Quand il y a une voix vous pouvez acceptez beaucoup de choses de l’auteur.e. Il y en a une. Des formes, des styles, des choix, des formules qui ne vous auraient pas habituellement emballés mais ici ce n’est pas le cas, tout est dosé, précis, brodé, mystérieux, historique. Ce n’est pas un roman c’est autre chose et tant mieux, il y a des photos, le récit est organisé en blocs, mini définitions, envolées poétiques quand il le faut pas plus. Le sujet est très bien résumé dans la quatrième de couverture de l’éditeur et je ne me risquerais pas à plus :
« Fascinée par une boîte de négatifs dont elle a fait l’acquisition sur un marché à Berlin, une femme s’efforce d’en deviner les motifs. À travers les ombres et les contrastes, elle guette les signes qui lui permettent de les dater et y distingue la silhouette d’une autre femme, dont elle imagine l’existence : celle d’une personne ayant grandi sous le régime nazi, formatée par cette idéologie de la « normalité » et de la performance. Mais à cette réflexion sur le conditionnement social, sur la valeur des images, ce qu’elles fabriquent et transmettent, vient se greffer une interrogation sur la propre trajectoire de la narratrice : pourquoi a-t-elle été attirée par cette femme et ces photos ? N’a-t-elle pas elle-même été considérée comme « différente », inapte à interagir avec les autres ? Si les dictatures sont connues pour contraindre les trajectoires individuelles, au nom d’un idéal supérieur, les sociétés contemporaines sont-elles exemptes de critiques quant aux catégorisations qu’elles créent et aux modalités qu’elles imposent ? Au fil de cette double enquête historique et sensible, Sandra de Vivies traque les trajectoires perçues comme non conventionnelles et interroge les possibilités de leur existence. »
Je ne suis pas très fan de la dernière phrase ou alors je ne comprends pas bien cette phrase. Mais de fait Sandra de Vivies compose un récit imposant des interrogations contemporaines filtrées par une enquête historique, littéraire, mémorielle, cela fonctionne de la première à la dernière page sans oubli, sans relâche, suspendu dans une économie de mots, à la limite de la punchline par instants. La Femme du lac c’est deux heures de lecture en continu qui sont le temps d’un trek, d’une enquête contemporaine, d’une immersion dans les pensées d’une femme qui est vivante, cela se lit.
Extrait, page 78 « Les images nocturnes estompent la frontière entre ces deux types de réels, ce qui semble indiquer que l’aspect tangible vient de l’image plus que de l’évènement en lui-même. Si ces images se sont formées dans le cerveau puis mises en mouvement, si elles ont effréné le cœur élevé la température corporelle jusqu’à déclencher la sudation, si elles ont dérangé le balancier de l’inspiration l’expiration mobilisé la voix, si elles ont suscité la peur les hurlements c’est qu’elles sont vraies, du moins que quelque chose fût-ce par elles a vraiment eu lieu. »
Avec son fusil à bioxyde de carbone, Maury Frauenzimmer abattit soigneusement la réclame Nitz qui adhérait au mur situé à l’opposé de son bureau encombré. Elle s’était infiltrée durant la nuit et l’avait accueilli au matin de sa harangue perçante. Philip K. Dick, Simulacres, 1964 (trad. 1973, éd. Calmann-Lévy)
L’année qui vient ne sera pas marrante, on le devine, mais elle sera marron, on nous le dit. Pas marrante, c’est probable avec aux commandes de nos régimes démocratiques ou autoritaires les joyeux compères trop bien connus. Marron, c’est moins attendu mais soyez-en certain, c’est Pantone qui nous l’assure. Chaque année Pantone propose une couleur sensée incarner l’esprit du temps. Cette année ce sera marron ! Rassurez-vous le marron sélectionné pour 2025 n’est pas celui de la boue des tranchées en Ukraine ni celui de la poussière des ruines de Gaza. C’est un marron réconfortant, le marron Mocha Mousse 17-1230. « Savourez des instants précieux rien que pour vous. Empreinte de richesse sensorielle, la couleur PANTONE 17-1230 Mocha Mousse nous inspire à créer des expériences qui dynamisent notre bien-être et notre confort personnel. » Depuis plusieurs jours, quand Maury sort de chez lui, elle est là, dans l’ascenseur. Et quand Maury rentre chez lui, elle est encore là, dans l’ascenseur. Elle porte un grand manteau noir brillant matelassé de la marque Yaya, un genre d’anorak qui tombe jusqu’au genoux. Elle, c’est Maye Musk. Les chinois pensent qu’elle vit en Chine car on la voit partout sur les réseaux sociaux et dans les publicités, mais elle n’habite pas l’immeuble de Maury. C’est simplement un écran vidéo publicitaire installé dans l’ascenseur qui lui serine des âneries et s’impose à ses regards plus facilement que les voisins à qui il tourne le dos, le nez sur la porte automatique en acier inoxydable. Elle est là, et bien sûr elle parle. Impossible d’y échapper. En vendant notre tranquillité quand il a autorisé ces écrans dans l’ascenseur le gérant s’est bien gardé de diminuer d’autant les charges. Triste sort des locataires qui, faute de fusil à bioxyde de carbone, n’osent pas même donner un coup de coude dans l’écran pour détruire les réclames envahissantes. Mais bon, pas grave, Maury a installé sur son smartphone le fond d’écran marron Mocha Mousse qui reflète nos aspirations collectives sous la forme d’une teinte unique et distincte et ça le réconforte. Avec ses cinq narratifs de couleur, via Pantone Connect, Maury est assuré d’être dans le ton. Et bien entendu ce n’est pas le marron déposé par UPS, ni aucune des autres couleurs déjà déposées par Veuve-Clicquot, Mattel, Louboutin, Valentino, Hermes, Nikon, Decathlon, Ferrari, Milka, Tour de France, Tiffany & co, et les autres, sans parler du Vantablack, le noir le plus noir du monde, produit par Surrey Nanosystems, dont Anish Kapoor a acheté l’exclusivité. Comme tout ce qui nous entoure la liste des couleurs est soumise a des droits de propriété intellectuelle. Maury se plaint qu’Orange nous a exproprié d’une couleur sans que personne ne s’en offusque. Il y a des choses plus graves, bien sûr. Mais ça commence comme ça. Le marketing est un vampire qui se nourrit de nos mots comme de nos couleurs et nous en prive. Nous pensons dans son langage manipulé. L’idiome de la croissance. L’idiome des imbéciles, marrons que nous sommes.
Sorti de l’immeuble Maury traverse la résidence et ses alignements de Tesla multicolores. La Gigafactory 3 c’est ici, à Shanghai – jusqu’à 1600 voitures par jour – et comme il n’y a que 4 modèles il y a mille couleurs (c’est la théorie des couleurs de Maury. Fini le sérieux et la respectabilité imposante des voitures thermiques noires ou grises. Les voitures électriques sont de gros jouets silencieux aux couleurs acidulées). Essayez d’imaginer 35 voitures fabriquées chaque heure sur chaque ligne de production. Maury ferme les yeux, il est dans l’usine, deux minutes, il ouvre les yeux, ça y est une voiture est faite. Bon n’exagérons pas, traînent encore quelques thermiques allemandes sous les arbres de la résidence. Des Volkswagen, Mercedes, BMW, Audi et Porche (Maury n’a jamais vu autant de Porche qu’à Shanghai). Mais aussi quantité de BYD, la firme automobile chinoise aux cent dix mille ingénieurs R&D et au million d’ouvriers qui a vendu 4,25 millions de voitures en 2024. Build your dream, build your dreams, build your dreams se répète Maury en lisant sans le vouloir le slogan de la marque à l’arrière de chaque BYD. C’est quand même très malin d’avoir trouvé ce slogan bien après avoir choisi le nom de l’entreprise. Installé en 1995 dans un village du nom de Yadi près de Shenzhen pour fabriquer des batteries, Wang Chuanfu estime que son entreprise sera mieux placée dans les listes si son nom commence par un B. Ce sera donc Bǐyàdí, BYD : B (pour batterie) et YD (pour Yàdí). Ce n’est qu’en 2003 que BYD se diversifie dans l’automobile. Le slogan arrivera beaucoup plus tard. Les premières BYD qui stationnaient dans la résidence vers 2008 portaient un logo copié sans vergogne sur celui de BMW et Maury prononçait leur nom à la française : bide. Mais il se trompait, et pas seulement sur la prononciation. Ceci dit, aucune BYD ni aucune Tesla marron dans les parages. Pantone se serait planté ? Quand il habitait Nice Maury roulait en 504 break marron. Pas vraiment la classe, mais une occasion bon marché. L’été en France c’est une Twingo électrique bleu layette avec 190 km d’autonomie. Un peu juste mais un leasing abordable. Ce week-end à Wuhan Maury n’a vu ni Renault ni Peugeot ni Citroën. On lui dit que Dongfeng Motors a racheté les 3 usines de Stellandis de Wuhan. Bon, tout s’explique, et au fond ça lui est franchement égal.
Ce qui ne lui est pas du tout égal c’est que madame Musk s’infiltre chez lui. Pire qu’une réclame Nitz imaginée par Philip K. Dick il y a soixante ans. Sans être visionnaire Maury est persuadé que les profondes mutations culturelles à venir sont lisibles à la surface du quotidien dans le détail du réaménagement ordinaire de notre environnement. Une opération marketing, un écran vidéo publicitaire dans un ascenseur ou une nouvelle automobile participent au façonnage de nos existences. Une Tesla modèle Y n’est plus une Citroën DS 19 et Maury n’est pas Roland. D’ailleurs il ne dirait pas que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques considérées en tant que créations collectives anonymes, ne serait-ce que parce la Tesla Roadster couleur Midnight Cherry expédiée en orbite elliptique héliocentrique par une fusée Falcon Heavy de Space X en 2018 est signée Musk. Non, l’automobile serait plutôt l’équivalent approximatif d’une sculpture abstraite. L’expérience que la plupart des citadins font de l’automobile est celle d’un gros objet immobile encombrant l’espace public. Ce qui est une définition de la sculpture au moins aussi juste et en tous cas plus contemporaine que celle d’Ad Reinhart datant de l’époque des expositions (« la sculpture est ce dans quoi on se cogne quand on recule pour mieux voir un tableau »). Les milliers de véhicules garés le long des rues sont autant de sculptures offertes à l’appréciation sensible quotidienne des piétons. Étalage de carrosserie sans cesse renouvelée et jugement esthétique toujours renégocié. On pourra au moins reconvertir les centres d’art en parking quand les subventions culturelles ne seront plus qu’un vieux souvenir de 2024.
Quoi qu’il en soit, subventions ou pas en 2025, Gros-Jean comme devant, nous sommes marrons !
Le monde ne va pas bien. L’impression depuis des années d’atteindre le pic mais comme celui des hydrocarbures il est sans cesse repoussé, la stupidité humaine ne semble pas posséder de limites. Après la première guerre mondiale le monde ne va pas bien non plus et l’immersion que nous propose Antonio Scurati est d’une puissance fascinante.
Version 1.0.0
1919
Oui, comme il serait bon de se réveiller à l’aube et d’envoyer tout au diable, de monter dans un coupé rouge et de marcher sur Rome à la tête de la nouvelle génération, d’une colonne de combattants, de jeunes gens de vingt ans, d’Arditi ! Le délire violent du poète est séduisant, magnifique – on en a les larmes aux yeux -, mais il n’a rien à voir avec la politique. La politique requiert le courage grossier et mauvais des combats de rue, non le courage aérien des charges de cavalerie. La politique, c’est l’arène des vices, non des vertus. Elle n’a besoin que d’une vertu, la patience. Pour arriver à Rome, il faudra d’abord interpréter cette parodie sénile, se faire entendre du sanhédrin des vieillards, cette demi-douzaine de gâteux, de naïfs et de canailles qui gouvernent le monde.
2025
M, l’enfant du siècle d’Antonio Scurati, 2018, 2020 pour la traduction française parue chez Les Arènes, 1090 pages est une plongée saisissante dans l’Italie de 1919 à 1924, retraçant la prise du pouvoir de l’Italie par Bénito Mussolini. Deux autres tomes forment la saga historico-politico-littéraire M, l’homme de la providence (2021) et M, les derniers jours de l’Europe (2023).
1920
« Ici, on se prépare à accomplir le crime. Es-tu prêt à envahir avec tes hommes préfectures et commissariats ? » L’appel des assiégés que renferme une lettre parvenue à Milan est dramatique. La brume enveloppe la capitale lombarde depuis deux jours, les plus froids de l’année. Le givre se dépose en écailles sur les toits des voitures garées le long du trottoir. La veille de Noël, Mussolini pénètre au siège du faisceau, la lettre de D’Annunzio dans la poche intérieure de sa veste.
