L’architecture n’existe plus Juste des images Le luxe est une image Un jeu d’images à superposer, à accumuler Un virus dans la Chine communiste
Le luxe inoculé en Chine ralentit un peu, mais part de si haut depuis des années, un terreau de millionnaires de bons consommateurs d’images à accumuler comme presque partout
La covid-19 semble loin à Wuhan encore plus avec un sac machin à l’épaule c’est un vrai au pays du faux c’est un moment du vrai
La boutique est boîte, boîte à images l’architecture à disparu c’est une bâche, c’est éphémère comme les hôpitaux éphémères construit pour la covid-19 ici il y a quelques années
Sans architecture c’est hors du temps et de l’espace Le dehors n’existe pas vraiment Le dedans fournit les images pour le dehors C’est un camp de réfugiés pour les grandes marques de luxe C’est gagnant-gagnant
Rio a sacrifié en quelques semaines l’équivalent de dix années d’usure de son bec mais le travail est accompli, propre, indétectable. Il attend l’occasion, l’ouverture des fenêtres pour de tout son poids faire céder la grille et quitter le couple d’humains. Il voit depuis des semaines de préparation la direction qu’il prendra, il n’est pas inquiet, il entend toute la journée des perruches à collier passer devant les fenêtres, elles ne parlent que de nourriture, le biotope local a l’air accueillant. Rio se demande combien de temps il pourra voler sans s’arrêter, deux mètres après le balcon en tombant comme une noix de coco ou atteindre le bois qu’il situe à environ deux kilomètres. Rio a intensifié ses exercices de musculation de ses ailes et augmenté ses rations de nourriture ces dernières semaines. Rio parlait intensément le matin pour être convoyé dans la cuisine et travailler tranquillement à briser le dôme de fer. Rio est concentré sur sa tache. Rio observe le couple, la fenêtre est fermée. Il s’est bien sûr abstenu de parler le matin pour rester dans la chambre près de la fenêtre. Il est prêt. Il attend. Les nuages arrivent, le vent augmente, c’est foutu se dit Rio peut-être en fin de journée. Il se retient de leur casser les oreilles avec une palette ininterrompue de mots humains qu’il a en tête mais ne veut en aucun cas rouler vers la cuisine. Le couple part en cuisine déjeuner, Rio est incommodé par l’odeur, les nuages toujours présents, ils poussent une série de petits cris en regardant son smartphone à lui en revenant dans le salon. +24% répète le couple en cœur en se tapant dans la main. Rio s’impatiente et doit sagement répéter les mots que le couple vient prononcer près de lui. Il répète. Il est le parfait perroquet attendu par le couple. Ça dure près de dix minutes, Rio n’en peut plus mais il tient bon face aux rires gras. Ça recommence mais moins longtemps quelques heures plus tard, les nuages commencent à disparaître, les odeurs immondes de leur déjeuner planent encore dans toutes les pièces, Rio pense que le couple pourrait ouvrir les fenêtres, il s’y prépare. Voilà, elle se dirige vers la fenêtre, elle s’apprête à l’ouvrir mais il pousse un cri dans la pièce voisine et elle le rejoint sans ouvrir. -28% dit-il. Ils ne les entend plus, ils sont dans la cuisine, ils s’abreuvent, ils ont ouvert la fenêtre, c’est plus risqué de traverser l’appartement et de passer sans se faire attraper ou taper dessus mais Rio n’en peut plus et va prendre ce risque. Il serait plus sage d’attendre le lendemain s’interroge-t-il une dernière fois mais la journée a été si longue, si aliénante pour Rio qui dégage son bac à graines pour accéder au bas de la grille dont il a scié les barreaux. Il attend que le volume sonore de leurs paroles augmentent en cuisine pour se lancer sur la grille le plus discrètement possible. Ça marche mais il est à moitié coincé dans le passage et mets quelques minutes pour se dégager, laissant en souvenir quelques plumes en dégradé de gris et gouttes de sang. Il vole et parcours les neuf mètres le séparant de la fenêtre en évitant le couple les bras levés pour lui barrer le passage. Il vole. -32% à la clôture des marchés.
