Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Une femme dans un bus parle à une autre femme. Qui n’est pas là, elles sont au téléphone, cela se passe dans un bus, à Paris, en plein après-midi, un jour gris. Le bus pousse ses soupirs de bus, la femme qui est assise en face de moi dit qu’elle n’en peut plus, elle ne dort plus. Les dettes, l’appartement qui ne se vend pas. Elle parle aussi d’une nouvelle technique qu’elle a essayée, cela s’appelle la conversation intérieure. Elle rentre chez elle. Elle a du ménage à faire. Un nouvel agent immobilier doit passer. Quelqu’un à l’arrêt frappe de toutes ses forces contre la carrosserie du bus à cause d’une porte qui ne s’ouvre pas. Le chauffeur n’arrive pas à activer l’ouverture de cette porte. On attend. On peut voir dehors, sur un panneau Decaux, sur l’affiche de l’exposition Vermeer qui va se tenir bientôt, la sérénité parfaite de la Laitière. La femme au bout du fl parle maintenant des voix qu’on a en soi. On a plusieurs personnes en soi. Contradictoires. Certaines il faut les écouter, d’autres les faire taire. Comment les faire taire ? Son interlocutrice dont je perçois le ton enjoué, n’a pas l’air de savoir mais je ne comprends pas exactement ses paroles. Un voyage qu’elles devaient faire ensemble avant ou après Noël semble remis en question. Et la femme assise en face de moi dit, toi, de toutes façons, toi tu vas toujours bien, c’est ton tempérament, tu as de la chance. La conversation revient sur le voyage et je comprends que l’interlocutrice invisible dit qu’elle ne pourra pas partir, elle a rencontré quelqu’un. Pas par une application. Dans un bar, comme cela n’arrive plus souvent. Il l’a invitée à prendre un verre. Ils sont restés en relation depuis et maintenant ils veulent se revoir. Le visage de la femme qui est en face de moi dans le bus s’est crispé tandis qu’elle regarde défiler Paris, on vient de traverser la Seine. On croise à nouveau la Laitière de Vermeer. Je me demande si ma voisine est saisie comme moi par la plénitude que dégage ce personnage exagérément agrandi, je me demande quelle influence peut avoir sur nos humeurs de passants cette affiche au cadrage recentré sur le personnage d’un des tableaux les plus célèbres du peintre, portrait d’une femme d’une autre époque, concentrée, paisible, qui regarde tranquillement le flet du lait qu’elle verse d’un récipient à l’autre. La conversation se termine un peu sèchement. Ma voisine pousse un soupir en rangeant son portable, ses yeux se posent sur la version géante de l’affiche puis sur moi.
Nous sommes sur la passerelle au dessus du second magasin « Beer Lady » à Shanghai. Le premier se trouve à 500 m. d’ici sur la rue Fahuazen, et le troisième dans un autre quartier, près de la station de métro Xinzha Road. Nous allons vous raconter ici l’histoire de Zhang Yindi. Voici donc une petite fable sur la sérendipité, qui est l’art de trouver ce que l’on ne cherchait pas.
Il était une fois une bonne dame shanghaïenne endormie derrière son photocopieur au fond de sa petite épicerie de Fahuazhen Lu. Nous nous souvenons l’avoir réveillée plusieurs fois, toujours souriante et joviale, pour photocopier le passeport d’un ami artiste invité. Il fallait parfois attendre que le photocopieur se réveille aussi, et chauffe un peu avant de s’activer.
À l’époque nous accueillions des artistes pour l’école offshore et nous les logions dans un petit studio à Xingguo Lu. A chaque fois qu’un artiste arrivait à Shanghai il fallait passer l’enregistrer au commissariat, et le commissariat de police du quartier est situé à Fahuazhen Lu. Généralement les étrangers qui se présentent au guichet d’enregistrement n’ont pas pensé à prendre des photocopies de leur passeport, et l’agent de police à l’accueil leur indique une petite boutique face au commissariat pour aller faire une copie. C’était la petite épicerie de Madame Zhang Yindi.
Madame Zhang Yindi avait ouvert depuis longtemps une petite épicerie qui devait faire environ 12m2. Très vite elle avait posé sur son comptoir une photocopieuse afin de rendre service aux étrangers venu s’enregistrer au commissariat voisin. Il n’était pas rare que ces clients de passage achètent une boisson, et assez souvent une bière.
Un jour en attendant que la photocopieuse se ranime nous avons remarqué qu’il y avait un bon choix de bières différentes, au milieu du fouillis des milles produits d’une épicerie de quartier. Quelques mois plus tard le choix avait encore augmenté et nous remarquions qu’une petite table ronde et trois tabourets en bois vernis dans un style pseudo rustique avaient remplacé un rayonnage de produits ménagers. Une autre fois nous constations que la variété des bières disponibles devenait vraiment très étonnante.
