sur l’efficacité de l’art exposé en galerie et musée ?), aurait pu accueillir certaines de ses œuvres. Sa série deProjets refusés (ou la stratégie du râteau) [« Proposer à des entreprises des projets difficilement acceptables »] qu’il poursuit depuis 2014, ses interventions urbaines d’Ici, autrefois (2020) imaginant le monde de l’après-covid [« Annoncer la fermeture définitive d’un commerce non essentiel à l’occasion d’une crise sanitaire »], ou encore L’Audit (2008) [« Se faire auditer en tant qu’artiste »] y trouveraient, en effet, tout à fait leur place. Ce répertoire lui permet de s’inscrire dans une histoire des résistances, d’en cartographier les différents acteurs, et de s’interroger sur les affinités de sa pratique exercée dans le champ de l’art, avec d’autres qui ne s’inscrivent a priori pas dans cette perspective.
♦ FAIRE GALOPER L’INFLATION. Le 7 novembre 1988, pour figurer l’hyperinflation que subit la Pologne,Krzysztof Skiba et quelques autres artistes se munissent de pancartes portant l’inscription « Inflation » et descendent en courant la principale rue de Łódź. La milice stoppe alors cette inflation galopante (Galloping Inflation). […]
♦ FAIRE UN TIERS. De 2006 à 2009, l’artiste français Yann Vanderme fait 33 % de toutes sortes de choses : il fait couper 33 % de ses cheveux, voit 33 % d’un film, compose 33 % d’un numéro de téléphone, etc. (Faire les choses à 33 %).
Si quelques-uns des exemples évoqués dans l’ouvrage en sont restés au stade d’intentions, portant alors la réflexion sur les motivations du refus (« Envoyer un africain sur la Lune », « Jeter de l’argent par les fenêtres », « Montrer la mort », etc.), la plupart des autres décrivent des actions réalisées par des individus afin de produire un effet dans leur monde.
♦ LEURRER LES MOTEURS DE RECHERCHE. À partir des années 2000, les moteurs de recherche en savent beaucoup sur les internautes grâce à l’observation de leurs requêtes en ligne. En 2006, les chercheur et chercheuse états-uniens Daniel Howeet Helen Nissenbaum mettent au point « TrackMeNot », un outil permettant de perturber cette surveillance par l’ajout de nombreuses recherches fictives. Ainsi, si une personne s’intéresse aux problèmes d’érection, ses recherches seront noyées parmi d’autres, portant sur l’éducation des chihuahuas, la physique quantique ou le débouchage des éviers. […]
Le sérieux de la mise en forme contraste avec l’humour dont fait preuve l’auteur dans l’effet de surprise produit par la lecture de l’intitulé de l’entrée principale (un verbe-méthode comme « Demander ») suivie de celle des exemples qui viennent l’illustrer, passant du coq à l’âne (« Demander le rattachement la Belgique au Congo », « Demander moins de douches », etc.,), dans les titres de certains de ces exemples (« Résister avec des résistances » n’équivalant pas à « Saboter avec des sabots »). On le retrouve encore dans l’enchaînement même de deux exemples qui n’auraient a priori rien – ou tout – à voir (« Semer du blé à New York » est suivi de « Semer des doutes »), dans l’originalité d’un exemple, ou encore dans la description, particulièrement synthétique, des histoires. L’humour de l’auteur résonne ainsi avec celui déployé par de nombreux acteurs présentés, arme imparabledans certaines situations où les rapports de force sont inégaux. C’est cet humour que l’on retrouve, par exemple, chez le collectif « Sauvons les riches » (dont on découvre la source américaine à l’entrée « Soutenir la droite »), ou encore les « manifs de droite » menées par La Brigade activiste des clowns et le ministère de la Crise du logement. Cette stratégie de l’humour, proche de celle développée par un François Ruffin dans son documentaire Merci Patron ! en 2016 (cas non cité qu’on se permet d’ajouter), contrebalance ainsi la structure prévisible de l’abécédaire et l’effet autoritaire du verbe à l’infinitif.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [1]. Dans les années 1960, le collectif anglais anarchiste King Mob fait imprimer des affiches proclamant « Free shopping day » et le placarde à l’entrée de grands magasins. Les affiches précisent que les client·es peuvent emporter, sans payer, un plein chariot de marchandises. Une autre fois, déguisés en pères Noël, ils dévalisent les rayons d’un supermarché de Londres et offrent les articles aux enfants.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [2]. En 2003, le collectif d’artistes danois Superflex met en place la gratuité dans un magasin de Tokyo (Free Shop). Aucune annonce ni explication ne sont fournies. La durée de l’opération n’est pas divulguée. Lorsque les client·es arrivent à la caisse, le total de leurs achats s’élève à zéro.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [3]. À Toulouse, les employé·es d’un supermarché font grève et laissent les client·es tout emporter.