2025
Élans populistes, nationalistes, d’hyper et d’extrêmes droites sont eux aujourd’hui en pleine progression, le monde ne va pas bien. Antonio Scurati s’incruste dans la tête des milliers de personnages qui forment cette saga en trois volumes et bien sûr on ne peut s’empêcher de penser à des situations, des contextes, des tournures similaires avec l’époque contemporaine.
1921
Les fascistes sont jeunes, ils n’ont pas d’histoire -il l’a écrit le matin même dans le Popolo d’Italia – ou peut-être en ont-ils trop. Et pourtant, il y a des jours où les anniversaires donnent le frisson de la conspiration cosmique, comme si un dieu sanguinaire et stupide choisissait avec une cruauté parfaite les dates du destin sur le calendrier du siècle. Deux ans plus tôt exactement, lui, Mussolini, fondait les Faisceaux. Ils ne rassemblaient alors qu’une poignée d’hommes, aujourd’hui ils sont très nombreux.
2025
Elon Musk estime que l’AFD est la dernière lueur d’espoir pour l’Allemagne. Cela a le mérite d’être clair.
1922
C’est l’obscurité qui a donné le signal. À 18 heures, l’éclairage public, saboté par un squadriste, s’est éteint subitement dans toutes les pièces de la préfecture de la petite ville lombarde et dans les rues voisines. À ce signal, environ soixante-dix squadristes ont pénétré dans le bâtiment sur l’odre de Roberto Farinacci. Les carabiniers et les gardes royaux qui servent dans cette province cédée aux fascistes depuis des années ne leur ont guère opposé de résistance.
1923
La masse est un troupeau, le siècle de la démocratie est achevé, la masse n’a pas d’avenir. Les instructions du Duce sont claires. Laissés à eux-mêmes, les individus s’agglutinent en une gélatine d’instincts élémentaires mû par un dynamisme apathique, fragmentaire, incohérent.Bref, ils ne sont que matière.
2025
L’impossibilité des gauches européennes a se réunir pour formuler un projet cohérent et fédérateur a donné, donne et donnera le pouvoir aux droites extrêmes, populistes, disciplinaires.
1924
On raconte que, lors de son voyage en Angleterre, Matteotti a rassemblé les preuves des graves irrégularités commises par le gouvernement dans concession pétrolifère à Sinclair Oil. Le député socialiste se préparerait à les exposer publiquement lors de la séance parlementaire du 11 juin, consacrée à la discussion de l’exercice provisoire du budget.
1 – « Écrire à Tokyo » a débuté en juillet 2020. Quelles étaient vos motivations initiales pour créer ce groupe et comment ont-elles évolué au fil des années ?
EàT est né au cœur de la période de la Covid à Tokyo, où le confinement était massivement mental, le confinement physique n’étant légalement pas applicable. Il y a eu très peu de temps entre l’exposition de l’idée entre Julien Bielka et Lionel Dersot, et le lancement de la dynamique de réunions mensuelles. Tout s’est fait très vite, bien que les détails soient déjà dilués dans la légende. EàT a profité de la Covid et du besoin conséquent de certains de sortir du marasme en s’engageant à participer, la garde assez baissée dans des circonstances d’abord mentalement difficiles. Les premières sessions ont été émotivement chargées, l’écriture devenant un prétexte à se confier, y compris devant des inconnus puisque tous les participants ne se connaissaient pas nécessairement. Ensuite la Covid prenant moins d’importance, la participation s’est normalement décantée mais le fond de bienveillance initiale, totalement imprévu et impensé, demeure. Nous sommes probablement passé d’une quasi vingtaine de participants d’origine à une dizaine au mieux, mais le nombre n’est pas le sujet.
2 – Vous mentionnez que « Écrire à Tokyo » n’est « ni un réseau, ni une association, ni un organisme, ni un collectif ». Comment décririez-vous alors la structure et l’organisation du groupe, et qu’est-ce qui motive ce choix de « dés-organisation » ?
(Lionel Dersot). Personnellement, j’ai été très marqué dans l’enfance par le feuilleton américain Mission Impossible, la version d’origine, pas les séquelles progressivement affligeantes. Cette réunion d’électrons libres immédiatement opérationnels autour d’une mission, qui se séparent une fois le job donne avait un charme fou. Et l’a encore. Se réunir pour faire façon Hannah Arendt recèle un potentiel puissant de devenir, la difficulté à l’usage étant de continuer à s’investir, l’investissement étant absolument un choix personnel. Dans ce sens, la dés-organisation est le meilleur terme – à défaut de mieux – pour évoquer même si en sourdine cette nécessité à mon sens de se démarquer en affirmant la liberté de chacun, mais en restant ferme sur le principe qu’il n’y a que la participation qui fait sens et carburant de la dynamique. C’est aussi pour cela par exemple qu’il n’y a pas d’inscription préalable aux sessions et l’on ne sait vraiment pas exactement qui va participer à chaque fois. Et c’est bien ainsi. L’engagement sans liste est la preuve d’un engagement voulu par l’individu. Le groupe n’existe alors essentiellement que dans le moment de la session et bénéficie de cette volonté de chacun. L’organisation demeure essentiellement pratique, un sujet, une date, une heure.
(Kazuaki Miyagishima). Je le vois comme un rassemblement d’insectes méliphiles autour d’une fleur. En fonction de la saison, la fleur change et les abeilles sont attirées par elle mais il y a toujours quelque chose en commun en bourdonnements. Et tout ça dans un écosystème de l’écriture.
3 – Votre groupe se distingue par son rejet du « fétichisme endémique dont la chose Japon est l’objet ». Comment cette position se traduit-elle concrètement dans le choix des thèmes abordés et dans les discussions au sein du groupe ?
Au départ, avec des ressentis d’intensité variable selon les individus, se trouvait un certain malaise vis-à-vis de ce qui est publié sur et autour du Japon, grosso modo à partir de l’après Seconde Guerre Mondiale, jusqu’au moment présent qui dans les lettres françaises est de l’ordre du Japonisme 3.0 à fond mercantile. Ce qui est publié exclut la production universitaire mais concerne ce que l’on peut nommer la littérature “grand public”. Les thèmes d’origine de EàT ont été à mon sens des prétextes pour relever les manches et s’arcbouter à la tache de désosser l’animal contemporain nommé “cette passion si française pour le Japon”, dans le domaine des lettres. Très tôt, nous avons évoqué au début avec maladresse en tout cas, mais rapidement avec plus de finesse et de regard stratégique au fur et à mesure que les affects de ce malaise se dissolvait, la nécessité de ne pas tomber dans le piège de l’ironie critique en boucle. Dès lors que les grandes lignes très répétitives des formules et des contextes d’écritures autour du Japon étaient à peu près délimités, il s’agissait de ne pas s’y attarder mais de partir ailleurs, car affirmer vouloir penser d’autres récits nécessite de passer avec célérité à des stades suivants de réflexion, et d’action. Il est apparu par exemple récemment que l’écrivant allochtone au Japon n’est pas tenu d’écrire sur le Japon. Cet énoncé tarte à la crème peut paraître évident, une fois énoncé seulement. Tant qu’il n’est pas dit clairement, et à haute voix, il constitue un non-dit délétère pour ce qui est de l’effort de penser – et d’écrire – d’autres récits. Aussi, nos vies d’allochtones ou pas sont tellement percutées d’intrants géographiquement autres et multiples que se buter sur le principe qu’il me faille écrire sur Tokyo parce que j’y habite est une contrainte à la fois prétentieuse et ridicule. En conséquence de quoi, nous tentons de nous immiscer dans des thématiques où le couple Tokyo-Japon peut ou ne pas apparaître sans que cela soit un problème. Il suffit d’annoncer la couleur : il n’y a pas que le Japon dans nos vies. Un prochain thème que l’on va aborder est l’IA et la poésie. Comment situer géographiquement ce sujet n’est qu’une petite question parmi d’autres. Je pense que nous avons encore beaucoup de travail pour se démarquer de l’obligation “par nature” de penser le Japon et Tokyo comme des incontournables. La mobilité du quotidien, au moins mentale si pas physique, est inévitable et une source de richesse, diversions et échappatoires.
4 – La « résidence d’écriture mobile » est un concept original. Pouvez-vous nous en dire plus sur son fonctionnement et son impact sur les participants ? Y a-t-il eu des collaborations ou des œuvres littéraires nées de cette expérience ?
Une résidence fonctionne sur l’à-priori de l’existence d’un lieu. En l’absence d’un lieu, on range l’idée dans le tiroir des nice to have et on l’oublie. Sauf dans ce cas présent. La question étant comment envisager une résidence hors lieu, la réponse devient alors évidente : pour Tokyo, le lieu est bien évidemment le territoire de la ville, territoire d’une multiplicité de lieux auxquels s’attachent des ressentis et vécus personnels et singuliers dont certains éléments peuvent être offerts à l’écrivant de passage. Ce que je nomme par exemple des savoir-ville. Bien sûr, ce concept de résidence d’écriture sans lieu dédié mais riche de lieux prend tout le monde à contre-pieds (mais putain ! sortez des quatre murs !). Il faut, il faudrait à EàT la rencontre fortuite et heureuse d’un mécène de type noble florentin de la Renaissance. On n’en a pas encore croisé mais ce n’est pas l’essentiel. En attendant oui, il y a eu une seule expression d’intérêt, ou plus exactement une expression de déroute des sens émanent d’un jeune français qui a eu l’audace, le courage donc d’entrer en contact, pour signifier sa curiosité et son incompréhension. Cette valeureuse personne qui se trouve actuellement au Japon mais pas à Tokyo n’a pas donné suite, mais se trouve être sans le savoir lui-même un véritable pionnier dans l’acte pas anodin d’entrer en contact pour s’enquérir. C’est extrêmement rare de nos jours où les applis ont réponses à tout qui permettent l’évitement de la rencontre. Il y a des idées mais qui en reste à ce stade d’idée actuellement mais les énoncer est un pas important. Il faut énoncer les choses et EàT a d’abord cette fonction. Par exemple, la ville (de Tokyo ou d’ailleurs) étant un élément singulier majeur et redondant des discussions, j’ai évoqué pour ma part un projet-souhait d’un ouvrage à deux : deux personnes ne se connaissant pas résidant l’une à Tokyo, l’autre à Berlin (ou ailleurs) s’engagent dans un dialogue épistolaire à présenter à l’autre sa ville. Ce serait au départ, par exemple, un blog à deux voix, avec un ouvrage à la clé. La résidence d’écriture issu de cette expérience pourrait être un voyage réciproque dans la ville de l’autre, chacun étant lesté déjà d’une vision bien entendu non-touristique et non-extatique (la passion est un poison) de la ville de l’autre. Une suite de l’expérience – Maintenant, j’ai vu ta ville – permettrait d’aller encore plus loin dans ce chassé-croisé de ressentis et d’affects transmis via l’écriture.
5 – Vous avez publié un recueil d’écrits d’auteurs indépendants en 2024. Quels sont vos projets éditoriaux pour l’avenir ? Envisagez-vous de créer une maison d’édition « Écrire à Tokyo » ?
Là encore, le mécène renaissant serait bienvenu d’apparaître car autant la résidence d’écriture d’EàT dans son évocation actuelle n’a pas besoin d’un lieu et d’un budget associé, autant une maison d’édition engage à une entreprise capitaliste où l’argent et les volontés sont indispensables. Mais on peut écrire avant cela.
6 – Quelles sont les ambitions du groupe pour 2025 ? Y aura-t-il de nouveaux thèmes ou de nouvelles initiatives ?
L’ambition première est de perdurer, donc 12 sessions pour 2025. Il est tellement facile de se laisser aller à la paresse du désengagement. Sur les thèmes, il s’agit de d’exploiter le surcroît de lucidité que l’on se situe d’abord dans une approche “amateure” de l’écriture – ce qui n’est ni un stigmate ni un aveu de dé-légitimité – pour investir ou s’inspirer de sujets et accroches exposés par exemple dans les études littéraires académiques. Il n’y a aucune raison de ne pas piocher dans la marmite de ce que concocte avec une fermeture absolue et cool des sites comme Fabula, par exemple. En tant que source d’idées, les annonces de colloques sont riches de morceaux et pistes à accaparer comme des pirates incultes. Nulle jalousie ou mépris dans ce qui précède, mais aussi aucune génuflexion ou fétichisme, de même que pour Tokyo et le Japon.
