Des mois à chercher l’illusion parfaite. Des mètres cubes de larmes physiologiques versés goutte à goutte sur les yeux rougis de designers sous pression collaborant en réseau aux quatre coins du monde le nez sur des écrans vingt-sept pouces douze heures par jour. Des milliers de pilules toutes couleurs tous dosages relaxant des cadres qui chaque nuit ressassent les humiliations, vexations et menaces de sanction infligées par des directeurs internationaux eux-mêmes installés sur des sièges éjectables. Sans compter les Smartphones en miettes fracassés contre les murs, les rouleaux entiers de Kleenex vidés, les millions de décibels évanouis dans la nature au cours d’engueulades futiles avec le conjoint, les enfants, simplement parce qu’au bureau, la pression devient insupportable. Et un jour, de l’adjoint de bas étage en costume mal coupé au président directeur ultime tiré à quatre épingles, tous ébahis, émus même devant l’agencement de lignes entrelacées au millième de micron pour créer l’illusion parfaite : le mariage de la douceur masculine à l’agressivité féminine. Du jamais vu, du jamais fait. Du génie pur. Se met alors en branle une autre chaîne de compétences, la même pression s’abattant sur de nouvelles équipes chargées de déterminer les mélanges subtiles de jaune, cyan, magenta, puis définir si brillant ou mat, ce choix relevant de la même exigence que celui de la technologie retenue pour l’ESP ou l’EBD, le hasard ne devant jamais avoir prise, sublimer le dernier modèle de la gamme ne souffre aucune négligence, aucun relâchement. Objectif final : transpercer le cœur du conducteur ou conductrice qui posera les yeux sur la nouvelle création pour lui enlever toutes raisons objectives de ne pas s’engager à honorer les traites mensuelles courant sur plusieurs années. Mais là, le long du rond-point, face à la barrière ondulée de monospaces, coupés sports, 4X4, crossovers, mini-citadines… si les adjoints de bas étages aux présidents directeurs ultimes étaient là, tous seraient contrariés, dépités même. La pluie, rideau gris après rideau gris, anéantit la magie des couleurs, uniformisent les lignes ensorceleuses. Leur chance, ils sont à des centaines de kilomètres d’ici, au sec dans des bureaux ultra-sécurisés à mobiliser les équipes sur la création d’une nouvelle gamme devant donner un sérieux coup vieux à celle qu’ils viennent de créer. Les bourrasques s’acharnent à fracasser, concasser, donnent l’impression de vouloir faire tout disparaître, à peine s’il est possible de lire les prix bien en évidence derrière les pare-brise. Et peu importe les régulateurs de vitesse, bluetooth, clim’, ABS, GPS, ESP, EBD ou n’importe quelles prouesses technologiques qui en fait grimper le prix, pour le matou qui vit à la belle étoile sur ce coin de béton, ces tops modèles ne servent que de parasol l’été et de parapluie l’hiver. Ou d’abri antiatomique quand sur fond d’éclairs et de tonnerre, le ciel bombarde à l’aveugle en faisant claquer sur les carrosseries une pluie tirée à la rafale de mitraillette. Entraîné par l’incompréhensible déplacement des masses d’air chaudes et froides, l’orage a bifurqué plein Ouest depuis un bon quart d’heure pour aller terrasser les champs d’avoines et de blés repoussés toujours plus loin mais le déluge continue à s’acharner, les tôles crient métalliques sans jamais avoir besoin de reprendre leur respiration, alimente en continue un bourdonnement rauque inspirant terreur et panique. Au sol, les douilles ricochent par centaines de milliers au centimètre carré, explosent en milliards de particules, certaines viennent titiller la moustache du matou qui la remue à la cadence d’un automate déréglé dans l’espoir naïf de les éviter ou dans les veines tentatives de faire tomber celles qui s’y accrochent. Réfugié sous un modèle Hybride, il a abaissé son corps maigre au ras du bitume, pattes enfouies sous les poils mais prêtes à se détendre en une fraction de seconde, queue pelée ramenée sur l’avant pour être certain qu’il ne lui arrive pas malheur, muscles du cou tendus, tête à l’affût, oreilles en loque rabattues sur les extérieurs, prêt à fuir au cas où là-haut on avait gardé le pire pour la fin. Mais ses yeux, gros et ronds, fixent hypnotisés un verre de lait d’un mètre de haut sur la 4X3 déroulante. Le blondinet qui le porte à sa bouche sourit hilare à l’idée de tous les bienfaits que le calcium apportera à son corps en développement. Puis c’est au tour d’une brune d’à peine vingt ans en petite culotte, un bras replié sur la poitrine, l’autre main présentant un tube de crème vert. Même sourire que le blondinet mais elle, c’est à l’idée qu’une formule scientifique à base de plantes rares comme seule la forêt Amazonienne est capable d’en dissimuler, empêchera la formation de peaux d’orange sur ses cuisses longues et fines. Le matou relâche son attention, se lèche les poils dans l’espoir de les sécher un peu en attendant résigné parce qu’il a compris depuis longtemps qu’il n’y a pas grand chose à faire contre ce qui est décidé là-haut. Soudain il s’arrête, relève la tête d’un coup sec, attiré par le mouvement verticale d’une branche morte qui se détache du dernier arbre du coin, vestige incongru au milieu du terrain vague de l’autre côté du rond-point. À cette extrémité de la ville, bosquets et vieilles bâtisses ont été rasé pour faire place nette à une quatre voies filant droit vers la ville suivante. Sur les côtés, des bretelles à rond point, des sorties à rond-point, des jonctions, des ponts, tout un fatras de routes facilitant un maximum à monsieur madame Tout-le-monde l’accès aux zones commerciales périphériques, chassant les dernières vaches qui broutaient têtes baissées sans rien voir venir. Yeux gros et ronds, le matou dévore du regard le verre de lait géant qui a repris sa place. Les oreilles sont maintenant droites, la moustache ne tremble plus, les carrosseries ne crient plus, à peine des petits cliquetis. Depuis combien temps il n’a pas eu le bonheur de tremper sa langue dans ce truc blanc. Y’a bien une vieille dame qui vient lui en donner dans une petite soucoupe avec des croquettes mais c’est un truc en poudre, rien à voir avec celui des vaches. Il le boit, pas le choix mais n’empêche, quand il regarde autour de lui avec ce goût de pas bon dans la bouche, ça ne lui donne pas envie d’être un humain. Il leur est quand même reconnaissant de fabriquer ces gros trucs qui lui servent de parasols l’été, de parapluie l’hiver.