Les visiteurs étrangers qui remarquaient comme nous ce choix inhabituel de bière ne connaissaient pas le nom de madame Zhang Yindi, ou ne pouvaient pas le mémoriser. Quelqu’un la surnomma Beer Lady, et cela amusa Zhang Yindi qui par ailleurs aimait bien la bière et avait évidemment remarqué que ses bières lui attiraient des amis et des clients. C’est ainsi que madame Zhang Yindi devint Beer Lady.
Quand madame Zhang Yindi décida d’ajouter deux tables pseudo-bavaroises au milieu de l’épicerie elle se trouva un peu à l’étroit dans sa boutique minuscule. A l’époque elle avait déjà abandonné le commerce de l’épicerie pour ne plus vendre que des bières, mais il devenait évident que l’espace ne lui permettrait pas d’aller au delà des 200 marques de bières qu’elle proposait.
C’est alors que madame Zhang Yindi pu saisir l’opportunité de louer un grand local juste à côté de sa boutique de Fahuazhen Lu afin d’ouvrir un véritable supermarché dédié à la bière. Tout naturellement elle choisi d’utiliser son surnom de Beer Lady comme enseigne du nouveau magasin. De 200 types de bières elle pu ainsi passer rapidement à 1 570 bières différentes.
L’originalité non préméditée du concept de Lady Beer fut de proposer un très grand choix de bières ailleurs que dans un bar. Elle est la première à Shanghai à avoir commencé à vendre en magasin des bières artisanales provenant de plus de 40 pays différents. La combinaison de rayonnages en self-service et de tables où s’installer pour boire et bavarder entre amis semble évidente et banale mais c’est en réalité une sorte d’innovation. L’ambiance clinique d’un supermarché avec sol carrelé, néons industriels et armoires réfrigérées aux portes vitrées n’a rien à voir avec l’ambiance sombre et feutrées des tavernes et autres pubs ordinaires. Les prix sont beaucoup plus abordables que dans un bar. Cela fit l’originalité et sans doute le succès de Beer Lady.
Les problèmes de voisinage causés par le bruit des clients bavardant ou chahutant sur le trottoir transformé en terrasse avec quelques tables et chaises ont obligé madame Zhang à chercher un autre local qui puisse rester ouvert le soir, et c’est celui devant lequel nous sommes, près d’un métro aérien et d’une autoroute dont le vacarme couvre les éclats de voix et les rires des buveurs. Emportée dans son élan par le succès, Beer Lady a ensuite ouvert encore trois autres points de vente à Shanghai, de plus en plus grands.
Toute fable a une morale, mais il n’est pas question pour nous de faire l’apologie du capitalisme. Nous ne chantons pas les louanges du succès commercial de Beer Lady, même si nous ne renions pas un certain éloge de la libre entreprise. Nous ne rêvons pas de voir bientôt autant de Beer Lady que de Starbuck… Ce n’est pas l’obsession du profit qui a guidé Madame Zhang Yindi. Elle a fait ce qu’elle souhaitait faire. Elle a suivi ses intuitions mais surtout son plaisir. Elle aimait simplement la bière et buvait volontiers. Elle était heureuse de partager son plaisir et de se faire des amis avec les défis de buveurs dont elle sortait toujours vainqueur. Madame Zhang Yindi a l’habitude de dire qu’elle aime la bière plus que sa vie, et que la bière contient tout ce qu’elle veut dire et tout ce qu’elle ne peut pas dire.
S’il y a une morale c’est celle de l’opportunisme comme intelligence de la situation.
Texte lu à deux voix, en chinois et en français, avec un petit haut-parleur de guide touristique, le 26 mai 2018, à Shanghai sur la passerelle piétonne au dessus de l’avenue Yan’an, sous l’autoroute et la voie aérienne des lignes 3 et 4 du métro, à l’invitation de Gabrielle d’Alessandro dans le cadre de l’après-midi « Le pont que je prends tous les matins », avec Killian Cahier, Yasmine El Amri, Lang Gancao, Angeline Girard, Pauline Lecerf, Léopold Prudon, Alisson Schmitt.
vue du 5ème Beer Lady à Songjiang, dans la banlieue de Shanghai.
Aujourd’hui, après la crise du Covid et le confinement de Shanghai les trois magasins Beer Lady que nous connaissions sont fermés. Il semble que deux autres sont encore ouverts, celui de Suzhou Creek et celui de Songjiang.
(Ayant lu avec son attention habituelle ma « Planète ») — Lawrence Krauser me signale n’avoir pas connaissance que quiconque ait jamais prétendu que la terre était une orange. Éluard, me rappelle-t-il, a écrit que la terre était bleue comme une orange. Ce qui n’est pas tout à fait pareil, je le reconnais. Éluard a écrit cela et un chatbot sans doute pourrait l’écrire aussi. Pour Éluard ce devait avoir un sens profond. Pour le chatbot c’est moins sûr. L’idée de « sens profond » en général fait doucement rigoler. Comme lorsque Johnny Hallyday proclamait que son intérêt pour l’histoire d’Hamlet devait avoir un sens profond. J’ai aimé l’histoire d’Hamlet, disait-il. Je ne sais pas exactement pourquoi. Puis : Il y a certainement des raisons, des raisons profondes. Le pauvre Johnny avait été abandonné et renié par son père, aussi dans sa grandiose simplicité n’avait-il pas nécessairement tort. Et assurément il avait raison de conclure : (lugubre) Mais c’est sans importance.