NB : “La paresse du désengagement” tout comme le désengagement stratégique qui consiste à ne pas ou plus vouloir participer pour éviter d’être associé à ce truc déplaisant nommé EàT. Mais il ne s’agit pas de tomber dans la stigmatisation mièvre de ce type de personnes, mais au contraire souligner que le top de la lucidité et du courage pour un écrivant serait d’être capable d’énoncer – encore une fois, il faut dire les choses pour passer à autre chose – qu’une partie de sa “production” est clairement à des fins alimentaires – faut payer le loyer – et de stratégie de présence dans un milieu de spectacle qui rapporte, qui n’empêche pas en parallèle de participer à une dynamique de bons à rien comme EàT. Rares sont de tels participants qui demeurent mais il y en a, difficilement.
7 – Les rencontres « Écrire à Tokyo » se déroulent en ligne. Pourquoi ce choix et envisagez-vous des rencontres physiques à l’avenir, notamment à Tokyo ?
Tous les participants ne se trouvant pas à Tokyo, il n’est pas possible hélas de se faire un grand évènement de 45 000 personnes dans un stade survolté, mais un peu plus d’occasions proposées et mises en acte de boire un coup ensemble ont déjà eu lieu récemment, et auront lieu peut-être plus, mais avec spontanéité, au cours de 2025. La spontanéité a prouvé plus d’une fois déjà qu’elle est l’énergie la plus pure pour faire que quelque chose ait lieu.
8 – Qui sont les « concierges résidents » et quel est leur rôle au sein du groupe ?
Ils méritent à juste titre d’être ignorés, ne servant à rien sinon. qu’à perpétuer l’idée qu’il y aurait a Tokyo une loge dédiée qui s’ent le pot au feu de chou rance alors que ces dames sont dans l’escalier. Que les concierges passent l’aspirateur pour couvrir le bruit de leurs élucubrations vaines est tout ce que l’on peut souhaiter pour 2025.
9 – Comment les personnes intéressées peuvent-elles participer à « Écrire à Tokyo » et quelles sont les conditions de participation ?
C’est donc – si vous avez suivi – le grand secret d’EàT : pour participer, il suffit de le vouloir.
10 – Le groupe « Écrire à Tokyo » semble attirer des participants d’horizons divers. Quel est le profil type des participants et qu’est-ce qui les rassemble ?
Profils multiples et singularités plurielles borderline folie douce. Ce qui les rassemble est l’envie d’y être.
Le 26 décembre la série Squid game saison 2 inonda le monde. Tellement attendue. La série Squid game nous dit si tu es endetté tu ne vaux plus rien (on parle d’individus pas d’États :)). La série Squid game nous dit les incompétents au capitalisme ne sont rien, que de la chair à rire pour des VIP hyper-diaboliques qui se délectent de leurs morts dans des jeux. Dans la vraie vie les incompétents au capitalisme ne sont rien, que de la chair à aides sociales qu’il faut remettre au travail, les libertariens, eux, souhaiteraient entamer une nouvelle phase de délaissement. Mais même chez les incompétents au capitalisme la performance reste de mise, la motivation intacte, le capital win toujours présent même au bord du sur-endettement ou de la mort.
Un événement mondial du divertissement qui ne dit rien, rythmé par des meurtres (des éliminations) et des bribes de vie des candidats incompétents au capitalisme. La performance, la réussite financière, la prise de risque ou devenir des loosers qui ne tentent rien donc peuvent mourir. C’est long, larmoyant, filmé avec les pieds, mal joué, mais une esthétique, des meurtres en cascades et des pensées profondément sociétales accrochent les télespectateur.trice.s. Squid game est l’héritier massifié de Battle royale. La saison 2 de Squid Game est une demie-saison, la suite est en post-production et arrivera en mi-fin 2025 pour découvrir enfin si les méchants VIP compétents en capitalisme vont devoir fermer définitivement leur Colosseo.
La question du vote, nouveauté de la saison 2, après chaque épreuve iels peuvent voter pour arrêter ou continuer le jeu (le massacre). Et … ??? iels s’arrêtent pas les pignoufs (1. la série partirait en sucette 2. les symboles développés ne fonctionneraient plus puisque dans la jungle capitaliste il faut prendre tout les risques pour vraiment réussir). Quand les candidats du Squid game votent vous pouvez, suivant votre pays, imaginer vos représentants en train de censurer un gouvernement, et comme c’est toujours à une ou deux voix près, le suspens est à son comble, magie du vote démocratique.
25 décembre place Stalingrad, départ à pieds à 1H02 puis Jaurès, Belleville, Couronnes, Père Lachaise, Nation, Michel Bizot, 2h25 je traverse le bois de Vincennes pendant seize minutes (de Porte Dorée à Charenton) je rentre chez moi, je marche d’un pas soutenu, il faut nuit noire, un bois c’est toujours impressionnant la nuit même entouré de villes. Les cirques pelouse de Reuilly fournissent de la lumière pendant quelques minutes, je croise deux silhouettes, attentif je suis, le dernier kilomètre est le plus long mais une descente dans Charenton me redynamise quelques minutes, il n’y a personne, aucune voiture en feu, aucun groupe de fêtards en quête de destinations improbables, je longe le gymnase Tony Parker (moins de 600 mètres de chez moi) deux corneilles se dispute des traces de graisse sur un emballage en polystyrène de Donner kebab, je leur dit bon app, j’emprunte la passerelle entre Charenton et Alfortville (1897 refaite en 1952) à la confluence de la Marne et de la Seine, c’est beau deux fleuves la nuit.
Fin décembre 2024 c’est aussi la sortie de Gladiator II, retour au Colosseo et si vous voulez absolument ne rien apprendre sur Rome et les Romains vous pouvez regarder ce film d’une stupidité colossale avant ou après Squid game
2h37, dans ma rue, encore 300 mètres, je suis vanné mais je dois réussir cette épreuve, pas d’adversaire en vue, le bitume glissant ne se prêterait pas de toute façon à l’action ou la course, pas besoin de performer donc, de se la raconter, juste enchainer des pas, moins espacés, tout aussi efficaces, l’épreuve touche à sa fin, je semble être qualifié pour la prochaine saison.
À propos du livre de Martin Le Chevallier, Répertoire des subversions. Art, activisme, méthodes, Zones, 2024.
Dans un entretien publié en 2017 dans les Cahiers du cinéma, Jonas Mekas répondait ainsi à la question « quel est le rôle de l’art ? » : « Résister, tout simplement, et poursuivre la magnifique œuvre que nous ont laissé les grands artistes et poètes du passé ». Avec son Répertoire des subversions, Le Chevallier nous invite à nous réinscrire dans une histoire des résistances, contre l’amnésie collective et autres tentatives de diversions.
Qu’un artiste et enseignant chercheur décide, aujourd’hui, de publier un «répertoire des subversions », ne peut qu’attiser la curiosité, à une époque où l’on juge passée de mode la transgression des règles, propre aux dites « avant-gardes ». La petite musique est désormais bien connue : dans notre monde, il serait inutile de retourner ou « renverser » (subvertere) quoi que ce soit puisqu’il n’y aurait pas d’alternatives possibles au capitalisme tardif qui disposerait, en outre, de cette surprenante capacité à digérer tout acte de résistance à son égard. Bref, exit la croyance, pour les artistes, en leur capacité à « changer le monde ».
♦ FAIRE UNE GRÈVE GÉNÉRALE. En théorie, une véritable grève générale provoquerait l’effondrement du capitalisme. Chiche ? […]
Le Répertoire des subversions conçu par Martin Le Chevallier et publié sous le label « Zones » des éditions La Découverte (et accessible entièrement en ligne à ce lien), vient placer un sabot dans l’engrenage de ce récit. Sous-titré art, activisme, méthodes, il rassemble, sous la forme d’un inventaire composé d’une liste alphabétique de verbes, eux-mêmes subdivisés en une série d’exemples, l’histoire de ces gestes, mineurs ou majeurs, à l’initiative d’artistes ou d’activistes plus ou moins anonymes, qui ont un jour décidé de résister à une autorité, et ce depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ! L’intention de l’ouvrage, particulièrement ambitieuse, est affichée en quatrième de couverture :« À la fois boîte à outils, ouvrage de référence et promenade facétieuse, cet inventaire rend hommage à celles et ceux qui désirent agir plutôt que subir. Et invite à en faire autant. » Un « répertoire » ayant pour vocation à être utilisé, chacun en fera l’usage (et la lecture) qui lui convient et pourra ainsi juger de l’effet produit. La lecture des plus de 1200 exemples invite à une réflexion sur la porosité de différents types d’engagement, et sur la portée d’actes a priori symboliques dont personne n’était en mesure de prédire l’avenir. Plutôt revigorant dans le marasme politique actuel !
♦ JETER DE L’ARGENT DEPUIS UN HÉLICOPTÈRE (PROPOSER DE). La politique économique consistant à verser de l’argent directement aux citoyen·nes, notamment pour lutter contre la récession, est appelée « monnaie hélicoptère ». En 2000 en Italie, invité à créer une œuvre pour une exposition à Pescara, l’artiste français Matthieu Laurette propose de jeter, depuis un hélicoptère, le budget qui lui est confié. Refus (The Helicopter Project/The Money Rush).
Qui connaît le travail de l’artiste ne sera, en revanche, pas totalement surpris par cette intention. Ce Répertoire des subversions, certainement né d’une nécessité de mieux situersa pratique (peut-être à un moment de doute sur l’efficacité de l’art exposé en galerie et musée ?), aurait pu accueillir certaines de ses œuvres. Sa série deProjets refusés (ou la stratégie du râteau) [« Proposer à des entreprises des projets difficilement acceptables »] qu’il poursuit depuis 2014, ses interventions urbaines d’Ici, autrefois (2020) imaginant le monde de l’après-covid [« Annoncer la fermeture définitive d’un commerce non essentiel à l’occasion d’une crise sanitaire »], ou encore L’Audit (2008) [« Se faire auditer en tant qu’artiste »] y trouveraient, en effet, tout à fait leur place. Ce répertoire lui permet de s’inscrire dans une histoire des résistances, d’en cartographier les différents acteurs, et de s’interroger sur les affinités de sa pratique exercée dans le champ de l’art, avec d’autres qui ne s’inscrivent a priori pas dans cette perspective.
♦ FAIRE GALOPER L’INFLATION. Le 7 novembre 1988, pour figurer l’hyperinflation que subit la Pologne,Krzysztof Skiba et quelques autres artistes se munissent de pancartes portant l’inscription « Inflation » et descendent en courant la principale rue de Łódź. La milice stoppe alors cette inflation galopante (Galloping Inflation). […]
♦ FAIRE UN TIERS. De 2006 à 2009, l’artiste français Yann Vanderme fait 33 % de toutes sortes de choses : il fait couper 33 % de ses cheveux, voit 33 % d’un film, compose 33 % d’un numéro de téléphone, etc. (Faire les choses à 33 %).
Si quelques-uns des exemples évoqués dans l’ouvrage en sont restés au stade d’intentions, portant alors la réflexion sur les motivations du refus (« Envoyer un africain sur la Lune », « Jeter de l’argent par les fenêtres », « Montrer la mort », etc.), la plupart des autres décrivent des actions réalisées par des individus afin de produire un effet dans leur monde.
♦ LEURRER LES MOTEURS DE RECHERCHE. À partir des années 2000, les moteurs de recherche en savent beaucoup sur les internautes grâce à l’observation de leurs requêtes en ligne. En 2006, les chercheur et chercheuse états-uniens Daniel Howeet Helen Nissenbaum mettent au point « TrackMeNot », un outil permettant de perturber cette surveillance par l’ajout de nombreuses recherches fictives. Ainsi, si une personne s’intéresse aux problèmes d’érection, ses recherches seront noyées parmi d’autres, portant sur l’éducation des chihuahuas, la physique quantique ou le débouchage des éviers. […]
Le sérieux de la mise en forme contraste avec l’humour dont fait preuve l’auteur dans l’effet de surprise produit par la lecture de l’intitulé de l’entrée principale (un verbe-méthode comme « Demander ») suivie de celle des exemples qui viennent l’illustrer, passant du coq à l’âne (« Demander le rattachement la Belgique au Congo », « Demander moins de douches », etc.,), dans les titres de certains de ces exemples (« Résister avec des résistances » n’équivalant pas à « Saboter avec des sabots »). On le retrouve encore dans l’enchaînement même de deux exemples qui n’auraient a priori rien – ou tout – à voir (« Semer du blé à New York » est suivi de « Semer des doutes »), dans l’originalité d’un exemple, ou encore dans la description, particulièrement synthétique, des histoires. L’humour de l’auteur résonne ainsi avec celui déployé par de nombreux acteurs présentés, arme imparabledans certaines situations où les rapports de force sont inégaux. C’est cet humour que l’on retrouve, par exemple, chez le collectif « Sauvons les riches » (dont on découvre la source américaine à l’entrée « Soutenir la droite »), ou encore les « manifs de droite » menées par La Brigade activiste des clowns et le ministère de la Crise du logement. Cette stratégie de l’humour, proche de celle développée par un François Ruffin dans son documentaire Merci Patron ! en 2016 (cas non cité qu’on se permet d’ajouter), contrebalance ainsi la structure prévisible de l’abécédaire et l’effet autoritaire du verbe à l’infinitif.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [1]. Dans les années 1960, le collectif anglais anarchiste King Mob fait imprimer des affiches proclamant « Free shopping day » et le placarde à l’entrée de grands magasins. Les affiches précisent que les client·es peuvent emporter, sans payer, un plein chariot de marchandises. Une autre fois, déguisés en pères Noël, ils dévalisent les rayons d’un supermarché de Londres et offrent les articles aux enfants.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [2]. En 2003, le collectif d’artistes danois Superflex met en place la gratuité dans un magasin de Tokyo (Free Shop). Aucune annonce ni explication ne sont fournies. La durée de l’opération n’est pas divulguée. Lorsque les client·es arrivent à la caisse, le total de leurs achats s’élève à zéro.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [3]. À Toulouse, les employé·es d’un supermarché font grève et laissent les client·es tout emporter.
