Le samedi 16 août TINA a marché. À Paris, à La Martinique, à Albi, à La Ciotat, au col de Menée
Paris
TINA démarre à 8h30 Porte de Vincennes, sur le boulevard des Maréchaux pour une révolution autour de Paris (34 kilomètres), de l’Est vers le Nord. Une marche révolutionnaire un jour de canicule, mais finalement petit vent frais le matin. Pendant la marche TINA se demande si la rentrée sociale, politique et climatique sera un peu comme les autres, agitée mais sans véritables conséquences ou si quelque chose d’un peu plus fort pourrait dépasser les indignations habituelles. TINA prend des photos, ralentissement du rythme de marche.
TINA compte les Portes, lit et s’interroge quelques secondes sur les noms des Maréchaux (c’est à Valenciennes que les avenues qui tournent autour de la ville portent des noms de peintres ?*). Pas ici. TINA parle de la M25 (Ian Sinclair, London Orbital), des artistes qui marchent, des marcheurs, TINA tombe d’accord avec elle-même sur l’urgence de vider les villes des voitures mais aussi désormais des trottinettes électriques et des vélos électriques aux pneus démesurés qui foncent à 60km/heure. Les urbains ne veulent pas marcher. Un problème démesuré de mobilité de plus.
La marche TINA à Paris était Top
La Ciotat
Bruit de fond Sortir pour faire un tour, pour quitter la maison, chasser les idées qui tournent en rond, qui obsèdent. Sortir de soi, en quelque sorte. Faire un tour. Ce n’est pas le tour de Paris par le boulevard des Maréchaux. C’est à La Ciotat, le tour du parc du Mugel. En montant la colline qui permet d’accéder au parc, on peut apercevoir, dans le port de la ville, les grands portiques, et les différentes grues des chantiers navals, impressionnants appareils de levage et de manutention réservés aux très lourdes charges. Le contraste paraît saisissant entre l’espace naturel qu’on traverse et ce territoire industriel qui a changé avec les années. Ouvert en 1849, le chantier naval de La Ciotat a fermé en 1989. Il a produit des navires d’exception aux dimensions considérables étant donné la taille du port (le Narval, le Danube, l’Ava, le Blois, l’Atlantic Star, le Ville de La Ciotat, l’Alceste, le Bonaparte, le Périclès, le Guienne, l’Impératrice, L’Anadyr, le Chili, l’Australien, le Laos, l’Annam, l’Atlantique, l’André Lebon, le SS Commissaire Ramel, le Mariette Pacha, le Mitydjien, et La Marseillaise). Il est aujourd’hui le lieu d’entretien de yachts de luxe. Changement d’époque. Sur le chemin, on remarque deux types de cendrier. Un cendrier semblable à un bac à fleurs mais sur lequel il est écrit cendrier, pour qu’on ne se trompe pas. Il sert de poubelle cependant. Et un cendrier de vote. Sur l’affiche qui explique ce que c’est, on nous informe qu’un mégot pollue 500 litres d’eau. Ce cendrier en métal jaune propose deux bacs pour jeter ses mégots. À gauche pour ceux qui préfèrent écouter Les cigales. À droite pour ceux qui préfèrent écouter JUL. À vous de voter ! Quelques mètres avant l’entrée du parc, une vieille bâtisse sur laquelle a été peint il y a longtemps déjà une enseigne qui indique l’entrée de LA FONDATION DE LA FÊTE DES MÈRES (sous le patronage des Unions d’Associations Familiales. On a souvent tendance à réduire la fête des Mères à une célébration pétainiste. La fête des Mères, instaurée officiellement en 1926, est sauvée à la Libération et devient rapidement une fête officielle sous la IVᵉ République, portée par une politique nataliste d’État visant à restaurer le tissu social et démographique après la Seconde Guerre mondiale. Elle survit ensuite sous la Ve République, s’adaptant aux évolutions familiales et sociétales, désormais transformée en campagne publicitaire. Le parc du Mugel est un jardin remarquable. C’est un label, mais c’est vrai qu’il est beau. Naturellement protégé du mistral et des embruns par l’imposant massif du bec de l’Aigle, la dont la roche de couleur rouge, qu’on nomme poudingue, est une roche sédimentaire consolidée, composée de débris rocheux de forme très arrondie, comme un agglomérat de galets. « À l’extrémité du golfe, écrit Alphonse de Lamartine, trois énormes rochers s’élèvent sans bases sur les flots ; de formes bizarres, arrondis comme des cailloux, polis par la vague et les tempêtes, ces cailloux sont des montagnes : jeux gigantesques d’un océan primitif dont nos mers ne sont sans doute qu’une faible image. » Entre mer et collines, ombre et