Ce qui en a : L’écriture automatique, l’écriture automatisée — sont choses bien différentes. Le comment, le pourquoi. Le choix dans les deux cas est possible, en seconde lecture. La loi sera, ou ne sera pas adoptée. Juge et maître de toi-même. La bonne blague. WSB. : Couper les lignes-temps / EZ+AB : Nous autres, oranges mécaniques / 2HB : Celluloid pictures of living — analogies parties en fumée.
Tintin a son orange bleue — la ligne claire : un programme de gouvernement ? Je demande à la machine si orange est invariable. Bien mal m’en a pris.
Là débute véritablement notre histoire. (Me lire, idem qu’avec Wagner, on peut s’embarquer pour les neuf heures de représentation mais aussi s’en tenir aux ouvertures et préludes — dans le cas présent, alors que nous nous tenons ensemble sur le seuil, soyez prévenu : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance.) C’est que j’ai mal jugé la machine. (Oublié la leçon de Tintin…) J’ai omis de lui tracer une ligne claire. (Et qu’orange pouvait être bleu ?) Au lieu de lui demander : est-ce qu’orange est invariable ? (ou de me montrer plus précis encore) J’ai tapé : orange.
Virgile exposant à Dante sa Théorie de l’Information (Gustave Doré)
J’ai tapé : orange. Bien mal m’en a pris. Vous qui entrez ici, et cetera. Lien sponsorisé : Orange.fr / Portail Orange / Site officiel™ Je ne vais pas m’émouvoir pour si peu. On est en 2025, on paye pour paraître le premier, c’est bien marqué : « Sponsorisé ». C’est clair. C’est net. C’est bien. Tout au plus pourrait-on objecter que ça prend un peu de place : Orange-Espace client, Les Offres du Moment (avec majuscules), Boutique en ligne Orange, Orange-Mobiles, Orange-Forfaits, pas moins de cinq subdivisions mangeant une portion non négligeable de la plus généreuse hauteur d’écran. Le deuxième lien (principal) proposé n’est pas sponsorisé : Portail Orange / Offres Mobiles, Internet, TV, Actu & Accès, et cetera. On se demande pourquoi ils ont payé pour le premier puisque c’est le même, sauf les subdivisions, qui prennent aussi pas mal de place. Le troisième lien sur la page c’est : Boutique Orange. Le quatrième : Orange professionnels. Puis vient un plan (ça prend de la place) et trois adresses de (vraies) boutiques Orange (ça prend de la place). Le sixième lien à proprement parler c’est : messagerie Orange. Le septième : site institutionnel d’Orange (en gros, l’équivalent virtuel du siège social de l’entreprise). Lecteur attentif, qui peut-être a négligé l’injonction d’abandonner tout espoir au moment de me suivre, tu auras noté, avec un frisson d’anticipation, que j’ai pour l’heure passé sous silence le lien numéro cinq — se pourrait-il qu’il ne participe pas de la même série ? Cela se peut et c’est le cas. Il s’agit du site officiel de la municipalité d’Orange. Pas forcément votre ville préférée. Moi je ne la déteste pas car il se trouve qu’une personne que j’aime, et avec qui j’ai beaucoup écrit, à quatre mains comme on dit, y tient avec son mari — j’ignore si on tient un commerce à quatre mains ?— une librairie : L’Orange Bleue. Qu’on y ait ou non des attaches, la présence, virtuelle, sur la page, d’une véritable communauté humaine, fût-elle le terrain de jeu de toutes les nuances possibles de l’extrême droite, pourrait nous être un réconfort… Cela se pourrait, oui, si la page suivante de ma recherche Google, une fois ouverte, ne s’avérait pas encore plus exclusivement dédiée au constat de l’omniprésence algorithmique de la société Orange.
Des pages et des pages…
L’éléphant dans la pièce : nulle trace, nulle part, ne serait-ce que de l’existence de la couleur orange. Ni du fruit, d’ailleurs. Une couleur a disparu. Pour le fruit, à la limite, nous pourrions invoquer le déclin de la biodiversité. Mais le fruit et la couleur. Comme un anéantissement simultané de l’œuf et de la poule. Ainsi qu’aime à le répéter Donald Trump, qu’on dit être orange : c’est triste. Saaaad… La couleur est là, partout même, se manifeste en tant que fond pour un logo. Logo omniprésent, ce sera clair pour tout le monde. Je la vois au sens où je la reconnais, et je le reconnais parce que je l’ai connue. Je l’ai connue du temps où cette couleur avait encore un nom. Ce n’est plus le cas. Il existe un nom : orange. Et il y a une couleur, omniprésente sur ces pages, ces écrans, qui, dans le monde où j’ai longtemps vécu, était nommée. Il n’y a plus de couleur orange.