Pas d’internet aujourd’hui. C’est la trêve sur la ligne de front. On peut rien faire là est la phrase prononcée plusieurs fois par le couple et répétée par Rio quatre fois, il est 8h00 la journée s’annonce longue. Rio parle trop ? La cage sur roulettes est déplacée de pièce en pièce suivant le niveau de concentration requis par le couple. Il parle beaucoup ? Direction la cuisine. Il ne parle pas trop ? Alors il reste avec elle puisqu’elle travaille au casque ( il serait mieux sur le balcon vous avez un cerveau ou bien ? ). Déclaration de Poutine, de Trump, de Zelensky, la trêve est si proche. Découpons le pays et basta ça va nous faire des vacances et des économies prononcent beaucoup de décideurs à travers le monde. On déplace la cage à roulettes de Zelensky pour parler tranquillement entre décideurs, c’est confus, pas très pro, incertain, l’Europe flippe. Vu qu’il n’y a pas d’internet on pourrait faire un truc dehors semble-t-il dire, elle enlève son casque lorsqu’il apparaît d’un coup dans la pièce. Ok dit-elle pas chiante, pas comme Zelensky qui la ramène un peu trop d’après Trump et ses copains de pacotille. Alors on se fait une petite trêve, une petite sortie, c’est vrai qu’en semaine on sort jamais trop. Allons acheter ce kit à sushi qui te faisait tellement envie, tu vas t’y mettre non? propose-telle, ligne 8 direct vingt minutes. Yes on sort. C’est inédit, c’est la trêve. Rio répète on sort on sort, toujours pas de balcon, le soleil et l’air légèrement frais pourtant. Les drones décollent, le parcours est mémorisé, elle dit j’ai toujours du mal à me repérer dans le Marais mais le GPS prend le relais, dans le Marais et sur la ligne du front. Le kit sushi acheté le couple va manger un morceau, les drones atterrissent, simili-trêve de quelques dizaines de minutes elle prend un tartare de saumon lui un poulet frites, il attend la sauce en lançant avec ses yeux une série de missiles patriot à la serveuse. Ils reçoivent en même temps une notification de leur fournisseur d’accès, la connexion est rétablie à la maison, ils pourront rentrer sereinement, la sauce arrive. Le fournisseur d’accès s’excuse par notification pour la gène occasionnée, Donald Trump s’excuse auprès de Volodymyr Zelensky de l’avoir traité de pignouf, la serveuse s’excuse d’avoir tardé à amener la sauce, les Américains s’excusent d’avoir désactiver temporairement le système d’informations sur la ligne de front, il s’excuse d’avoir raté les sushis le soir même alors Uber Eats prend le relai, elle ne pense pas a s’excuser auprès de Rio qui a très soif depuis ce matin, Rio s’excuse auprès de ses congénères passés, présents et futurs d’avoir tardé à attaquer de son bec son dôme de fer.
C’est un couple, jeune, qui habite dans l’immeuble d’en face, un jeune immeuble. De ma cuisine je les vois chacun dans une pièce devant leurs écrans. Le couple est travailleur indépendant. Lui peu remarquable, neutre, elle plus intéressante lorsqu’en costume panda elle travaille sur le balcon sur son laptop. Une heure de gym quotidienne aussi toujours avec son casque audio rose qu’elle ne quitte presque pas de la journée. Récemment ils ont installé une cage à oiseaux, près de la fenêtre de la chambre c’est à ce moment là que j’ai regretté presque toute la journée de ne pas être un sniper professionnel équipé at home. Un jour viendra où les animaux jugerons tous les présomptueux. Je vois la cage je ne vois pas les oiseaux, je ne sors pas mes jumelles je ne suis pas un détective, je laisse une large part d’imaginaire à mon observation, je sens le pire venir, purée, oui, c’est un perroquet. Bon ben il est là pour au moins 60-80 ans, avec un peu de chance ses MAÎTRES pourraient mourir jeunes, dans ce cas la plupart des familles sont très embêtées et préfèrent libérer l’animal qui enfin (purée enfin) s’envole. Il peut aussi mourir de chagrin au bout de quelques années. Ils ont un mur écran vers 18H00 c’est jeu vidéo. Je ne les vois pas sur leur canapé sans doute Chesterfield fushia, je n’identifie pas le jeu mais c’est un RPG, l’écran est probablement un 4K acheté en promo, j’espère qu’elle lui mets un pâté, une total humiliation mais déjà l’appel du ventre résonne et il faut se faire un bon plan livraison, il pianote, auraient-ils le temps d’un petit câlin mais le service est si rapide, ils ont été si productifs aujourd’hui pour leurs clients, promis demain on sort pour retourner dans ce petit restaurant de la porte Dorée, c’est pas loin quatre stations de métro, douze minutes pour aller au métro. Ils motivent le perroquet pour qu’il répète le prénom Victor, Victor, ils sont autour de la cage, il font de stupides vocalises en prononçant le nom Victor, Victor. L’oiseau semble calme, un perroquet Jaco (gris du Gabon), Céline en avait un, il est en fait très jeune, cinq ans et apeuré, il défèque en les regardant, ils changent de pièce et laissent l’animal dans le noir. Lui dit Putain de vendeuse elle nous a dit qu’il parlerait, elle dit LaisseRio s’adapter. Le livreur arrive déjà avec deux bombes caloriques dégoulinant de graisse prêtes à exploser en bouche devant le mur écran, le jeu vidéo en pause remplacé par une chaîne d’information continue, l’expression troisième guerre mondiale est employée plusieurs fois par les chroniqueurs, il dit C’est pas la bonne sauce, elle dit Mange, Rio répète tout doucement C’est pas la bonne sauce.