♦ OFFRIR AU MAGASIN. En 1995, l’artiste français Pierre Huyghe entre dans un supermarché, se dirige vers le rayon des livres, sort furtivement un volume de sa poche, le dépose sur la pile, puis s’enfuit. L’œuvre, susceptible de fausser l’inventaire du commerçant, s’intitule Dévoler.
C’est bien la diversité et la richesse des récits de résistance qui frappent en première instance, dans cet étonnant inventaire. On revisite certes des cas connus, mais on peut également découvrir des actions pas (ou moins) connues de personnes connues ou de parfaits anonymes. On alterne entre des intitulés faisant référence à une action située (« Protéger la Russie avec une craie »), et d’autres plus génériques (« Déplacer un musée », pour présenter le Musée Précaire Albinet de l’artiste Thomas Hirschhorn dont on vient de célébrer les 20 ans et qui a bien dû inspirer, par la suite, le Centre Pompidou mobile des années 2009-2013).
La « voie balte », 23 août 1989
♦ SE DONNER LA MAIN. Le 23 août 1989 dans les pays baltes, près de 2 millions de personnes (soit un tiers de la population) se donnent la main pour former une chaîne humaine et réclamer ainsi l’indépendance de leurs pays. Cette chaîne humaine, allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, sera appelée la « voie balte »
Certaines entrées décrivent des gestes relativement simples à mettre en oeuvre (« Éteindre la lumière », « Se donner la main », « Insulter ses maîtres », etc.) quand d’autres renvoient, au contraire, à des dispositifs élaborés, comme ce « système d’usurpation de géolocalisation qui permet d’être localisé.e dans la piscine de l’un des magnats de la collecte de données », conçu par l’artiste Adam Harvey (Data Pools, 2016, à l’entrée « Envahir une piscine »).
♦ RESTER ASSISE. Le 2 mars 1955 dans l’Alabama, Claudette Colvin, une jeune fille noire âgée de 15 ans, s’assoit dans un bus pour se rendre à l’école. Lorsque le chauffeur du bus lui demande de se lever pour laisser la place à un passager blanc, conformément à la loi, elle refuse. Le chauffeur appelle la police qui, face au refus persistant de l’adolescente, l’arrête et la met en prison. Elle sera ensuite condamnée pour agression sur agent de police.
Si certaines personnes ou collectifs bien connus figurent dans ce livre (Les révolutionnaires français.e.s, les Suffragettes, La Barbe, les Femen, etc. ; les artistes Hans Haacke, Valie Export, Julien Prévieux, Matthieu Laurette, Jérémy Deller, les Yes Men, etc.), le Répertoire fait également découvrir des personnes qui le sont moins, et certaines anonymes : un développeur informaticien, Claudette Colvin refusant dans un bus de laisser sa place pour un Blanc, dans les années 1950 aux Etats-Unis, avant la fameuse Rosa Parks (mentionnée en note), et des artistes comme Julien Berthier, Christian Jankowski, Nina Katchadourian, Leopold Kessler, Kateřina Šedá, Mierle Laderman Ukeles, ou le Laboratoire de tourisme expérimental (Latourex), qui traversa la France en ligne droite en 1991. Le Chevallier fait ainsi le choix de privilégier les premières occurrences, occasion aussi méditer sur la notoriété d’un.e tel.le.
♦ SE BAIGNER DANS UN CANAL. Le 21 septembre 2013 à Venise, un groupe d’activistes nagent dans le canal de la Giudecca, empêchant le passage des navires de croisière géants. Cette périlleuse baignade leur vaudra de lourdes amendes. Mais, le soir même, la ministre de l’Environnement proposera d’interdire la traversée de la Sérénissime aux monstrueux paquebots.