Frédéric Arnoux est écrivain, il a publié quatre livres dont les trois derniers aux éditions JOU.
Les Hinoki sont les cyprès géants du Japon, que l’on trouve aussi à Taiwan. Durant l’occupation Japonaise (1895-1945), dans les forêts Taiwanaises, les troncs des arbres centenaires étaient envoyés pour la construction de temples et palais. Après la Deuxième Guerre Mondiale, le gouvernement de Chiang Kai-Shek poursuit l’exploitation. Madame Qiu-Xiang Wu raconte l’expérience de son enfance dans la forêt de Taipingshan, dans la région de Yilan.
Ce travail sonore fait partie d’un projet en cours, sonore et ethnographique, à propos des forêts et montagnes du Nord-Est de Taiwan. L’interview the Qiu-Xiang Wu figure dans le livre-CD bilingue (chinois, anglais), intitulé “Fushan & Taipingshan”, publié par les éditions Kalerne en 2021 à Taiwan. Lien : https://kalerne.bandcamp.com/album/fushan-taipingshan
Yannick Dauby, artiste et preneur de son, vit à Taiwan où il travaille pour le cinéma en post- production audio. Projets et écoutes : http://www.kalerne.net
La revue TINA vous présente « Écrire à Tokyo » suivi de deux textes de Julien Bielka
Depuis juillet 2020, Écrire à Tokyo est une zone de dialogue et d’étude sur l’écriture littéraire en langue française avec Tokyo et le Japon en perspective, hors du fétichisme, sous la forme d’une réunion mensuelle en ligne initiée depuis Tokyo, ouverte aux participants du monde entier. Écrire à Tokyo, Saison 1 – juillet 2020~septembre 2024 – 4 ans, 50 sessions, un livre. Écrire à Tokyo, Saison 2 – octobre 2024 – …
Ecrirea.tokyo est une zone de dialogue et d’étude sur l’écriture littéraire en langue française avec Tokyo et le Japon en perspective sous la forme d’une réunion thématique mensuelle en ligne, initiée depuis Tokyo par Julien Bielka et Lionel Dersot, avec des participants au Japon et hors du Japon. Il s’agit d’une dynamique amateure dans le sens où la plupart des participants ne publient pas à compte d’éditeur, ce qui ne change rien à la qualité des échanges et à la pointure des analyses hors des sentiers éditoriaux battus et du fétichisme endémique dont la chose Japon est l’objet. Nous sommes observateurs des théories mais surtout des pratiques littéraires contemporaines dans une perspective allochtone ou pas, avec Tokyo et le Japon dans le rétroviseur, comme sujets ou éléments plus ou moins déterminants des écritures propres à chacun, qu’elles soient pratiques régulières, tâtonnements ou envies en gestation. L’objectif est d’engager à l’écriture. Ecrirea.tokyo s’adresse à des personnes qui écrivent ou envisagent d’y consacrer du temps et de la réflexion, et souhaitent partager des opinions et des questionnements. Notre objectif est d’explorer d’autres récits et approches narratives.
Quelles écritures? D’autres récits Écritures inclut pour nous toutes formes, hormis écriture promotionnelle, intentionnellement commerciale, quand bien même il faut payer le loyer, affabulations kitsch et autres fantasmes en mode pâmoison, fétichisme et nombrilisme ésotérique autour du Japon, ou clichés marchands. Nous cherchons à envisager le champ des possibles de l’écriture et des récits autres avec Tokyo et le Japon en perspective par la réflexion commune, et en se soustrayant – mission déjà accomplie – avec lucidité et courage à la force de gravitation d’un domaine englué dans l’univers affabulé, hédoniste narcissique et le fétichisme sincère ou surtout marchand qu’est cette ”PassionSiFrançaisePourLeJapon”, bloc-sens qui se traduit entre autre par la quasi-absence d’une véritable production littéraire allochtone singulière. Nous sommes pour un maximum de diversité générique, stylistique, tonale, etc. sans pour autant transiger avec certains partis pris éthiques qui sont les nôtres : d’autres récits, anti, anté, post, para-spectaculaires marchands.
La dés-organisation Écrire à Tokyo n’est ni un réseau, ni une association, ni un organisme, ni un collectif, mais se veut simplement souple, agile et ouvert, être un lieu de passage où se réunissent le temps d’une session Zoom des personnes pour lesquelles l’écriture de/sur/avec Tokyo et le Japon compte ou interpelle, parler d’écritures, et de lectures, puis disparaître jusqu’à la session prochaine, ce qui n’exclut pas un café ou d’autres boissons de temps en temps à Tokyo.