♦ OFFRIR AU MAGASIN. En 1995, l’artiste français Pierre Huyghe entre dans un supermarché, se dirige vers le rayon des livres, sort furtivement un volume de sa poche, le dépose sur la pile, puis s’enfuit. L’œuvre, susceptible de fausser l’inventaire du commerçant, s’intitule Dévoler.
C’est bien la diversité et la richesse des récits de résistance qui frappent en première instance, dans cet étonnant inventaire. On revisite certes des cas connus, mais on peut également découvrir des actions pas (ou moins) connues de personnes connues ou de parfaits anonymes. On alterne entre des intitulés faisant référence à une action située (« Protéger la Russie avec une craie »), et d’autres plus génériques (« Déplacer un musée », pour présenter le Musée Précaire Albinet de l’artiste Thomas Hirschhorn dont on vient de célébrer les 20 ans et qui a bien dû inspirer, par la suite, le Centre Pompidou mobile des années 2009-2013).
La « voie balte », 23 août 1989
♦ SE DONNER LA MAIN. Le 23 août 1989 dans les pays baltes, près de 2 millions de personnes (soit un tiers de la population) se donnent la main pour former une chaîne humaine et réclamer ainsi l’indépendance de leurs pays. Cette chaîne humaine, allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, sera appelée la « voie balte »
Certaines entrées décrivent des gestes relativement simples à mettre en oeuvre (« Éteindre la lumière », « Se donner la main », « Insulter ses maîtres », etc.) quand d’autres renvoient, au contraire, à des dispositifs élaborés, comme ce « système d’usurpation de géolocalisation qui permet d’être localisé.e dans la piscine de l’un des magnats de la collecte de données », conçu par l’artiste Adam Harvey (Data Pools, 2016, à l’entrée « Envahir une piscine »).
♦ RESTER ASSISE. Le 2 mars 1955 dans l’Alabama, Claudette Colvin, une jeune fille noire âgée de 15 ans, s’assoit dans un bus pour se rendre à l’école. Lorsque le chauffeur du bus lui demande de se lever pour laisser la place à un passager blanc, conformément à la loi, elle refuse. Le chauffeur appelle la police qui, face au refus persistant de l’adolescente, l’arrête et la met en prison. Elle sera ensuite condamnée pour agression sur agent de police.
Si certaines personnes ou collectifs bien connus figurent dans ce livre (Les révolutionnaires français.e.s, les Suffragettes, La Barbe, les Femen, etc. ; les artistes Hans Haacke, Valie Export, Julien Prévieux, Matthieu Laurette, Jérémy Deller, les Yes Men, etc.), le Répertoire fait également découvrir des personnes qui le sont moins, et certaines anonymes : un développeur informaticien, Claudette Colvin refusant dans un bus de laisser sa place pour un Blanc, dans les années 1950 aux Etats-Unis, avant la fameuse Rosa Parks (mentionnée en note), et des artistes comme Julien Berthier, Christian Jankowski, Nina Katchadourian, Leopold Kessler, Kateřina Šedá, Mierle Laderman Ukeles, ou le Laboratoire de tourisme expérimental (Latourex), qui traversa la France en ligne droite en 1991. Le Chevallier fait ainsi le choix de privilégier les premières occurrences, occasion aussi méditer sur la notoriété d’un.e tel.le.
♦ SE BAIGNER DANS UN CANAL. Le 21 septembre 2013 à Venise, un groupe d’activistes nagent dans le canal de la Giudecca, empêchant le passage des navires de croisière géants. Cette périlleuse baignade leur vaudra de lourdes amendes. Mais, le soir même, la ministre de l’Environnement proposera d’interdire la traversée de la Sérénissime aux monstrueux paquebots.
Le livre suscite un certain nombre de questions : qu’est-ce qui distingue fondamentalement l’action d’un.e artiste de celle d’un.e activiste dès lors que son action prend place dans l’espace public ? Qu’est-ce qui participe de l’efficacité ou de la viralité d’un geste de résistance ? Que penser de la récupération et du détournement de certains de ces gestes par d’autres, comme par exemple, dans le cas d’une rumeur médiatique (ce qui a conduit le collectif Wu Ming 1, ancien Luther Blissett évoqué par ailleurs dans le livre à « Lancer une rumeur médiatique », à publier en 2022 Q comme complot) ?
♦ HÉBERGER. Au XVIII siècle en France s’amorce le contrôle des étrangers. En juin 1772 à Bordeaux, le portefaix Pierre Bernon, dit l’Espérance, héberge, sans les déclarer, des migrant·es venu·es de Touraine, de Saintonge ou du Languedoc. Son sens de l’hospitalité lui vaudra une amende.
On peut évidemment s’interroger sur la pertinence de tel ou tel exemple retenu, qu’on ne rapportera pas à un cas de « subversion », même s’il ne manque pas de poésie, comme l’évocation du projet A Modified Threshold … (for Münster) Existing church bells made to ring at a (slightly) higher pitch de l’artiste Cerith Wyn Evan dans « Refroidir les cloches ». Ces cas sont cependant plutôt rares, et reprocher un manque de rigueur scientifique à son auteur – qui précise, par ailleurs, dans sa note introductive », avoir fait le choix de privilégier « des motivations généreuses, des tactiques non violentes et des oeuvres dont le sujet n’est pas l’art, mais l’espace public avec lequel elles interfèrent » – est ici hors sujet. Car là n’est pas l’enjeu. Cet assemblage hétéroclite d’actions artistiques à d’autres qui ne prétendent pas l’être, nous invite certes à réfléchir à la signification de ce terme de « subversion » – à l’issue de la lecture, on lui préfèrera toutefois le terme de « résistance » – et à ce que « résister » veut dire en différents lieux et époques, mais aussi et surtout à bien identifier, dans les exemples choisis, les forces et valeurs en présence, comme les moyens employés pour résister aux dominations.
♦ TOUT MONTRER. De 1996 à 2003, l’artiste états-unienne Jennifer Ringley diffuse en direct sur Internet, au moyen de webcams, tous les instants de sa vie chez elle. [→ Voir aussi « saturer la CIA »]
♦ NE RIEN MONTRER. En 1969, l’artiste états-unien Robert Barry envoie des invitations pour des expositions à Los Angeles, Amsterdam et Turin, tout en précisant que les galeries concernées seront fermées (Closed Gallery Piece). [→ Voir aussi « inviter à des expositions qui n’existent pas »]
Les verbes et les quelques mots qui les accompagnent (comme par exemple “Fleurir une tombe”) sont la plupart du temps insuffisants à détailler les acteurs, le contexte ni les destinataires de l’action, qui lui donnent sens en un lieu et à une époque donnée. À « Montrer son sexe » peut ainsi succéder l’exemple « Ne pas montrer son sexe ». Qu’une intention soit donc étouffée dans l’oeuf, qu’une action réalisée n’en reste qu’à sa portée symbolique ou, au contraire, ait une incidence significative sur la société, l’auteur livre un hommage à l’ingéniosité humaine, quelle que soit, au final, l’issue de l’action envisagée, et indifféremment au fait qu’un artiste ou un activiste (parfois les deux) en soit à l’origine. « Ajouter », Annoncer », « Brandir », « Cacher », « Colorer » « Déplacer », « Détourner », « Détruire », « Être nu », « Faire un faux », « Infiltrer », « Offrir », « Révéler », « Vendre » ou encore « Voler », entrées les plus fournies, constituent alors ces « méthodes » partagées par les artistes et activistes. Mais ce sont deux stratégies opposées, maximalistes ou minimalistes, portant sur la visibilité de l’action envisagée, qui ressortent avant tout comme approches potentiellement communes aux artistes comme aux activistes. Et au-delà de certaines parentés formelles, voire d’esprit, c’est plutôt l’unicité et l’irréductibilité de chaque acte né de circonstances bien singulières (cette inventivité), qui marque le lecteur.
Certaines actions relevant de l’art et/ou de l’activisme seront certes connues du lecteur (« entarter », « perruquer », etc.), mais, confrontées à d’autres, sans hiérarchie, ils participent d’un programme plus large, constituant une sorte de communauté de résistants agissant « avec courage, humour et poésie », comme on a aussi pu le voir dans l’exposition Volcanic Excursion (A Vision) deDominique Gonzalez-Foerster en 2021, au Palais de la Sécession à Vienne, à même de redonner foi en l’action individuelle comme collective par leur faculté à (parfois) déplacer des montagnes. Le Chevallier invite d’ailleurs, en fin d’ouvrage, à lui communiquer d’éventuels manquements qu’on jugerait pertinents et qu’il se propose d’intégrer dans une réédition, afin d’élargir cette assemblée combative imaginaire.
♦ AFFICHER SAUVAGEMENT. Au XVI siècle, l’apparition de l’imprimerie facilite le développement de l’affichage sauvage. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, des protestants collent ainsi dans Paris des « placards » anticatholiques. En réaction à ces affichettes virulentes, le roi François Ier ordonnera des exécutions et instaurera le monopole royal sur l’affichage public. […]
♦ FAIRE LA GRÈVE DANS UNE NÉCROPOLE. Au XII siècle avant Jésus-Christ en Égypte, les ouvriers bâtissant des tombes de la vallée des Rois sont affamés. Ils décident de cesser le travail. Face à cette grève – la première connue des historien·nes –, les autorités rétabliront un approvisionnement régulier en blé. […]
♦ OFFRIR DES FLEURS. En 1965, le poète états-unien Allen Ginsberg suggère aux manifestant·es d’offrir des fleurs à la police venue les affronter. Largement repris, ce geste deviendra le symbole du pacifisme du mouvement hippie et de son slogan « Flower power ».
La profondeur de champ historique importe dans ce projet. Si certains actes relèvent – mais rétrospectivement – du coup d’épée dans l’eau, d’autres gestes sont au contraire promis à un plus grand avenir. On apprend ainsi que la première pétition remonte à l’Egypte antique, que le premier objecteur de conscience serait un jeune Berbère chrétien du nom de Maximilien, ayant refusé d’être enrôlé dans les légions romaines en 295 en Numidie (il fut alors décapité) ; que le premier tract connu daterait de 1488 ; que la pratique du squat remonterait au groupe des True Levellers, en Angleterre, en 1649, que le premier sit-in aurait eu lieu 1939 aux Etats-Unis, etc. D’autres exemples, en revanche, peuvent prêter à sourire, car, en tant geste individuel avant tout symbolique, on peut mettre en doute leur efficacité à une plus grande échelle d’usage (« égarer Facebook » où le développeur états-uniens Kevin Ludlow déroute l’algorithme de Facebook en publiant de fausses informations sur son fil d’actualités, ou bien « nous égarer » avec l’application sur téléphone conçue par l’artiste Mark Shepard pour rallonger nos itinéraires) quand d’autres, plus graves voire tragiques, nous feront réfléchir sur le courage des personnes qui en sont à l’origine – notamment quand ils évoquent la résistance lors de la Seconde guerre mondiale, qu’il s’agisse de « Faire de faux papiers » avec Adolfo Kaminsky pour sauver des Juifs lors ou quand le prêtre polonais Maximilien Kolbe décide de « Remplacer un condamné », ou la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis). Probablement parce que certaines actions – plus fréquentes dans le champ artistique – visent davantage notre perception, autrement dit ici cherchent à nous réveiller – quand d’autres entendent surtout transformer les pratiques et usages, c’est-à-dire produire un effet plus direct (et donc aussi plus visible) sur le monde. Tous ces cas, on ne peut plus différents dans leurs intentions et par les circonstances qui les ont vu naître, invitent donc tous à réfléchir à l’articulation de la perception à l’action. Et ils ont aussi en commun d’avoir (eu) tout simplement le mérite d’exister, proposant d’autres manières de percevoir, d’agir, et donc de vivre dans ce monde, manières potentiellement reprises et parfois même réorientées. Ainsi en est-il de ce dernier exemple, plus intéressant encore que ne laisse suggérer sa description dans le Répertoire, par l’articulation originale qu’il propose entre représentation et action, et entre art et activisme :
LEVER UN POING ANTIFASCISTE. Dans les années 1920, en réponse au salut fasciste, l’organisation communiste allemande Roter Frontkämpferbund (Union des combattants du Front rouge) invente le symbole du poing levé, signe de révolte, de force et de solidarité. Il sera mondialement repris.