Le livre suscite un certain nombre de questions : qu’est-ce qui distingue fondamentalement l’action d’un.e artiste de celle d’un.e activiste dès lors que son action prend place dans l’espace public ? Qu’est-ce qui participe de l’efficacité ou de la viralité d’un geste de résistance ? Que penser de la récupération et du détournement de certains de ces gestes par d’autres, comme par exemple, dans le cas d’une rumeur médiatique (ce qui a conduit le collectif Wu Ming 1, ancien Luther Blissett évoqué par ailleurs dans le livre à « Lancer une rumeur médiatique », à publier en 2022 Q comme complot) ?
♦ HÉBERGER. Au XVIII siècle en France s’amorce le contrôle des étrangers. En juin 1772 à Bordeaux, le portefaix Pierre Bernon, dit l’Espérance, héberge, sans les déclarer, des migrant·es venu·es de Touraine, de Saintonge ou du Languedoc. Son sens de l’hospitalité lui vaudra une amende.
On peut évidemment s’interroger sur la pertinence de tel ou tel exemple retenu, qu’on ne rapportera pas à un cas de « subversion », même s’il ne manque pas de poésie, comme l’évocation du projet A Modified Threshold … (for Münster) Existing church bells made to ring at a (slightly) higher pitch de l’artiste Cerith Wyn Evan dans « Refroidir les cloches ». Ces cas sont cependant plutôt rares, et reprocher un manque de rigueur scientifique à son auteur – qui précise, par ailleurs, dans sa note introductive », avoir fait le choix de privilégier « des motivations généreuses, des tactiques non violentes et des oeuvres dont le sujet n’est pas l’art, mais l’espace public avec lequel elles interfèrent » – est ici hors sujet. Car là n’est pas l’enjeu. Cet assemblage hétéroclite d’actions artistiques à d’autres qui ne prétendent pas l’être, nous invite certes à réfléchir à la signification de ce terme de « subversion » – à l’issue de la lecture, on lui préfèrera toutefois le terme de « résistance » – et à ce que « résister » veut dire en différents lieux et époques, mais aussi et surtout à bien identifier, dans les exemples choisis, les forces et valeurs en présence, comme les moyens employés pour résister aux dominations.
♦ TOUT MONTRER. De 1996 à 2003, l’artiste états-unienne Jennifer Ringley diffuse en direct sur Internet, au moyen de webcams, tous les instants de sa vie chez elle. [→ Voir aussi « saturer la CIA »]
♦ NE RIEN MONTRER. En 1969, l’artiste états-unien Robert Barry envoie des invitations pour des expositions à Los Angeles, Amsterdam et Turin, tout en précisant que les galeries concernées seront fermées (Closed Gallery Piece). [→ Voir aussi « inviter à des expositions qui n’existent pas »]
Les verbes et les quelques mots qui les accompagnent (comme par exemple “Fleurir une tombe”) sont la plupart du temps insuffisants à détailler les acteurs, le contexte ni les destinataires de l’action, qui lui donnent sens en un lieu et à une époque donnée. À « Montrer son sexe » peut ainsi succéder l’exemple « Ne pas montrer son sexe ». Qu’une intention soit donc étouffée dans l’oeuf, qu’une action réalisée n’en reste qu’à sa portée symbolique ou, au contraire, ait une incidence significative sur la société, l’auteur livre un hommage à l’ingéniosité humaine, quelle que soit, au final, l’issue de l’action envisagée, et indifféremment au fait qu’un artiste ou un activiste (parfois les deux) en soit à l’origine. « Ajouter », Annoncer », « Brandir », « Cacher », « Colorer » « Déplacer », « Détourner », « Détruire », « Être nu », « Faire un faux », « Infiltrer », « Offrir », « Révéler », « Vendre » ou encore « Voler », entrées les plus fournies, constituent alors ces « méthodes » partagées par les artistes et activistes. Mais ce sont deux stratégies opposées, maximalistes ou minimalistes, portant sur la visibilité de l’action envisagée, qui ressortent avant tout comme approches potentiellement communes aux artistes comme aux activistes. Et au-delà de certaines parentés formelles, voire d’esprit, c’est plutôt l’unicité et l’irréductibilité de chaque acte né de circonstances bien singulières (cette inventivité), qui marque le lecteur.