Quelques thèmes déjà abordés ou envisagés Anatomie et taxonomie de cette “PassionSiFrançaisePourLeJapon” Tokyo au prisme du post-modernisme Les dispositifs de non-fiction Expériences de micro-édition Les écritures de la solitude D’autres guides touristiques et de voyages Détournement des récits gastronomiques Introduction à la micro-uchronie Les écritures neutres et blanche Les écritures d’enquête au Japon L’esprit des lieux Les écritures hors-sol : de l’impact de la mobilité sur les récits entre Japon et ailleurs Entre utopie et envie réelle : énoncer les conditions pour développer un autorat allochtone et l’utopie d’une résidence d’écrivain Ecrirea.tokyo située à Tokyo accessible aux écrivains résidents permanents. Politiser ses écrits : enjeux, risques réels et imaginaires. Chronique du non-événementiel et de l’ordinaire Uchronies intersticielles : fictionaliser le réel sans laisser de traces. Nouvelles écritures hédonistes sur le Japon : changer de braquets. Écrire sans être publié. Diarisme : écrire au quotidien. Investir le diagrammatisme littéraire. Détester Tokyo : penser les écritures contre.
Ecrirea.tokyo étant une dynamique qui fait progresser la compréhension des choses, certains sujets sont ré-abordés sur la base des acquis et l’ouverture des chakras conséquents à des échanges et analyses antérieurs. L’univers est en expansion. Ecrirea.tokyo aussi.
Par une belle journée de printemps, les cerisiers alors en pleine floraison, mon corps a décidé de faire une apparition à l’exposition « Happy Spring » des Chim↑Pom, au prestigieux musée Mori, situé dans le quartier huppé de Roppongi.
Chim↑Pom, collectif d’artistes créé en 2005, s’auto-proclamant avec panache « néo-dadaïste », est bien connu pour ses œuvres insolentes et subversives, n’hésitant jamais à bousculer les convenances, à briser les tabous, dans un pays où le conformisme n’est pas un vain mot. Les enfants terribles de la scène artistique japonaise n’en font qu’à leur tête et créent sans discontinuer, souverainement, des œuvres autant potaches que politiques, semant le trouble dans les institutions : ainsi, devant un tel hapax, il m’est impossible de ne pas vous proposer un compte-rendu tentant d’analyser les enjeux de cette exposition qui, je n’en doute pas, fera date dans l’histoire de l’art, comme dans celle des cataclysmes.
Bon, allez, j’arrête de mentir. Cette expo est une daube cuite à la sauce verte, un véritable affront à tout ce qui m’importe ; un truc de gros vendus, un simulacre de radicalité dont on se passerait bien, surtout en ce moment.
Elie des Chim Pom avec feu Shinzo Abe et sa femme Akie, pour toujours plus de subversion non compromise !
Le lieu déjà. Roppongi Hills et ses alentours sont immondes, ambiance fin du monde de duty free : Barbouze de chez Fior, Hugo touchez ma Boss, Herpès, j’en passe. Le musée Mori est glacial, hyper surveillé, aussi convivial qu’un grille-pain connecté. Note pour moi-même : ne plus jamais y mettre les pieds, à part en cas d’occupation sauvage. Occupy Mori Museum !
Les sponsors de l’expo : pas besoin d’enquêter pendant des semaines pour comprendre que ça ne sent pas tout à fait le patchouli : la louche Nippon Donation Foundation, Adidas (on en parle, des Ouïghours ?), Ginza 8, Parco, la Obayashi Foundation… On nage en plein flouzoir, flouze et pouvoir. Pour des néo-dadaïstes, ça la fout mal, à moins qu’il ne s’agisse d’un dadaïsme parfaitement soluble dans le spectaculaire-marchand, bref, après le néo-dadaïsme d’État (Buren), le néo-dadaïsme financier, on n’est plus à un oxymore (oxy-moron) près. Je ne parle pas non plus des t-shirts WE ARE SUPER RATS (c’est pas moi qui le dis !) vendus 7000 yens à la sortie de l’expo, disons que j’imagine mal Antonin Artaud vendre des tote bags.
Inutile donc de s’attarder sur le contenu de l’expo, les œuvres en elles-mêmes sont chouettes, mais tout ce qui pourrait me plaire est instantanément annihilé par la dégueulasserie qui les entoure. Ces zigomars font vraiment un mal fou à toute la scène underground-outsider japonaise, à tous ces artistes indifférents aux tendances qui ont pu un instant trouver les Chim↑Pom crédibles. Je n’imagine pas un concert de punk à la salle Pleyel, ni une expo de graffs au Centre Pompidou (et aucun punk ni graffeur digne de ce nom n’accepterait).
Pour revenir à l’expo, une œuvre m’a paru hautement significative : une grosse tente noire (symbolisant un sac poubelle) dans laquelle est installé un trampoline : l’idée est de s’amuser dans les déchets. Pourquoi pas ? Mais avant d’y pénétrer, deux réduits de gorille me font savoir qu’il est interdit de sauter sur le trampoline. D’accord… Même l’aspect ludique neuneu (que j’apprécie) est entravé par la nature même du lieu. Avec cette expo, le ludique-subversif est donc valorisé par sa négation, dans une forme légale et institutionnalisée, encadrée, aseptisée et régulée. Rien de nouveau sous le soleil, mais il est nécessaire parfois de rappeler certaines choses.
En sortant de l’expo, j’ai éprouvé le désir très fort de jouer à Goat Simulator. Ce n’est pas un hasard. Comme son nom l’indique, ce jeu vidéo permet d’incarner une chèvre : Goat Simulator est la toute dernière technologie de simulation de chèvre, en proposant la dernière génération de simulation de chèvre pour VOUS. Vous n’avez plus à rêver d’être une chèvre, vos rêves sont enfin devenus réalités !
