
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Ils font des films. Avec les restes d’autres films. Plus exactement avec la pellicule des bandes annonces de films qui datent d’avant le cinéma numérique.
Ils travaillaient dans un cinéma. Chaque semaine il y avait de nouvelles bandes annonces. Et comme ces bandes annonces une fois qu’elles avaient annoncé n’avaient plus de raison d’être ils s’en servaient pour faire leurs films a eux.
Ils font subir à ces rouleaux de pellicule des traitements spéciaux. Ils les font séjourner dans des poubelles, ils les enterrent, les mettent a tremper dans des liquides corrosifs, du coca, de la bière, du ketchup. Ils les laissent moisir dans des caves humides, les exposent a la pluie. Ils ont fabriqué toutes sortes de jus bizarres dans lesquels ils les font macérer. Pour voir.
Puis ils retirent les bobines de ces endroits offensifs et les montent. Ils montent des plans dévorés par une chimie aléatoire, les couleurs se mélangent, les images ont a moitié fondu, il y a des déchirures, des boursouflures, des brulures.
Un cinéma remonté des égouts. Témoignant d’une époque révolue qui n’a jamais existé. De temps a autre une image est intacte: un visage, un baiser, un cowboy, une star qu’on reconnait fugacement. Comme un miracle. Il parait que ce n’est pas la pellicule qui s’altère mais la gélatine qu’on met dessus, qui est faite avec de la poudre d’os.
Nous sommes assis par terre dans une grande salle, un drap tendu au mur sert d’écran, il fait trop chaud.
Et eux, les cinéastes de ce drôle de cinéma, n’arrêtent pas de gesticuler, recollant tant bien que mal les morceaux de pellicules, réamorçant la bande sur leur projecteur 16 mm. En même temps ils nous parlent. On dirait des bateleurs sur un marché. Ils portent des bonnets, des écharpes, des anoraks, des bottes, comme les gens qui vivent tout le temps dehors. Il y a une odeur aussi dans la salle. Une odeur de poubelles, d’œufs pourris, certains ne supportent pas et s’en vont.
Ils assemblent, par couleurs, par motifs, par thèmes, cela dépend, c’est au feeling, chacun fait ce qui lui vient dans l’instant, de temps en temps ils se concertent. Nous regardons défiler au son vibrionnant du projecteur les images cahotantes, les photogrammes rongés, translucides, plus ou moins tachés, comme une suite de peintures abstraites, avec parfois quelques mots d’un sous-titrage, une couleur vive, qui saute a la figure.
Le film a ralenti, voici une séquence longue. C’est une servante dans une rue ancienne portant un panier et achetant du poisson a un étal dehors, on dirait la Hollande, puis un peintre dans un intérieur, en tenue de peintre, avec sa palette, son chevalet, comme si le film nous arrivait directement de l’époque ou il peignait, un masque sur la table. Gros plan sur l’œil du modèle qui est aussi la servante, qui est aussi l’actrice Scarlett Johansson.
La Jeune fille à la perle porte en direction du spectateur son éternel regard doux et mouillé. Et puis ça lâche. Et les gars disent : on va s’arrêter là.

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