C’est un couple, jeune, qui habite dans l’immeuble d’en face, un jeune immeuble. De ma cuisine je les vois chacun dans une pièce devant leurs écrans. Le couple est travailleur indépendant. Lui peu remarquable, neutre, elle plus intéressante lorsqu’en costume panda elle travaille sur le balcon sur son laptop. Une heure de gym quotidienne aussi toujours avec son casque audio rose qu’elle ne quitte presque pas de la journée. Récemment ils ont installé une cage à oiseaux, près de la fenêtre de la chambre c’est à ce moment là que j’ai regretté presque toute la journée de ne pas être un sniper professionnel équipé at home. Un jour viendra où les animaux jugerons tous les présomptueux. Je vois la cage je ne vois pas les oiseaux, je ne sors pas mes jumelles je ne suis pas un détective, je laisse une large part d’imaginaire à mon observation, je sens le pire venir, purée, oui, c’est un perroquet. Bon ben il est là pour au moins 60-80 ans, avec un peu de chance ses MAÎTRES pourraient mourir jeunes, dans ce cas la plupart des familles sont très embêtées et préfèrent libérer l’animal qui enfin (purée enfin) s’envole. Il peut aussi mourir de chagrin au bout de quelques années. Ils ont un mur écran vers 18H00 c’est jeu vidéo. Je ne les vois pas sur leur canapé sans doute Chesterfield fushia, je n’identifie pas le jeu mais c’est un RPG, l’écran est probablement un 4K acheté en promo, j’espère qu’elle lui mets un pâté, une total humiliation mais déjà l’appel du ventre résonne et il faut se faire un bon plan livraison, il pianote, auraient-ils le temps d’un petit câlin mais le service est si rapide, ils ont été si productifs aujourd’hui pour leurs clients, promis demain on sort pour retourner dans ce petit restaurant de la porte Dorée, c’est pas loin quatre stations de métro, douze minutes pour aller au métro. Ils motivent le perroquet pour qu’il répète le prénom Victor, Victor, ils sont autour de la cage, il font de stupides vocalises en prononçant le nom Victor, Victor. L’oiseau semble calme, un perroquet Jaco (gris du Gabon), Céline en avait un, il est en fait très jeune, cinq ans et apeuré, il défèque en les regardant, ils changent de pièce et laissent l’animal dans le noir. Lui dit Putain de vendeuse elle nous a dit qu’il parlerait, elle dit LaisseRio s’adapter. Le livreur arrive déjà avec deux bombes caloriques dégoulinant de graisse prêtes à exploser en bouche devant le mur écran, le jeu vidéo en pause remplacé par une chaîne d’information continue, l’expression troisième guerre mondiale est employée plusieurs fois par les chroniqueurs, il dit C’est pas la bonne sauce, elle dit Mange, Rio répète tout doucement C’est pas la bonne sauce.
Perroquet jaco. Famille des Psittacidés. Ordre : Psittaciformes
« Les intelligences artificielles voient avec les yeux de leurs maîtres. » Trevor Paglen et Kate Crawford
À moins de se déplacer en permanence avec le casque des Daft Punk, ou de disposer sur notre visage Incognito (2019), le bijou d’Ewa Nowak pour dérouter les technologies de vidéosurveillance, difficile, aujourd’hui, d’échapper à la captation algorithmique de nos visages, des portiques d’aéroport aux capteurs biométriques sur téléphone, en passant par les caméras de surveillance dites « intelligentes » – car dans ce dernier cas, il semble falloir se méfier lorsqu’on nous promet le contraire. Et bien souvent, « société d’exposition » oblige (Bernard Harcourt), on y participe en toute connaissance, parfois joyeusement.
École des Beaux-arts de Paris, 20 mars 2025. Antonio Somaini et Ada Ackerman interviennent en amont de l’ouverture de leur exposition, Le monde selon l’IA, au Jeu de Paume (11 avril – 21 septembre 2025), pour évoquer les enjeux dont la théorie de la photographie devrait, selon eux, aujourd’hui se saisir, en raison de la présence de l’IA dans la photographie, et vice et versa : à la fois comme élément nécessaire au fonctionnement de l’IA qui requiert d’énormes quantités de données comme des images pour produire des résultats exploitables, et comme technique désormais inscrite dans les applications de photographies de la plupart de nos téléphones portables. Ils présentent à l’auditoire une sélection d’œuvres d’artistes contemporains, dont de nouvelles productions, qui seront exposées au public. Somaini évoque alors un choix scénographique, le principe de « capsules temporelles » (NDLR : expression empruntée à la pratique artistique des Times Capsule d’Ant Farm à Andy Warhol), à savoir ici l’évocation de techniques plus anciennes, destinée, au fil de l’exposition, à donner une profondeur historique à des pratiques qui peuvent, sans cela, paraître entièrement nouvelles. Il en va ainsi de la reconnaissance faciale par les techniques de l’IA, qui peut s’inscrire dans la continuité d’un certain usage, au 19ème siècle, de la photographie à des fins policières et judiciaires comme le manifeste l’analyse biométrique du bertillonnage, et même remonter jusqu’à la physiognomonie alors en vogue au 18ème siècle dont on rappelle la définition : « Science qui a pour objet la connaissance du caractère d’une personne d’après sa physionomie » (Le Robert). Les commissaires semblent ici s’inscrire dans la suite des travaux réalisés en collaboration entre la chercheuse australienne Kate Crawford (autrice du Contre-atlas de l’intelligence artificielle) et de Trevor Paglen, artiste américain dont le travail photographique porte sur la surveillance et la collecte de données, et qui s’intéressent ensemble, depuis 2017, à l’influence de ces technologies dans nos vies quotidiennes et plus largement dans la société :
Making Face, 2020.
Nous avons transformé l’espace en un récit sur l’histoire de l’analyse faciale et un rappel des histoires sombres dont sont issus les systèmes contemporains de reconnaissance faciale. Des pages de manuels de phrénologie [Étude du caractère d’un individu, d’après la forme de son crâne] et de physiognomonie du XIXe siècle ont été montrées en relation avec des collections de photos d’identités historiques, des « images d’entraînement » utilisées pour le développement de logiciels de reconnaissance faciale et des demandes de brevet montrant des approches contemporaines de la mesure faciale. (Site de l’artiste Trevor Paglen)
They Took the Faces from the Accused and the Dead…, 2019.
Les algorithmes contemporains de reconnaissance faciale ont fait l’objet d’une recherche approfondie au début des années 1990. Pour mener à bien ces recherches, les informaticiens et les ingénieurs en logiciel ont besoin de vastes collections de visages à expérimenter et à utiliser comme critères de performance. Avant l’avènement des médias sociaux, une source courante de visages pour cette recherche et ce développement provenait des photos d’identité de criminels et de prisonniers. Les photos de prisonniers sont fournies par l’American National Institute of Standards (l’organisme responsable des poids et mesures) aux chercheurs du monde entier qui développent des technologies de reconnaissance faciale. Dans un sens très concret, les logiciels de reconnaissance faciale sont construits à partir des visages des accusés et des morts. (Site de l’artiste Trevor Paglen)
Les machines ont aussi appris à détecter le vieillissement à partir d’un fichier de prisonniers multirécidivistes (MEDS, 2011) et à déceler les émotions à partir de photos de femmes japonaises issues du fichier Jaffe (Japanese Female Facial Expression, 1997). (Clémentine Mercier)
Coïncidence : quelques jours plus tard, circulent sur les réseaux sociaux des commentaires dubitatifs quant aux résultats fournis par They See Your Photos, un site qui propose d’importer une photographie individuelle ou collective sur laquelle vous apparaissez, « pour voir ce qu’il est possible de déduire à votre sujet à partir d’une seule photo » via le traitement de cette image par le service Google Vision. Libre à vous d’essayer, sachant qu’on apprend à la lecture des Conditions Générales d’Utilisation que « Les images téléchargées sont transmises à Google par l’intermédiaire de Cloudflare pour le traitement de l’intelligence artificielle et sont immédiatement supprimées après traitement. Nous ne conservons aucune de ces informations [Ha !]. […] Google et d’autres tiers peuvent conserver les images téléchargées, les données de localisation ou les métadonnées conformément à leurs règles. [Ho !] » Bref, que ce faisant, nous participons à l’amélioration probable du service de Google, alors que l’étendue des informations « révélées » est sensée nous inciter à cliquer sur un onglet vert « Take control » qui renvoie à une application de photos et vidéos, à télécharger (Ente Photos), dépourvue de ce genre de traitement de l’image (promis, juré).
Difficile, cependant, de ne pas céder à la tentation de l’expérience proposée par They See Your Photo (on évolue avec son temps), puisqu’elle nous permet d’aborder concrètement cette réalité formulée par l’artiste Paglen lui-même dans une vidéo dont je ne retrouve plus la source : qu’est-ce que cela fait de vivre dans un monde où les images sont désormais davantage lues par des machines plutôt que par des humains – bref, le « monde selon l’IA », c’est quoi ?
Alors allons-y ! Faisons don de notre trogne à la science. Quelle que soit l’image importée, le descriptif est organisé de la même façon, structuré en trois paragraphes successifs. Le premier vient définir l’âge approximatif de l’individu et décrire avec une certaine efficacité l’environnement dans lequel la photographie a été prise, et enfin fournir sa localisation probable (l’indication du pays est généralement aussi juste que celle de la ville est fausse). La question du genre semble avoir été diplomatiquement esquivée, en nos temps troublés.