L’histoire que nous rapporte l’historien Gille Vergnon de cette « forme symbolique fixe », devenue par la suite à la fois un motif présent dans de nombreuses illustrations (Mai 68, les Black Panthers, [on vous laisse compléter la liste…]) et un geste bien identifiable dans de nombreuses manifestations, est encore plus riche. Elle nous rappelle, en effet, que c’est l’artiste allemand John Heartfield qui l’a élaborée pour cette organisation, en s’inspirant lui-même du dessin d’un autre artiste allemand, Georges Grosz,représentant un homme en blouse, le poing levé de rage, dans un cimetière où figurent ses camarades morts. Pensez-vous que ces deux artistes aient eu une quelconque idée de la postérité de leur travail ?
Georges Grosz, « Abrechnung Folgt ! » (On règlera nos comptes), 1923.
Post-Scriptum 1 : si le livre est entièrement disponible en ligne (on peut également consulter le compte Instagram de l’artiste), efforcez-vous de l’acheter, ne serait-ce que pour saisir l’humour de l’entrée « Retourner des panneaux indicateurs », p. 234, qui n’a pas survécu à sa traduction numérique.
Post-Scriptum 2 : compléments possibles, dans l’esprit de l’ouvrage (puisque l’auteur l’y invite)
Marvin Minsky, Ultimate Machine, pour l’entrée « Fabriquer » : « Fabriquer une machine inutile » (petit objet philosophique très « subversif »).
Marina Abramovic, Rhythm 0,1974, pour l’entrée « S’exposer » (certes, pas très drôle dans son déroulement, mais la performance Shoot, 1971, dans laquelle l’artiste Chris Burden se fait tirer dessus, ou Rape Scene, 1973 d’Ana Mendieta, qui figurent dans le Répertoire, ne le sont pas spécialement non plus).
Ben Vautier, « S’exposer comme sculpture vivante pendant 15 jours et nuits dans une vitrine de galerie d’art », Gallery One, Festival of Misfits, Londres, du 23 octobre au 8 novembre 1962 (même si on peut y voir la préfiguration de la voyeuriste télé-réalité…)
François Ruffin, Merci Patron ! 2016 : « Duper le plus grand groupe de luxe du monde »
Josh Kinberg, Bike against Bush, 2004, à « Écrire » : « Écrire des graffiti tout en pédalant pendant une Convention républicaine »
Mark Lombardi, à l’entrée « Dessiner » : « Dessiner les réseaux politico-financiers (des structures narratives) » (tellement subversif que ses parents pensent qu’il a été assassiné par les services secrets américains, comme on peut le voir dans ce documentaire).
Pierre Huyghe, certes cité à 3 reprises, mais pas pour sa création, en 1995 de « Association des temps libérés » ou l’« A.T.L. », pour le « développement improductif ») : « Libérer le temps » ?
William Karel, « Opération Lune », 2002. France, Arte : « Réaliser un canular sous la forme d’un documentaire » (ou dans l’existante : « Lancer une rumeur médiatique »… à leur insu)
Christophe Bruno, Google Adwords Happenings, 2002, à ajouter à l’entrée existante « Remplacer des publicités par des œuvres ».
« Une cabane c’est pas un cabanon » : cette épitaphe gravée dans le marbre sur la tombe d’un vieil homme, voisine de celle de mon aimante mère, me distrait toujours alors que je souhaiterais, en bon fils, apprendre à prier et à me recueillir. Philosophique, comique, ou peut-être simplement indécrottable bricoleur, ce grand-père parti ni trop tôt, ni trop tard, repose en paix selon les vœux de ses enfants et petits-enfants.
Et voilà qu’à des siècles et des milliers de battements d’ailes migrateurs de ce cimetière du sud de la France se trouve aux quatre vents et au beau milieu d’une large plaine d’Islande une maigre architecture, un monticule, un têtu talus, qui n’est pas plus cabane que cabanon mais véritable Palace sans dorure, et voici sa véritable histoire.
Trois vieilles âmes vivaient sous ce même toit. Juste un toit. Þorbjörn, Grímur et Sturla se sont retrouvés pas totalement par hasard, mais après avoir été tous trois excommuniés de la société des Hommes.
Þórbjörn Oddsson « jambe raide » fut le premier à se poser dans ce qui restait d’un refuge de berger abandonné ; assez loin des côtes pour ne pas être retrouvé, pas trop à l’intérieur pour ne pas y être mortellement oublié. Þorbjörn avait volé, violé et tué, et vécut là des années durant, seul, cela s’entend. Avant que Grímur Logason le noir ne le rejoigne par le hasard des ornières ovines. Condamné lui aussi à un éternel retranchement pour avoir tenté d’étrangler, pour de faux, son frère à plusieurs reprises, Þorbjörn l’accueillit sans grande joie. Mais la compagnie autre que celle de sa propre ombre ne pouvait pas être totalement mauvaise. Tous deux, pas très éloquents, ont trouvé cet équilibre des hommes assagis, presque sages. Une vie quotidienne à perpétuité essentiellement régulée par deux saisons ; l’une obscure remplie de chieuses chimères, l’autre lumineuse qui emmerde sérieusement le repos de Grímur.
Plusieurs hivers après, Sturla Hinriksson, proscrit lui aussi, les retrouva au bout de longues pérégrinations sur l’île pour avoir déclaré fort et pas si haut que ça qu’un ciel sans cieux était notre seule, unique et dernière demeure.
Il était tout à fait laid et n’avait pas de sobriquet. Mais Sturla était bavard, et participait assez peu aux tâches quotidiennes du trio. Cela ne dérangeait pas plus que cela les deux autres. Grímur était celui qui entrenait les lieux, Þorbjörn, lui, chassait, cueillait et avait la connaissance de l’art de la conservation de toutes possibles pitances. Sturla, lui, était bavard. Et ça c’était bien, des fois.
En ce talus têtu, au beau milieu d’une plaine de la peu fertile terre d’Islande, ont vécu ces trois cœurs animés par la survie, sans véritable amitié, en ce Palais sans mortaise ni souverain, tantôt sous la neige obscure des mondes sans fin, tantôt sous la danse des herbes folles animées par un astre solaire qui n’arrive plus à se cacher.
Ce texte est extrait du livre d’Aubin Chevallay, « Kyrrðin að mála / Le silence de la peinture », qui présente ses photographies des expositions organisées en Islande en 2022, ses paysages islandais et des textes de ses modèles et de personnes contactées sur les médias sociaux.
Serge Comte, né en France à la Tronche, l’été 1966, a été bon ramasseur d’abricots, mauvais dessinateur, passable professeur de français pour enfants, et désormais excellent brancardier au CHU de Reykjavik.
Vous ne trouverez pas grand-chose sur internet concernant le travail de François Deck. Cinq mots d’une microbiographie égarée sur un site de cotations, un dessin de 1977, trois sculptures incrustées au sol aux abords de la faculté de sciences sociales de Grenoble depuis 1993, la mention d’une banque de questions en 1999 et un article de 2002, « Esthétique de la décision ». Neuf réponses au total sur Google, c’est bien peu. Quant aux images, il y a visiblement d’autres François Deck, et celui qui nous intéresse est fort rare. Comment expliquer cette invisibilité sur nos écrans d’un artiste qui, après avoir longtemps dessiné, a bifurqué vers une pratique sociale l’ayant conduit à repenser son rôle d’enseignant et à travailler depuis plus de trente ans comme artiste consultant aussi bien avec une agence d’urbanisme qu’avec une association, un squat ou une maison de la culture ?
— Pourquoi cette absence de documentation sur internet ? En quoi l’ici et maintenant, essentiel pour toi, est-il menacé par d’éventuels rebondissements lointains et différés de la documentation ? Faut-il préserver cet ici et maintenant dans une forme de confidentialité ?
Pendant vingt ans je pratique le dessin et la gravure, puis viennent la sculpture et l’installation. Pendant ce temps, mon enseignement en école d’art devient plus expérimental que ma pratique d’artiste. Après une rupture nette avec mes savoir-faire précédents qui a lieu en mars 1992, cette distorsion aboutit à une réorientation de mon travail. Je lis « Expérience et pauvreté » de W. Benjamin et de la littérature conceptuelle. Je développe un travail basé sur l’échange de savoir (Espace discret). J’interroge l’étanchéité entre les pratiques (Mutualisation des compétences et des incompétences). La conversation, dont j’ai éprouvé le goût dans la phase précédente en parlant avec des poètes, devient l’essentiel de mon activité. Je m’adresse à des personnes occupant les fonctions les plus diverses, du monde agricole à la science, en passant par l’industrie et le travail social. La fermeture des mines dans le Nord-Pas-de-Calais au début des années 1990 est l’occasion d’une résidence d’un an à la Maison de l’art et de la communication de Sallaumines. Mon statut d’artiste est connu de mes partenaires mais je ne le mets pas en avant, attitude dont témoigne L’Auteur évanouissant, un texte de Brian Holmes (Multitudes, 2004).
— Y a-t-il pour toi une interférence négative entre l’activité et son archive ?
Mon activité d’artiste consultant m’amène à développer quantité de scénarios, de protocoles et de bases de données avec une forme privilégiée : la banque de questions. Des ensembles de questions, organisés par mots-clés, archivent des éléments de réflexion et de verbalisation d’expériences. Chaque question est rédigée par une personne dont le nom apparaît dans un générique d’auteurs et d’autrices. Les questions peuvent ensuite être réanimées par des protocoles de débat avec lesquels les questions se renouvellent. Celles qui importent sont mises en évidence dans des séances de délibération qui accompagnent la réflexivité du groupe sur ses pratiques et son orientation. Les banques de questions, inspirées par une attitude artistique sans finalité, produisent un effet retard en donnant du temps à l’énigme. Les effets de ce processus appartiennent à un groupe donné et je m’interdis les techniques de captation (vidéo, photo), que je trouve perturbantes. Je précise enfin, s’il est nécessaire, que je joue avec le rôle de consultant comme il m’arrive de jouer avec d’autres rôles. La naturalisation de la division du travail et l’évidence des méthodologies prescrites soulèvent des questions. Depuis les débuts de « l’école erratique » (2010), j’ai abandonné le rôle d’artiste consultant.
— Les artistes qui documentent leurs faits et gestes sur le web, sur Instagram ou sur Facebook, ne sont pas nécessairement dans une logique professionnelle, promotionnelle et concurrentielle. Pouvons-nous considérer qu’ils vont aussi dans le sens d’un partage de ressources ?
Il y a beaucoup de ressources passionnantes sur internet. Les images de mon travail qui y circulent datent des années 1970, tout simplement parce qu’avant 1992 je n’avais pas encore renoncé aux formats du marché. Autour des années 2000-2010, la mémoire d’internet traitait mieux l’actualité de mon travail. Ces pages ont reculé dans Google, du fait de mon absence sur les réseaux sociaux et d’une augmentation du trafic de mes premiers travaux sur des sites de vente en ligne. L’ancien prend le pas sur l’actuel dans les fantasmagories du marché. En 2025, le marché n’a pas renoncé à moi et je n’ai pas renoncé à développer un petit artisanat qui tente d’échapper aux industries de la relation.
— Ne penses-tu pas malgré tout qu’internet, au-delà ou en deçà de ce qu’il est devenu par le processus d’enclosure des plateformes (Facebook et cie), reste un outil de contournement puissant de l’hégémonie du dispositif d’exposition, contrôlé par le complexe institutionnel-marchand et actuellement colonisé par le luxe ?
Je n’ai pas d’avis définitif sur la question, disons que je n’en ai pas le goût. Cela semble aller de soi qu’un artiste soit sur le web, mais si « ce qui ne va pas de soi » est une définition possible de l’art et un principe qui guide l’action, les conditions de l’art restent ouvertes. Je reste très admiratif d’un artiste tel qu’André Cadere. Nombre d’artistes inventent maintenant les formats de l’art à venir en ouvrant un café ou en donnant des consultations de shiatsu… Les pratiques et leur économie ne sont pas irréductiblement attachées à un statut d’artiste, ni à un rôle de producteur d’objets. Il y a bien souvent un « ça va de soi » qui condamne les esthétiques à la répétition et reproduit un système que beaucoup déplorent. Chacune et chacun a pour tâche d’interroger un désir d’art qui, comme tout objet du désir, ne va jamais de soi. La subjectivité doit trouver une issue pour s’articuler au réel. À mon sens, l’invention de terrains d’opérations prime l’élaboration des formes.