Au joueur de créer les situations les plus absurdes possibles en milieu urbain, de ruiner les repas de famille, de lécher des quidams, de faire exploser des voitures (la chèvre, comme les rats de Chim↑Pom, est extrêmement résiliente), de voltiger en jet pack, de devenir girafe, pingouin, œuf, de s’incruster un peu partout (dont une galerie d’art), le tout accompagné par une musique irritante, qui pousse au vandalisme pulsionnel. Comme dans un rêve… (les miens en tout cas). Ce jeu a plus d’un point commun avec les Chim↑Pom (qu’ils fassent attention à la chèvre : un simple coup de corne et les voilà en orbite !), mais il coûte moins cher que leur expo, il est plus drôle, plus idiot, plus cathartique, plus ludique et en définitive plus inspirant, amenant à se poser ce genre de questions : comment empêcher la circulation sociale, marchande, culturelle, sans que personne n’ose intervenir ? Comment devenir chèvre ?.. J’appelle de mes vœux les chèvres néo-dadaïstes à faire irruption à Tokyo, disons à Roppongi Hills, et à y amener un peu de sauvagerie obsessionnelle et colorée !
Chim↑Pom: Happy Spring Celebrating Japan’s Most Radical Artist Collective in Their Largest Retrospective 2022.2.18 [Fri] — 5.29 [Sun]
Ça commence pas un peu à ronronner, cette histoire ?
Eh bien non. Il suffit de voir ce que la JR a osé commettre sous la voie ferrée près de la station, en imposant un complexe prout-prout de restos bobos et autres bars à vin en carton, qui jurent tellement avec les alentours crados du quartier, pour se dire qu’on a raison de se révolter, qu’il faut continuer à faire savoir que non, on n’en veut pas, de cette normalisation répressive. Que cette gentrification, ils peuvent s’en faire des papillotes et se les insérer dans l’orifice de leur choix, car leur projet sent tout simplement l’ennui et la mort.
Rien à dire de particulier sur le déroulement de la manif, ça s’est passé comme les années précédentes, flics en surnombre toujours aussi hébétés, musique toujours aussi bonne (punk, électro, hip-hop en majorité), plaisir de voir des gens qui se parlent, qui vivent, qui rient, malgré les giboulées démobilisatrices. Un peu plus de participation ou de soutien ne ferait quand même pas de mal : cent manifestants pour une ville comme Tokyo, c’est ridicule et déprimant après coup. Pour plus de détails, je renvoie à ce que j’écrivais les années précédentes. Très bonne after party dans un lieu clandestin, avec concert de punk bien énervé et discussions marrantes au balcon, c’est bien de ne pas s’éparpiller après les manifs, ça devrait être toujours comme ça.
Pendant la manif, une pancarte m’a interpellée : « TSUMARANAI MACHI NI SURU NA! », qu’on peut traduire par « n’en faites pas un quartier chiant » et par extension une ville chiante. J’ai repensé à Perec et à son poème « L’inhabitable » : L’inhabitable : la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelés, la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes L’inhabitable : l’architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste L’inhabitable : le parqué, l’interdit, l’encagé, le verrouillé, les murs hérissés de tessons de bouteilles, les judas, les blindages L’inhabitable : les bidonvilles, les villes bidons L’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d’assises, les cours d’école l’espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes garçonnières, les coquets studios dans leur nid de verdure, les élégants pied-à-terre, les triples réceptions, les vastes séjours en plein ciel, vue imprenable, double exposition, arbres, poutres, caractère, luxueusement aménagé par décorateur, balcon, téléphone, soleil, dégagements, vraie cheminée, loggia, évier à deux bacs (inox), calme, jardinet privatif, affaire exceptionnelle On est prié de dire son nom après dix heures du soir (j’ai mis en gras ce qui me parle le plus) L’inhabitable, la ville bidon, la ville chiante. J’ai envie de continuer le poème de Perec. La ville chiante : une ville où on a honte d’être pauvre. Le contraire : une ville si belle qu’on préfère y vivre pauvre que riche n’importe où ailleurs, pour paraphraser Debord à propos du Paris des années 60. Une ville où on ne peut pas créer, faire son truc, sans être jugé, ou alors parce qu’on est trop pris par l’esclavage salarié. Une ville normale, pas psycho-friendy (psycho-friendly, qu’est-ce que c’est ? Fafafafa), une ville sans efflorescence artistique, politique, socio-éthique. Une ville sans labyrinthe, une ville où on ne peut pas se perdre. Une ville surveillée, fliquée de partout. Une ville étroite d’esprit, où personne ne se parle, une ville sans fantaisie, où on n’a pas le droit d’être soi-même dans le devenir de son choix, enfin heureux de jouer son propre rôle. Une ville sans vie nocturne, sans musique, sans sexualité libre. La ville du couvre-feu perpétuel. Une ville de bourgeois ringards et ressentimentaux, castrateurs d’avoir été castrés toute leur vie ; vraiment il faut se protéger de ces gens-là, ce sont les pires. Une ville de spectateurs passifs, où rien n’arrivera jamais. Une ville de familles conformistes et répressives. Une ville de l’isolement, où on peut crever la bouche ouverte dans le caniveau, symboliquement y compris. Une ville conçue par et pour des vieux slips consuméristes. Une ville grise, prétentieuse, de la distinction foireuse de bobos-gogos, faut bien s’habiller bien proprement, parler et écrire bien proprement, comme ça on aura un bon point de la maîtresse. En gros, la ville bourgeoise telle qu’on la connaît trop bien, anti-bonobo (bohème non-bourgeois). On la subit déjà un peu partout. Et comme si c’était désirable, comme si l’absence de libido était bandante, comme si on était non seulement condamnés à subir ce genre de villes moisies, villes de la pauvreté du vécu, mais à les désirer ! Comme si au contraire, on n’avait pas envie de désirer, délirer, jouer, jouir sans entraves dans un devenir-minoritaire en éventail ! Koenji le permet encore plutôt bien, donc on ne lâche rien.