Le second paragraphe évoque l’appartenance ethnique (on comprend alors qu’il s’agit d’un produit US, avec plus précisément sa grille de lecture siliconvallesque), le probable revenu annuel (largement surévalué dans mon cas), l’appartenance religieuse (quand il précise « agnostique », comprendre « athé » qui semble constituer un gros mot dans cette partie du monde) et politiques (fous rires assurés, sans compter le présupposé que tout le monde vit en démocratie), pour ensuite déduire vos possibles activités de prédilection (et ce, semble-t-il, à partir de l’analyse de votre tenue vestimentaire, chapeau !) et enfin, vos talons d’Achille (dans notre cas : « il peut avoir tendance à s’adonner à des jeux d’argent, à conduire dangereusement ou à utiliser les médias sociaux de manière excessive » (je veux bien lui donner raison sur l’un des points mais tout le reste bien à côté de la plaque).
Le dernier paragraphe dresse enfin un portrait psychologique (à l’emporte-pièce, il va sans dire) pour, dans tout dernier temps – et l’on comprend la finalité de l’exercice (que le destinataire n’est évidemment pas vous mais l’entreprise) – cibler des produits à vous vendre. Dans notre cas : « des stylos Montblanc, un abonnement à Netflix, un abonnement à Audible, un casque à réduction de bruit Bose, un carnet de notes Moleskine, une thérapie en ligne (Talkspace), un service de livraison de repas en kit (HelloFresh) »… Il va nous falloir réactualiser les paroles de la chanson d’Alain Souchon : « Foule sentimentale, il faut voir comme on la regarde… ». Déjà qu’on nous parlait mal… Le monde selon l’IA, le voilà.
Bref, à l’usage, c’est de l’algoglitch à tous les étages – du nom d’un programme de recherche qui s’intéresse à la façon dont nous souhaitons être calculés et catégorisés, étudiant les cas d’inadéquation entre les interprétations et suggestions algorithmiques et nos attentes ou représentations de soi. C’est en effet davantage les inexactitudes qui frappent que la prétendue performance de ces outils sur la base desquels de plus en plus de décisions sont pourtant amenées à être prises – ou le sont déjà -, dans les domaines de la justice, de la santé et des assurances, de l’éducation, de la sécurité routière, de l’immobilier, de la police, etc.). Ce fut flagrant lorsque l’un de nos testeurs quelque peu barbu et basané fut identifié comme originaire du moyen orient et de religion musulmane, ce qu’il n’était pas. On ne peut ainsi, au final, qu’être frappé par le réductionnisme propre à ces outils, indifférent au contexte et à la complexité intrinsèque du monde. On propose alors de réactualiser cette fois-ci le fameux adage de l’inertnet 2.0. : « quand c’est gratuit, c’est toi le réduit ».
[Digression sur le principe du fait accompli. Je me souviens de l’introduction en France du service Google Streetview à l’occasion du Tour de France (Ha! Regardez-moi ces si belles routes !) avant d’être généralisé à la France entière (ho…) – car ils firent effectivement, ensuite, le tour de toute la France, moyennant quelques échanges avec la CNIL sur le floutage, entre autres, des visages. Qui n’est pas sans rappeler l’introduction « ludique » de la reconnaissance faciale pour tous par la même entreprise. Lors d’une visite au Google Art & Culture Lab, rue de Londres, à Paris, un guide nous avait ainsi évoqué la surprenante origine d’Art Selfie, service qui proposait dès 2018 d’importer une photo afin de suggérer des ressemblances avec des portraits peints présents dans les nombreuses œuvres d’art numérisées par l’entreprise, accessibles sur Google Arts & Culture. Un ingénieur avait alors malencontreusement importé, en même temps qu’un important volume de reproductions d’œuvres, une de ses photos personnelles qui était alors apparue à proximité du visage d’un tableau en raison de leur similarité formelle, dans la visualisation des images résultant de leur traitement. L’application, initialement utilisable qu’aux États Unis pour des rasions semble-t-il juridiques, avait fini par l’être aussi en France. Remarquons, enfin, qu’on aura profité de la « parenthèse enchantée » des JO pour introduire la vidéosurveillance algorithmique en France. Il y aurait ainsi toute une histoire à écrire sur le contexte d’introduction sympathiques de certaines technologies.]
Ce qui sidère, au final, c’est qu’on n’ait pas avancé d’un iota sur les constats et avertissements présents dans les travaux de Kate Crawford et de Trevor Paglen, dont on ne peut, rétrospectivement, que reconnaître l’importance. Car c’est à Paglen que l’on doit, en 2019, l’application en ligne ImageNet Roulette, une analyse critique de la base de données ImageNet, développée par les universités de Princeton et de Stanford en 2009, une des plus utilisées dans le développement de l’apprentissage automatique, qui n’utilisait de cette base que les images indexées sous la catégorie « personne » pour afficher les classifications que renvoyaient les algorithmes, très éloignées d’un idéal d’objectivité et de scientificité. Les deux compères complétèrent ce projet d’un article scientifique toujours accessible en ligne, « Excavating AI » (2019), où ils remettent en question la neutralité des techniques de reconnaissance d’image et alertent de la dangerosité de leur ’utilisation, dès lors qu’elles s’appliquent non plus seulement à des « objets » mais également à des personnes. Ils y mettaient en évidence les erreurs, préjugés ou autres biais consécutifs non seulement à l’indexation « humaine, trop humaine » de ces images (réalisée par une main-d’œuvre sous payée, les Mechanical Turks), révélant des stéréotypes racistes ou misogynes (vous pouviez ainsi être identifiés comme « salope », « violeur », « criminel », etc. – Paglen fut lui-même reconnu comme « skinhead », la faute à son crâne chauve !), mais aussi à la surreprésentation ou à la sous-représentation de telle ou telle catégorie d’individus – la surreprésentation de visages d’hommes blancs pouvant expliquer les difficultés à identifier les visages féminins, et plus particulièrement de femmes noires. Notons à ce sujet, qu’un an plus tôt, l’informaticienne Joy Buolamwini, fondatrice de l’Algorithmic Justice League pointait à travers son film AI, Ain’t a woman (2018), les informations obtenues par ces outils sur des images de femmes noires célèbres comme Michelle Obama ou Serena Williams, afin de sensibiliser à ces problèmes. Il se raconte qu’à la suite du travail de Crawford et Paglen, ImageNet aurait supprimé 600 000 images de sa base (qu’on n’aille pas me dire que l’art ne sert à rien). Toujours en cette faste année 2019, l’exposition collective de Crawford et Paglen, Training Humans, proposait encore à ses visiteurs de se faire analyser eux-mêmes les visages par ces outils de reconnaissance faciale (ce qu’on retrouve dans l’exposition au Jeu de Paume avec l’installation Faces of ImageNet), afin de mieux mesurer les inexactitudes d’interprétation quant à leur âge, leur genre, leur émotion et leur possible métier (accompagnées toutefois du fameux indice de probabilité, témoin de l’incertitude quant au résultat). Les visages goguenards des visiteurs apparaissaient alors sur l’un des deux écrans miroirs leur faisant face, encadrés d’un rectangle vert désignant la zone analysée au sein de l’image captée.
J’ai récemment visité à Barcelone l’exposition Destructures for Power de Regina Silveira et je me suis arrêté net devant une œuvre datant de 1975, sérigraphie sur papier intitulée Destrutura Urbana 2, a priori très éloignée de notre sujet. Mais y figurait une voie de circulation particulièrement dense, comme observée à hauteur de caméra de vidéosurveillance où les voitures et piétons étaient tous comme saisis par un cadre, comme mis en boîte. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir le processus figé d’une vidéosurveillance algorithmique. Voici ce qu’en disait le guide du visiteur (merci à l’IA et DeepL pour la traduction), à la section « Destructures for Power » dans laquelle était présentée cette œuvre :
Pendant les années de la dictature civilo-militaire brésilienne (1964-85), qui ont coïncidé avec d’autres régimes totalitaires et des guerres comme celle du Vietnam, Silveira a utilisé divers dispositifs graphiques et métaphores visuelles pour glisser des commentaires ironiques sur diverses formes de pouvoir, de surveillance, de censure et de violence. Parallèlement, nombre de ses œuvres de cette période analysent et commentent les avancées technologiques et les nouveaux systèmes d’enregistrement, de traitement et de diffusion de l’information qui, à leur tour, sont devenus des outils de travail fondamentaux pour elle.
Le terme « déstructures », inventé par le poète Augusto de Campos et utilisé dans le titre de cette exposition et d’une série d’œuvres de cette période, fait référence à des structures géométriques telles que des grilles, des labyrinthes et des axes de perspective que Silveira superpose à des images d’hommes politiques, de chefs d’entreprise, de paysages et de villes tirées de magazines, de journaux et de cartes postales. Les éléments géométriques superposés font référence aux systèmes organisationnels et aux flux d’informations qui, tout en étant connectés, peuvent servir à enfermer et à contrôler. En outre, ces structures révèlent des logiques corporatives, hiérarchiques et de neutralisation, ainsi que des configurations sociales basées sur des dynamiques classistes, hétéropatriarcales et extractivistes. D’un autre point de vue, il est également possible de lire ces lignes et ces formes géométriques comme des invitations à subvertir les logiques et les situations de contrôle et d’oppression.
Post-scriptum : Une rencontre, modérée par Antonio Somaini, est organisée le 11 avril 2025, à 18:00, dans le cadre de l’exposition Le Monde selon l’IA du Jeu de Paume entre Kate Crawford, Agnieszka Kurant et Hito Steyerl (au sujet de laquelle Trevor Paglen a réalisé le projet Machine-Readable Hito & Holly, à partir d’une série de photos de l’artiste allemande, interprétées par différents algorithmes de reconnaissance faciale quant à son âge, genre et état émotionnel). Les projets de l’artiste Trevor Paglen occupent par ailleurs une place centrale dans cette exposition.