I. R. L. !
Ça rit au fond de la salle. Technophobe que je suis, n’ai-je donc pas connaissance de ces onglets et menus déroulants ou à tiroirs, conçus pour me réorienter en fonction de ce que je cherche réellement ? Se pourrait-il qu’en fait, vous vouliez plutôt parler du fruit ? Ou de ce Guillaume d’Orange à l’origine de l’indépendance des Pays-Bas ? ou de son homonyme et parent qui, avec la reine Anne, changea un siècle plus tard l’histoire de l’Angleterre ? ou de l’ordre protestant d’Orange, en Irlande du Nord ? ou de cet autre prince d’Orange qui, au Moyen Âge, écrivit de si belles poésies ?… (2 ou 3 mots suffisent d’ordinaire) … ou, qui sait, peut-être encore l’objet de votre recherche est-il la couleur orange ? Mais non. Rien de tout ça ne m’est proposé. Des onglets sont bien présents, qui me déclinent à nouveau « Espace clients » « Service technique » « Messagerie Orange », etc. Des menus se déroulent à satiété, partout où se prend à errer le curseur de ma machine, me chantant toujours la même chanson : « Accueil professionnels », « Accueil particuliers », « Abonnements et promotions » — pas l’ombre d’un tiroir où se cacherait la couleur orange. Pour le reste : — les princes — les poètes — les orangistes et leurs bûchers — et l’état d’Afrique du Sud, et le Stepford californien d’Orange County, POUR LE RESTE, ai-je dit, JE sais où chercher. Tel est le privilège du sachant sachant sacher. POUR LES AUTRES : circulez. (Quel bien cela vous ferait-il d’apercevoir que ces choses et ces gens ont laissé quelque trace dans notre culture bourgeoise occidentale obsolète, blablabla ?) POUR TOUS : Il est de mon triste devoir de l’annoncer aujourd’hui, LA COULEUR ORANGE n’est plus.
Bonne nouvelle : la France est, pour une fois, à la pointe de l’innovation. Orange étant une entreprise française, on peut spéculer (ça, on le peut toujours) que notre pays est le premier, et à ce jour peut-être même le seul, où la couleur orange ait disparu — mais la couleur bleue ? Français, encore un effort !
Quelque part en France
Ce n’est pas tout d’avoir fait disparaître jusqu’à la série Orange is the new black, à l’occasion de cette Saint-Barthelémy corporate de la couleur orange. Je voudrais dire un mot du fruit. Après tout, le fruit aussi, l’orange, a disparu. Il subsistait dans mon enfance sous forme d’arôme. Tang, la boisson des conquérants de la Lune. Puis vint le bio. Le fruit est revenu, puis reparti. On le cherchera en vain, sur Mars : absent des bases de données. Non, absent des suggestions — on ne la cherchera simplement pas, l’orange.
Parlons, enfin, de l’orange mécanique. Pourquoi ? Je sais exactement pourquoi. Comment écrire sur l’orange, ou surtout jouer avec le mot « orange » (même vidé de son sens et de son suc) sans succomber à la facilité de caser à un moment ou à un autre cette fameuse « orange mécanique » qui sonne si bien ? qui claque, selon l’expression désormais consacrée ? (De même que l’original anglais : Clockwork Orange.) Réponse : on ne peut pas. Je le sais : j’ai essayé, mais je n’y tiens plus — pire que l’orange bleue, à l’origine de tous ces tracas. L’orange mécanique c’est le pantin saignant de la technocratie, étatique ou entrepreneuriale, qu’importe, la jeunesse pleine de jus et de peps en apparence, gueularde, violente, mais dont, en tendant l’oreille, on peut entendre grincer les rouages soigneusement réglés par la Machine de Contrôle. (La fameuse…) Chez Stanley Kubrick c’est une nouvelle ligne de streetwear adaptée à l’ultraviolence pas encore filmée au portable, pour Anthony Burgess c’est la négation du libre-arbitre, la culture de l’excuse qui n’épargne pas mais rabaisse : l’idiot reconditionné. Burgess était catholique. Il croyait que le choix, au début, avait la forme d’un fruit.
Sans légende
Qui a volé l’orange ? Ne reste que l’Orange du marchand. Triomphe final de la chansonnette aphasique, l’univers ne s’achèvera pour nous ni par un bang ni par un soupir, mais par une ritournelle pas forcément bien composée servant de bande son à une scène de destruction universelle, parce que créée par la machine sur la base d’une synthèse de toutes les scènes de destruction précédemment imaginées, les images défilant au ralenti. Les mots se seront fait rares, marques déposées. Qui a volé, a volé, a volé, a volé, a volé, a volé l’ * Qui a volé, a volé, a volé, a volé, a volé, a volé l’ * du marchand ? Seule, la chanson favorite de Marguerite Duras surnagera. Par accident. Capri et mon premier amour une fois privatisés, il ne restera que : « c’est fini ».