Certaines actions relevant de l’art et/ou de l’activisme seront certes connues du lecteur (« entarter », « perruquer », etc.), mais, confrontées à d’autres, sans hiérarchie, ils participent d’un programme plus large, constituant une sorte de communauté de résistants agissant « avec courage, humour et poésie », comme on a aussi pu le voir dans l’exposition Volcanic Excursion (A Vision) deDominique Gonzalez-Foerster en 2021, au Palais de la Sécession à Vienne, à même de redonner foi en l’action individuelle comme collective par leur faculté à (parfois) déplacer des montagnes. Le Chevallier invite d’ailleurs, en fin d’ouvrage, à lui communiquer d’éventuels manquements qu’on jugerait pertinents et qu’il se propose d’intégrer dans une réédition, afin d’élargir cette assemblée combative imaginaire.
♦ AFFICHER SAUVAGEMENT. Au XVI siècle, l’apparition de l’imprimerie facilite le développement de l’affichage sauvage. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, des protestants collent ainsi dans Paris des « placards » anticatholiques. En réaction à ces affichettes virulentes, le roi François Ier ordonnera des exécutions et instaurera le monopole royal sur l’affichage public. […]
♦ FAIRE LA GRÈVE DANS UNE NÉCROPOLE. Au XII siècle avant Jésus-Christ en Égypte, les ouvriers bâtissant des tombes de la vallée des Rois sont affamés. Ils décident de cesser le travail. Face à cette grève – la première connue des historien·nes –, les autorités rétabliront un approvisionnement régulier en blé. […]
♦ OFFRIR DES FLEURS. En 1965, le poète états-unien Allen Ginsberg suggère aux manifestant·es d’offrir des fleurs à la police venue les affronter. Largement repris, ce geste deviendra le symbole du pacifisme du mouvement hippie et de son slogan « Flower power ».
La profondeur de champ historique importe dans ce projet. Si certains actes relèvent – mais rétrospectivement – du coup d’épée dans l’eau, d’autres gestes sont au contraire promis à un plus grand avenir. On apprend ainsi que la première pétition remonte à l’Egypte antique, que le premier objecteur de conscience serait un jeune Berbère chrétien du nom de Maximilien, ayant refusé d’être enrôlé dans les légions romaines en 295 en Numidie (il fut alors décapité) ; que le premier tract connu daterait de 1488 ; que la pratique du squat remonterait au groupe des True Levellers, en Angleterre, en 1649, que le premier sit-in aurait eu lieu 1939 aux Etats-Unis, etc. D’autres exemples, en revanche, peuvent prêter à sourire, car, en tant geste individuel avant tout symbolique, on peut mettre en doute leur efficacité à une plus grande échelle d’usage (« égarer Facebook » où le développeur états-uniens Kevin Ludlow déroute l’algorithme de Facebook en publiant de fausses informations sur son fil d’actualités, ou bien « nous égarer » avec l’application sur téléphone conçue par l’artiste Mark Shepard pour rallonger nos itinéraires) quand d’autres, plus graves voire tragiques, nous feront réfléchir sur le courage des personnes qui en sont à l’origine – notamment quand ils évoquent la résistance lors de la Seconde guerre mondiale, qu’il s’agisse de « Faire de faux papiers » avec Adolfo Kaminsky pour sauver des Juifs lors ou quand le prêtre polonais Maximilien Kolbe décide de « Remplacer un condamné », ou la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis). Probablement parce que certaines actions – plus fréquentes dans le champ artistique – visent davantage notre perception, autrement dit ici cherchent à nous réveiller – quand d’autres entendent surtout transformer les pratiques et usages, c’est-à-dire produire un effet plus direct (et donc aussi plus visible) sur le monde. Tous ces cas, on ne peut plus différents dans leurs intentions et par les circonstances qui les ont vu naître, invitent donc tous à réfléchir à l’articulation de la perception à l’action. Et ils ont aussi en commun d’avoir (eu) tout simplement le mérite d’exister, proposant d’autres manières de percevoir, d’agir, et donc de vivre dans ce monde, manières potentiellement reprises et parfois même réorientées. Ainsi en est-il de ce dernier exemple, plus intéressant encore que ne laisse suggérer sa description dans le Répertoire, par l’articulation originale qu’il propose entre représentation et action, et entre art et activisme :
LEVER UN POING ANTIFASCISTE. Dans les années 1920, en réponse au salut fasciste, l’organisation communiste allemande Roter Frontkämpferbund (Union des combattants du Front rouge) invente le symbole du poing levé, signe de révolte, de force et de solidarité. Il sera mondialement repris.