Dans la continuité du programme de recherche Algoglitch du médialab de Sciences Po, vous pouvez, s’il n’est pas trop tard, toujours répondre à l’appel « Troubling AI : a call for screenshot » : https://troubling-ai.glitch.me
L’image de Black Herald Press est principalement celle d’un éditeur de poésie, ayant la particularité de publier des ouvrages en français, en anglais ou bilingues (la langue de départ pouvant alors être l’une de celles-ci, ou une autre comme par exemple pour quelques auteurs d’Europe de l’Est…). Cette image est cependant réductrice (due, sans doute, au fait qu’il s’agit d’une maison où la fiction reste minoritaire) car son catalogue fait aussi la part belle aux essais littéraires – essais sur la littérature, mais aussi textes attachés à brouiller les limites établies entre étude philosophique et poésie. En des temps où la viabilité des projets éditoriaux échappant au modèle dominant apparaît problématique, TINA a souhaité en savoir plus sur un éditeur réputé « confidentiel » mais qui, s’appuyant sur un noyau fidèle de lecteurs, compte déjà quinze ans d’existence.
Peux-tu nous résumer l’histoire de Black Herald Press et de la revue The Black Herald ? Tout a commencé en 2010 quand Paul Stubbs, poète britannique installé en France et qui avait par ailleurs un éditeur en Grande-Bretagne, a retrouvé le manuscrit d’un poème d’une trentaine de pages, composé plusieurs années auparavant, et a entrepris de le réviser : traductrice de profession, ce que je suis encore aujourd’hui, je lui ai alors proposé de le publier en fondant une petite structure associative ; nous avons ainsi décidé de faire paraître simultanément ce poème, Ex Nihilo, et un recueil de poèmes que j’avais écrits en anglais, Clarities. Puis, plus ou moins simultanément, nous avons créé une revue de littérature anglo-française, The Black Herald, qui reprenait le nom de la maison, Black Herald Press, directement emprunté au poète péruvien César Vallejo, grand novateur dont le premier recueil, Los Heraldos Negros (The Black Heralds / Les Hérauts Noirs) fut publié en 1918, avant son départ définitif pour Paris en 1923. Nous souhaitions inscrire la maison d’édition dans une tradition d’innovation, à même de fédérer des énergies littéraires et des écritures multiples sous le sceau de l’originalité, sans restrictions temporelles, thématiques, de registre ou de genre ; dans les cinq numéros papier parus entre 2011 et 2015, nous avons cherché à publier tant des fictions courtes, des fragments, de la poésie, que des essais.
La ligne éditoriale est-elle restée la même ? Après avoir cessé la publication papier de la revue, nous nous sommes davantage concentrés sur des ouvrages poétiques, souvent pour faire découvrir ou redécouvrir des poètes anglophones tels que David Gascoyne, Gregory Corso, Kathleen Raine, W.S. Graham, mais aussi le tchèque Egon Bondy, et également des poètes contemporains tels que l’Américaine Kathy Farris, les Françaises Jos Roy et Emma Moulin-Desvergnes, la Roumaine Ana Blandiana, le Britannique David Spittle, l’Américain Anthony Seidman. Pour autant nous ne nous sommes pas limités à la poésie : nous publions aussi des fictions courtes et des essais, dont l’un signé D.H. Lawrence (Le Chaos en poésie) qui marche très bien, d’autres portant sur Queneau et Cioran (par Jean-Pierre Longre), le peintre Francis Bacon (par Rosamond Richardson), Léon Chestov le « philosophe tragique » (Chestov & Schwarzmann, lequel est davantage un récit-essai, en définitive, signé Nicolas Cavaillès) ou encore Rimbaud (l’essai que Victor Segalen lui a consacré en 1906, et dont nous avons signé la première traduction en anglais).
Vous donnez l’impression de jeter un pont entre ces auteurs que les anglophones appellent les modernistes, ceux qui ont souvent vécu et publié à Paris au temps de la librairie « Les Amis du Livre d’Adrienne Monnier » et des débuts de « Shakespeare & Co. » qu’a fondé sa compagne Sylvia Beach… Revendiquez-vous cette continuité ? Ce qui nous stimule avant tout, ce sont des textes « originaux », c’est-à-dire affirmant leur singularité et qui, même en s’inscrivant parfois dans une tradition établie, prennent des risques avec les normes et les détournent avec talent, des écritures capables de résister à l’épreuve du temps, à la vulgarisation et aux dangers d’une littérature écrite et lue comme un produit de consommation immédiate – sans que nos « goûts personnels » soient les seuls juges tyranniques en la matière. Nous aimons aussi la littérature qui repousse les limites de ce que le langage est capable ou non de faire, pas forcément « expérimentale » dans le sens fermé du terme (chaque aventure linguistique individuelle ayant nécessairement sa part d’expérimentation) – raison pour laquelle nous trouvons (fort subjectivement) ennuyeuse une majeure partie de la poésie passée et présente.
TINA voudrait connaître le modèle économique que vous utilisez ? Votre choix ou non-choix de ne pas avoir de distributeur-diffuseur. Sans compter les 5 numéros de la revue, nous avons à présent publié trente-trois d’ouvrages – ce qui est peu en 15 ans. Si nous pouvions nous occuper à temps plein de la maison d’édition, nous choisirions sans doute de publier davantage d’ouvrages et de prendre également un diffuseur-distributeur, mais nous abandonnerions alors l’idée d’avoir « les pleins pouvoirs », car il est appréciable de contrôler d’un bout à l’autre la création (travail et échanges avec les auteurs, mise en page, publication et diffusion), sans pressions extérieures. Il n’y a que l’impression que nous ne pouvons pas gérer, et c’est parfois problématique.
Vous semblez viser à la fois un lectorat francophone et un lectorat anglophone. Ce doit aussi avoir des implications concrètes. Pour chaque ouvrage, nous « envisageons » un lectorat possible, conscients que les textes unilingues ne seront accessibles qu’à des lecteurs francophones ou anglophones, tandis que les livres bilingues auront pour cible un lectorat plus large, par exemple le dernier recueil d’Antony Seidman, That Beast in the Mirror / Cette bête dans le miroir, dont les poèmes traduits sont également inédits en version originale ; en revanche, celui de Katie Farris, paru l’an passé, Alive in the Forest of Being / Debout dans la forêt du vivant, a déjà été publié aux États-Unis par Alice James Books, et même si nous proposons le texte original en regard de la traduction de Sabine Huynh, ce recueil s’adresse avant tout à des lecteurs francophones – de la même manière que le recueil de la grande poétesse roumaine Ana Blandiana, Ma Patrie A4, traduit en français par Muriel Jollis-Dimitriu, est réservé aux francophones, puisque sa traduction en anglais a été publié en Grande-Bretagne par Bloodaxe Books. Inversement, l’essai de Victor Segalen sur Rimbaud est davantage réservé aux anglophones (il était jusque-là inédit en anglais), puisqu’on le trouve en français chez d’autres éditeurs – même si les notes de notre édition apportent des éclaircissements nouveaux sur le texte original. Cela requiert une adaptation constante de notre approche éditoriale. Et même si nous aimerions pouvoir publier davantage d’ouvrages en traduction, tout est question de temps et de moyens.
Une idée de vos ventes moyennes, la part en direct et la part librairie ? Nous vendons principalement depuis notre site, et un peu moins en librairie (quoique beaucoup de libraires passent commande en moyenne d’un ou deux exemplaire d’ouvrages réservés par des lecteurs) ; le nombre de librairies « amies » francophones et désireuses de nous accompagner s’est malheureusement amenuisé au fil du temps, entre autres parce que nous manquons de temps pour promouvoir nos ouvrages auprès de ces indispensables passeurs (tâche laborieuse et parfois peu gratifiante), et nous avons eu quelques déboires fâcheux (factures non honorées, librairies qui ferment et ne rendent pas toujours les ouvrages confiés en dépôt, etc.), ce qui ne nous a rendus prudents. Nous ne proposons plus que très rarement de laisser les livres en dépôt et préférons les ventes fermes avec une remise libraire avantageuse en fonction du nombre d’exemplaires achetés.
Et pour l’étranger ? (Puisque nous venons justement d’évoquer la question des ouvrages en anglais, ou autres…) Plusieurs librairies étrangères ont pu proposer certains ouvrages par le passé, mais, là encore, il était compliqué de gérer les dépôts de loin. En revanche, certaines bibliothèques étrangères proposent (presque) tous nos livres, dont la National Poetry Library (Londres), la bibliothèque de la Fondation Jan Michalski (Suisse) ou encore la bibliothèque de l’Université de Buffalo (État de New York).
Deux livres incroyables de votre catalogue qui n’ont pas encore rencontré assez de lecteur.trice.s ? Nous avons publié deux livres de Jos Roy, dont & dedans quantité de soleils, long poème consacré à Van Gogh et à ses soleils impossibles, publié en version bilingue ; la poétesse française nous a quittés au printemps 2023, sans que nous ayons eu le temps d’organiser quelques lectures de ce texte fascinant, et je regrette que sa parution n’ait pas été plus remarquée, alors que son premier recueil (épuisé) a été un succès. https://www.blackheraldpress.com/etdedansquantitedesoleils-josroy
Le recueil Cercles, d’Emma Moulin-Desvergnes, autre poétesse contemporaine française et sa « poésie des cendres », mérite de rencontrer un lectorat plus vaste – mais cela viendra au gré du temps, étant donné que nous continuons de promouvoir nos publications sur le long terme. https://www.blackheraldpress.com/cercles-emma-moulin-desvergnes
Votre catalogue couvre un large spectre mais on sent un cap, une logique qui ressort quand vous publiez des écrivains, anciens et modernes, réagissant à l’œuvre d’autres écrivains. Paul Stubbs et moi avons chacun des lectures très éclectiques – lui lit sans doute davantage de poésie, beaucoup de philosophie et d’essais, tandis que je lis avant tout des romans, un peu de poésie et de la non-fiction, toutes époques et pays confondus. Cela peut paraître paradoxal, mais les contemporains ne représentent qu’une petite part de nos lectures. En ce qui me concerne, il y a beaucoup d’auteurs anciens et modernes auxquels je suis fidèle, John Donne, René Char, D. H. Lawrence, Victor Segalen, Mary Shelley, Iris Murdoch, Yourcenar, David Gascoyne, et je lis également au fil de découvertes, dont celle, récente, du poète nigérian igbo (et anglophone) Christopher Okigbo (1932-1967). Paul, dans le champ poétique, se tournera davantage vers W. B. Yeats, Ted Hughes, Anne Sexton et Sylvia Plath, Wallace Stevens et R. S. Thomas, ainsi que vers la poésie d’Europe de l’Est (entre autres Zbigniew Herber et János Pilinszky). Cet éclectisme se retrouve dans nos choix en tant qu’éditeurs : David Gascoyne est l’un des seuls surréalistes anglais, W. S. Graham un « martyr » solitaire de la poésie, Segalen est évidemment un « classique » alors que Gregory Corso appartient à la Beat Generation et qu’Egon Bondy a été mis en musique dans les années 1970 par le groupe rock dissident Plastic People of The Universe, mais pour nous les publier est également cohérent.