— Quand tu élabores le processus des banques de questions, tu ne te préoccupes pas de l’enregistrement des réponses ?
En 1995, les banques de questions ont bénéficié du développement spécifique d’un logiciel de base de données. Cette application permet d’opérer des recherches sophistiquées, mais ces datas n’ont véritablement d’intérêt qu’activées par des protocoles de débat dans des situations concrètes. Rendre publiques ces datas en tant que traces n’a pas beaucoup de sens. Ce qui compte, c’est si quelque chose a changé pour le collectif donné et les personnes qui le constituent. Les mémoires sont alors incorporées. Chaque être est une archive précieuse ! Le sort des « objets relationnels » de Lygia Clark est à ce propos significatif. Leur exposition muséale n’a aucun sens. Par contre les entretiens réalisés avec d’ancien·nes patient·es de Lygia Clark par la critique d’art et psychanalyste Suely Rolnik sont très intéressants (Archive pour une œuvre-événement, Carta Blanca Éditions, 2010).
— Avec les brochures Brouillon général que tu publies régulièrement, tu fais circuler des textes qui te semblent utiles. Pour les imprimer, tu les mets en page au format PDF. Pourquoi ne pas les rendre disponibles en téléchargement sur une page web ?
Depuis 2010, je travaille quasi quotidiennement avec un atelier d’impression numérique. De petits tirages accompagnent des conversations, des sessions de l’école erratique ou bien des travaux avec un groupe d’étude dont je suis un des acteurs parmi d’autres. Je suis en train de reprendre une brochure imprimée et diffusée depuis plus d’un an selon différentes versions. Elle est organisée autour d’extraits de textes du psychiatre François Tosquelles, rassemblés par Joana Masó, et prend son sens avec un groupe hétérogène qui s’intéresse à la psychothérapie institutionnelle. Le titre, Ce qui ne va pas de soi, est emprunté à Jean Oury. Alice Guerraz, une artiste impliquée dans ce groupe, m’a retourné une version de la brochure annotée d’une façon très expressive. Cela m’a conduit à modifier la brochure en incluant une double page annotée à la place des deux pages originelles. Il ne s’agit pas simplement d’améliorer un contenu, mais de prendre en compte ce qui arrive à un objet médian dans une histoire vivante. L’archive n’est donc plus une mémoire qui se dépose une fois pour toutes selon des couches d’objets chronologiquement ordonnées. Les objets sont potentiellement les acteurs d’un processus, comme des quasi-sujets (Marcel Mauss). Les archives sont devant nous. C’est ce que j’entends dans le titre du film de Joana Masó : Histoire potentielle.
— Refuser, ou tout au moins éviter, le partage d’une documentation sur les réseaux ouvre donc selon toi d’autres mémoires ? Est-ce à l’œuvre dans le protocole de l’école erratique ?
Je ne refuse pas de partager les documents puisque c’est leur fonction d’être activés à l’intérieur de processus de travail. J’observe que le public de l’art et de la culture est captif d’institutions privées qui reprennent au compte de leur communication d’entreprise les discours de la démocratisation culturelle. La notion de public est à réinventer, avec tout ce qui semble aller de soi comme les mots utilisés et souvent galvaudés au quotidien. Je mène depuis plusieurs années une critique de l’emploi à tort et à travers du mot « projet », mot métonymique d’un mode de financement qui impose un cadre aux pratiques sans que ce cadre ne soit plus questionné (La Dictature du projet, Laboratoires d’Aubervilliers, 2019). Cette critique circule de fait assez bien de bouche à oreille. Je porte une attention particulière au vocabulaire. La langue est une institution (Saussure) toujours au risque d’une prédation (Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich). Aborder le langage en termes de médium, c’est restituer à la langue une dimension corporelle qui résiste. L’école erratique prend soin de la plasticité du langage dans des situations de coprésence physique.
— Errer, c’est parfois s’égarer. On se souvient de Stanley Brouwn cherchant son chemin en proposant aux passants de tracer un itinéraire sur une feuille de papier. Mais on s’en souvient très vaguement. En y repensant, nous avons été heureux de trouver sur Are.na une petite compilation de documents concernant le travail de Stanley Brouwn, avec notamment des photos des années 1960 que nous n’avions jamais vues. Le côté « bouteille à la mer » d’une archive publiée sur le web ne peut-il pas activer, réactiver, provoquer, stimuler ou interroger utilement plus tard, quelque part, une autre recherche ?
Dans la proposition de Stanley Brouwn, la mémoire corporelle d’un itinéraire est d’abord transcrite en dessin. Ce dessin est ensuite présenté dans différents espaces (vitrines, institutions artistiques, web) accompagné de la mention récurrente « This Way Brouwn ». Dans ce processus, on distingue des archives qui concernent la vie quotidienne (la mémoire corporelle du passant et la singularité d’un dessin) et d’autres transformées en œuvre (Kröller-Müller, site Are.na). Je m’intéresse aux archives situées en amont des processus de valorisation. Par exemple, Mark Lombardi développait un « art de la fiche » (compiler des milliers d’informations disponibles dans la presse) qui est la condition de réalisation de ses cartographies (l’œuvre publique). Ce travail ouvert de compilation lui permettait – sans durée, ni objectif prédéfini – de faire émerger des relations imprévues entre des événements. Lombardi a pu ainsi établir des liens d’intérêts croisés entre Al-Qaïda et la famille Bush, des liens qui avait échappé aux services de renseignement. Quelque temps après l’attentat contre le World Trade Center, une représentante du FBI a demandé au Whitney Museum de rencontrer l’œuvre et l’artiste. Quand l’horizon d’un monde est bouché, il reste à croiser des mondes. La mémoire doit errer parfois longtemps avant que le réel ne donne forme à une archive. L’archivage est, selon moi, une question de style.
François Deck et DeYi Studio, entre Grenoble et Shanghai, décembre 2024. * légende image de couverture : avant ou après une session de l’École erratique (Bazaar Compatible Program, Shanghai, avril 2012)
François Deck, lecture (École offshore, Shanghai, octobre 2010)
Notes :
– Les banques de questions révèlent les ressources cognitives de groupes soucieux d’échanges horizontaux. L’élaboration de ce dispositif, développé depuis 1995 jusqu’aux années 2010, a été motivée par le désir de privilégier l’invention au détriment des savoirs cristallisés. L’attention est portée sur les styles d’échanges de paroles modifiés techniquement. Des protocoles de conversation fonctionnent sur un mode ludique qui associe pensée et plaisir plutôt que « prise de tête » (sic) [Sébastien Charbonnier, L’Érotisme des problèmes, ENS, 2014]. On entre dans le jeu par quelques questions rédigées, rassemblées et redistribuées comme un jeu de cartes. La question est ainsi soutenue par la personne qui la découvre de façon imprévue et doit l’associer à son propos. Amenée à chercher ce qu’elle pense, elle rend lisible pour les autres une recherche trébuchante mais qui s’autorise aussi à inventer.
– Agencer l’improbable est un jeu de cartes, traduit en six langues, qui a pour enjeu de faire résonner des questions de méthodologie. Par exemple, une carte invite à : « Oublier ce qu’on sait faire ». Ce jeu a été constitué à partir du recueil de propositions formulées par des étudiant·es d’une école d’art dans un cours partagé avec Joël Bartoloméo. Je n’ai rédigé que la règle d’un jeu qui peut fonctionner en dehors de tout contexte artistique. En contraste avec l’idée d’une « bonne méthode », le jeu incite à se questionner sur les désirs, les points de vue, les expériences, les rôles, les expertises, les usages, les styles, les ressources, les outils, les rythmes, etc.
– Les brochures Brouillon général circulent de la main à la main. Ce sont des « objets médians » : poèmes, textes théoriques, entretiens, études d’ouvrage, notes, fictions littéraires, images glanées, archives diverses… L’impression numérique accueille la rature, la biffure et la réécriture. Lorsqu’une publication est remise en écriture par les effets d’une conversation, la diffusion précède la conception. Sans capital et sans stock, les éditions Brouillon général reprennent le titre d’un ouvrage éponyme de Novalis (Allia, 2000).
– L’école erratique propose des sessions de cinq personnes, ni plus, ni moins. Sa visée est de faire connaissance en élaborant ensemble des problèmes. Les situations de problème sont déterminées, la forme d’un problème est indéterminée. L’élaboration d’un problème spécifique est stratégique. Augmenter la pertinence des problèmes par un retard concerté des solutions et subjectiver les problèmes de façon imprévisible, tel est le programme de l’école erratique.
Hubert Lucot est décédé il y a presque 8 ans (17 janvier 2017). Pour continuer à parler de son œuvre et à orienter des lecteur.trice.s vers ses livres nous publions ci-dessous un texte de Jean-Charles Massera paru en mars 2010 dans le livre « Opération Lucot » (éditions ère). En fin d’article la liste des livres d’Hubert Lucot et certains un lien direct sur Place des libraires pour un achat immédiat. Découvrez redécouvrez l’un des grands nom de la littérature et de la poésie.
(Extraits, notes et commentaires à l’usage d’une histoire littéraire à venir)
1984. Langst : « Un livre qui ‘tienne debout par le style’ ? (Tiennent, se tiennent les maisons…) Qui batte au rythme de la syntaxe du monde : paliers, clins de conscience ». Lorsque le livre paraît la littérature ne fait pas encore partie de mes préoccupations, j’étudie les sciences politiques et les avant-gardes, le modernisme et les bouleversements majeurs des données de l’expérience esthétique et littéraire énoncés depuis la fin du XIXe siècle ne sont pas dans les programmes de l’éducation nationale. Ce n’est qu’en 1998, après avoir parcouru le catalogue de l’exposition « Poésure et peintrie » organisée cinq ans plus tôt au Musée d’Art Contemporain de Marseille que je découvre le travail d’Hubert Lucot. Et d’apprendre en feuilletant l’ouvrage que parallèlement à l’histoire des propositions littéraires et artistiques qui ne remettent rien en cause enseignée dans les manuels scolaires et les unités de valeurs universitaires, il y a (eu) une autre histoire, une histoire majeure que la volonté de ne pas savoir qui constitue le fondement et le cadre de l’écriture de l’histoire littéraire de divertissement de tout ce qui a pu constituer un enjeu depuis l’invention de l’espace poétique et artistique moderne s’acharne à nier. Était exposé, Le Grand Graphe, soit une affiche de 12 m² (disponible en 8 rouleaux imprimés en sérigraphie accompagnés d’un livre-mode d’emploi de 112 pages aux Éditions Tristram) composée en 1970-1971.
Question de Jacques Barbaut en 1999 à propos de ce travail qui ne rentre pas dans un rayon de bibliothèque : « Est-ce que vous considérez que le Grand Graphe constitue le noyau dont tout procède dans votre écriture, en amont et en aval ? »
Réponse : « Ah oui ! [bondissant] Oui, on pourrait dire ça : je ‘débloquais’ complètement, enfin ! Dans les années 60 j’avais composé quelques livres brefs, dont la moindre des phrases était due à une écriture automatique ; ensuite, les mots étaient retravaillés à l’extrême et surtout montés à l’extrême. J’ai fait trois livres brefs, Absolument, jac Regrouper et Information, les trois ont été publiés récemment. Pendant leur écriture, de 1960 à 1970, le blocage a dominé. Dans le Graphe, j’ai vraiment allongé mon geste, je n’ai pas retravaillé la syntaxe finale, c’est-à-dire que la composition d’ensemble était due à la production d’espaces, car l’écriture produisait une page blanche : quand mon écriture avait occupé un espace, j’avais tout autour un nouvel espace à maculer, à marquer. Il y avait là un allongement considérable. […] Et cet allongement s’est véritablement matérialisé dans les deux livres suivants : Autobiogre d’A.M. 75 en 75 et Phanées les nuées en 76-77, que j’ai travaillé jusqu’en 80. […] Une de mes principales difficultés pour Phanées les nuées, qui était aussi écrit d’un trait mais ‘repris’, c’était la parenthèse. Dans le Graphe, je l’avais déportée dans la marge du texte — et, proliférant, cette marge avait fait le Graphe de 12 m2. »
Soit l’idée que la forme se cherche dans un processus de travail et non dans une histoire (de genres, de formes et de formats de pensée) constituée en dehors de toute relation de nécessité avec le lieu, le temps, le contexte et les conditions historiques dans lesquels elle pense (naïvement) s’inscrire – transhistorique donc et consignée par des conditions de réception animées par la croyance et la volonté de ne pas savoir 1. qu’« À de grands intervalles dans l’histoire, se transforme en même temps que leur mode d’existence le mode de perception des sociétés humaines. La façon dont le mode de perception s’élabore (le médium dans lequel elle s’accomplit) n’est pas seulement déterminé par la nature humaine, mais par les circonstances historiques. »[1] et 2. que parallèlement à l’histoire des propositions littéraires et artistiques qui ne remettent rien en cause enseignée dans les manuels scolaires et les unités de valeurs universitaires, il y a (eu) une autre histoire, une histoire majeure que la volonté de ne pas savoir qui constitue le fondement et le cadre de l’écriture de l’histoire littéraire de divertissement de tout ce qui a pu constituer un enjeu depuis l’invention de l’espace poétique et artistique moderne s’acharne à nier.