Perroquet jaco. Famille des Psittacidés. Ordre : Psittaciformes
C’est au deuxième étage. Nous entrons par la fenêtre ouverte. Il n’y a plus carreaux. Pas d’huisserie non plus. Nous flottons un moment immobiles, oscillant légèrement. Un nuage de poussière s’élève doucement devant nous. Les canapés sont gris de poussière. Le sol est jonché de débris. Des morceaux de bois, des fils électrique, des bouts de plastique, du verre brisé. Tout est couvert d’un tapis de poussière grise. Rien ne craque sous nos pas, aucune empreinte, nous ne touchons pas le sol. Nous allons sans gravité, comme dans Alone in the dark en 92 sur un PC sans hauts-parleurs. Nous ne sommes pas dans un jeu vidéo. Nous sommes le 16 octobre 2024. Nous sommes dans un salon. Deux grands canapés se font face. Ils sont trop proches l’un de l’autre. L’un des deux a été bousculé. Il est de travers. Il a heurté le premier. À droite sur la loggia une porte arrondie bordée d’un parement de fausses pierres donne sur un cabinet avec un petit lavabo. Le reste d’une athénienne traîne dans un angle. Nous glissons un peu plus loin dans le salon. Nous marquons une nouvelle pause. Toujours ce léger balancement du danseur bloquant son élan. Devant nous des portes arrachées d’un souffle gisent au sol. Une arcade décorative sur le côté. Des cadres vides en face. A l’arrière-plan une cuisine ouverte, comptoir désert, placards éventrés, tiroirs béants. Deux fauteuils ont été placés en vis-à-vis comme pour improviser un berceau où coucher un enfant. Un homme est assis, le visage masqué par un foulard. Il nous regarde. Du bras gauche il lance un bâton contre nous sans nous atteindre. En suivant instinctivement la trajectoire du bâton on aperçoit un instant sur la gauche ce qui était peut-être une chambre. Un matelas renversé couvert de gravats. Des tablettes murales blanches, vides. La barre de fixation d’un téléviseur à écran plat. Plus rien. Tout a été vidé, ou pillé, l’appartement est ravagé. D’anciens rideaux déchirés par terre, des coussins dispersés, des tuyaux arrachés, des câbles entremêlés. L’homme reste immobile, assis dans le fauteuil, semble épuisé, parait gravement blessé au bras droit. Nous reculons lentement sans nous retourner. Nous ne pouvons pas rester davantage. La présence est confirmée, la cible est verrouillée. Un obus va détruire l’appartement d’un instant à l’autre. Nous serons les seuls à avoir vu le dernier geste de cet homme. Nous serons des milliers, très loin de là, assis chez nous, à entrer par la fenêtre dans l’appartement dévasté, flottant comme en apesanteur dans un mauvais jeu vidéo.
Nicolas Nova (1977-2024) était socio-anthropologue, chercheur et professeur à la Haute école d’art et de design de Genève. Depuis son premier livre en 2009 sur les médias géolocalisés , il explorait en éclaireur la culture numérique, les pratiques en marge, et les imaginaires du futur, inspirant par ses analyses de nombreux artistes. TINA lui rend hommage avec deux compte-rendus (#61) au sujet de deux de ses derniers livres qui sauront, encore une fois, susciter de l’intérêt dans différentes communautés, bien au-delà de son champ disciplinaire.