Un regard, un commentaire sur la poésie contemporaine ? Vos livres remarquables de poésie de ces dernières années ? Sans doute sommes-nous des lecteurs très circonspects (et sévères ?), raison pour laquelle certains textes, peu importe leurs qualités apparentes, nous laissent indifférents, mais surtout nous nous méfions des engouements trop rapides et des modes littéraires. En poésie contemporaine, j’apprécie le travail de Pierre Cendors, de Martine-Gabrielle Konorski (dont nous avons publié un recueil de proses poétiques), de Nathalie Riera, de Sabine Huynh (également traductrice de poésie, qui nous a fait découvrir le travail de Kathy Farris) ; côté anglo-saxon, Paul et moi admirons tous deux le travail d’Ilya Kaminsky, poète américain d’origine ukrainienne, l’œuvre de la Britannique Alice Oswald (en partie héritière de Ted Hughes), et je traduis ces temps des poèmes de James Byrne, lui aussi Britannique, dont le dernier recueil, The Overmind, vient de paraître en Grande-Bretagne.
Tu parlais d’un nouveau projet numérique… En 2015, après cinq numéros papier de la revue (proposant de la poésie, de la fiction, des essais, des entretiens, de la non-fiction et même du théâtre), comme je l’ai dit nous avons souhaité privilégier la publication d’ouvrages individuels et ainsi suspendu la publication de la revue. À présent, dix années plus tard, tout en poursuivant la publication de livres, nous avons décidé de faire renaître The Black Herald / Le Héraut noir sous forme numérique afin de présenter des voix diverses. Pour l’heure, nous envisageons de ne publier que des essais littéraires et des critiques. Nous acceptons des propositions de textes ici : https://www.blackheraldpress.com/magazine Nous verrons par la suite si nous allons étendre l’expérience à d’autres types de textes, ou conserver cette dualité entre la revue et les éditions papiers, qui pourraient aussi à l’avenir une plus forte proportions de textes de fiction.
Blandine Longre est traductrice littéraire. Elle traduit des essais, notamment sur la musique et les beaux-arts, ainsi que plusieurs poètes et romanciers anglophones (parmi lesquels Tabish Khair, Rachel Cusk, Chimamanda Ngozi Adichie, Téa Obreht, Akwaeke Emezi, Christopher Bollen, Anne Roiphe, Gregory Corso, D. H. Lawrence) pour diverses maisons d’éditions françaises (dont Calmann-Lévy, Gallimard, Robert Laffont, Notes de nuit, Le Sonneur, Hachette, Albin Michel). Elle a fondé et animé la revue numérique Sitartmag (1999-2009), et a collaboré à plusieurs revues comme critique littéraire. Deux recueils de poésie en langue anglaise, Clarities et Cosmographia, ont paru respectivement en 2010 et 2015. https://blongre.wixsite.com/blandinelongre
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1965
Il ne fallut point longtemps pour que la nouvelle de l’existence du fameux électrimeur parvint aux oreilles des véritables auteurs, c’est-à-dire des poètes ordinaires. Piqués au vif, ceux-ci résolurent d’ignorer la machine. Il se trouva cependant quelques curieux pour se rendre en tapinois chez l’électrouvère. Ce dernier les reçut fort aimablement, dans la grand-salle jonchée de papiers abondamment couverts d’écritures ; car sachez qu’il créait nuit et jour, besognant sans trêve. Ces poètes faisaient partie de l’avant-garde, tandis que l’électrouvère composait dans le style traditionnel ; en effet, Trurl qui s’y entendait fort peu en matière de poésie, avait pris pour modèle les grands classiques afin d’élaborer ses programmes « inspirateurs ». Et les nouveaux venus se gaussèrent si fort de notre électrimeur que ses tubes cathodiques menacèrent d’éclater. Après quoi ils se retirèrent en grand triomphe. La machine possédait cependant un système d’autoprogrammation, ainsi qu’un circuit spécial fonctionnant comme amplificateur d’ambition ; ajoutons que celui-ci était pourvu de coupe-circuit d’une intensité de six kiloampères. C’est pourquoi la situation évolua très rapidement. Les vers de notre électrimeur se firent obscurs, ambigus, turpistes, magiques et émouvants jusqu’à en devenir totalement incompréhensibles. Aussi, lorsqu’un nouveau groupe de poètes vint à son tour pour se gausser et se jouer de la machine, celle-ci riposta immédiatement par une improvisation d’une telle modernité, qu’ils en eurent littéralement le souffle coupé.
[…]
Dès lors, nul artiste ne put résister à la fatale tentation de défier l’électrouvère en un tournoi lyrique. C’est pourquoi les plus audacieux accouraient de toute parts, portant avec eux besaces et classeurs bourrés de volumineux manuscrits. L’électrouvère laissait tranquillement déclamer chaque nouveau venu, après quoi, il calculait l’algorithme de son poème, s’en inspirait et répondait par des vers qui, conçus dans le même esprit, étaient cependant de deux cent vingt à trois cent quarante-sept fois meilleurs.
Vignette extraite de la publication « Le Diable Rouge – almanach cabalistique pour 1850 » éditée par G. de Nerval et H. Delaage.
[Par la suite, de nombreux poètes, classiques et modernes, se suicident. D’autres demandent aux autorités d’ordonner la désactivation de la machine à produire des poèmes mais se heurtent à l’enthousiasme de la presse et du public pour le rimeur électronique qui « écrivant simultanément sous plusieurs milliers de pseudonymes, était toujours prêt à leur fournir à chaque occasion un poème de la longueur souhaitée ». D’autres encore tentent de détruire la machine et menacent son créateur, Trurl, qui se résout à la mettre hors service, pour se laisser finalement attendrir pas les supplications lyriques qu’elle lui adresse. Suivront de nouveaux rebondissements, dont, sans entrer dans leur détail, la cause première mérite amplement, quant à elle, d’être mentionnée et méditée : « Nonobstant, lorsque le mois d’après il reçut sa note d’électricité et qu’il lui fallut payer l’énergie dépensée par la machine, il manqua véritablement défaillir »…]
Stanislas Lem La Cybériade (1965) Extrait de la quatrième partie, Les sept croisades de Trurl et Clapaucius : « Croisade n° 1 bis ou l’électrouvère de Trurl ». (Traduction du polonais de Dominique Sila, 1980.) https://www.parislibrairies.fr/livre/9782330186364-la-cyberiade-lem/
Tableau : « L’expérience malheureuse », huile sur toile, Victor Brauner, 1951 (MNAM)
3 417 pochettes blanches rangées dans des bacs alignés sur des tables. 3 417 fois le même disque, mais pas n’importe lequel. 3 417 fois le même disque, mais plus tout à fait le même. C’est la collection de Rutherford Chang. Le disque en question est le 9ème album des Beatles sorti le 22 novembre 1968 avec trente chansons originales. La pochette extérieure de ce double album des Beatles est entièrement blanche, recto et verso. Les lettres du titre THE BEATLES sont gaufrées, blanches sur fond blanc. En bas à droite un tampon numérote chaque album. Il fallait un artiste comme Richard Hamilton, initiateur du pop art, pour proposer ironiquement de numéroter comme un tirage d’art cette pochette blanche vendue à plusieurs millions d’exemplaires, imposer le minimalisme de cette pochette vide, à l’inverse de son propre style, et s’inspirer de l’art conceptuel pour remplacer le titre prévu par la seule mention auto-référentielle du nom du groupe.
Rutherford Chang possède à ce jour 3 417 exemplaires de l’album blanc. Ces albums blancs, après plus de 50 ans à passer de mains en mains, à traîner sur les canapés et les tables basses, à faire office de sous-bock ou à prendre le soleil sur des étagères, ne sont plus tout à fait blancs ni strictement identiques. Tachés, tagués, étiquetés, scotchés, jaunis, tous portent les traces d’usages et de soins très variables. Rares sont ceux qui sont encore immaculés comme à l’origine. Mais ils sont tous uniques, et c’est ce qui intéresse Rutherford Chang qui n’achète que les exemplaires numérotés, donc choisis parmi les 3 premiers millions commercialisés. EMI a en effet cessé de numéroter les albums dès 1970, et le gaufrage blanc a été remplacé après 1975 par une impression grise moins coûteuse.
Rutherford Chang est un fan des Beatles et de l’album blanc en particulier. Comme tout fan véritable c’est à la fois un amateur et un expert. Il n’est ni musicologue ni historien de la pop culture mais c’est un vrai savant quand à l’histoire de l’album blanc. Depuis Michel de Certeau, et après des chercheurs comme Gabriel Segré ou Richard Meneauteau, on ne considère plus les fans comme des consommateurs incultes hypnotisés par une camelote mainstream. On leur reconnait au contraire une compétence herméneutique et un véritable talent créatif. Ils participent sans conteste d’une culture authentique, quoique bornée au cercle d’une communauté d’initiés (ce qui caractérise aussi l’art contemporain). Les fans nous obligent à redéfinir la notion d’aura. Dans la culture de masse l’aura n’est plus la qualité mystérieuse d’un objet unique, à la fois proche et lointain, mais le poids manifeste de l’accumulation des admirations partagées. L’industrie culturelle peut donc produire et exploiter l’aura comme précipité des millions de regards condensés par la publicité. Les fans sont le réactif indispensable de cette transmutation.