Erratum (cherchez l’intruse)
Il n’y a plus de couleur orange. D’autres suivront, d’autres couleurs perdront leurs mots, pas juste des couleurs mais aussi d’autres notions sans valeur suffisante sur le marché — car dans cette affaire ce ne sont pas les mots qui disparaissent : les mots seront toujours là mais à la façon des loups de Vyssotski courant dans une seule direction, entre des lignes rouges — le rouge reste à ce jour une couleur — jusqu’à finir en descentes de lit. (Les gens ne lisent plus que pour s’endormir, vous avez remarqué ?) Non, ce n’est rien de si grave : le sens. Le commun pas tout à fait commun. C’est un peu grave, en fait, quand on y pense. Mais je ne désespère pas. J’ai la vision, comme aime à le dire ma fille.
Dans ma vision, il n’y a plus de couleur orange. Ça, ça ne change pas. Je marche dans un champ de ruines — un champ de ruines sémantique, j’imagine — et, il ne faut pas se mentir, je suis pas mal désespéré. Dans la nuit brûle un feu, autour duquel se réchauffent Marguerite Duras et Johnny Hallyday. Duras, un gros casque sur les oreilles, écoute Herbert Léonard. Elle ne m’entend pas, aussi je demande à Johnny Hallyday, habillé de cuir et de peaux comme pour cette tournée encore plus ridicule que d’habitude dans les années 1980, inspirée par Mad Max, ce qu’il fait là. Je lis. Je me dis qu’il a bien le droit de se prendre pour Hamlet, avec tous les efforts qu’il a fait pour mourir sur scène, afin que ses fans le dévorent comme Dyonisos. Mais tout ne tourne pas toujours comme on veut. Je décide de lui laisser le dernier mot. Je demande : Bon, vu que depuis la disparition de la couleur orange et du reste, je n’ai plus trop foi en rien — est-ce que par hasard vous auriez une idée du secret de l’humanité et tout ça, et de comment tout reconstruire ? Il dit : Je vais essayer de vous raconter cette histoire. Comme je l’ai ressentie, moi. Et vous la ressentirez, comme vous voudrez. Vous.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Nous sommes toutes deux assises devant nos bols de soupe de part et d’autre de la table ovale, les rideaux verts sont tirés, c’est la nuit, tu rentres du cinéma et tu me parles de galaxies. Des galaxies à l’infini, cela donne le vertige, on ne peut pas vraiment se figurer. C’est presque impossible et pourtant c’est peut-être vrai, sans doute, qu’il existe ailleurs, dans d’autres galaxies, des planètes habitables, plus habitables que la nôtre, d’autres vies, des vies autres, pas comme les nôtres, des vies d’êtres qui n’ont rien à voir avec nous : extra terrestres – ce ne sont peut-être pas des êtres, et ces vies peut-être pas des vies au sens où on l’entend sur notre planète à nous. Autres autres, tu es plongée dans une profonde rêverie, qu’est-ce que ça veut dire autre? Alien, c’est nous les Alien. Des galaxies à l’infini… Connaître ce temps où le temps passe autrement, c’est une minute ici, et quand tu reviens sur terre, sept ans de ta vie se sont écoulés. Tu n’as rien vu, rien suivi. Et sur terre ça fait sept ans pourtant.Tu dis, comment se figurer quelque chose qu’on ne peut pas se figurer ? L’astronome de Vermeer face à sa fenêtre aux carreaux dépolis par où la lumière entre se redresse un peu sur sa chaise pour faire tourner le globe où sont représentées les constellations avec des formes en rubans qui deviennent les rivières ou les dragons du ciel. Il a le bras tendu, le pouce et le majeur sur le globe comme pour mesurer quelque chose, de l’autre main prend appui sur la table, la table solide mais couverte d’un gros tapis qui remplace les arêtes par des plis. La fenêtre n’est pas ouverte. Pourtant l’infini est là, derrière toi, sur cette reproduction du tableau de Vermeer, comme dans ce film de science fiction qui t’a tant plu, qui t’a fait visiter les galaxies et que tu es en train de me raconter. Et tu dis, tu te rends compte ? Les humains ne sont pas seuls dans l’univers, c’est impossible. Et tu dis, d’autres univers, un univers sans début ni fin, mais qu’est-ce que ça veut dire ? quand j’essaie de me le figurer… Derrière toi, un peu flou pour mes yeux sans lunettes, l’astronome de Vermeer au travail, livre ouvert, déployant son ample vêtement d’intérieur d’un bleu qui n’est pas celui du ciel. Tu éclates de rire et tu dis, ce bonhomme en robe de chambre, mais maman, ça n’a rien à voir. Mais Mamaaan ce n’est pas de cela que je te parle: je te parle de l’infini, l’infini des galaxies, et toi tu me montres encore un vieux tableau. Moi je te parle des galaxies. Des voyages interstellaires, intersidéraux. De l’infini. Des trous noirs, des supernova, des exoplanètes. On dirait que tu ne veux pas savoir.