Nécessité : Fin des années 60 du siècle précédent. Si l’industrie culturelle, la technique et la culture du spectacle participent activement au détachement du « Je » de l’Histoire (le divertissement), le formalisme esthétique combattant le spécifique au nom de la nécessité d’imaginer une subjectivité échappant à tous les déterminismes (sociaux, culturels, politiques, religieux) – qui dans sa visée suprême et ses propositions les plus radicales produirait l’affirmation d’une abstraction universaliste et transhistorique a également rêvé d’une subjectivité coupée de l’Histoire (certes éclairée par la seule expérience esthétique, mais bon coupée quand même…). Le travail d’une reconnection (non aliénée) à l’Histoire comme enjeu. Le retour à une écriture non conscientisée, à une croyance dans le réalisme de celle-ci, à une relation évidente entre la représentation et le représenté, entre la phrase et son objet comme risque. Le retour à une croyance dans la capacité des genres et des formes pensés pour (dans) une époque, des problématiques, des visées révolues (le réactionnariat) comme doxa assez pénible. Le projet Lucot comme possible.
« Un livre qui ‘tienne debout par le style’ ? (Tiennent, se tiennent les maisons…) Qui batte au rythme de la syntaxe du monde : paliers, clins de conscience » donc. Je sais depuis cette phrase qu’on n’imprime pas un style sur le monde et un rythme au monde, mais qu’au mieux on se sert des figures de style, des rythmes, des modes de production de sens disponibles dans la culture de celui-ci pour opérer au cœur des systèmes de pensée, des représentions qui lui sont inhérents, qui le constituent. D’ailleurs, que nous apporte l’impression (une impression de plus) de la patte de l’auteur sur la page et sur le monde si cette patte ne nous donne rien d’autre à lire que son apparition ? Quel usage peut-on faire d’une visée aussi pleine d’elle-même et pauvre de ce qui n’est pas elle ? Aucun, ou alors, nous sommes dans une logique d’ameublement (du vide ou des salons).
Postulat : Le travail littéraire et artistique (esthétique) qui me tient : celui qui consiste à opérer dans l’espace, la distance, le circuit (de la pensée) qui sépare ma conscience de son objet. C’est là qu’il y a forme, qu’il y a langage. Soit la médiation entre ce qui est extérieur à ma conscience (son objet) et ma conscience. C’est là qu’un travail littéraire et artistique peut opérer (au lieu de s’acharner à travailler sur les « sujets » qui se trouvent aux deux pôles du circuit (« moi » ou « le monde »). C’est là la consistance littéraire. Probablement : « Je ressens ma pensée comme une chose matérielle. Elle s’écoule. Je l’observe — coulante, collante. (À Paris, je relirai la lettre du Voyant : ‘Je est un autre… que j’observe’, j’observe les manifestations dont Je est le théâtre, pourquoi les médias veulent-ils que Je soit fondamentalement aliéné : autre) ». Oui pourquoi au fait ?, mais nous ne parlons pas ici des médias, mais de la médiation entre ce qui est extérieur à ma conscience (son objet) et ma conscience. Donc « Je ressens ma pensée comme une chose matérielle » et aussi un langage compact pour un monde compact. Le travail de la langue (poésie ?) impose des respirations, ouvre des espaces qui ne sont pas de ce monde, qui ne font que retrancher un peu plus notre relation à lui. Le travail du langage, car c’est là l’élément d’Hubert Lucot — et il ne cessera de me le dire et redire en insistant sur le fait que l’apport de Jacques-François Marchandise dans notre entretien de 1999 était essentiel car il avait orienté le propos général sur la question essentielle, qui était celle du langage. Dont acte. Le langage donc et non la langue (la langue c’est une longue angoisse). Langst tout de même : « Excès (lyrisme et restriction), m’en tenir au ‘réel’ (surtout latent, voire anodin condensé), dont nul langage ne fait l’épargne. Choses, les laisser innomées : réceptif ; ne pas dire, pas encore, jouir de mon aptitude, après deux décennies de travail à ressentir l’exister qu’elles induisent, ». Une écriture sur le motif, une écriture sans médiation fictionnelle, en prise directe avec son objet. Un journal ? Même pas. Des livres, une écriture point. Précision au passage : à ce stade de l’histoire de l’art et de la littérature, le genre, le médium ça n’est vraiment plus la question, depuis très longtemps (ce n’est pas parce que parce que les conditions de réception littéraires dominantes préfèrent le confort du refoulement des bouleversements majeurs des données de l’expérience esthétique et littéraire énoncés depuis la fin du XIXe siècle que ces bouleversements n’ont pas existé).
Bref, la forme de nos expériences (contemporaine) du monde comme forme. C’est la manière dont le monde me parvient, dont je le reçois, dont je le lis, qui informe, qui donne, qui fait syntaxe. La conscience réceptrice comme média (oublié le genre « roman », « poésie », autres…) : Sur le motif : « Les ‘intellectuels de Saint-Germain-des-Prés’ (disait-on dans mon triste temps) qui lurent Ulysse désiraient la liberté de Joyce, lequel sans action et sans psychologie épouse le fonctionnement charnu et savant de la conscience. Je fus sensible aux trous du monologue joycien, à ses ‘virgules blanches’, je voulais écarter et combler ces lacunes, je voyais quelque chose d’analogue chez Mallarmé ; à 18 ans (1953) je ne considérais pas que le débit du monologue ou de Rimbaud était automatique, ultérieurement le mot travail (mental, voire analytique) me sembla adéquat pour désigner ce déroulement qui relève dans le même temps d’une Histoire, d’une Culture, créatrices d’associations convenues. Il s’agissait pour moi de ne pas attraper les tics joyciens, ses astuces parlées, donc culturelles, mais de posséder le moteur diseur. »
Un moteur diseur, un livre, pourquoi faire ? Langst encore : « Langst : une combinaison des strates que l’inconscient du livre et du lecteur transformera. » Combiner quelles strates ? Langst toujours : « Réduire, rétrécir, pour capter le Tempo, celui du monde actuel, et de mon moi qui manque, les choses vont mal : désormais le Pouvoir admet que nous sommes en guerre, elle est d’abord économique (appel aux restrictions, à une audacieuse stratégie du Profit) —, nous y prépare, démontre qu’Elle est voulue là-bas, qu’elle est, là-bas, l’essence de ceux que nos démocraties devront combattre, le thème doucereux se répand, consensus, union sacrée… » Soit des phrases de traduction de l’expérience qu’une conscience masculine occidentale bourgeoise blanche née en 1935 fait (monte, construit) à partir des informations qu’elle perçoit (de la ville, de la culture, des médias, des interactions sociales, amicales, sexuelles, etc.). Éciture sur le motif pour lui, en revisionnages de rushes montés (le délais analytique) pour nous. Opérations :
« Comprendre S’impose le mot OPÉRATIONS : militaires, chirugicales, de l’esprit. S’impose une idée : ‘Terrien moderne, pendant 60 ans j’ai vu des images plus que du monde’, ‘Dois-je écarter les images pour voir le monde ?’ Les deux tours s’abattent, de nouveau et encore, l’une aussitôt l’autre, pendant des jours et des jours, jusqu’à la fin des temps. Elles et leur chute brumeuse sont, mystérieuses évidences, les signes d’un flux nécessaire qu’on ne dit pas encore Histoire ; s’imprime en moi le Sens suprême d’un rêve aux objets disparates et concrets, je puis rêver que certaine Mafia pentagonale organise tout cela, et les ‘fabuleux progrès’ de l’armement, et le Commerce mondial. Progressivement, dans la propagande ou Programme, l’agresseur hypothétique et introuvable, à turban soyeux, à visage à paroles Oussama Ben Laden, s’est dissous dans une notion morale, voire théologique. Ce n’est plus un humain qu’On poursuivra. On enfoncera dans la surface de la planète la trace satanique du Bien s’acharnant contre le Mal. Quand je fais passer ces forces dans mon corps et, de là, par la vue de Paris telle une litière mérovingienne contre mon lit d’hôpital, je comprends mieux l’être de l’Afghane sans visage (sa belle tête est un panier tressé en taffetas) qui ne parvient pas à penser le meurtre de son enfant par une bombe venue de l’Ouest. »
Mais rien n’est jamais sûr. À ce sujet, question Jacques-François Marchandise en 1999 à propos des montages proposés par Hubert Lucot : « À partir de ce matériau de base, on a l’impression, quand on lit plusieurs de vos livres, que vous mettez en place plusieurs montages différents : les bandes d’origine, les masters, les rushes, etc., ne sont pas exactement les mêmes mais on note souvent des grosses parties communes d’un livre à l’autre et que l’agencement, le montage, la mise en place sont sans cesse renouvelés, comme si un réalisateur faisait dix films différents à partir du même tournage. »
Réponse du monteur : « Oui. »
C’est par montages successifs (propositions, essais) que la conscience (re)monte la chaîne des événements, la production — s’il y en a une — (originale) du sens. Opérations encore : « Un visiteur de mon voisin a laissé France-Soir : des masses de fuyards afghans atteignent la frontière du Pakistan, victimes d’une catastrophe naturelle, semble-t-il. Celle-ci a un moteur abstrait, auquel mon esprit remonte. » Suit la remontée de l’esprit : « Une mystérieuse équipe porte trois coups symboliques à la puissance et à l’intégrité des États-Unis. Peu après, des millions de torrents verbaux que déversent les chaînes de radio et de télévision mondiales dessinent un creux, un vide, un néant : la formidable puissance des États-Unis et de son comparse britannique va pilonner un pauvre petit pays situé à dix fuseaux horaires de New York et à un millénaire d’histoire. » Langst déjà : « Mon travail : le travail du temps. Temps non pensé en termes d’espace : temps dits par brèves, longues, emboîtements. Il multiplie les connexions. » Articuler des expériences, des modes de saisie, des manières d’appréhender, privées, intimes et la culture, l’idéologie dans lesquelles se font ces mêmes expériences et se construisent nos représentations. Il n’y a jamais de découpes naïves — hors du temps et des conditions historiques, sociales et culturelles d’apparition — d’une figure, d’un je, d’un moi, d’un nous (sans le monde), d’un moment, d’un événement, d’une situation, de ce qui arrive, d’une pulsion : Allègement : « Il y a quelques jours, dans la banlieue de Marseille, 5 adolescents de 15 à 17 ans ont mis le feu à un autobus empli de voyageurs. Une Franco-sénégalaise de 26 ans n’a pu s’échapper ; ‘ses jours sont en danger’. La folle pulsion collective et désintéressée nous bouleverse – au point que des témoins – ont renoncé à ‘la loi du silence’ ; une fois encore, à la condamnation absolue du mal absolu je préfère l’analyse relative : Les 5 ont mis au-dessus de tout le principe de plaisir. Ils ne détestent pas leurs congénères, mais, non aimés par la société, ils les aiment moins que leur plaisir, comme le proxénète enchaînera et torturera des femmes parce qu’il DOIT s’acheter une Porsche et régler une dette d’honneur.
La disparition de l’autre connaît de nombreux modes. Pour nous, le SDF a sombré…
Dans le coma la Franco-Sénégalaise. Le mot revient, récent. Construit sur le modèle ‘Franco-Américain’, ‘Italo-Américain’.
Les images de l’arrestation : banalité s’élève à austérité ; principal acteur, le ciment ou béton de la ‘cité’. Un gaz électronique enveloppait les têtes des mineurs. Un père est apparu : une caricature d’Arabe (faciès, accent, coupe de cheveux, tee-shirt non impeccable) crachant son indignation : ‘Mon fils n’a rien fait, il était avec moi ce jour-là’ ; alors, les enfants masqués eurent un visage : l’appartenance à la communauté maghrébine. (J’apprendrai qu’il y avait aussi des Blacks.)
Il FALLAIT mettre le feu : préparer une mèche, attendre le bus (était-il arrêté à un terminus ?), ouvrir le réservoir… oublier les passagers pour qu’existent uniquement la cible et l’acte – et sans considérer l’avenir : enquête, procès, prison.