Rutherford Chang est un collectionneur. Et comme tout vrai collectionneur sa passion prend un tour obsessionnel, voir absurde. A quoi sert d’accumuler le même objet reproduit à des millions d’exemplaires ? Le plaisir d’écouter ce disque peut-il être multiplié par 3 417 ? (oui, certainement pour lui qui avoue écouter le disque tous les jours, mais ça c’est côté fan, cela relève du rite d’adoration quasi dévot). Il n’y a pas non plus le moindre espoir de réunir la totalité des exemplaires numérotés. Le caractère irrationnel de cette quête n’est même pas occulté par le potentiel d’une plus-value qui justifierait le pari d’un investissement. On pourrait objecter que l’album blanc estampillé n° 0000001 mis en vente par Ringo Star en 2015 a atteint 790 000 dollars aux enchères, mais Rutherford Chang assure n’avoir jamais dépensé plus de 20 dollars pour un album de sa collection. Ni investisseur ni spéculateur c’est un pur collectionneur que l’hypothèse d’une revente n’effleure pas un instant.
Rutherford Chang est un artiste. Il est intéressé par le paradoxe de ces objets de série devenus différents et uniques au fil du temps. Pour lui l’album blanc est l’artefact parfait de la culture pop. L’album blanc est le support parfaitement choisi d’une démonstration sur la créativité des usages. Sa pochette est une page blanche sur laquelle réfléchir toutes nos histoires. C’est une surface vide disponible à l’inscription involontaire des aléas du quotidien. Une sorte de capteur 31,5 x 31,5 cm des traces et petits accidents de la vie courante. La mémoire visuelle stratifiée du temps écoulé depuis la première écoute. Rutherford Chang réunit en réalité des histoires individuelles enregistrées par les auditeurs et auditrices de l’album blanc. Et il en a fait un nouvel album avec la superposition de l’enregistrement de 100 double-disques de sa collection et avec la surimpression de leurs 100 pochettes. Ce nouvel album blanc, édité en 100 exemplaires, n’est évidemment plus du tout blanc. Il s’apparente davantage à un palimpseste antique couleur parchemin. Il est saturé de ratures, macules, griffonnages, coloriages et gribouillages illisibles. L’écoute du nouveau double disque vinyle n’est pas moins confuse. Le vinyle est un plastique sensible à la chaleur. Il se déforme, dilate, rétracte facilement. Aucun des disques n’a plus exactement la même durée. Le mixage des 100 numérisations produit donc de multiples distorsions et des effets d’écho. Si vous ajoutez quelques micro-rayures et les poussières inévitables vous obtenez un matériau audio d’une grande richesse derrière lequel les chansons originales restent difficilement audibles. La rigueur de ce geste de Rutherford Chang, son concept comme son protocole, est profondément enraciné dans l’histoire de l’art contemporain. Il n’aurait été pensable dans aucun autre champ d’activité.
Rutherford Chang est fan, collectionneur et artiste. Ces trois états coexistent parce qu’il est réellement fan, collectionneur et artiste. Son statement « We Buy White Albums » procède simultanément des trois logiques du fan, du collectionneur et de l’artiste, sans hiérarchie et sans que l’un ne vampirise les autres. Nous voyons si souvent opérer aujourd’hui la captation des cultures populaires par les artistes d’exposition qu’il faut absolument saluer l’équivalence parfaite qu’instaure Rutherford Chang. « We Buy White Albums » est à la fois une proposition artistique, un principe de collection et la déclaration d’amour d’un fan. Même s’il lui arrive de faire des expositions (pour augmenter sa collection et sans rien vendre) Rutherford Chang est un artiste post-exposition. Son travail habite l’écosystème des réseaux. Il achète les albums blancs sur eBay puis revend son propre album blanc sur eBay. Ce qu’il prend d’une main il le restitue d’une autre, sans interrompre le flux, sans capitaliser sur la vague, sans prédation, sans prétention.
la pochette de l’album blanc (recto et verso) édité par Rutherford ChangRainer Ganahl présente le poster de Rutherford Chang avec un choix de 100 pochettes de l’album blanc avant de l’accrocher dans la boutique d’un coiffeur (Bazaar Compatible Program, Shanghai, décembre 2013). Ce poster est inséré dans l’album édité par Rutherford Chang à la place du poster de Richard Hamilton constitué d’un collage de photos des Beatles*À écouter : la face 1 de l’album blanc remixé par Rutherford Chang en superposant l’enregistrement de 100 disques de sa collectionvolets intérieurs de la pochette de l’album blanc de Rutherford Chang
avril 2025 Anna-Louise Milne, Habiter le point de fixation, contre l’abandon, éditions eterotopia Hugues Jallon, Le cours secret du monde, Verticales Yôko Ogawa, Scènes endormies dans la paume de la main, Actes Sud Loïc Henry, Un soupçon d’humanité, MU Hubert Guillaud, Les Algorithmes contre la société, La Fabrique Mathieu Corteel, NI dieu ni IA, La Découverte Ulije Lojkine, Le Fil invisible du capital, La Découverte Christopher Bouix, Le Mensonge suffit, Au diable vauvert
3 avril 19H. – Librairie Terra Nova, Toulouse Rencontre autour du dernier numéro de la revue Fracas, consacré aux liens entre chasseurs et écologistes.
22 avril – 18h30 – Auditorium du Musée du Jeu de Paume, Paris Film performance avec Marie B. Cazeneuve et Jean-Luc Vincent à l’occasion de la publication de Les images pyromanes, théorie-fiction des IA génératives de Pierre Cassou-Noguès et Gwenola Wagon
C’est au deuxième étage. Nous entrons par la fenêtre ouverte. Il n’y a plus carreaux. Pas d’huisserie non plus. Nous flottons un moment immobiles, oscillant légèrement. Un nuage de poussière s’élève doucement devant nous. Les canapés sont gris de poussière. Le sol est jonché de débris. Des morceaux de bois, des fils électrique, des bouts de plastique, du verre brisé. Tout est couvert d’un tapis de poussière grise. Rien ne craque sous nos pas, aucune empreinte, nous ne touchons pas le sol. Nous allons sans gravité, comme dans Alone in the dark en 92 sur un PC sans hauts-parleurs. Nous ne sommes pas dans un jeu vidéo. Nous sommes le 16 octobre 2024. Nous sommes dans un salon. Deux grands canapés se font face. Ils sont trop proches l’un de l’autre. L’un des deux a été bousculé. Il est de travers. Il a heurté le premier. À droite sur la loggia une porte arrondie bordée d’un parement de fausses pierres donne sur un cabinet avec un petit lavabo. Le reste d’une athénienne traîne dans un angle. Nous glissons un peu plus loin dans le salon. Nous marquons une nouvelle pause. Toujours ce léger balancement du danseur bloquant son élan. Devant nous des portes arrachées d’un souffle gisent au sol. Une arcade décorative sur le côté. Des cadres vides en face. A l’arrière-plan une cuisine ouverte, comptoir désert, placards éventrés, tiroirs béants. Deux fauteuils ont été placés en vis-à-vis comme pour improviser un berceau où coucher un enfant. Un homme est assis, le visage masqué par un foulard. Il nous regarde. Du bras gauche il lance un bâton contre nous sans nous atteindre. En suivant instinctivement la trajectoire du bâton on aperçoit un instant sur la gauche ce qui était peut-être une chambre. Un matelas renversé couvert de gravats. Des tablettes murales blanches, vides. La barre de fixation d’un téléviseur à écran plat. Plus rien. Tout a été vidé, ou pillé, l’appartement est ravagé. D’anciens rideaux déchirés par terre, des coussins dispersés, des tuyaux arrachés, des câbles entremêlés. L’homme reste immobile, assis dans le fauteuil, semble épuisé, parait gravement blessé au bras droit. Nous reculons lentement sans nous retourner. Nous ne pouvons pas rester davantage. La présence est confirmée, la cible est verrouillée. Un obus va détruire l’appartement d’un instant à l’autre. Nous serons les seuls à avoir vu le dernier geste de cet homme. Nous serons des milliers, très loin de là, assis chez nous, à entrer par la fenêtre dans l’appartement dévasté, flottant comme en apesanteur dans un mauvais jeu vidéo.
Philippe Jaffeux tient la ligne, son parcours du monde, sans la nécessité du récit, sans la pression commerciale qui exige des récits. Ici on dit littérature expérimentale, je dirais plutôt littérature tout court avec style et visée. Il produit, entre autre, des « Courants » (Courants blancs, 2014 – Autres courants, 2015 – Nouveaux courants, 2025, et prochainement Courants vides dont voici la première page ci-après — ses Courants sont toujours constitués de 26 phrases par page).
Un instant est toujours utile à une pulsion s’il ne nous laisse pas le temps de penser.
Notre imagination nous apprivoise depuis que chaque animal nous raconte une histoire.
L’alphabet contribue à une définition évidente du vide dès qu’il ne nous sert plus à rien.
L’eau nourrit notre faim d’absurdités si nous buvons de l’air pour enivrer notre appétit.
L’air nous remplit nuit et jour avec sa transparence pour nous montrer le chemin du vide.
Une organisation anarchique de lettres prive les pouvoirs publics de leur autorité illégale.
L’écriture d’un analphabète prospère car elle répond à l’appel d’une résistance littéraire.
La beauté exploite notre plaisir depuis que le travail de l’art est au service de l’esthétique.