L’histoire que nous rapporte l’historien Gille Vergnon de cette « forme symbolique fixe », devenue par la suite à la fois un motif présent dans de nombreuses illustrations (Mai 68, les Black Panthers, [on vous laisse compléter la liste…]) et un geste bien identifiable dans de nombreuses manifestations, est encore plus riche. Elle nous rappelle, en effet, que c’est l’artiste allemand John Heartfield qui l’a élaborée pour cette organisation, en s’inspirant lui-même du dessin d’un autre artiste allemand, Georges Grosz,représentant un homme en blouse, le poing levé de rage, dans un cimetière où figurent ses camarades morts. Pensez-vous que ces deux artistes aient eu une quelconque idée de la postérité de leur travail ?
Georges Grosz, « Abrechnung Folgt ! » (On règlera nos comptes), 1923.
Post-Scriptum 1 : si le livre est entièrement disponible en ligne (on peut également consulter le compte Instagram de l’artiste), efforcez-vous de l’acheter, ne serait-ce que pour saisir l’humour de l’entrée « Retourner des panneaux indicateurs », p. 234, qui n’a pas survécu à sa traduction numérique.
Post-Scriptum 2 : compléments possibles, dans l’esprit de l’ouvrage (puisque l’auteur l’y invite)
Marvin Minsky, Ultimate Machine, pour l’entrée « Fabriquer » : « Fabriquer une machine inutile » (petit objet philosophique très « subversif »).
Marina Abramovic, Rhythm 0,1974, pour l’entrée « S’exposer » (certes, pas très drôle dans son déroulement, mais la performance Shoot, 1971, dans laquelle l’artiste Chris Burden se fait tirer dessus, ou Rape Scene, 1973 d’Ana Mendieta, qui figurent dans le Répertoire, ne le sont pas spécialement non plus).
Ben Vautier, « S’exposer comme sculpture vivante pendant 15 jours et nuits dans une vitrine de galerie d’art », Gallery One, Festival of Misfits, Londres, du 23 octobre au 8 novembre 1962 (même si on peut y voir la préfiguration de la voyeuriste télé-réalité…)
François Ruffin, Merci Patron ! 2016 : « Duper le plus grand groupe de luxe du monde »
Josh Kinberg, Bike against Bush, 2004, à « Écrire » : « Écrire des graffiti tout en pédalant pendant une Convention républicaine »
Mark Lombardi, à l’entrée « Dessiner » : « Dessiner les réseaux politico-financiers (des structures narratives) » (tellement subversif que ses parents pensent qu’il a été assassiné par les services secrets américains, comme on peut le voir dans ce documentaire).
Pierre Huyghe, certes cité à 3 reprises, mais pas pour sa création, en 1995 de « Association des temps libérés » ou l’« A.T.L. », pour le « développement improductif ») : « Libérer le temps » ?
William Karel, « Opération Lune », 2002. France, Arte : « Réaliser un canular sous la forme d’un documentaire » (ou dans l’existante : « Lancer une rumeur médiatique »… à leur insu)
Christophe Bruno, Google Adwords Happenings, 2002, à ajouter à l’entrée existante « Remplacer des publicités par des œuvres ».
L’histoire de Vies sauvages se déroule dans un zoo mais bien au-delà aussi. Ses occupants, humains et non-humains affrontent une réalité bien triste, vivre en prison demande des efforts, une configuration bien précise. Au début je ne voyais pas du tout ou l’auteur voulait m’emmener, mis à part son style léger et flamboyant, documenté et drôle ce qui en soit était déjà énorme.
La sentience animale est ici poussée à son maximum, une intimité que le lecteur partage avec des animaux, leurs conscience et la jubilation de lire les comparaisons que l’auteur ne cesse de faire entre des comportements de non-humains et leurs parallèles humains.
Mais la vie du zoo devient petit à petit le théâtre de rebondissements que le lecteur commençait à pressentir dans les 120 premières pages. Humains et non-humains sont confrontés à de l’inattendu, à des prises de décisions, à des moments-clés et le parc animalier n’est plus dès lors ce lieu artificiel de divertissement mais un biotope en pleine révolution.