Sarkozy voit la cible : l’Élysée. Il se voit appliquer le dogme libéral, en sa pureté. Il ne voit pas ceux auxquels cela s’applique, ni les résultats de l’application. Dogme impitoyable dont il n’est l’auteur : il a voulu qu’on accepte sa personne dans le camp libéral, il en sera le chef, croit-il. »
L’analyse relative et le démontage d’une représention comme enjeu, l’écriture de la connexion comme outil. De là une question : comment se forment les représentations non montées par un intérêt extérieur (idéologique, politique, religieux, économique), cette pensée entre ma conscience et son/ses objet(s). Naissance et développement d’une idée dans le processus d’écriture à l’œuvre dans le travail d’Hubert Lucot.
Probablement : « Une Idée se condense, l’idée de Femme, par exemple, ou chair ou exister – précisément : exister heureuse (liée à bonheur, à plaisir) -, se développe… se développe ce que l’idée touche de l’air, dans l’air.
Il n’y avait pas d’histoire(s) mais des êtres, ces choses, matières, ces détails que « l’idée » touche – de l’air, dans l’air, de l’Être, déplacement – … déplace, ou états, plants, niveaux, paliers, phrases
Les femmes étaient déplacement de l’air, dans l’air, l’air venait de l’étang dans l’air, d’un parfum principe, odeur d’une plante unique, mais je ne sais si c’est rose ou fenouil, vanille, châtaigne, thym de l’air la musicalité tirait vers train : ébranlé le val monte, sans retomber s’amenuise ; vers grenouilles : un fond de gosier concasse la campagne. Associant, dans l’air que remuaient leurs voiles immobiles (nul vent), le parfum de leur peau, la chair de l’idée (en ce temps l’idée avait chair) et l’odeur – pas seulement d’une fleur mais (oui, encore, l’idée a toujours chair) de tout végétal, d’un arbre, du bois (cellier, huche contre la cuisinière), soupière, marmite… parfois un groupe constitué s’avance, de nouvelles femmes s’y intègrent, j’apprends ELLES vont VOIR… alors que je les contemple, et leur mouvement commun… »
Soit un procédé d’extraction – suivi d’un montage – des composantes essentielles de la représentation, des composantes qu’articule une conscience pour former une image (mentale), une représentation (mentale). Soit une écriture de la manière dont les constituants de la pensée circulent dans nos systèmes de (cette même) pensée.
Hypothèse : Du coup (« comme si un réalisateur faisait dix films différents à partir du même tournage »), confirmation d’une sensation que l’on peut avoir en ouvrant successivement plusieurs livres de Lucot et en n’en lisant que quelques pages, en plongeant dans la condensation d’une idée et non une intrigue ou une démonstration qui excéderait quelques paragraphes :
Probablement (1999) : « Dans la fenêtre hypothétique qui (à Antibes ?) donne sur la mer […] Fenêtres. J’aime aTeLier ouTiLs Me plaçant ce 18 juillet 1992 à la cote ‘Mer Antibes épaisseur blanc’, je ne ressens pas cette SUBSTANCE, mais, suc, levée (pâte), l’enregistrement rétroactif de ma position.) »
Recadrages (2008) : « KAS, TERRASSE SUR LA MER, 7 H 40 Je suis, depuis près d’une heure, devant le plus extraordinaire PAYSAGE DE MER (j’invente ces mots à l’instant) que j’ai connu. En 1939, à Royan, j’ai découvert la substance MER dans un morceau de plage captif entre une jetée et des maisons, avec le coup de fouet RESSAC. Je n’accédais pas à l’immense vide courbe et ondulé. »
Langst (1984) : « Je ne choisis pas mes mots. Ils me choisissent et me désignent. Me font, défont, défoncent. Attention au monde. […] Continuité discrète de mes livres, chacun contredit le précédent. Je : coupe court à ce qui serait du livre qui s’acheva ; généralise ce qui, inconsciemment voulu par le livre finissant, forme qui se refermait, demeure moteur. » C’est toujours le même livre ? Non. Hypothèse donc : On peut prendre un livre d’Hubert Lucot à n’importe quel endroit, n’importe quelle page, comme on peut prendre n’importe quel livre (ceux qui ne sont pas conçus et désignés comme des romans type Le Centre de la France ou Les voleurs d’orgasmes), lire quelques pages et reprendre sa lecture en ouvrant un autre livre. On n’ouvre pas un livre d’Hubert Lucot, on ouvre un travail (en cours). Un travail permanent de lectures (relectures) des informations que capte (sans temps – moyens – d’analyse) une conscience, informations que l’écriture (la distance et le délai de conscientisation / représentation) monte.
Et une fois monté ? Hubert Lucot répondant en 2009 à la question de Jean Perrier cherchant à lui faire dire en quoi ‘une intrigue unitaire’ ne relève d’aucune nécessité aujourd’hui :
« Je tire sur des fils, des fils du labyrinthe, des fils du style, des fils de la perception immédiate, de l’histoire, de notre être au monde, pour que les gens sentent fonctionner leur psychisme et la communauté humaine. Tirer ces fils et faire ces constructions apparemment originales, c’est nous renseigner sur ces entités ou ces réalités. »
Jean-Charles Massera, Berlin, février 2010.
[1] “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée”, in Écrits français, Bibliothèque des idées, Gallimard, p. 143.
Bibliographie d’Hubert Lucot
Information, suivi de Et, Fragment 1, 1969. Bram moi Haas, Agnès Gei éditions, 1969. Opéra pour un graphe, musique de Marcel Goldmann, France-Culture, 1972. Overdose, roman, Orange Export Ltd, 1976. Mê, Orange Export Ltd, 1979. Autobiogre d’A.M. 75, Hachette/P.O.L, 1980. Le Dit des lacs, Orange Export Ltd, 1980. Phanées les Nuées, Hachette/P.O.L, 1981. Langst, P.O.L, 1984. Mêlangst, cassette, Artalect, 1985. Travail du temps, Carte blanche, 1986. Bram et le néant, La Sétérée, 1987. Le Grand Graphe (1970-1971), version originale de 12m2, avec Le Graphe pour lui-même, version linéaire, Tristram, 1990. Le Gato noir, Tristram, 1990. Dépositions, Colorature, 1990. Simulation, Imprimerie nationale, 1990. Les Affiches n°8, n°11, n°14, et n°19, Le Bleu du ciel, 1993, 1994, 1995, 1997. jac Regrouper (1966-1968), Carte blanche, 1993. Bram ou seule la peinture, (essai) Maeght éd., 1994. Sur le motif, P.O.L, 1995. Absolument (1961-1965), La Sétérée, 1996. D’Absolument à Sur le motif, Horlieu, 1997. Les Voleurs d’orgasmes, roman d’aventures policières, sexuelles, boursières et technologiques, P.O.L, 1998. Information (1969-1970), Aleph, 1999. L’Être Julie, L’Ordalie, 1999. Frasque, La Sétérée, 1999. Probablement, P.O.L, 1999. Pour plus de liberté encore, slogans hyperlibéralistes, Voix, 2000. Frasques, P.O.L, 2001. Subventionnons l’humanitaire, Contre-Pied, 2001. Opérations, P.O.L, 2003. Dans l’enfer des profondeurs, éditions de l’Attente, 2004. Requiem pour un loden, Passages d’encres, 2004. Crin (1959-1961), Pierre Mainart, 2004. Opérateur le néant, P.O.L, 2005. Le Centre de la France, roman, P.O.L, 2006. Le Noir et le Bleu, Paul Cézanne, (essai), Argol, 2006. Grands mots d’ordre et petites phrases pour gagner la présidentielle, P.O.L, 2007. Petits mots d’ordre et phrases incorrectes, Contre-Pied, 2008. Recadrages, P.O.L, 2008. Allègement, P.O.L, 2009. L’encrassement, Voix, 2009. Album de la guerre, sur des images de Pierre Buraglio, La Sétérée, 2009. Le Noyau de toute chose, P.O.L., 2010 Overdose, P.O.L., 2011 Je vais, je vis, P.O.L., 2013 Sonatine de deuil, P.O.L., 2015 La Conscience, P.O.L., 2016 À mon tour, P.O.L., 2022
Autour de Lucot Dossier spécial Hubert Lucot dans le n°21-22 de la revue Java, printemps-été 2001. Dossier spécial Hubert Lucot dans le n°45 du magazine Le Matricule des anges, juillet-septembre 2003. Le n°18-19 (printemps-été 2006) de la revue Faire-Part autour de Hubert Lucot, 2006. Lucot H. L., entretiens avec Didier Garcia, Argol, 2008. Ruades, ruées, répétées, extrait du livre Le noyau de toute chose, qui prolonge le livre Allègement (P.O.L), dans la revue Vacarme, n°49, automne 2009. Opération Lucot, (dir.) Jean-Charles Massera, éditions ère, 2010.
Si la majorité des associations, collectifs et structures utilisent des services gratuits proposés par les géants du numérique dont les politiques commerciales sont souvent en totale contradictions avec les valeurs portées par ceux-ci, le collectif Boîte à Outils Coopérative 47 crée depuis 2021 des alternatives libres, éthiques et durables à échelle locale.
Ce collectif composé de quatre structures : Le Campus Numérique 47 (formation aux métiers du numérique), les collectifs En Jeux Durables et SI47 (éducation à l’environnement), aGeNUx (libérons l’informatique), et l’ADEM Florida (développement de l’expression musicale) commence par mettre à disposition un espace de stockage local pour ses adhérents. Les données ne seront alors plus stockées dans des énormes Data Center lointains mais relocalisées dans un écosystème de données numériques à notre échelle. Hébergé dans le département 47, le collectif assure le contrôle et donc la protection des données sur cette base d’application, le but étant d’avoir une autonomie et une indépendance sur la sauvegarde et le traitement des données. La vente ou fuite de ces données qui a le vent en poupe chez les Rois du numérique est impossible chez BOC47 qui assure dans sa charte l’impossibilité de vendre ou distribuer quelconque information stockée. La question de la confiance fait alors son apparition. Pour que les utilisateurs connaissent ceux qui pourrait avoir accès à cet espace de stockage, les membres du collectif se déplacent eux-mêmes, généreusement, dans les structures intéressées pour rencontrer, sensibiliser et former, si nécessaire, les usagers. Ils le disent « mieux vaut connaître les gens qui ont accès à nos données ».
Préoccupé par la pollution numérique, BOC47 prend en compte les enjeux environnementaux. Ils insistent sur le stockage inutile des données qui peut être facilement évité. Par exemple, une association qui a les mêmes dossiers sur dix ordinateurs différents pourrait regrouper ses informations sur un seul et même espace auquel ils auraient tous accès. Même alternative sur les déchets numériques qui dorment dans les boites mails saturées. Plutôt qu’envoyer une dizaine de courriers avec pièce jointe, autant la ranger dans un seul espace ouvert à tous. Au-delà du service de stockage proposé, leur démarche semble aller plus loin en questionnant même nos habitudes. En analysant nos fonctionnements numériques, ils guident aussi vers de nouvelles pratiques et méthodes plus écologiques.
Dans son dispositif, BOC47 met aussi en place des services équivalents à ceux des géants du numérique. Ils n’ont rien inventé et installent des plateformes libres qui existent déjà sur une machine accessible à tous. Par exemple « Pertube » remplace « Youtube », Mattermost est une messagerie collaborative, visioconférence, agenda…, Mobilizon est un partage d’événements… Ces alternatives libres et open source peuvent être visibles par toutes et tous et sont améliorées régulièrement par le collectif selon les nécessités des utilisateurs. Une de leur volonté est de faciliter la coopération entre les structures du département, de créer de l’échange, de la communication et du commun. La plateforme est donc aussi pensée pour être une source de partage d’informations et d’outils collaboratifs. Par ce biais, les associations peuvent être connectées, partager les calendriers, des événements, des dossiers… Les plateformes prennent vie et surtout sont dynamisées par les utilisateurs eux-mêmes. Lorsqu’ils forment les utilisateurs de BOC47 selon leurs besoins, cet accompagnement permet non seulement une transparence sur le fonctionnement de ces outils mais engage aussi une responsabilité individuelle devant ce monde du numérique.
Si tous les membres de BOC47 sont bénévoles, un administrateur est salarié pour assurer le bon fonctionnement du système, améliorer sa sécurité, faire les mises à jour et préciser les outils proposés. BOC47 demande une participation libre pour les usagers et vit grâce à des dons, des subventions et la Fondaton Afnic pour la solidarité numérique. Toutes les décisions sont prises à l’unanimité dans le collectif. Disponibles et très réactifs pour partager leurs outils, ils ne sont pas là dans le but de convaincre, ni là pour se développer davantage mais gardent en tête l’urgence de trouver des alternatives éthiques et communes.