lumière, on déambule entre de très nombreuses plantes méditerranéennes adaptées au sol siliceux : figuiers de Barbarie, arbousiers, cactus, plantes aromatiques, chênes-lièges, châtaigniers, palmiers, bambous, plantes aromatiques et plantes tropicales comme l’oiseau du paradis. À mi-parcours, les murs d’une grande maison à deux niveaux, volets fermés, ouvertures protégées, sont entièrement recouverts de fresques murales, de tags et de graffs. Impossible de savoir pourquoi cette demeure est ainsi laissée à l’abandon. Sur le plan, elle est appelée Villa Bronzo, du nom de l’homme qui a acheté la propriété en 1947 et a fait construire la maison en 1948. Au sommet du parc, une ancienne bastide avec un centre d’initiation à l’environnement, fermé ce samedi, œuvre habituellement à la protection du littoral. Une belle vue sur l’île Verte qui se découpe en contre-jour, et l’anse du Sec sous les flancs imposants du bec de l’Aigle. Le tour est bouclé. Un petit tour et puis voilà. Le tour est joué. On peut rentrer chez soi. On a mis de côté, le temps d’une marche matinale, le sud de l’Europe accablé par les flammes et une chaleur extrême, le sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine et la guerre en Ukraine, la promotion d’un prêtre, condamné pour viol sur mineur par l’archevêque de Toulouse, le bilan des pluies diluviennes les plus meurtrières au Pakistan, le projet de développement d’une colonie juive stratégique à l’est de Jérusalem, en Cisjordanie, territoire occupé par Israël de façon illégale depuis 1967, les bombardements sur la ville de Gaza. On les a mis de côté, non pour les oublier, mais pour parvenir à supporter, au quotidien, cette pression de l’actualité, « l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire » des journaux, que regrette Georges Perec, lui préférant « le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel ».
Martinique, Savane des pétrifications
* Après le démantèlement des murailles médiévales à la fin du XIXe siècle, Valenciennes, a donné à ses boulevards le nom des plus grands artistes qui y sont nés, en particulier le chroniqueur Jean Froissart, le peintre Jean Clouet, l’évêque Antoine de Haynin, le peintre Antoine Watteau, (1684-1721), les peintres Louis Cattiaux (1904-1953) et Florent Méreau (1892-1953), le peintre Olivier Le May (1734-1797), le peintre Jean-Baptiste Pater, le peintre et dessinateur Charles Eisen, le peintre et sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux, le paysagiste et aquarelliste Henri Harpignies, ainsi que le peintre Arthur Edmond Guillez, qui a une rue à son nom. »
Col de Menée
Réveillé tôt le 16, j’ai pensé à Jacques Ellul (un podcast écouté la veille) évoquant l‘impossible – non comme limite mais comme espace. Magnifique. Parti de Grenoble, j’étais au Col de Menée dans le sud Vercors à 7h d’où j’ai suivi une ligne de crête en direction du nord-ouest. A 8h je notais – si Margaret avait été un peu curieuse de ce qu’elle disait elle aurait su – qu’en les niant – elle affirmait les alternatives. Je me suis arrêté souvent d’ombrage en ombrage, quand il y en avait, relisant le physicien Carlo Rovelli découvert dans la semaine : Et si le temps n’existait pas ? Il écrit par exemple : le temps n’est pas un contenant absolu dans lequel les objets évoluent, le temps est propre à chaque objet et dépend de son mouvement et puis un peu plus loin : le temps est un effet de notre ignorance des détails du monde. Je m’arrête, vue panoramique sur le Mt Aiguille qui se découpe sur un fond de brume, en me retournant j’aperçois la silhouette grise de nombreux résineux décharnés, morts du réchauffement ou de maladie. Le retour sous la chaleur écrasante de l’après midi est lent. Bien que me sois retourné assez souvent pour imprimer dans ma mémoire quelque chose du retour (il y a encore des itinéraires non balisés, heureusement). A un moment j’hésite assez longtemps, la pente accueillante devant moi est trompeuse, j’avance un peu, puis fais marche arrière. Je comprends qu’il faut continuer là où la ligne de crête s’estompe dans le vide. Pas de difficulté particulière, sinon que le relief chahuté trouble la perception du passage. La bonne direction est contre-intuitive. Retour au col à 17h. Rentré dans la marmite grenobloise, alors que j’étais parti dans l’idée de convertir mes notes en texte, mon corps me refuse un retour à l’ordinateur. Je l’écoute. Le temps n’existe pas.