Intense lecture, jubilation dans les détails, les analogies, le style, un grand livre qui sans prétention politique affichée est un grand roman politique contemporain.
Il y a des conventions professionnelles où ces fonds vautours se réunissent. Ils présentent leurs méthodes de travail, avec des diaporama, des blagues, des fiertés, de l’émotion. Comme un salon du fond vautour – mais ne dites pas vautour, le v-word n’a pas bonne presse. D’ailleurs, ces avocats d’affaire et banquiers s’octroient volontiers un rôle économique et social vertueux : sans la pression mise par leurs fonds d’investissement sur les États les plus pauvres de la planète, la corruption ne serait-elle pas bien plus importante ? Bien trop importante ? Le capitalisme mondialisé serait-il contrôlable sans la contrainte mise par les fonds vautour ?. Chasser les États est une nécessité, non ?
Dans la ménagerie du jardin des Plantes vivent en cage des vautours pape, qu’on n’imagine absolument pas chasser des États. Le vautour pape, ou sarcoramphe roi, est un splendide animal qui n’a rien de commun avec les avocats new-yorkais qui font de la prédation des États pauvres une aventure triste de ce monde – celui où les vautours papes sont de moins en moins nombreux.
Benjamin Lemoine a assisté à ces conventions, il s’est entretenu longuement avec ces gens. Il permet de saisir ce qu’il se joue dans ces questions majeures qui intéressent peu les pays profitant le plus de la mondialisation, dont la France, mais qui est centrale dans les contrées qui souffrent le plus de ces prédations – en Argentine, des campagnes électorales ont été centrées sur la question des fonds vautour. Il faut dire que le fonds Elliott, fondé par Paul Singer, avait réussi à humilier le pays en immobilisant son voilier, trésor national, pendant plusieurs semaines, au Ghana.
Les gens comme Paul Singer se voient comme des cow-boys. Leurs « trophées » sont d’humilier des États en souffrance économique. Ils se donnent un rôle moral dans l’économie mondiale et considèrent que les conséquences de leurs actions – misère de masse, crises politiques et sociales – sont préférables à celles, probables, de leurs inactions. On peut trouver une forme d’humour à lire leurs confessions, qui semblent plus souvent sincères que cyniques. Mais la sincérité a-t-elle encore une valeur ?
Chasseurs d’États permet surtout d’établir deux processus historiques qui sont souvent occultés. Le premier est celui du rôle central du droit new-yorkais dans l’impérialisme états-unien de la seconde moitié du XXe siècle. Kissinger apparaît bien souvent dans cette histoire comme celui qui promeut la possibilité de juger des États dans les tribunaux des États-Unis, plus précisément de New York, plus précisément de Wall Street. Le dollar et la loi de New York, armes fondamentales de l’assujettissement du monde.
L’autre histoire, plus étonnante encore à découvrir, est celle qui montre le détricotage au long cours de l’immunité souveraine : on ne juge pas un pays dans un tribunal, pensait-on généralement jusqu’aux années 1950 ou 1960. Il a fallu tout un lobbying, dont Benjamin Lemoine fait la généalogie, pour établir qu’il était non seulement possible, mais préférable, de pouvoir traîner en justice des États pour les rappeler à l’ordre libéral. L’implication de l’État américain, des agences internationales (FMI), du milieu de la finance mondialisée dans ce lobbying est massif et continu. Il a également triomphé, puisque la conception de la souveraineté étatique a été forgé par ces acteurs. Au-delà de la dimension économique et diplomatique, au-delà des seuls pays ayant souffert d’agressions par ces fonds d’investissement, cette victoire nous concerne tous puisqu’elle a imposé une idéologie du public et du privé qui a colonisé tous les discours : l’enrichissement est privé, ce qui est public ne peut être source de richesse (ni de déficit, sous peine d’austérité). Cette capacité à remodeler la définition légale de la souveraineté a ainsi opéré une désagrégation de l’idée de richesse publique, instaurant dans la langue et la logique politique le fatalisme d’une organisation sociale négligeant les autres. Ce qui est public, peut-être commun, ne peut dans cette langue qu’être disloqué pour que s’enrichissent quelques-uns. Il y a même des lois pour cela.
Benjamin Lemoine Chasseurs d’État. Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté, Paris, La Découverte, 2024, 384 p., 24€
L’Écoute. De l’Antiquité au XIXe siècle. Une anthologie – Martin Kaltenecker (sous la direction de) Éditions de la Philharmonie/Éditions MF, Paris, 2024, 1354 pages, 40 euros.