Voici un formidable petit livre qui devrait être distribué dans les écoles d’art à tous les étudiants de première année. Non qu’il soit inutile par la suite, mais il pose clairement les bases pour l’approche sereine d’une pratique artistique qui ne serait pas d’emblée assujettie à la production d’œuvre. On ne dessine pas d’abord pour faire de l’art, on dessine pour voir. On dessine pour apprendre à voir, et avons-nous jamais fini d’apprendre ?
Apprendre à voir est l’objet de ces exercices d’observation. Il n’est pas spécialement question de dessin. Nicolas Nova s’inspire davantage des méthodes de sociologues, d’ethnographes, d’anthropologues, de géographe, de géologues ou d’écrivains, et quand il évoque des plasticiens ce sont plutôt des designers ou des artistes conceptuels que des dessinateurs.
Le livre est organisé en 19 chapitres. Chacun propose un ou deux exercices et suggère des variantes, accompagnés de conseils pratiques, de recommandations méthodologiques, de considérations éthiques, et suivi d’exemples d’activations, prestigieux ou plus confidentiels, repérés dans de multiples domaines de recherche. Il s’agit bien d’exercices. Des exercices à réaliser soi-même. A réaliser non pas une fois comme un exercice de grammaire, mais tous les jours comme un exercice de yoga. Le livre est bref (moins de 90 pages) mais il pourra vous occuper des années.
Rien n’interdit toutefois de parcourir ce livre juste pour la richesse et la diversité des exemples commentés. Quel plaisir de se retrouver en compagnie de Marc Augé, Walter Benjamin, Sophie Calle, Michel de Certeau, Julio Cortazar, Guy Debord, Annie Ernaux, Christophe Hanna, Tim Ingold, Franck Leibovici, Baptiste Morizot, Karen O’Rourke, Georges Perec, Francis Ponge, Raymond Queneau, Gilbert Simmondon, Jean-Paul Thibaud, Anna Tsing, et bien d’autres. Quelle chance de fréquenter leurs mille et une stratégies inventées pour apprendre à voir.
En retrouvant (parfois) et en découvrant (souvent) les exemples que nous offre Nicolas Nova après chacun des exercices on se surprend à s’en remémorer d’autres. Ainsi les fameuses lignes d’erre de Fernand Deligny, où le tracé de cartes des trajets dans l’espace de vie d’enfants autistes n’avait d’autre but que voir sans le filtre du langage. Ainsi encore les croquis de la série « this way Brouwn », lorsque Stanley Brown demandait son chemin à des passants qui traçaient pour lui sur son carnet des itinéraires schématiques. Mais loin de révéler d’éventuelles lacunes ces exemples complémentaires qui nous viennent à l’esprit montrent la puissance heuristique de l’inventaire établi par Nicolas Nova. Inventaire qui par simple juxtaposition fait émerger un concept capable d’agréger ensuite les matériaux épars que nous pouvons croiser, et leur conférer une signification enrichie par simple voisinage.
Nicolas Nova insiste à plusieurs reprises sur le respect de l’observateur vis à vis des observés. Il détaille les précautions méthodologiques prises dans le champ des sciences humaines par les enquêteurs-observateurs pour limiter les biais culturels, éviter un regard surplombant, s’abstenir d’intrusions indiscrètes et s’interdire toute captation prédatrice. Précautions dont s’encombrent malheureusement trop peu souvent les artistes pour qui faire œuvre importe plus que tout. Raison de plus pour recommander vivement ce livre aux étudiants en art.
L’idée même d’exercice, assez évidente en sport comme en musique, et pas seulement dans la phase d’apprentissage, ne va pas de soi dans le champ de la création où entrainement et répétition passent pour contraire à l’innovation. L’approche de Nicolas Nova montre au contraire que dans de nombreux domaines l’exercice régulier sédimente graduellement un fond d’expérience qui ouvre la voie à la découverte. Cette réhabilitation de l’exercice ne s’accompagne aucunement d’une nostalgie de la tradition ou d’une méfiance vis à vis de la technologie. Nicolas Nova, qui était chercheur en anthropologie numérique, encourage par exemple sans réserve l’emploi du smartphone comme un outil de notation utile à l’observation au même titre que le crayon.