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 2 octobre 2018
Je regarde devant moi sans vraiment regarder. Je me répète que ma retraite est petite et qu’il faut compter, mesurer, faire durer chaque chose. Je n’ai pas honte, je m’en sors avec ce que j’ai, j’ai toujours appris à me débrouiller, à me contenter aussi. Je vais faire le marché à Belleville, le mardi et le vendredi. Je garde les tickets de caisse dans une boîte en fer. On m’a toujours appelé “le petit”. À soixante-dix ans, ça ne change plus rien. Mes cheveux ont blanchi depuis longtemps, le sommet de mon crâne s’est dégarni, j’ai appris à ne plus y penser. Je sens le vent d’octobre, je baisse un peu la tête, je ne veux pas trop attirer l’attention ni me faire remarquer. J’ai toujours été discret, timide, c’est ma nature. Pourtant, quand je rencontre dans le quartier un ancien du pays, nous parlons longtemps,comme si le temps n’avait pas passé. Mon accent, je ne l’ai jamais perdu. Ma foi m’accompagne, c’est un soutien. Je n’ai pas beaucoup de photos de moi jeune. Je ferme parfois les yeux pour laisser venir les images, et je revois Tunis. Les rues poussiéreuses de mon enfance. J’entends mon père me parler d’avenir. Je me souviens de mon métier de couvreur, les journées longues, les soirs où je rentrais brisé du travail. Je n’ai pas oublié la fatigue, elle est encore là dans mon dos, dans mes mains, dans ma respiration, mais je n’en veux à personne. Je souris en voyant passer un pigeon qui s’approche du banc, avec sa démarche claudicante. Je me dis que ce sont ces petites choses qui me tiennent encore. Je marche doucement, comme si chaque pas pouvait me rappeler une épreuve. Je ne parle pas beaucoup, je garde mes pensées en moi, mais parfois je voudrais qu’on les entende, qu’on sache que j’existe, que j’ai tenu malgré tout ce que j’ai traversé. Je sens encore dans mes gestes une maladresse d’enfant, une manière de m’asseoir trop raide, une façon de baisser les yeux, une retenue qui ne m’a jamais quitté, et pourtant je sais que j’ai vieilli, je le vois bien dans les reflets des vitrines des commerçants, mes cheveux gris, mon allure un peu voûtée, mais au fond de moi je reste le même, je garde cet éclat fragile qui ne m’a jamais quitté. J’ai encore en moi cette naïveté dont se moquait gentiment ma mère, une manière de regarder le monde avec des yeux un peu étonnés.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Je lève les yeux de mon écran et ils se posent sur un petit bateau à la voile blanche qui s’éloigne vers la presqu’île. Un seul voilier sur la mer ce matin. Un seul voilier au mur d’un tableau de Vermeer dont le titre est La Lettre d’amour. C’est la seule fois ou Vermeer représente la mer. Représente c’est beaucoup dire car le tableau dans le tableau montre surtout un grand ciel parcouru de nuages surplombant une bande horizontale de couleur indéfinissable où s’esquisse une voile penchée. La scène principale est vue depuis une antichambre sombre qui accentue la position du voyeur et pas du voyageur. C’est la seule fois où Vermeer a eu recours à cet artifice. Tu regardes par l’encadrement d’une porte une dame assise avec son cistre sur les genoux ; elle tient une lettre et échange un regard avec une servante debout, le poing sur la hanche. La scène de marine est derrière la servante ; les interprètes indiquent qu’à l’époque et dans ces contrées représenter un bateau sur la mer est une manière de parler d’un amoureux qui est loin. Il y a deux paysages superposés. Celui du dessus est une scène de campagne avec de grands arbres, un marcheur solitaire le long d’une rivière, plutôt un canal. La scène semble paisible alors que dessous il y a du vent dans les voiles et que flotte sur les deux images l’allusion amoureuse. La lumière sur les deux femmes est vive, on dirait qu’ il y a quelque part une fenêtre ouverte qu’on ne voit pas et par laquelle pénètre le souffle du matin. L’heure du ménage. Un balai, des socques, un panier à linge traînent sur le sol qui est peut-être encore humide. Je regarde le bateau s’éloigner. Un autre voilier maintenant est entré dans mon champ visuel, par la gauche. Avec la distance on dirait qu’il effleure le cargo rouge désarmé qui stagne depuis des mois dans la rade. L’armateur est à l’autre bout du monde, ne veut pas payer les réparations de son navire. Il l’abandonne, avec l’équipage, ce sont des choses qui arrivent ici. Les marins traînent sans argent dans ce port dont ils ne parlent pas la langue. Les femmes et les fiancées, on ne sait plus où elles sont, on ne peut pas toujours recharger son téléphone portable. L’un des marins, par désœuvrement, s’est mis à la peinture avec les moyens du bord. Il raconte son histoire sur de petits panneaux naïfs que les gens lui achètent. Il représente dans des couleurs enfantines les paysages d’ici avec toujours un bateau errant sur la mer.