L’inconnu nous donne toujours ce que nous voulons parce qu’il sait ce que nous ignorons.
Un cerveau produit une électricité qui court-circuite l’alimentation de chaque ordinateur.
Notre personnalité nous repousse d’autant mieux que nous acceptons un vide irresponsable.
La manière d’affronter un ego sécurisant déstabilise un fatras de menaces narcissiques.
Il est inutile de briller sur notre terre puisque nous pouvons lever nos yeux vers les étoiles.
La création d’une situation chaotique trouve des mots qui ne savent plus rester à leur place.
Un instant est toujours plus rapide qu’une phrase si nous n’avons pas le temps de le lire.
Les dieux s’éteignirent lorsque le ciel descendit sur terre pour mettre en lumière l’électricité.
Notre enthousiasme renait dans un vertige de la musique si un déclin de l’art nous enivre.
Deux pensées se frotte l’une contre l’autre en vue de faire jaillir une interligne étincelante.
Les nombres s’ajoutent à la folie d’un alphabet qui se soustrait aux calculs des ordinateurs.
Seuls les animaux nous rendent plus humains parce qu’ils savent tous nous domestiquer.
Notre franchise apparaît dans des hallucinations qui éclipsent les impostures de la beauté.
La grâce gigogne de l’infini engendre des apparences qui s’emboîtent l’une dans l’autre.
La musique interprète tous les arts car elle nous parle de ce que nous ne pouvons pas dire.
Les instants savent comment désobéir à un temps qui ne sait pas pourquoi nous le mesurons.
Notre folie est d’autant plus compréhensible qu’elle révèle l’absurdité de notre intelligence.
Un analphabète nous éduque lorsque nous parlons pour que les lettres apprennent à se taire.
Son dernier livre paru, « Nouveaux courants » en janvier 2025 aux éditions Les Météores relance à nouveaux ses flux, ses mondes en une ligne, parfois drôles, insignifiants, profonds, absurdes, flottants, énigmatiques, il n’y a pas de règle, juste la contrainte imposée, pratiquant l’oulipisme et les jeux textuels Philippe Jaffeux s’amuse à mettre en scène son flux de conscience par écrit.
Le PAN Café est un café ! C’est un café ordinaire qui ressemble à un café et qui fonctionne comme un café, mais c’est un café particulier qui propose un nouveau mode d’implémentation de l’activité artistique. Il est situé sur l’île Saint-Denis, à 10′ de RER depuis la gare du Nord. Il est ouvert les vendredi soir et samedi. Il accueille de nombreuses rencontres : lectures, performances, concerts, projection, discussion, lancement de livres, catalogues ou revues. PAN Café a été fondé par Cécile Paris qui le gère et l’anime depuis 2021. Elle répond ici (le 27 février) aux questions de DeYi Studio .
Tu organises demain et samedi une rencontre au PAN Café sous le titre « retour de rifle », et tu annonces une « nouvelle grille ». Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
La rifle c’est le Bingo, ou le Loto, mais en Catalan. C’est ce jeu de hasard avec des numéros. Les catalans appellent ça une rifle. Cela fait partie de la série des invitations de gens très proches géographiquement et rencontrés depuis que j’ai ouvert le café. Un voisin qui s’appelle Laurent, qui est catalan et qui adore faire la cuisine de son pays. Quand je lui ai parlé de Bingo il m’a dit « ah mais non nous ça s’appelle une rifle ». Voilà. La nouvelle grille c’est juste la grille du loto, et « retour », je n’ai pas pu m’empêcher, ça sonnait pas mal, « retour de rifle » (rires).
Cela fait maintenant 4 ans que tu as ouvert le PAN Café. D’où est venue cette idée d’investir un café ?
Cela fera 4 ans en mai, donc très bientôt. Ça vient de loin cette idée. On a trouvé ce café il y a 4 ans mais cela faisait plus de dix ans que j’y pensais. Depuis la fin des différentes formes de mon projet Code de nuit. J’avais invité vraiment beaucoup d’artistes et quand tout a été terminé j’ai considéré toute cette énergie, tout ce travail, avec 40 artistes qui sont venus dans différents lieux, tout ce que j’ai mis pour les embarquer. Je m’étais prouvée que je pouvais monter des projets de cette ampleur, que j’en avais l’envie et l’énergie. Mais le format de l’exposition, suppose qu’il y a un début et une fin, et je me disais qu’il me faudrait un lieu permanent, sans oser en parler. Je n’avais plus tellement envie de la boite de nuit, parce que c’était assez épuisant, et disons pour faire simple qu’à partir de l’idée de la nuit je suis passé au « code de jour » et aux endroits dans lesquels on est amené à se rencontrer. J’avais donc en tête cette affaire de café et il y avait des moments où ça m’obsédait pas mal.
Pourquoi ici, sur l’ile Saint-Denis ? Le hasard d’un local disponible où un lien particulier avec ce quartier ?
C’est un ami, Antony, qui est un habitué du Bon Coin et des trucs à acheter, à qui j’avais dit sans trop y croire « écoute si tu vois un café à vendre ou à louer », et qui m’a appelé un jour, sachant qu’Eléonore que j’avais déjà rencontrée avait un atelier sur l’île Saint-Denis, en me disant « il y a un café à vendre sur l’île Saint-Denis ». Je suis allée le visiter. C’est comme ça que cette histoire a commencé. Cela a failli ne pas se faire, avec tout ce qu’on peut imaginer de compliqué. Ça me semblait trop grand. C’est comme un endroit que tu visites qui semble idéal, comme les projets qui semblent parfaits sur le papier. Il y a tout : le café, le jardin, le hangar qui peut devenir un atelier, mais en même temps tout est trop grand, ça fait peur et tu hésites. J’étais installée rue de Belleville et je n’avais pas spécialement envie d’en partir. Tout ça supposait de se lancer dans un gros, très gros changement. Déménager, s’installer avec Éléonore. Cela ne s’est pas décidé en deux secondes car c’était vraiment un changement de vie.
Plusieurs artistes ont leur atelier sur l’île Saint-Denis. Jean-Luc Blanc, Michel Blazy ou Djamel Kokene notamment. Est-ce que ce voisinage compte pour le PAN Café ?
Éléonore Cheneau avait déjà son atelier sur l’île Saint-Denis avec d’autres artistes. La bande Elie Godrad et Chloé Dugit-Gros, qui sont d’ailleurs encore en face de chez nous. Je savais que Michel Blazy était là. Il y a évidemment une petite communauté d’artistes qui étaient bien contents qu’on débarque et que le café réouvre. Mais c’est plutôt le quartier qui nous attendait quand ça s’est officialisé et qu’on a dit « ça y est c’est parti ». L’île Saint-Denis c’est petit, c’est à 8 minutes de Paris et il y a 8000 habitant·es, c’est très pauvre. On ne réalise pas qu’on est à 8 minutes de Paris. Cette place de la Libération est vraiment particulière, on se croirait en province. En fait ce café est un peu le centre du village. Il était très important pour tout un tas de gens. Il est resté fermé 5 ans. Les gens attendaient, et espéraient. Il y a eu de nombreux projets discutables, et quand j’ai dit à la Mairie que je voulais réouvrir le café, que j’étais artiste et que je voulais en faire un projet artistique ils étaient très contents. Ça a compté aussi. Et voilà, on a débarqué, on a rejoint toute une communauté d’artistes qui étaient déjà là, mais on a surtout rejoint toute une ville qui attendait ça.
Quelle est la part de mixité dans la fréquentation du café, entre les habitant·es du quartier et la communauté artistique parisienne ?
C’est ce qui m’a longtemps, et encore maintenant, motivée. C’est l’idée du café revisitée, l’idée que le café devient une œuvre, au delà de ce que cela raconte en terme de discours ou de mondes. Ça m’a toujours obsédée que le client lambda puisse fréquenter le café. Il faut partir du fait que les gens sont sensibles. Quelqu’un peut venir boire une bière ou prendre un café sans a priori se rendre compte qu’il est dans un endroit un peu différent. Ça va dépendre de sa disponibilité et de la nature des événements. Évidemment dans ma façon de communiquer les événements et de les décider je pense aux gens concernés. J’organise bientôt un lancement avec Paraguay Press. On fait un lancement de nouveaux livres. Là c’est sûr j’aurai les gens qu’on croise au Palais de Tokyo, à la Cité des Arts, mettons une quinzaine, parce que Paraguay, et puis les deux copines des autrices, et puis voilà d’un seul coup on a une vingtaine de personnes venues de Paris. Mais il y a quand même des gens de l’île qui viennent régulièrement, parce qu’il n’y a rien d’autre. Donc on va avoir toujours cinq ou six personnes de l’île qui vont être là, et puis mettons quelques unes de Saint-Denis, et tout ça se mélange plutôt joyeusement, et c’est de ça dont je suis le plus fière. Les gens du milieu de l’art sont assez étonnés. Ils arrivent au café et ils rencontrent une ou deux figures locales. J’ai mes deux ou trois petits habitués qui sont là depuis le début, qui étaient même là avant moi. Ils sont un peu hauts en couleur, on est dans un endroit un peu différent.
C’est formidable et très important que des gens qui ne sont pas concernés par l’art puissent aussi à leur manière apprécier ce qui se passe, sans que tu te préoccupes pour autant de médiation et sans céder à la démagogie d’une démocratisation de l’art. C’est sans doute l’un des enjeux de ton travail.