Asseyons-nous sur un banc en compagnie du fantôme de Nicolas Nova, sortons notre calepin, respirons et prenons le temps de noter, lister, griffonner sans complexe ce qui nous entoure. C’est une façon de remarquer, de regarder, d’être attentif, une façon d’être présent au monde, une manière de vivre.
illustration : copie d’écran Google Street, vue du Café de la Mairie où Georges Perec s’est installé du 18 au 20 octobre 1974 pour observer la place Saint Sulpice et écrire « Tentatived’épuisement d’un lieu parisien« . Premier exemple du premier exercice « (In)exhaustivité ».
Le différé s’est creusé mais nous partageons tout de même tardivement nos impressions dunouvel an chinois devant la télévision il y a un mois.
À part Trump qui regarde encore la télévision ? Les familles chinoises le soir du nouvel an ? Pas sûr. Les parents, l’enfant unique et les grands-parents sont bien réunis dans le séjour devant le petit écran, devenu très grand, très plat et jamais éteint. Pour une fois le climatiseur souffle un peu d’air chaud mais on a gardé les doudounes sans manche des jours ordinaires. Devant la TV, oui, mais vaquant à ses occupations, allant et venant de la cuisine aux canapés, avec escales près de la table où l’on dîne en self-service, et finalement peu attentif aux variétés qui s’enchaînent, entrecoupées de dithyrambes enthousiastes par des couples de présentatrices et présentateurs aux sourires démesurés et aux tenues kitchissimes renouvelés à chaque apparition. Dans les coussins indifférents chacun pianote sur son smartphone sans lever le nez vers la télévision. On reçoit, poste et reposte des smileys, gif animés et mini-vidéos idiotes, des vœux de la famille ou des amis. En terme d’ambiance une radio ferait l’affaire. Mais l’émission télévisée annuelle du nouvel an sur CCTV reste une sorte d’institution et l’un des derniers rites depuis l’interdiction des pétards dans les grandes villes (et quels pétards ! chaque famille tirait alors l’équivalent du feu d’artifice d’un village français le 14 juillet). Elle a beaucoup perdu de sa popularité depuis l’éviction des humoristes qui moquaient le pouvoir à mots couverts. Subsistent quelques sketches bien pensants à l’humour indigent, mais globalement l’émission est pourtant dans son genre de très grande qualité. Curieusement sa sophistication semble inversement proportionnelle à l’attention qu’on lui porte.De notre soirée devant la télévision nous avons retenus trois séquences remarquables que nous vous recommandons de visionner sur le site web de CCTV. La première fait danser des robots, la seconde est militaire, la troisième s’affranchit de la scène pour se déployer à l’échelle d’une ville. Le tout n’est pas une charade mais un aperçu de ce que l’on pourrait définir en Chine aujourd’hui comme une culture pop officielle.
On connait les vidéos de démonstration de Boston Dynamics où des robots humanoïdes sautent, trébuchent, pirouettent. Il y a trois ans déjà deux robots anthropomorphe Atlas dansaient sur « Do you love me », mais c’était en vidéo et en studio. Là c’est plus fort, sur scène et en public. Ils sont une vingtaine et côtoient des danseuses sans les bousculer ni de les écraser en tombant. Car ces monstres doivent peser leur poids de tôle et de moteurs. Et ils piétinent allègrement de leur semelles d’acier un sol d’écrans vidéo. Là où des robots japonais auraient été blancs, mignon et souriants, ceux-ci sont noirs et inexpressifs et on les imagine sans peine tout juste sortis d’un entrepôt de l’armée. Ce ne sont pas leurs sémillants gilets riquiqui qui vont nous rassurer.
C’est un classique des émissions de variétés en Chine, et le téléspectateur étranger en reste bouche bée. L’armée de libération populaire dispose d’une académie des arts, où l’épouse de l’actuel président a fait carrière avec succès comme chanteuse. Il y a donc au moins une chanson patriotique et guerrière pendant la soirée du nouvel an, avec une chorégraphie à mi-chemin entre groupe sculpté révolutionnaire et entrainement de troupes d’assaut. On ne traduira pas les paroles qui évoquent un jeune soldat se préparant à tout quitter pour défendre son pays. II faut surtout apprécier ici la maitrise avec laquelle sont combinés les déplacements gymniques des soldats-danseurs, le mouvement incessant du plateau constitué de cubes vidéos escamotables (ou érectiles, c’est selon), et les projections virtuelles en 3D. Cet art très particulier témoigne de l’héritage esthétique des huit opéras modèles, seuls autorisés pendant la révolution culturelle, dont le célèbre ballet LeDétachement féminin rouge (1964).