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 21 septembre 2018
Je porte rarement mes cheveux lâchés, j’ai besoin qu’ils soient relevés, disciplinés, comme si je tenais à mettre un peu d’ordre dans le désordre de ma tête. J’aime le regard que portent les filles sur moi dans la rue, mais je préfère la caresse d’un homme. J’aime danser comme j’aime courir pour me vider la tête. Dans les fêtes, j’aime me déguiser. Je peux rester ainsi des heures, casque sur les oreilles, à écouter la voix d’un ami ou une chanson en boucle. Je n’aime pas qu’on croie que je m’ennuie. Je suis absorbée. J’aime beaucoup les voyages, je suis attirée par les pays asiatiques, le Vietnam, le Cambodge, j’y suis allée à plusieurs reprises. Le matin, au petit-déjeuner, j’aime la confiture de fruits rouges sur mes tartines de pain. La confiture, cela me rappelle mes vacances chez mes grands-parents dans la Creuse. Le cuir de mon blouson me protège. J’ai le réflexe de croiser les jambes et de pencher la tête. Je me sens parfois observée sans lever les yeux. Le lobe de mon oreille est attaché, on m’a dit que c’est un trait génétique récessif. Les bruits de la rue me parviennent comme un fond sonore déformé. J’ai toujours besoin de musique, c’est comme un rempart, un écran qui me garde à distance du monde. Je déteste quand on m’interrompt pour demander l’heure ou une cigarette. Je crois deviner les regards posés sur moi, sans chercher à les confirmer. J’ai grandi en me méfiant des silences dans les conversations. J’aime les applications qui gardent trace de mes déplacements, comme si mon téléphone écrivait mon journal intime à ma place. Je note parfois des idées dans l’application Bloc-notes mais je les efface avant de me coucher le soir. Je peux rester immobile longtemps sans éprouver d’impatience. J’aime sentir le vent sur mon visage, cela me donne la chair de poule. Sans mes lunettes je me sens nue. Les bancs sont des refuges temporaires, comme les arrêts de bus où je n’attends personne. Je n’aime pas qu’on devine ce que j’écoute. Quand j’étais enfant, j’imaginais avoir des enfants et j’avais décidé de leur prénom. Aujourd’hui j’ai bien changé sur la vie en couple, je vis mieux avec mes colocataires. J’ai parfois envie de disparaître dans la foule, comme si mon corps pouvait se dissoudre dans le bruit. Je crois que mon visage ne reflète pas ce que je pense vraiment.
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 21 septembre 2018
Je fume une cigarette chaque fois que je cherche à ralentir le temps. J’ai toujours un mouchoir en tissu dans la poche de mon pantalon. J’aime ma femme mais je ne peux pas m’empêcher de regarder les femmes que je croise dans la rue à la dérobée. C’est plus fort que moi, je les imagine nues ou j’essaie de deviner le son de leur gémissement au moment de faire l’amour. Le banc est pour moi un poste d’observation, jamais un lieu de repos. Mes cheveux gris ne me gênent pas, j’y vois une forme de maturité. Je n’aime pas qu’on m’interrompe dans mes pensées. Quand j’étais enfant, je jouais au football mais j’en garde de mauvais souvenirs. Cela ne m’empêche pas de regarder régulièrement les matchs à la télévision et de supporter Fenerbahçe. Je me méfie de mes propres élans, préfère la retenue. Je m’assois à l’extrémité des bancs pour garder un espace entre moi et les autres. Je n’aime pas le son de ma voix, mais les rares fois où je dois parler dans ma langue maternelle, j’ai l’impression que son timbre n’est pas le même, il sonne différemment, et cela me plait. Je garde mon téléphone dans la poche intérieure de mon manteau, je ne le consulte presque jamais dehors. J’aime le contact de la cigarette entre mes doigts, le geste répété m’apaise. Je ne parle pas aux inconnus. Je me surprends pourtant à observer ceux qui partagent l’espace. J’ai une cicatrice sous l’œil droit qui rend mon visage plus dur que je ne suis. Je ne suis pas sûr de ce que je cherche en me retournant. Je regarde sans intention, mais je regarde quand même. J’ai souvent l’impression d’être invisible. La fumée me protège, comme un rideau. Je reste silencieux, toujours. Je me dis que la vie est faite d’occasions manquées. Je n’ai jamais su aborder quelqu’un sans raison précise. Je crois que mes yeux trahissent ce que je retiens de dire. Je pourrais rester longtemps assis à côté de quelqu’un sans prononcer un mot. J’aime l’élégance discrète, celle qu’on remarque à peine. Je m’habille toujours de sombre. Je porte des chaussettes noires. Je pense souvent à mon père, il ne souriait jamais en public. Je suis de ceux qui préfèrent la nuit. Je fume lentement, comme si chaque bouffée était une manière de retarder la fin. L’été, l’ombre des arbres dessine sur les trottoirs des motifs qui me rappellent les tapis de ma maison d’enfance.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Nous nous sommes installés dans le jardin pour déjeuner. Il fait beau. C’est un dimanche de septembre. Tu racontes qu’avant elle était dentellière. Mais la fabrique de dentelles a fermé. Maintenant elle travaille en ligne. Tu l’as trouvée en passant par le site Dentelles et broderies. Tu lui commandes des broderies au point de croix qui représentent des accidents de tracteurs et parfois des scènes de la vie agricole avec les machines.