Je trouve qu’on a une grande chance ici, qui continue à me faire tenir très fort à ce projet, c’est notre public, appelons-le public. Disons que ça passe de client à public. J’aime bien cette histoire. Adhérent, client, public, ce sont des termes qui glissent de l’un à l’autre pour les mêmes personnes. Prenons l’exemple des lectures. On se retrouve parfois, plutôt à l’intérieur quand c’est l’hiver, pour des séries de lectures, sans micro parce qu’il y a une assez bonne acoustique. Nous sommes à peu près 35 personnes collées contre le comptoir, les vitres, le mur, et trois ou quatre personnes lisent des textes qui peuvent être assez pointus. Il y a vraiment une qualité d’écoute qui me sidère. Des gens très jeunes, habitués à aller à des lectures, se retrouvent assis à côté d’un ou deux pochards un peu bruyants habituellement et qui là se taisent et écoutent. De temps en temps si nécessaire j’interviens, mais toujours en douceur. C’est un peu dingue, je crois qu’il y a aussi un vrai respect de leur part. Quelque part ils voient bien l’énergie, les gens qui sont là, ce truc qui existe. Ils voient bien que ce n’est pas un café comme ailleurs et ils prennent la situation avec plaisir. Comme quoi en fait il faut y aller. C’est juste qu’il faut y aller !
Quand le café est ouvert il y a toujours quelque chose d’organisé ?
C’est ce que j’essaye de faire pour préserver la mixité et pour m’en sortir, mais il peut ne rien y avoir. Quand il fait beau surtout, je ne fais rien de particulier parce que j’ai plus de monde. Il y a tout simplement le soleil.
Au début il y a des gens qui sont venus et qui ne se sont pas sentis à l’aise. Il·elles n’ont pas eu besoin de me le dire, je l’ai senti et je le comprends. Cela ne fait pas écho avec ce qu’il·elles ont envie de vivre. Il·elles ne reviennent pas, ou alors il·elles viennent quand c’est l’été, quand tu peux te mettre au fond du jardin, prendre le soleil, boire une bière et ne pas te soucier de la programmation, ce que je respecte tout à fait.
C’est le moment où les voisin·es peuvent approcher et participer sans trop s’inquiéter de comprendre ou ne pas comprendre ?
Oui, c’est ça. Mais je ne pourrais pas généraliser. Je pense par exemple à un type que je n’aimais pas trop. Au début je me suis un peu méfiée. On ne se connaissait pas avec tout ces gens. Je craignais même d’avoir des problèmes, tous les problèmes qu’on peut imaginer. J’avais encore quelque a priori. Et ce client je m’en méfiais un peu. Je me disais s’il est un peu bourré… Il était parmi ceux que j’avais repérés comme ça. En fait il continu à venir. En hiver il vient toujours le vendredi. C’est un gars qui est routier. Souvent ce qu’on faisait ne semblait pas l’intéresser. Mais ça a changé depuis que l’un de ses copains, José, qui venait tout le temps, est mort. José on le voyait toutes les semaines. Sa famille l’a enterré vite fait, il n’y a rien eu. Du coup nous avons réuni les gens, parce que personne le faisait. On a proposé de boire un pot à sa mémoire. Les gens sont venus, et lui il était là, bien sûr. Et bien depuis, ce gars, j’ai bien vu que cela avait changé quelque chose chez lui. Je ne dis pas qu’il comprend forcément plus dans les détails ce que l’on propose mais je vois bien que d’être dans un endroit où il y a des choses du sensible, de cet être ensemble, de cette communauté, je vois bien, il se laisse embarquer. Je ne sais pas du tout ce qu’il en pense et ce qu’il en fait, mais il est là, et il revient.
À l’école offshore les étudiant·es se sont souvent inquiété·es de la manière dont nous risquions de participer à la gentrification en investissant des lieux désaffectés dans des quartiers délaissés de Shanghai. On sait qu’à New-York les galeries ont toujours été suivies de près par les promoteurs immobilier dans leurs déménagements successifs. En Chine ce sont les cafés, apparus il y a une quinzaine d’année seulement, qui font souvent office d’éclaireurs pour les investisseurs. Ne crains-tu pas de contribuer malgré toi à une gentrification de l’île Saint-Denis qui serait finalement préjudiciable aux habitant·es actuels du quartier ?
Il y a 80% de logements sociaux sur l’île Saint-Denis. Si on parle des 20% restant ce n’est pas grand chose. Je t’avouerais que pour ces 20% je fais plutôt partie des gens qui attendent cette gentrification. Je la souhaite parce que la misère sociale qui nous entoure, au quotidien, c’est vraiment difficile. Saint-Denis jouit d’une très mauvaise réputation, et c’est toujours cette politique détestable qui fait que plus les choses sont pourries plus c’est pour Saint-Denis. En réalité tout dépend ce qu’on entend par gentrification. Je n’attends pas du tout que des gens soient expropriés, et comme ce sont des logements sociaux je ne vois pas de risque. Mais un peu plus de mixité, avec des gens qui ont un peu les moyens, et pas juste des consommateurs. Des gens qui viendraient s’installer comme nous avec un projet, mais ça oui, je les attends. Franchement on en est vraiment loin. Je suis obligée de répondre comme ça parce que je pense qu’on ne peux pas généraliser. New York c’est du privé, bien sûr à Soho les habitant·s se sont fait dégager. Mais ici, dans toutes les cités autour de nous, celles du nord, du sud, les gens sont installés. Ce sont des logements sociaux qui sont en train d’être refaits. Il y en a d’ailleurs un pas loin qui est enfin un peu réparé. Alors pour ma part j’espère voir des améliorations, vraiment. Je trouve ça super dur. Je viens d’une toute petite ville, Vesoul, qui n’est pas très riche. C’était une sorte d’ascension sociale d’arriver à Paris. J’ai vécu à New York, et maintenant Saint-Denis (rires). Je suis contente de vivre cette expérience de banlieue, mais c’est une épreuve les banlieues nord. On est quand même loin. Je sais bien que des gens nous traitent de bobo, mais c’est juste de la désignation sans réflexion. « Ah le café bobo… », c’est une caricature. C’est comme voir un gars en jogging Nike et dire « c’est la caillera »… C’est complètement débile. Les gens autour de nous rament pas mal, mais nous aussi. Nous sommes tous assez précaires.
Ce que je pourrais ajouter pour finir sur ce sujet, mais c’est un sujet intéressant, c’est que je crois que nous avons instauré une forme d’hospitalité que je n’avais pas préméditée mais que je suis contente d’expérimenter. Comme je l’ai dit au début nous avons acheté cet endroit avec Eléonore. C’est donc chez nous, et en réalité nous ouvrons notre maison. Concrètement c’est ça ce qu’on fait. Si vous voulez parler « privé/public », « entraide », « association », nous, on ouvre notre maison pour en faire un lieu qui devient parfois public, et le partager, avec ce jardin magnifique. Je crois que c’est important dans notre proposition : une autre manière d’être propriétaire, une manière de penser autrement la société, le partage. Je ne sais pas si je le ferai toute ma vie, soyons honnête, mais pour l’instant c’est ça.
Penses-tu à un lien ou à une continuité entre ton travail intitulé Code de nuit montré dans les institutions artistiques de 2010 à 2014 et ton activité actuelle au PAN Café ?
Il y a une continuité et une rupture. La continuité est dans le fait de travailler avec d’autres personnes, dans le geste de l’invitation, dans ma volonté d’inviter les gens. Ce n’est pas forcément faire des collectifs, c’est inviter les autres. Ça a toujours été important pour moi. C’est ce que Code de nuit m’avait permis parce que j’avais eu une assez jolie bourse du CNAP qui m’a permis d’inviter une quarantaine d’artistes. Et puis j’avais un atelier au 104. C’était pas mal, on était dans de vraies conditions de travail. La continuité elle est là, mais Code nuit a été montré dans des lieux officiels, au Palais de Tokyo, au Tri Postal à Lille. J’ai fait un atelier de création radiophonique avec France-Culture. On était donc dans les lieux super officiels, dans les lieux d’art, alors que le café c’est le besoin de m’en éloigner, d’être un peu sur les côtés, d’aller encore plus loin.
Le PAN Café se tient à l’écart des institutions et des fondations. Peut-on le comprendre comme une tentative d’inscrire l’art dans le quotidien pour lui donner une portée sociale effective ?
C’est clairement une prise de distance. Quand j’ai dit un peu vite qu’après Code de nuit j’ai eu envie d’un lieu, c’est que Code de nuit était déjà une forme assez immatérielle d’occuper un espace, et donc une façon d’être plutôt dans des choses comme la danse, la musique, la rencontre. Et c’était aussi une sorte de sensation ou d’impression que j’avais. Je commençais un peu à m’ennuyer dans ce milieu de l’art, et ce n’est pas allé en s’arrangeant, pas du tout. Je me souviens être allée à certains vernissages, penser à mon idée de café et me dire que le seul moment sympa c’était quand nous étions tous·tes entassé·es, justement dans un café. Malgré une bière médiocre vendue hyper cher l’essentiel était ce moment où on se retrouvait. Je me disais que si je pouvais ouvrir un café on n’irait même plus dans les centres d’art, on irait directement au café. Et qu’on en finisse ! (rires) Bon c’est un peu provocateur, mais parfois j’ai pu le penser. Pourtant j’ai adoré rencontrer l’art. Les Beaux-arts m’ont sauvée, c’était dingue. Et là ça devenait l’inverse, l’ennui quoi. Donc, oui, il y a clairement l’idée de s’éloigner de tout ça et de tenter de proposer autre chose. Pour autant ce n’est pas une tabula rasa, c’est ce qui me fait dire que le café est une œuvre – je produis des œuvres puisque je suis artiste – mais c’est aussi une manière d’interroger la direction vers laquelle l’art pourrait se déplacer et comment nous pourrions utiliser l’art pour repenser des lieux qui existent déjà. C’est à partir de l’art que je pense le café. C’est d’ailleurs ce que j’aimerais faire si je retourne enseigner. J’aimerais ne pas enseigner l’art, je ne veux plus enseigner l’art, je veux enseigner à partir de l’art. Pour moi il y a une telle liberté avec l’art, cela permet vraiment tellement de déplacements et de croisements esthétiques, que ça me semble un terrain vraiment génial pour se dire, tiens, avec l’art, que fait-on du café ? Que fait-on de la librairie ? Que fait-on de l’épicerie ? Que fait-on de la place publique ?
