« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1951
Premier livre de Marshall McLuhan publié en 1951, publié pour la première fois en français en 2013 aux éditions ère, traduction de l’anglais (CAN) Émile Notéris.
Ci-dessous la préface du livre par Marshall McLuhan :
NOTRE ÈRE est la première à avoir fait de la pénétration des consciences collectives et publiques par des milliers de consciences individuelles, parmi les mieux formées d’entre elles, une activité à plein temps. Il est à présent question de s’introduire dans les consciences à des fins de manipulation, d’exploitation et de contrôle. Avec pour objectif de produire de la chaleur et non de la lumière. Maintenir chacun dans un état d’impuissance engendré par la routine mentale prolongée est l’effet produit par un grand nombre de publicités et de programmes de divertissement.
Étant donné qu’un nombre conséquent de consciences sont engagées dans la création de cette condition d’impuissance publique et que ces programmes de formation commerciale sont tellement plus dispendieux et influents que les offres, en comparaison relativement faibles, des écoles et des universités, il semble approprié de concevoir une méthode qui soit à même d’inverser le processus. Pourquoi ne pas s’appuyer sur une nouvelle formation commerciale comme moyen d’instruire les futures proies ? Pourquoi ne pas aider le public à observer consciemment le drame censé opérer inconsciemment ? En suivant cette méthode, le texte d’Edgar Poe «Une descente dans le maelström» me vient à l’esprit. Le marin de Poe a survécu en étudiant l’action du tourbillon et en faisant corps avec lui. Le présent ouvrage agit de manière similaire en tentant à plusieurs reprises de porter des attaques aux courants et aux pressions considérables engendrées aujourd’hui par les organisations mécanisées de la presse, de la radio, du cinéma et de la publicité. Il tente véritablement de mettre le lecteur au centre de l’image en rotation générée par ces affaires et de lui donner la possibilité d’observer l’action en cours, dans laquelle chacun se retrouve impliqué. De l’analyse de cette action, on espère que bien des stratégies individuelles pourront découler.
Mais ce n’est pas réellement l’objet de ce livre que de tenir compte de telles stratégies. Le marin de Poe, lorsqu’il se retrouve prisonnier entre les murs d’eau du tourbillon, cerné par les nombreux objets flottant au sein de cet environnement, affirme : Il fallait que j’eusse le délire, —car je trouvais même une sorte d’amusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon d’écume. 1
C’est de cet amusement né du détachement rationnel du spectateur face à sa propre situation qu’il a su tirer le fil menant à l’extérieur du Labyrinthe. Et c’est dans ce même état d’esprit que ce livre s’offre en tant que divertissement. La plupart des personnes accoutumées à une touche d’indignation morale auront vite fait de confondre amusement avec simple indifférence. Mais le temps de la colère et de la protestation n’est pas encore venu, nous n’en sommes qu’aux prémices de ce nouveau processus. L’étape actuelle est extrêmement avancée. De surcroît, elle est non seulement investie d’un pouvoir destructeur, mais également des promesses de la richesse des nouveaux développements face auxquels l’indignation morale n’est qu’un bien pauvre soutien.
La plupart des pièces à conviction retenues dans ce livre ont été sélectionnées en fonction de leur caractère simultanément typique et familier. Elles sont représentatives d’un monde fait de mythes et de formes sociales, et parlent une langue qui nous est à la fois familière et étrangère. Après avoir produit une étude de la comptine intitulée « Where are you going my pretty maid?», l’anthropologue C. B. Lewis a indiqué que «les gens n’avaient ni part ni lot dans le processus de fabrication du folklore». C’est également vrai du folklore de l’homme industriel, lequel tient autant du laboratoire, du studio, que des agences de publicité. Mais, parmi la diversité de nos inventions et de nos techniques abstraites de production et de distribution, on retrouve un très haut niveau de cohésion et d’unité. Cette cohésion n’est pas consciente de son origine ni de ses conséquences et semble résulter d’une sorte de rêve collectif. C’est pourquoi ces objets et processus répondent ici à l’appellation de «folklore de l’homme industriel» et ce, également en raison de leur grande notoriété. Ils se déploient dans ces pièces à conviction avec le commentaire pour unique paysage. Une fantasmagorie tourbillonnante qui ne peut être saisie qu’à l’arrêt, dans la contemplation. Et cet état d’arrêt figure également une délivrance de l’acte participatif usuel.