(textes et images par Pierre Ménard, DeYi Studio, Christine Lapostolle, Éric Arlix, Élisabeth Sierra, François Deck)
L’année sauvage est un livre qui se déroule pendant un an. Chaque jour, 1.300 signes, pas un de plus, pas un de moins. Extrait inédit (3/3).
10 novembre
Hey, ma belle, ce soir je danse au bal, je vogue, je m’élance. Nous sommes les plus fantastiques de New York. Nos rides ne se voient pas. Nos jambes sont célestes. Les mannequins blanches n’ont qu’à bien se tenir. Les divas noires, c’est nous ! Tu connais le voguing ? Les poses de haute couture à la Fred Astaire, les rythmes cadencés, les trans afros, c’est nous. On se surmédiatise le temps d’une nuit. La vraie mode, c’est encore nous. Adios l’humiliation des blancs becs de l’Amérique moyenne. Nos gestes linéaires et rigides, nos mouvements à angle droit. Nous sommes toutes au bal. Paris Is Burning. Je prends la pose, je me farde, je ne fais plus mon âge. Les gosses de Harlem sont sur le trottoir, à treize, quinze ans, le corps qui chaloupe devant les maisons de la nuit. Nous sommes flamboyantes, nous sommes rivales ! L’argent, oui ; la gloire, aussi. Nous ne sommes pas des hommes ordinaires, ces clébards. L’underground queen, c’est nous avant le raz-de-marée queer. Willi Ninja est notre maîtresse, notre mother de Christopher Street. Hey, toi, la paumée, la revêche, la toxico, la sorcière des rues, la paria intégrale, viens avec nous, tu seras la Reine et brilleras de Mille Feux, ma diva, mon sucre d’orge, ma vampire. La nuit féérique des pédés-stars te tend les bras.
Je m’observe dans le miroir de la salle de bains, ma combinaison bleue, ma casquette bleue, mes gants de travail bleus et oranges. Je prends cinq sacs poubelle de 50 litres, je quitte mon appartement pour ma fiction performance du jour. Le ferrailleur qui se trouve à 754 mètres de chez moi achète 1 euro le kilogramme d’aluminium. Une canette fait entre 5 et 10 gr, j’ai compté 7 gr pour me donner une idée du nombre de canettes à collecter pour faire un kilogramme = 142 canettes.
Je sors de mon immeuble, une poubelle juste en face, trop facile, quatre premières canettes collectées. Pan 25-28 grammes. 50 mètres deuxième poubelle, une canette en surface, deux autres au fond de la poubelle, je tente de les atteindre sans frôler une barquette dégoulinant de graisse. + 3. Dans la caniveau, à l’arrêt du bus, sur les bancs des 7 gr m’attendent, il y en a partout. À la troisième poubelle c’est l’euphorie de la chasse au trésor, je pousse des grands Je t’ai trouvé à chaque canette collectée en les tenant à bout de bras comme un trophée, je me fais remarquer, c’est le but aussi. J’arrive près de la gare RER, bon coin, poubelles nombreuses, canettes en surnombre, j’en récolte aussi directement offertes généreusement par des citoyen.ne.s pressés mais attentifs. Je pourrais broyer d’une main chaque canette pour gagner en espace dans le sac poubelle mais ce geste me rappelle trop certains hommes terminant une bière. Le premier sac est plein, je n’ai pas compté mais disons environs 50 canettes. 1/3 c’est pas mal en 45 minutes. Finalement je vide le sac au sol, je trie les canettes par couleur, les dispose, moins précisément que dans une installation de Tony Cragg. Photo, 58 canettes. Je remballe, je planque le sac de canettes dans un recoin du garage à vélos de la gare. Je quitte la gare RER, je pars vers la Mairie, les poubelles sont nombreuses dans le centre ville et ses rues commerçantes, le chaland aime déguster sa boisson préférée en pratiquant le lèche-vitrine. Deuxième sac remplie en 36 minutes, 62 canettes. Je repars vers la gare, récupère mon premier sac et récolte en zig-zag sur le chemin la trentaine de canettes manquantes. J’en prend une trentaine de plus pour être archi sûre d’atteindre un kilogramme et réussir ma performance fiction du jour.