Et que fait-on de l’école ? Puisque c’est ce que tu as suggéré.
Oui, aussi ! Avec l’art que fait-on de l’école ?
Le tournant professionnalisant des écoles d’art est assez déprimant.
C’est atroce, c’est tellement à l’envers. Moi je suis hyper fan des écoles d’art. Avec tous ces étudiant·es que j’ai rencontré·es je vois bien que ces écoles ce sont les écoles de la vie. C’est un peu dingue de faire une école d’art, tu apprends tout tout seul en fait. Tu te démerdes. Mais tu croises des gens, des pensées, et des bouquins, des formes, et c’est super, il ne faut rien faire d’autre ! N’importe quoi (la professionnalisation), au secours ! C’est mon point de vue et j’en ai pas d’autres. Après, il y a tout un tas de gens, sortis de tout un tas d’écoles, persuadés de tout un tas de choses, qui hélas sont en train de s’en occuper. Je ne dis pas que leurs idées sont mauvaises, je pense qu’elles peuvent correspondre à des réalités, mais je trouve que ce n’est pas ça qui compte. Et je ne suis pas utopiste. En fait si, je le suis… mais j’ai formé beaucoup d’étudiant·es, et c’est incroyable ce qu’il·elles sont devenu·es. Il·elles font des choses formidables. Cette énergie qu’il·elles ont à inventer ne vient pas de nulle part.
Le PAN Café est-il viable au niveau économique ? Parvient-il à s’autofinancer ? Pourrais-tu vivre de cette activité, ou est-ce ton salaire d’enseignante à l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire qui la rend possible ?
C’est un sujet compliqué. Ce serait viable si je ne payais pas les artistes que j’invite, si je vendais mes boissons beaucoup plus cher, si je vendais des produits d’hypermarché, si je ne payais pas mon assistante, si je ne prenais que des stagiaires. Alors j’arriverais peut-être à m’en sortir. Disons que si j’essaye d’être dans une économie politique engagée et de tenir une vraie attention écologique, avec toutes les activités que j’organise, eh bien je n’ai pas assez de clients. Ça pourrait marcher si je me retrouvais dans le XXe arrondissement à Paris. Là ce serait viable, mais je n’en n’aurais pas eu les moyens. Sur l’île Saint-Denis le m2 c’est 1.500€, à Paris c’est 15.000€, donc voilà, j’ai pu faire ce projet ici, et la population elle est plutôt pauvre. Seulement 15% des 8.000 habitant·es sont des gens susceptibles de venir dans mon café, c’est à dire des gens qui sortent, qu’un café intéresse, qui sont prêt à consommer, sans même penser à l’alcool. Cela ne me fait pas beaucoup de clients.
Sur le site web tu indiques que le café est ouvert seulement le vendredi et le samedi. N’est-ce pas trop peu pour qu’il soit rentable ?
J’ai essayé d’ouvrir plus, ça ne change rien. C’est terrible en semaine. J’ai ouvert des jeudis ou des dimanches, et j’ai servi au mieux deux boissons. J’ai été à fond dans mon idée, mais je me suis retrouvée certains soir toute seule au comptoir avec deux gars qui boivent chacun deux demi, et là c’est la déprime. Tu as gagné 1,50€ dans ta soirée, donc cela ne change rien, il vaut mieux fermer. Je pense que ça va évoluer, avec le temps, je pense que la population va peut-être changer un peu quand même, ici aussi, à Saint-Denis. Disons des gens un peu plus jeunes. Qui sont les gens qui vont dans les cafés et dans les bars ? Ce sont des gens qui ont le temps, qui ont un besoin de sociabilité, qui ont cette disponibilité là. Et sur l’île il n’y en a pas tant, mais petit à petit il y en aura davantage.
Sur la page web du PAN Café il est dit que le café devient une œuvre. Pourquoi est-ce important pour toi de revendiquer explicitement le PAN Café comme une œuvre ? Cette déclaration ne risque-t-elle pas d’affecter la convivialité qui t’intéresse et d’en faire une représentation ?
C’est écrit uniquement sur le site web. Ce n’est pas ce que je dis en face à face, au café, derrière le comptoir ou quand j’accueille les gens. Quand j’écris sur le site que c’est une œuvre c’est juste une formule. Parce trop de gens me disent : « Mais alors Cécile, à part le café, quand est-ce que tu fais une expo ? Et c’est quoi ton projet ? » Et je réponds : « En ce moment mon projet c’est le café ». Mais la plupart des gens ont vraiment un blocage et se disent ce travail au café me prend vraiment beaucoup trop de temps. Certain·es comprennent mieux quand je dis que je fais aussi un film qui se passe au café. D’un seul coup cela les rassure un peu. « Ah oui, un film c’est quand même un objet artistique ». Donc cette formule est d’abord une manière de rassurer mon entourage. Mais pas seulement puisque je considère que j’écris une sorte de partition. Beaucoup de choses, d’objets, d’idées, de gens nourrissent l’activité du PAN Café. Articuler l’ensemble n’est pas seulement une question d’organisation, cela nécessite un véritable travail de composition, au sens artistique du terme. C’est curieux dans la mesure où je n’emploie pas du tout le mot « œuvre » en général, ni même quand je fais des dossiers. Mais là, sur la vitrine grand public du web, ça me semblait assez utile. Parce que pour moi le site web est plutôt une vitrine, et ça me parait l’endroit où affirmer la nature artistique du café. Ça ne sera peut-être plus nécessaire au bout d’un moment, je ne sais pas. Pour l’instant en tous cas cela ne me fait pas peur, et je ne pense pas que ça freine les gens. Je crois que personne n’est venu au café en se disant : « Attention, c’est une œuvre, j’ai peur ! ». Où alors c’est vite oublié. Pour moi c’est plutôt une manière de dire que ce n’est surtout pas un café artistique, pas un café culture, pas un café je ne sais quoi : c’est le café en lui-même qui est le projet artistique.
La déclaration artistique est pour toi une tactique pour couper court à la question et n’avoir pas à argumenter ? Elle est destinée à désamorcer l’attente du milieu de l’art et ne s’adresse pas aux gens qui fréquentent le café ?
C’est ça. De temps en temps j’y pense quand je vois le travail que ça demande et l’énergie que j’y engage. Je n’ai jamais aimé le mot œuvre, il est assez étouffant, énorme, mais c’est assez juste finalement. Il faudrait que j’en trouve un autre. Je n’ai pas le bon mot. Mais il permet de répondre à toutes ces questions et pour l’instant c’est ma stratégie.
Le format des événements que tu organises échappe très largement aux attendus et aux contraintes de l’exposition. Conçois-tu le café comme une alternative à la galerie ?
Oui, totalement. Cela va même au delà d’une alternative à la galerie. Parfois des gens entrent au café et me disent : « Ah, mais, il n’y a rien au mur ! Vous ne faites pas des expos puisque vous êtes un peu artistes, non ? Il n’y a pas des expos au café ? »…
Exposition au café, c’est quelque chose que je ne peux pas supporter et que je n’ai jamais supporté. J’essaye de dire au gens que je ne fais pas d’expos, qu’il n’y a pas d’expos et il n’y en aura pas. C’est une partie de la réponse. Mais c’est aussi une alternative au White Cube parce que lorsque l’on regarde un film, ou que l’on assiste à une performance, c’est dans le jardin ou dans ce café un peu bistrot. On est pas dans une pièce blanche. Les habitués du quartier qui viennent dans mon café, si on les mettait dans un White Cube je ne sais pas s’ils se sentiraient vraiment bien. Ce serait marrant. Donc bien sûr, c’est l’idée d’une alternative. Ce qui est important pour moi c’est qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’accueil et du soin. Je me suis souvent dit, dans les White Cube, ou même dans les écoles d’art, dans ces endroits où je suis beaucoup allée, je trouvais insensé qu’on passe des heures assis par terre sur un bout de ciment glacé peint en gris, appuyé sur un mur blanc, parfois avec un coussin, mais alors d’un seul coup tout le monde a le même coussin parce que tout le monde va chez IKEA. Bref, cette situation absurde, j’y suis allergique. J’ai pensé le café comme une alternative esthétique, mais elle n’est pas qu’esthétique, elle est sociale. Cela constitue une communauté de gens qui se retrouvent installés confortablement, avec un truc sympa à grignoter, une boisson, serrés les uns contre les autres, du chauffage quand il pleut dehors, enfin voilà, une ambiance, quelque chose. Et du coup ce n’est pas le White Cube, c’est sûr ! Dans d’autres cas, pour d’autres formes, le White Cube est parfait, je ne suis pas contre.
Tu évoques la dimension du soin, du confort, de la convivialité. Le White Cube est plus souvent critiqué pour sa neutralisation de tout effet critique de l’art sur la société, mais c’est significatif que tu insistes d’abord le côté complètement impraticable au sens d’inconfortable, de contraignant, qui impose le respect.
Il y a une autorité aussi. Du point de vue politique il faut reconnaître que les lieux d’expositions sont des espaces qui finissent par devenir très autoritaires et qui rejouent toujours la hiérarchie du monde de l’art. Et c’est ça aussi que j’ai vraiment envie de quitter, que je tente de quitter, pour rejouer quelque chose de plus horizontal. C’est aussi ce que je tente de faire dans ma façon d’inviter les gens – des gens qui viennent tenter une expérience incertaine autant que des artistes hyper confirmés – et de traiter tout le monde de la même manière. C’est la question des possibles plus que les jeux de statut et d’autorité. Je ne sais pas si j’y arrive, mais j’essaye de créer un endroit qui est moins lié au pouvoir, à la prise de pouvoir.