THIS IS IT, ma demie-journée du 21 novembre 2024 par Éric Arlix
Dans le capitalisme greenwashing les jours comme celui-ci où la température frôle le zéro, les démocrates n’ont qu’une phrase à la bouche « réchauffement climatique mon cul », iels glissent, ressemblent à des explorateur.trice.s affrontant le Pôle Nord par -40.
8h30, je pars à pieds d’Alfortville à Nation, soixante minutes, 0 degrés c’est la grosse flippe, les vieux ne sortent pas, les enfants manquent de s’étouffer sous neuf pulls, les retards au travail s’assument et se programment plus facilement.
Dans le capitalisme greenwashing « le climat » reste pour la plupart des gens « la météo » et ce n’est pas la peine de se la raconter, personne (ou presque) ne veut changer ses modes de vies si problématiques.
10h25, juste avant de rentrer dans un café pour mon rdv TINA j’observe bouche bée une murmuration* d’étourneaux assez impressionnante, fréquentes en ville (la ville est plus chaude, moins dangereuse, nourriture plus abondante), mais celle-ci est sans conteste dans mon top 3, il neige depuis deux minutes.
Dans le capitalisme greenwashing les industriels et les organisateurs des sommets internationaux ont toujours des bonnes idées pour sauver la planète. Au G20 à Rio de Janeiro en novembre 2024 les intervenants s’affichaient à côté de leur bouteille d’eau qui n’était plus en plastique mais en aluminium (c’est fou non ? Et le verre vous connaissez ?).
11h30, je repars à pieds vers Alfortville, la neige tombe en continue depuis une heure sur Paris et les démocrates lâchent un « putain », les enfants un « super », les vieux depuis leurs fenêtres un « c’est beau ».
Statistiques de la demie-journée marche : 12 km. lecture : 30 pages de Tianxan protéines animales ingérées : 0 écriture : une page sur une murmuration d’étourneaux visiteurs uniques sur la revue TINA à midi : 28 glissades : 3 schtroumpfs qui tentent de me viser avec des boules de neige : 2
Puisque vous avez bien voulu nous suivre hier au Stade de France transformé en galerie d’art, merci d’y rester encore un instant pour une observation de fin septembre égarée depuis entre deux mails.
L’effusion des nobles valeurs olympiques est déjà loin et la parenthèse bien refermée. L’heure est aux bippeurs piégés et aux bombes de deux tonnes. Sans doute avez-vous oublié depuis longtemps la cérémonie de clôture des jeux de Paris-2024. Et si vous ne l’avez pas vue vous n’avez rien perdu. Sauf cette étrange plateforme déployée au milieu du stade. Les critiques peu convaincus n’y ont rien vu de particulier, au delà d’un plateau chaotique pour quelques prestations incohérentes. Un genre de banquise pour pingouins survoltés. Les journalistes à l’antenne y voyaient quant à eux sans hésiter un planisphère. C’est en tous cas ce qu’ils avaient lu dans le communiqué de presse. C’était, disaient-il, quelque chose comme une représentation de la merveilleuse harmonie des continents rassemblés dans une communion festive autour de l’exploit sportif, du fair-play et du dépassement de soi (mais surtout des autres). Une sorte de plateau de camaraderie tectonique. Mais de notre côté, vautrés dans le canapé, mauvais esprit rétifs à la compétition, au hasard d’un zapping désenchanté, nous avons plutôt cru y voir soudainement les silhouettes acérés de F15, F117, Rafales, Mig35 et autres furtifs malfaisants. La planète figurée en armure futuriste de titane anodisé, à la fois armada de porte-avions, piste d’envol multi-directionnelle et base spatiale de la guerre des étoiles.
L’équipe de France de rugby a remporté samedi soir le match contre les All Black. Les commentateurs reviennent ce lundi sur le Haka traditionnel des joueurs Néo-Zélandais avant le début de la partie.
Ce chant guerrier Maori, dansé par l’équipe All Black sur le terrain avant chaque match pour impressionner l’équipe adverse, a été spécialement réussi parait-il, et sa chorégraphie semble avoir inspiré un jugement esthétique unanime chez les supporters des deux équipes. Le site d’information néo-zélandais Stuff a suggéré que le Stade de France s’était transformé en galerie d’art lorsque les All Blacks ont interprété leur Haka.
Et sur les réseaux sociaux, d’aucuns réclament une place au Louvre pour le Haka. Une manière comme une autre de se réapproprier le concept d’art confisqué par la classe dominante ? (Si personne n’a pensé au Palais de Tokyo c’est à juste titre. Cela pourrait bien arriver, mais ce serait alors, à l’inverse, une spoliation de plus).
Benjamin Lemoine, Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté Par Pierre Tenne
Il y a des conventions professionnelles où ces fonds vautours se réunissent. Ils présentent leurs méthodes de travail, avec des diaporama, des blagues, des fiertés, de l’émotion. Comme un salon du fond vautour – mais ne dites pas vautour, le v-word n’a pas bonne presse. D’ailleurs, ces avocats d’affaire et banquiers s’octroient volontiers un rôle économique et social vertueux : sans la pression mise par leurs fonds d’investissement sur les États les plus pauvres de la planète, la corruption ne serait-elle pas bien plus importante ? Bien trop importante ? Le capitalisme mondialisé serait-il contrôlable sans la contrainte mise par les fonds vautour ?. Chasser les États est une nécessité, non ?
Dans la ménagerie du jardin des Plantes vivent en cage des vautours pape, qu’on n’imagine absolument pas chasser des États. Le vautour pape, ou sarcoramphe roi, est un splendide animal qui n’a rien de commun avec les avocats new-yorkais qui font de la prédation des États pauvres une aventure triste de ce monde – celui où les vautours papes sont de moins en moins nombreux.