J’ai mes trois sacs à bout de bras, ce n’est pas lourd mais encombrant. Je vois plusieurs camionnettes crachant des nuages noirs sortir de la Nationale pour se rendre chez le ferrailleur, je suis la seule à pied, il est vrai que je n’ai qu’un euro et quelques de marchandises à revendre. Au comptoir d’accueil immédiatement l’employé rigole, pas le temps de dire quoi que ce soit, lui et des clients se demandent ce que je fais là. Il ne me dit pas bonjour mais OK pose ça dans le bac. Je dis bonjour, je m’exécute, 1,1 kilo. Tout juste, sourire démesuré de ma part, il dit j’ai pas le temps de remplir un quelconque papier, tiens voilà 1,10 euros ne revient pas demain pitiéou alors avec 100 kilos. Je ne reviendrais pas demain.
J’ai 1,10 euro en poche, je suis fière, je rentre chez moi, j’appuie sur la touche Record de mon caméscope mais ce n’est pas facile avec mes gants de travail que j’ai gardé en mains. Je pose sur ma table de travail la canette que j’ai laissé dans ma poche une bonne partie de la journée, un Orangina, je dispose à côté mon trésor du jour, deux pièces, 1 euro et 10 centimes. Derrière la caméra je zoome hyper rapidement vers la canette, un zoom d’amatrice très brusque, très déterminé, puis je reviens tout aussi rapidement vers le plan large pour quelques secondes avant de tourner vers la droite de 30° puis de zoomer vers les deux pièces. Fin. Nouvelle cassette mini DV, durée 1 minute 42 secondes pour cette action performance fiction de collectage d’environ 150 canettes qui une fois recyclées correctement deviendront probablement un des objets que je déteste le plus, une trottinette.
Bilans Économique : 3 heures de travail = 1,10 euro. Citoyen : environ 153 merdes correctement recyclées. Local : probablement qu’une des personnes croisée dans la journée ne jettera plus de l’aluminium n’importe où, je suis trop naïve je sais bien. Prédictif : je pourrais faire cela une fois par mois. Santé : quatorze kilomètres de marche c’est bon à prendre. Idée : une prochaine performance fiction sur les trottinettes. Artistique : je rigole bien.
J’ai 30 ans un mardi une pluie véhémente J’ai appris à retenir mes émotions en public en famille devant mon hamster surtout face aux clients J’ai rencontré ce soir au restaurant des individus complètement à l’abandon mais souriants comiques mêmes un rôle qu’il se donne en commandant un bouteille de Chablis désinvoltes staccato J’ai appris à m’arc-bouter au sol à soutenir leurs regards en notant la commande leur monde gustatif leur miettes face au chaos J’ai ce corps parfaitement tenu, droit aux formes dissimulées que des clients imaginent, détaillent, hument je les sens en déposant les assiettes avec une précision millimétrique en faisant étinceler le Chablis dans leurs verres en engrangeant les Merci mademoiselle J’ai des tocs avec les chiffres servirai-je 28 ou 36 bulots-mayo 16 ou 17 soles au four 22 ou 28 profiteroles à 17 ou 28 couples illégitimes et les 94,50 euros de pourboires moyen par jour seront-ils pulvérisés J’ai des listes de maladies qui défilent devant les yeux en les plaçant à table en accueillant leurs premières vibrations vocales en percevant leurs gestes de jocrisse en observant l’aspect et les teintes de leur peau tout un monde J’ai la fâcheuse habitude de m’adresser à eux sans qu’ils m’entendent sans même bouger les lèvres je délivre mes diagnostics rarement des rhumes ou des angines plus souvent pervers narcissique, maniaco-dépressif, foie aux abois, alcoolique, victime J’ai …..
L’année sauvage est un livre qui se déroule pendant un an. Chaque jour, 1.300 signes, pas un de plus, pas un de moins. Extrait inédit (2/3).