Critique, n°927-928, août-septembre 2024, « Sons. De la musique aux arts sonores », dirigé par Élie During et Bastien Gallet, éditions de Minuit, 192 p., 14,5€
La chanson en trend TikTok qui passe dans les écouteurs, la reprise folk ou latine d’un tube d’Outkast qu’a prévue pour ce restaurant une entreprise de marketing sonore, la compilation de salsa portoricaine des années 60 diffusée depuis YouTube dans cette fête pour trentenaires branchés, cette acid house entendue dans une friche industrielle de banlieue, ou ces trente secondes de contrebande d’une chanson des Beatles dans une émission de téléréalité. Bien souvent, la musique s’écoute sans plus savoir qui chante, ce qui est chanté, pour qui. Soudain, un album presque trentenaire d’Oasis apparaît comme n°1 au Royaume-Uni: l’histoire musicale elle-même n’est plus pertinente pour caractériser ce qui va être écouté massivement aujourd’hui.
Le détour par l’histoire invite à comprendre autrement ce qui se joue dans l’effondrement d’une certaine culture sonore, qui reste celle qu’on met en avant dans la presse spécialisée ou les programmes des principales institutions musicales, qui semblent toujours postuler un public désireux de connaître ceux et celles qu’il écoute, de posséder une connaissance fine de leur musique, et d’accéder à leurs productions musicales (en concert ou sur enregistrement) qui soit de qualité. La somme énorme produite par les éditions de la Philharmonie et les éditions MF permet de se plonger dans une histoire de l’écoute à une échelle inédite. Anthologie de plus de 1 300 pages, qui compile chronologiquement des textes, souvent courts, permettant de saisir dans chaque contexte la matérialité et la pensée de l’écoute. Chaque texte, efficacement et brièvement introduit, offre ainsi un regard sur l’écoute qui lui est contemporaine : au XVIIIe siècle, on applaudit au concert mais pas à l’église. Durant l’Antiquité, on suppose un corps auralo-mélique, les effets harmoniques de la musique jouant sur l’harmonie du corps – théorie que l’on retrouve à la Renaissance. Au XIXe siècle, une pédagogie de l’écoute se met en œuvre, estimant que le public est à éduquer autant qu’à convaincre ou séduire.
La force de l’anthologie réside dans sa capacité à faire résonner les textes à travers les siècles et les thèmes, pour ouvrir l’histoire de l’écoute à une pluralité quasi infinie de questionnements. Boîte noire pour un travail collectif autour de ce que Jonathan Sterne qualifiait de « culture sonore » (Histoire de la modernité sonore), cette anthologie permet de donner corps à un champ de recherche important des dernières années, souvent qualifié de sound studies, qui cherche à appliquer au son les approches des cultural studies. Les textes importants de ces études ont été en France édités par les éditions de la Philharmonie, qu’il n’est guère étonnant de retrouver à la co-direction de L’écoute, ni au cœur du numéro que la revue Critique consacre à la question.
Ce numéro, dirigé par Élie During et Bastien Gallet et consacré aux « Sons. De la musique aux arts sonores » permet en effet de dresser un bilan particulièrement saisissant des apports récents sur la question du son. Dans son article introductif, Bastien Gallet évoque notamment le travail de Lawrence Abu Hamdan entre 2020 et 2022, qui a filmé les violations de l’espace aérien libanais par l’armée israélienne, pour en tirer une installation audiovisuelle (Air Pressure (A Diary of the sky)) et un site internet (AirPressure.info). Le sonic art de Lawrence Abu Hamdan permet ainsi de faire émerger ce fait qui reste masqué, y compris pour les habitants qui le subissent : il existe une « guerre qui ne dit pas son nom ».
Le son, qu’il soit bruit (la « Japanoise ») ou musique, savant ou populaire, est questionné à travers la multiplicité presque délirante de ses effets sur les sociétés où il existe. Le court essai de Peter Szendy en conclusion du numéro (« Combien d’oreilles ? La place de l’auditaire ») invite à affiner notre compréhension de l’écoute dans sa dimension politique, en introduisant la notion d’auditaire : « À l’autre qui triangule l’écoute, qui la concentre sur et la dévie de l’audiendum (ce qu’il y a à entendre), nous avons donné un nom : l’auditaire, destinataire de l’écoute ». Derrière l’idée du son, le désir d’en penser la portée éminemment politique et l’implication de chaque oreille dans les enjeux sonores auxquels elle participe.