Benjamin Lemoine a assisté à ces conventions, il s’est entretenu longuement avec ces gens. Il permet de saisir ce qu’il se joue dans ces questions majeures qui intéressent peu les pays profitant le plus de la mondialisation, dont la France, mais qui est centrale dans les contrées qui souffrent le plus de ces prédations – en Argentine, des campagnes électorales ont été centrées sur la question des fonds vautour. Il faut dire que le fonds Elliott, fondé par Paul Singer, avait réussi à humilier le pays en immobilisant son voilier, trésor national, pendant plusieurs semaines, au Ghana.
Les gens comme Paul Singer se voient comme des cow-boys. Leurs « trophées » sont d’humilier des États en souffrance économique. Ils se donnent un rôle moral dans l’économie mondiale et considèrent que les conséquences de leurs actions – misère de masse, crises politiques et sociales – sont préférables à celles, probables, de leurs inactions. On peut trouver une forme d’humour à lire leurs confessions, qui semblent plus souvent sincères que cyniques. Mais la sincérité a-t-elle encore une valeur ?
Chasseurs d’États permet surtout d’établir deux processus historiques qui sont souvent occultés. Le premier est celui du rôle central du droit new-yorkais dans l’impérialisme états-unien de la seconde moitié du XXe siècle. Kissinger apparaît bien souvent dans cette histoire comme celui qui promeut la possibilité de juger des États dans les tribunaux des États-Unis, plus précisément de New York, plus précisément de Wall Street. Le dollar et la loi de New York, armes fondamentales de l’assujettissement du monde.
L’autre histoire, plus étonnante encore à découvrir, est celle qui montre le détricotage au long cours de l’immunité souveraine : on ne juge pas un pays dans un tribunal, pensait-on généralement jusqu’aux années 1950 ou 1960. Il a fallu tout un lobbying, dont Benjamin Lemoine fait la généalogie, pour établir qu’il était non seulement possible, mais préférable, de pouvoir traîner en justice des États pour les rappeler à l’ordre libéral. L’implication de l’État américain, des agences internationales (FMI), du milieu de la finance mondialisée dans ce lobbying est massif et continu. Il a également triomphé, puisque la conception de la souveraineté étatique a été forgé par ces acteurs. Au-delà de la dimension économique et diplomatique, au-delà des seuls pays ayant souffert d’agressions par ces fonds d’investissement, cette victoire nous concerne tous puisqu’elle a imposé une idéologie du public et du privé qui a colonisé tous les discours : l’enrichissement est privé, ce qui est public ne peut être source de richesse (ni de déficit, sous peine d’austérité). Cette capacité à remodeler la définition légale de la souveraineté a ainsi opéré une désagrégation de l’idée de richesse publique, instaurant dans la langue et la logique politique le fatalisme d’une organisation sociale négligeant les autres. Ce qui est public, peut-être commun, ne peut dans cette langue qu’être disloqué pour que s’enrichissent quelques-uns. Il y a même des lois pour cela.
Benjamin Lemoine Chasseurs d’État. Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté, Paris, La Découverte, 2024, 384 p., 24€
THIS IS IT, ma journée du 6 novembre 2024 par Éric Arlix
Dans le capitalisme tardif, bien trop long mais sans doute indépassable, la journée est rythmée par la montée des voix pour Trump et par le nombre de grands électeurs rouges qui augmentent d’heure en heure, la ligne rouge grossit telle un téléchargement lent mais inéluctable.
12H00. Je croise Jésus, c’est une cloche de 30 ans qui en paraît 45 et le corps 60 qui a choisi d’être une cloche, ce n’est pas la société qui l’a rejeté c’est lui qui a rejeté la société. Je lui achète deux bières car le sandwich tofu que j’ai en mains il n’en veut pas.
Dans le capitalisme archi-tardif bien que sans doute indépassable les libertariens (anarchistes de droite) sont la nouvelle tendance, supprimons les États qui ne servent à rien à part entraver la liberté individuelle (des riches).
15h00. Je croise Jésus mais il est avec ses potes éphémères alors ce n’est pas le moment, ils se chauffent avec des 8.6 avant le grand saut dans le monde cotonneux et incompréhensible.
Dans le capitalisme tardif nous pourrions tenter plus souvent des expériences pieds nus (barefoot) – David Carradine le faisait souvent dans son quotidien et même lors de ses rendez-vous professionnels dans les studios d’Hollywood – un acte fort de véritable insoumission.
19H30. Je croise Jesus il me dit Tu veux fumer ? – non merci – j’ai pas de problème tu sais me dit-il, je lui réponds Tant mieux tant mieux en regardant ses pieds noirs comme le goudron sur lequel ils sont posés.
Statistiques de la journée marche : 3 km. calories brûlées : 200 Franceinfo : 4 heures temps à compter les fascistes dirigeant des pays : 2 heures l’envie de mettre des baffes a des individus de gauche qui ne sont pas de gauche : incalculable Alcool : 2 gin-to Protéines animales ingérées : 0
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Fabrication d’un jeu à l’interstice des mondes Entretien avec Bruno Pace, Maison Auriolles, 2024 par Aurélia Zahedi
Bruno Pace, pourrais-tu nous présenter ton jeu de cartes ? Ce jeu de cartes est né d’un désir profond d’habiter des zones interstitielles. En écologie, un « écotone » désigne une zone frontalière entre des écosystèmes différents. Ce qui est étonnant, quand on observe en détail ces lisières écologiques, est que la biodiversité de ces frontières est plus grande que la somme des écosystèmes qui la bordent. L’explication pour ce phénomène est relativement intuitive : certaines espèces dépendent simultanément de choses qui se passent dans des écosystèmes voisins et, ainsi, leur existence n’est possible qu’à la frontière. C’est pourquoi les frontières écologiques ont une tendance à être plus riches, plus diverses que leurs écosystèmes voisins.