28 octobre
À la Hasenheide, un clochard était allongé dans l’herbe tout à l’heure. En train de lire, le corps recouvert d’un duvet brun, il était là, calme. Plongé dans son volume, tournant les pages. Je me demandais ce que signifiait être sans abri dans la Hasenheide, cette forêt qui ressemble à un parc, ce parc qui a la dimension d’une forêt. La température n’était pas froide pour octobre, c’était bizarre, le réchauffement climatique menait calmement sa ronde infernale. Un homme un livre à la main dans un duvet à Berlin, une ville qui n’a presque pas de fin, pas de centre, un périmètre qui ne cesse de s’agrandir à mesure qu’on l’arpente. Je réfléchissais à ce que peut un corps, à son incapacité, à l’immobilité subite. Autour de l’homme allongé il y avait une accélération perpétuelle, des joggeurs frénétiques, des vélos lancés à toute allure, des fourgons qui fonçaient sur Hermannstraße. Mais pas de lecteurs. Aucun répit. Sur les hauteurs du parc, deux Arabes sur un banc fumaient un joint en écoutant du raï. Des gamins jouaient au foot un peu plus bas. Je n’avais rien à contester, la vie était imparable. Je marchais et je pensais à l’homme au duvet, à ses yeux sur la page. Sa détermination. Est-ce qu’il avait une idée en tête ? S’imaginait-il protégé par les arbres de Neukölln ?
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Le temps est un billet froissé. Dit la chanson que j’écoute en cette fin de journée d’été. Le billet est là, sur la table, une page déchirée d’un carnet. On y lit des horaires notés au crayon, un numéro de téléphone, métro Jaurès, ligne 5. Papier froissé trainant au sol. Au premier plan d’un tableau où une femme écrit une lettre en présence d’une autre femme aux bras croisés, qui regarde par la fenêtre, à Dublin, à la National Gallery of Ireland. Le sol est un damier de marbre noir et blanc. Papier froissé, sur carré noir, tache ronde et rouge d’un sceau de cire détaché du papier – il s’agit d’ une lettre. Dans un autre tableau du même peintre, sur un autre sol en damier noir et blanc, la tache rouge est un filet de sang craché par un serpent – il peut y avoir des serpents dans les intérieurs de Vermeer. Dans la scène paisible du tableau de Dublin où la femme écrit sa lettre tandis que celle qu’on appelle sa servante regarde par la fenêtre, dans cette scène paisible, tout serait vraiment paisible s’il n’y avait pas cette lettre chiffonnée par terre avec le sceau rouge détaché – quelqu’un s’est énervé. Il y a souvent sur les tables des tableaux de Vermeer des feuilles blanches, des bouts de rubans, de tout petits objets que la perspective déforme et qui renvoient la lumière – collier de perles, coffre à bijoux, nécessaire à écrire… Chez le Géographe les feuilles blanches roulées par terre. Le billet froissé est le temps, le billet est le temps froissé – dit la chanson. Le chiffonnage des choses qui passent. Comme les pétales se flétrissent, les pages se tournent, les papillons agonisent. Un détail, un rien, juste le temps qui passe, est-ce que nous nous en apercevrions sinon ? Dans la pièce du fond, en cette fin de journée d’août, les jeunes filles chantent en s’accompagnant à la guitare, elles sont peut-être heureuses. Irons-nous au cinéma ce soir ? Les gens font la queue devant la baraque à glaces de l’autre côté du canal. La nuit va tomber. S’allument les reflets rouges et jaunes des phares de voitures et des éclairages de café sur le canal. Tu as ouvert la fenêtre pour fumer. On entend mieux le soir les voix des passants, une troisième guitare joue dehors. Je regarde sur la table, le papier à cigarettes, la gomme, un trombone, un lecteur MP3, une boîte d’allumettes venue des Pays Bas, ainsi qu’un pot à crayons contenant un stylo métallique sur lequel la lumière se reflète. Nous qui sommes des papiers froissés, dit la chanson.