Pour conclure cet aperçu de notre soirée TV du 29 janvier il faut subir un dernier extrait qui assène une démonstration délirante de la virtuosité sans borne des réalisateurs de l’émission avec cette séquence tournée à Chongqing. Spectacle télévisuel étrange dont les spectateurs sont devenus le matériau premier, filmé, dirigé, agité, synchronisé, euphorisé, tandis que nous-mêmes sommes réduits devant l’écran à un regard sans corps capable de se glisser le long d’un métro filant à pleine vitesse et assez fluide pour traverser l’habitacle de trois taxis bloqués dans un embouteillage avant de s’engouffrer dans un troisième alors qu’une actrice en descend et se mêle à la foule en chantant. A ce point on ne sait plus où on est. Un train de marchandise entre en gare comme au premier temps du cinéma. Des enfants dessinent sur les containers de la mondialisation heureuse. Des motards s’élancent sur un pont suspendu. La ville entière devient le plateau de l’émission et quand un plateau circulaire plus conventionnel apparaît un instant il est entouré en guise de public d’un bon millier de voitures dont les phares affichent du pixel art au rythme de la musique. Ce sont évidemment des SUV M9, le tout nouveau modèle made in Chongqing de la marque Aito (acronyme de Adding Intelligence To Automobile). Et comme cela ne suffit pas on ajoutera encore un ballet de drones lumineux devant un skyline étincelant. Le tout en un concentré hyperdense de six minutes d’acrobaties vidéographiques qui ferait passer rétrospectivement l’interminable ouverture des jeux de Paris pour une petite kermesse de patronage.
Puisque vous avez bien voulu nous suivre hier au Stade de France transformé en galerie d’art, merci d’y rester encore un instant pour une observation de fin septembre égarée depuis entre deux mails.
L’effusion des nobles valeurs olympiques est déjà loin et la parenthèse bien refermée. L’heure est aux bippeurs piégés et aux bombes de deux tonnes. Sans doute avez-vous oublié depuis longtemps la cérémonie de clôture des jeux de Paris-2024. Et si vous ne l’avez pas vue vous n’avez rien perdu. Sauf cette étrange plateforme déployée au milieu du stade. Les critiques peu convaincus n’y ont rien vu de particulier, au delà d’un plateau chaotique pour quelques prestations incohérentes. Un genre de banquise pour pingouins survoltés. Les journalistes à l’antenne y voyaient quant à eux sans hésiter un planisphère. C’est en tous cas ce qu’ils avaient lu dans le communiqué de presse. C’était, disaient-il, quelque chose comme une représentation de la merveilleuse harmonie des continents rassemblés dans une communion festive autour de l’exploit sportif, du fair-play et du dépassement de soi (mais surtout des autres). Une sorte de plateau de camaraderie tectonique. Mais de notre côté, vautrés dans le canapé, mauvais esprit rétifs à la compétition, au hasard d’un zapping désenchanté, nous avons plutôt cru y voir soudainement les silhouettes acérés de F15, F117, Rafales, Mig35 et autres furtifs malfaisants. La planète figurée en armure futuriste de titane anodisé, à la fois armada de porte-avions, piste d’envol multi-directionnelle et base spatiale de la guerre des étoiles.
L’équipe de France de rugby a remporté samedi soir le match contre les All Black. Les commentateurs reviennent ce lundi sur le Haka traditionnel des joueurs Néo-Zélandais avant le début de la partie.
Ce chant guerrier Maori, dansé par l’équipe All Black sur le terrain avant chaque match pour impressionner l’équipe adverse, a été spécialement réussi parait-il, et sa chorégraphie semble avoir inspiré un jugement esthétique unanime chez les supporters des deux équipes. Le site d’information néo-zélandais Stuff a suggéré que le Stade de France s’était transformé en galerie d’art lorsque les All Blacks ont interprété leur Haka.
Et sur les réseaux sociaux, d’aucuns réclament une place au Louvre pour le Haka. Une manière comme une autre de se réapproprier le concept d’art confisqué par la classe dominante ? (Si personne n’a pensé au Palais de Tokyo c’est à juste titre. Cela pourrait bien arriver, mais ce serait alors, à l’inverse, une spoliation de plus).