Tu l’as trouvée sur Internet. Comme les images que tu lui demandes de reproduire. Des images d’accidents de tracteurs que des élèves en lycée agricole s’échangent sur Instagram.
Tu ne sais presque rien d’elle. Elle s’appelle, disons, Ilda. Tu ne sais pas son âge, tu ne sais pas à quoi elle occupe le reste de son temps. Il lui faut un mois pour réaliser une broderie de 40 centimètres sur 40. C’est beaucoup, oui, mais tu ne sais pas combien de temps elle consacre à cette tâche. Et ce qu’elle fait en dehors de cela, tu ne le sais pas. Vous avez convenu d’un prix. Elle a dit, si c’est trop cher, je peux baisser un peu. Elle habite dans le Caudrésis. Le Caudrésis c’est à côté du Cambraisis – Caudry, Cambrai, Calais. Elle proposait sur le net de refaire en canevas des portraits de famille d’après photo : vous envoyez une photo: enfant, mari, femme, amant, grand-père, un frère, une sœur – et même un animal domestique, vous pouvez. Le résultat au point de croix est d’un réalisme étonnant. « Je travaille avec 27 couleurs. »
Tu lui as envoyé des photos de tracteurs. Elle a dit d’accord à raison d’un par mois. Elle a dit je transpose l’image en pixels, je numérote les couleurs,vers le 15 du mois je vous envoie une photo du travail en cours et vous dites si cela vous va. Si quelqu’un pourrait faire cela avec elle pour aller plus vite ? une amie ? Pour gagner du temps ? Elle a dit non, c’est ma passion, je ne la partage pas. Ce que tu comptes faire avec les canevas elle ne te le demande pas.
Tu ne sais rien d’elle, tu l’appelles madame Ilda. Vous échangez de nombreux messages mais ils sont laconiques, techniques, elle veut seulement savoir si ça va, si tu es content du résultat. Et sur la photo qu’elle t’envoie au milieu du mois, tu vois uniquement ses mains. Avec parfois un petit morceau du canapé sur lequel elle travaille, dans les mauves et les roses, avec des ramages de fleurs enchevêtrées. « Les photos ce n’est pas moi, c’est mon frère Aymeric, qui les fait Veuillez nous excuser, on n’est pas bien équipés. »
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Sur la table, des boîtes. Sur la table un nécessaire à écrire en métal où brille ce qui paraît être le reflet des fenêtres qui diffusent la lumière du jour.
Des choses trainent sur les tables, depuis que les tables existent. Des choses trainent sur les tables où on travaille, sur les tables où on mange, sur les tables de salon, de cuisine, d’entrée, sur les tables. Une théière parce qu’on a servi du thé. Des haricots qu’on est en train d’éplucher – c’est l’été. Une revue qui parle des vins, un torchon qui enveloppe quelque chose qui a la forme d’un œuf et qu’on ne voit pas bien, des coques de noix, des bagues enlevées, une agrafeuse. Des boîtes. Des boîtes d’où dépassent des rubans, des perles, des stylos, des élastiques. Le chat enjambe ce désordre, quitte la table où il s’était installé et se poste sur le rebord de la fenêtre, fixe le dehors. Une boîte d’allumettes avec la silhouette noire de la gitane comme une flamme, c’est une vieille boîte, une liste, un foulard traînent aussi sur la table. Un téléphone. Et un taille-crayons en forme de baleine. Des pièces. Des pièces d’or, des pièces d’argent. Sur l’épaisse table de bois une boîte, une jolie boîte à serrure ouverte avec des motifs d’écureuils affrontés d’où débordent un ruban bleu et un collier de perles, un petit coffret, un nécessaire à écrire, un masque – une feuille encore blanche, un livre ouvert. Sur une autre table, dans un autre tableau, ce sont de gros livres empilés. Un cahier de musique, un luth, un flacon bleu et blanc de porcelaine chinoise, une serviette. Un citron épluché sur une assiette nacrée avec un autre fruit, une pomme peut-être. Un plumeau, un billet, un collier. Un grand cahier ouvert. Une astrolabe, un globe, un compas. Ces étoffes lourdes, toutes chiffonnées n’ont pas été posées là par hasard. Il y a une corbeille contenant du pain, il y a un pichet au bord qui va tomber, une coupe avec des fruits à demi renversés. Toutes ces choses qui traînent sur nos tables.
Une lumière grave et bigarrée, verres de couleurs, un ton étrange, une beauté, un porte plume en corne. L’air frais entre, nous sommes en été, c’est la nuit. Le chat sur le rebord de la fenêtre, les oreilles dressées, frémissant aux bruits. Sur la table, des carnets, des feuilles en vrac, un presse papier dont la boule contient une image de papillon.