J’ai 42 ans un mardi nuages bas, grisaille sur la ville J’ai manifestement la fâcheuse manie de tout foirer de ne rien aboutir de trouver chaque jour de nouvelles raisons de me lancer de nouveaux défis de découvrir des univers du coup d’à peine les découvrir J’ai des revenus d’intérimaire satisfaisant quand il le faut, peu aliénants mon frigo toujours plein pas de frustration de consommateur le contact facile pourtant des doutes sur le déroulement de ma vie J’ai quotidiennement une interrogation sur mon taux affiché de bonheur quotidiennement supplanté par de nouvelles passions étudier la langue chinoise tout savoir sur le requin-lutin, partir en voir acheter un berger australien et se lancer dans l’Agility apprendre à souder, à tricoter, à faire le meilleur Negroni J’ai sollicité des thérapeutes qui m’ont vite éconduis tenté la stabilité en acceptant un CDD de six mois J’ai pas tenu J’ai tout vu et tant de choses à voir à faire ces passions éphémères compulsives mon addiction, ma vie, ma bataille J’ai le malheur de demander à mon épicier de quartier sa meilleure recette de semoule pour couscous, je m’emballe j’achète un couscoussier, des kilos de semoule, je teste jour et nuit j’amoncelle des montagnes de semoule toutes différentes durée une semaine J’ai le malheur de tomber en extase esthétique sur la montre de mon voisin dans le bus 325, je m’emballe note la marque et passionne pour elle, pour l’horlogerie, pour ce savoir-faire technique que je qualifie de magique durée une semaine J’ai le malheur de discuter avec un champion de MMA, je m’interroge fortement de visiter un refuge pour animaux, adoption à gogo de lire un article sur l’Agility que me donne envie de m’y remettre de voir un documentaire sur un béluga espion, je pars en Norvège de vouloir écrire un manuel de survie, je fais un stage survivaliste durée des semaines J’ai avec tout ça des ami.e.s éphémères, joyeux, sans reproches, parfois à peine le temps de noter leur numéro, leur nom de famille pas de crédit, pas d’agenda autre que celui de la journée en cours imprévisible en partie une nouvelle passion, un nouveau coup de foudre, une nouvelle raison de vivre pointant inévitablement son nez J’ai un week-end par mois …..
Je m’observe dans le miroir de la salle de bains, terrifiée par mon maquillage papou réalisé avec soin en regardant le modèle sur mon ordinateur posé sur le bord du lavabo depuis une heure trente. Je dispose des plumes de pie et de pigeon dans mes cheveux, tranchant avec le jaune, le rouge, le blanc et le noir de mon visage. Je suis prête. Je sors. La gardienne de l’immeuble me salue, haussant les épaules après mon passage, bien évidemment à peine le portail franchi les regards des passants sont happés par mon allure, les clichés s’enchainent, les demandes de selfies aussi, quelques enfants terrifiés garderont mon visage à l’esprit le soir en peinant à s’endormir. Je suis spectaculaire.
Je me rend au jardin situé à côté de la gare R.E.R et comme le paradisier bleu je nettoie le sol et m’assure que le soleil viendra bien illuminer mon visage pendant ma danse. Je suis spectacle pour trois cloches et deux nounous avec ribambelle d’enfants. Ma danse est improvisation, métamorphose entre la femme et l’animal, ponctuée de petits cris aigus de corneille et de roucoulements de pigeon. Les nounous décampent, les cloches sont happés et entament une nouvelle bouteille de rosé, je m’immobilise, essoufflée, enivrée par cette danse rituelle improvisée d’une culture sans autre fondement que mes tests du jour. Filmée par une amie cette séquence aurait surement enflammée les réseaux sociaux mais je ne produis pas de traces visuelles. Je laisse un post-it sur un banc avant de quitter le jardin « Oulala c’est dur aujourd’hui »
Deuxième test, je me poste devant la sortie principale de la gare, immobile, le regard fixé sur un panneau publicitaire au-dessus des portes : « le vrai prix des bonnes choses ». Je ne bouge pas, j’attire les regards qui rebondissent sur moi pour se diriger vers le panneau publicitaire. Des personnes déposent des pièces de monnaie à mes pieds, tout spectacle mérite salaire. Je me sens bien, une séance de méditation inédite, je penche ma tête vers le sol, il y a 9 euros et 75 centimes à mes pieds. De mémoire d’Essonniens et d’Essoniennes rien de semblable ne s’était produit jusqu’alors.
Avant de rentrer je passe chez mon primeur, il me reconnaît grâce à mon baggy et à mon sac poisson, il ne fait pas de commentaire, sa politesse plus forte que sa curiosité. Je prends sept fruits différents et un bouquet de basilic thaï pour ma salade du jour. Je suis spectaculaire.