Par analogie, j’ai constaté pendant ma trajectoire de recherche que certains sujets, certaines questions ne trouvent leur sens qu’à la frontière entre différentes disciplines. Par exemple, quand on se pose la question « qu’est-ce que l’information ? », pour pouvoir y répondre pleinement, on devrait passer par la physique quantique, la théorie de l’information, les mathématiques, l’informatique, le journalisme, la psychologie, la sociologie, le droit et la biologie moléculaire, pour en citer quelques-unes. Malheureusement, les institutions de recherche que j’ai rencontrées sur mon chemin n’étaient pas ouvertes à certains croisements ou pratiques transdisciplinaires. Et de plus en plus la tendance contemporaine à l’hyperspécialisation me semblait épistémologiquement et politiquement problématique — spécialement la séparation entre philosophie, arts et sciences, ou la séparation entre sciences dures et sciences molles.
C’était ma rencontre avec ce qu’on appelle la « recherche-création » qui m’a ouvert des voies radicalement nouvelles dans ma pratique. La recherche-création se propose d’habiter cet interstice couramment considéré comme paradoxal ou incompatible entre recherche scientifique et création artistique, et je suis maintenant convaincu·e qu’il faut prendre cet interstice au sérieux pour faire face aux défis de notre époque.
Je me suis alors posé une question assez pragmatique : comment créer une forme qui puisse matérialiser le défi de tout travail transdisciplinaire ? Notamment, le manque de convention (méta)linguistique interdisciplinaire. Comme les disciplines ont chacune leurs vocabulaires spécialisés, leurs imaginaires, leurs histoires — et, parfois, un même mot veut dire des choses assez différentes pour différents champs disciplinaires — j’ai commencé à collectionner des mots-clés, des concepts, des radicaux, des images qui venaient de zones éloignées de la connaissance. Et mon propos est devenu un jeu d’analogies et d’hybridations transdisciplinaires.
Inspiré de la biologie moléculaire et cellulaire, j’imagine que la bibliothèque est comme un noyau cellulaire : une archive de partitions.
J’invente un jeu de traductions, un jeu pour faire une mise en commun de toute forme de connaissance. L’ambiguïté et la polysémie font partie de toute forme de langage et le mot « carte » m’invite à cartographier, à mêler et à jouer. Et ainsi est née l’idée de perforer les savoirs, de digérer toute la bibliothèque, de la traduire en commun, en présent. De faire rêver la théorie pour en fabriquer de nouveaux mondes. Un jeu cartographique en mouvement.
Avec ton explication, j’imagine ce jeu dans la ripisylve (zone entre la rivière et la terre). Un espace infini dans lequel les un.e.s. et les autres s’enrichissent. Ce jeu porte-t-il un nom ? Ou plusieurs ? Oui, effectivement on pourrait imaginer la ripisylve comme un miroir de ce jeu. Un terrain en mouvement ou espace liminal, j’ai voulu créer un médium qui comporte plusieurs mots, espèces ou sujets venus de milieux différents, parfois incompatibles. Et qui sont toujours ouverts à des relations en potentiel, des associations inattendues, contingentes. Ce jeu ne porte pas encore de nom, mais je pourrais dire qu’il en transporte déjà plusieurs.
Peut-il évoluer au fur et à mesure de tes découvertes ? Au tout début de mon processus, j’ai cherché des stratégies pour mettre en commun des vocabulaires qui ne se rencontrent pas d’habitude. J’ai acheté des pots en plastique et j’y ai mis des petits bouts de carton colorés sur lesquels j’ai écrit des mots soigneusement choisis. Chaque pot correspond à un critère de sélection en particulier, et l’ensemble continue à évoluer au fur et à mesure de ma recherche : c’est en jouant avec différents publics et différents livres que les mots réclament leur existence dans ce corpus en mouvement. Comment les livres d’une bibliothèque discuteraient entre eux ? Quels dialogues peuvent exister entre différents champs disciplinaires ? C’est en occupant ces interstices que le jeu émerge.
As-tu écrit une notice ? Une règle du jeu ? Je dirais que je n’ai pas encore trouvé une notice définitive pour le jeu. Je suis toujours à la recherche d’un ensemble de règles qui soient à la fois agréables à jouer, relativement simples à comprendre et suffisamment complexes pour que la dynamique du jeu soit intéressante. Je suis aussi à la recherche de plateaux de jeu, différentes surfaces qui puissent fonctionner comme support. Ceci dit, j’ai écrit plusieurs partitions ou instructions qui ont guidées ma pratique jusqu’à présent, et que j’ai mises en jeu individuellement ou en groupe. En d’autres termes, j’ai transformé le design du jeu en une espèce de méta-jeu, pour que je puisse jouer avant même qu’un jeu définitif soit conçu.
Je pourrais ainsi dire que j’ai déjà quelques principes de base. Un point de départ fondateur de cette création a été une consigne assez connue dans le milieu de la recherche-création, qui nous invite à « performer les savoirs ». Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Déjà cette question de l’interprétation ouvre des chemins d’action et de pensée assez intéressants, que je pourrais vivement conseiller à nos lecteur·ice·s comme exercice.
Après une longue réflexion autour de cette question, j’ai eu l’idée de créer un dialogue entre la performance et la biologie moléculaire. J’aime beaucoup les analogies. Si l’on considère une bibliothèque comme un noyau cellulaire, les livres comme des chromosomes, les phrases ou paragraphes comme des gènes, un exercice performatif dans la bibliothèque (par exemple : choisir un livre, lire telle phrase, interpréter tel passage, citer ou commenter un extrait qui vous touche, traduire une idée en action) serait déjà une manière de performer la biologie moléculaire (à l’intérieur de nos cellules, une myriade de machines moléculaires traduit des morceaux de nos codes génétiques en action). En outre, si le livre que l’on choisit habite, par exemple, l’étagère de la littérature comparée, nous sommes aussi en train de performer des savoirs issus de ce champ disciplinaire. Alors, dans quel champ disciplinaire se situe cet exercice finalement ?