Les textes de la revue convient aussi d’autres acteurs importants, en France, de cet élan intellectuel et académique qui tarde encore à se faire reconnaître au même titre que d’autres pans des fameuses cultural studies : Guillaume Heuguet, fondateur de la revue et des éditions Audimat ; les éditions Allia, qui publient des textes importants sur Steve Reich, Stravinsky ou la salsa. Puisque Tina est hébergée par les éditions JOU, on ne peut que regretter que les travaux de David Toop, dont Ocean of Sounds (éditions de l’éclat, 2004) est cité, soient moins mis à l’honneur alors que son recueil d’articles (Inflamed Invisible) vient d’être traduit. Pour autant, ce dynamisme intellectuel attendait une cartographie et des sources : c’est ce que viennent d’offrir ces deux ouvrages.
Les musiques évoquées en introduction de cet article, que personne n’entend mais que tout le monde écoute, sont pensées dans de très nombreux espaces de réflexion et de discussion. Dans son versant optimiste, ce dynamisme éditorial traduit un besoin partagé de reprendre le contrôle de ce que devient la musique, à une époque où elle est soumise à des transformations brutales et massives. Dans son versant pessimiste, on ne peut que constater que les livres sur la musique rencontrent un succès croissant (tout de même limité) à l’heure où les phonogrammes (disques ou autres formats) sont de moins en moins achetés, comme pour offrir un autre point de vue sur ce que subit la musique, devenant de plus en plus à lire et moins à écouter.
Pourquoi lire de la science-fiction et de la fantasy ? (et aller chez son libraire) Manifeste pour les littératures de l’imaginaire. Ariel Kyrou & Jérôme Vincent éditions ActuSF 580 pages – 17,90 euros – Paru en mai 2024
Un sommaire incroyable en cinq chapitres (en 27 points) et six volets d’entretiens (19 interviews) pour nous rappeler la préciosité de la science-fiction et de la fantasy pour « penser le monde, voyager dans d’autres sociétés, nous confronter à des enjeux comme le réchauffement climatique… et pour éclairer notre propre humanité ». Il est incontestable que ce livre est passionnant, même pour ceux qui connaissent déjà bien ces genres littéraires. Chaque point est décortiqué, expliqué et procure des envies de lire ou relire des dizaines de livres, ce qui en soit est le but de ce type d’ouvrage.
J’identifie néanmoins par moment un manque, un manque de littérature, seules, semble-t-il, les histoires (les récits, les narrations) comptent, délivrent leurs métaphores, leurs scénarios, leurs rebondissements, comme si les formes ne comptaient plus, comme si seules les histoires étaient légitimes a délivrer des messages, des promesses narratives. Je sais bien que la forme roman s’est imposé dans tous les genres, seule forme capable d’être commercialisé à grande échelle mais je crois qu’il y avait dans cet ouvrage de 580 pages quelques pages possibles pour des écritures SF et Fantasy plus expérimentales, plus artistiques, moins connues (pas en pile partout), tentant des expériences textuelles dont l’aboutissement n’est pas forcément la forme roman.
Il faut lire Pourquoi lire de la science-fiction et de la fantasy ? pour aller au cœur des thématiques et des approches narratives développées depuis un siècle et demi par des les auteurs de Sf et de Fantasy, une vision globale, des interviews plutôt très intéressantes dans leur majorité, une petit glossaire en fin d’ouvrage, un livre référence pour trouver les vôtres.
Extrême droite : la résistible ascension Ugo Palheta (dir) collection Les livres de l’Institut La Boétie éditions Amsterdam
TINA se dit qu’après ces séquences politiques récentes traumatisantes (l’impression de se réveiller dans la France conservatrice et dépassée de la fin des années 1960, un gros RN en plus) et pour éviter l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite française en 2027 (ou en 2025 après la prochaine dissolution), il y a du travail, de l’analyse, de la pédagogie a effectuer, pour chacun.e.s pendant des centaines d’heures. Lire ce livre pourrait constituer le départ de votre nouvelle mobilisation personnelle.