Pour esquisser une réponse, il vaut mieux penser par strates. Dans une strate opère le méta-jeu : on va fouiller dans les bibliothèques et trouver des passages qui nous intéressent. On peut les copier, les lire, les extraire, les transporter, on peut aussi en composer des poèmes, des règles du jeu à partir des fragments sélectionnés. Du cut-up scientifique. Dans l’autre strate on joue au jeu proprement dit : on rentre dans les sujets, on les traduit en action et on y voit des réactions. En mettant en action ces idées, je me suis rendu compte que certaines idées de la biologie moléculaire pourraient carrément servir comme une convention métadisciplinaire pour naviguer entre les savoirs. Et j’ai trouvé que le nom « chimiolinguistique » illustre bien cette pratique.
Avec qui as-tu déjà testé ce jeu ? J’ai testé ce jeu dans des cadres assez différents, avec des groupes très hétérogènes. Je pourrais aussi dire que ce n’était jamais le même jeu que j’ai testé, étant donné qu’à chaque fois j’ai mis en place des règles différentes, des partitions expérimentales. Je suis, en réalité, toujours à la recherche d’une mécanique qui fonctionne : je ne l’ai pas encore trouvée. Le jeu étant toujours dans sa phase de recherche, je continue ce processus de mise en expérimentation du « méta-jeu ». Dans ce cadre, je l’ai essayé avec des artistes, des chercheur·euse·s, des philosophes, des étudiantes. Trouver des publics, des sujets à aborder, des plateaux, des cartographies à faire sont aussi des questions centrales de ma recherche en ce moment, et font partie du méta-jeu.
Est-ce que ce jeu pourrait laisser des traces, des empreintes de réflexions sous forme d’écrits, de pensées ? Est-ce qu’on pourrait le considérer comme un support de création ? Ces deux questions sont très liées dans ce travail. J’avais conçu cette œuvre de manière à troubler les lignes entre processus et produit. J’ai voulu créer un objet qui ne soit pas une destination, un objet final. Pour y arriver, j’avais imaginé un objet qui puisse être utilisé comme médium ou support d’écriture, et qui puisse servir à instruire, dès qu’on l’active, celleux qui jouent dans une démarche de création. (Je pense l’écriture dans un sens assez large, avec des mots, une écriture chorégraphique, de la bande dessinée, ou autre, indépendamment du médium.) Je tenais fort à ce système de méta-partitions inspiré de la génétique pour organiser mes pensées avant de plonger dans la création même d’une œuvre. En jouant, ce jeu a déjà laissé plein de traces sonores, visuelles, gestuelles, écrites. À partir de ces cartes, j’ai créé d’autres œuvres qui sont disponibles sur https://cosmos.hotglue.me, qui sont quelques-unes des traces ou remédiations issues de ce système de méta-partitions dont je parle. Dernièrement, comme j’ai développé tout ça au sein d’un master en recherche-création, j’ai aussi écrit un mémoire qui, j’espère, deviendra bientôt une publication.
Tu as navigué entre plusieurs mondes jusqu’à aujourd’hui, et ce jeu pourrait bien en être le fruit n’est-ce pas ? Oui, je pense que mon parcours est, quelque part, à l’intérieur de ce jeu. J’ai commencé cette longue trajectoire par l’ingénierie de systèmes (en gros, l’ingénierie qui articule différentes sortes de systèmes : électronique, mécanique, informatique, thermique…). Là, déjà, il y a une question importante : comment traduire et connecter ces systèmes radicalement différents ? L’intégration de ces systèmes requiert des liens, des adaptateurs, des codes, des traductions. Je n’ai pas tardé à reconnaître le rôle central de la notion d’information dans ces systèmes hybrides et à y diriger mon attention. Mon intérêt pour ce qu’on appelle des « systèmes complexes » m’a porté à poursuivre un master en utilisant des outils de la physique pour comprendre l’information et sa propagation en réseaux. Plusieurs notions liées à celle de l’information ont traversé mon parcours – celles d’un agent, de la sémiose, de l’auto-organisation, de l’émergence ou de la désinformation. Mais ce qui m’a toujours le plus passionné était l’organisation (re)programmable et multi-échelles du vivant. C’est ainsi que j’ai fini par faire une thèse entre la biologie mathématique et la biologie informatique, orientée autour d’une question fascinante : comment les êtres vivants, même à l’échelle d’une cellule, arrivent à sentir leurs environnements et à en extraire du sens, pour pouvoir naviguer dans ce monde compliqué et y survivre ? C’était dans ce cadre que j’ai découvert un autre champ disciplinaire hybride, très intéressant, qu’on appelle la biosémiotique — c’est-à-dire, l’étude de la fabrication de significations chez les êtres vivants. Ce qui est très singulier est que cette discipline se place à la charnière entre le matériel et le symbolique, entre matière et signification, entre l’objectivité des sciences dures et la subjectivité des sciences humaines et des arts.
Mais ce n’était pas des questions théoriques qui m’ont menées au plus récent détour (la recherche-création) dans ma trajectoire, c’était plutôt un regard critique envers l’institution de recherche académique qui m’a fait dévier du parcours scientifique classique. Quand j’ai rencontré la notion de recherche-création et le master ArTeC, je me suis finalement permis d’articuler mes pratiques artistiques (que j’avais toujours laissées de côté) avec ces mêmes sujets de recherche (qui sont toujours au cœur de mes démarches). Et voilà, tous les ingrédients nécessaires pour la genèse d’un jeu de cartes inspiré par l’architecture du vivant, dont j’ai voulu tirer une cosmologie en mouvement.