L’unicité n’a pas été forcée au sein de cette diversité, puisque n’importe quelle autre sélection de publicités révèlerait les mêmes schémas en action. Le fait est que les pièces à conviction suivantes ne sont pas choisies pour établir des preuves, mais pour mettre en lumière une situation complexe. L’ouvrage consacre ses efforts à illustrer son propos en faisant constamment référence à d’autres matériaux extérieurs et en croisant ces données. De plus, la procédure mise en œuvre dans cet ouvrage consiste à s’appuyer simplement sur les commentaires des pièces à conviction comme moyen de dégager une part de leur signification intelligible. Aucun effort n’a été fait pour épuiser leur signification.
Les différents concepts et idées présentés dans les commentaires sont destinés à proposer des postes d’observation à partir desquels on peut examiner les pièces à conviction. Ce ne sont pas des conclusions sur lesquelles qui que ce soit est appelé à se reposer, mais elles font simplement office de points de départ à la réflexion. Ce type d’approche est difficilement intelligible à une époque où la plupart des livres offrent une seule et unique idée regroupant un ensemble de remarques distinctes. Les concepts sont des moyens provisoires d’appréhender la réalité, leur valeur réside dans la capture qu’ils proposent. Ce livre tente, en conséquence, de présenter des aspects immédiatement représentatifs de la réalité et fournit une grande variété d’idées pour s’en emparer. Les idées sont des dispositifs très secondaires dans l’escalade de ces parois rocheuses. Les lecteurs qui se contenteront simplement de remettre en question ces idées manqueront de les utiliser pour arriver à l’essentiel.
Un expert en cinéma parlant de la valeur du médium cinématographique afin de vendre les valeurs de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud, a relevé que : la valeur de propagande de cette impression audiovisuelle simultanée est très élevée, car elle standardise la pensée en fournissant au spectateur une image visuelle readymade avant qu’il n’ait eu le temps d’envisager lui-même sa propre interprétation des choses.
Cet ouvrage inverse le processus en proposant une imagerie visuelle typique de notre environnement culturel, en la disloquant et en l’examinant pour en extraire du sens. Là où des symboles visuels ont été employés dans le but de paralyser l’esprit critique, ils sont ici utilisés comme moyens de stimulation. On constate que plus l’illusion et le mensonge sont nécessaires au maintien de n’importe quel état donné des choses, plus la tyrannie est nécessaire au maintien de l’illusion et du mensonge. Aujourd’hui, le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en responsable d’études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de l’utilité et du confort.
En raison du point de vue circulaire adopté dans ce livre, il n’est nullement nécessaire de se conformer à un quelconque schéma de lecture. N’importe quelle partie du livre fournit une ou plusieurs vues du même paysage social. Depuis que Buckhardt a constaté que la méthode de Machiavel consistait à transformer l’État en œuvre d’art par le biais d’une manipulation raisonnable du pouvoir, il est devenu possible d’appliquer la méthode d’analyse de l’art à l’évaluation critique de la société. C’est la tentative faite ici. Le monde occidental qui s’est consacré depuis le seizième siècle à l’accroissement et à la consolidation du pouvoir de l’État, a développé une unité d’effets artistiques qui peuvent être aisément passés au crible de la critique artistique. La critique d’art est libre d’indiquer les divers moyens employés pour obtenir ces effets, aussi bien que de juger si ces effets en valaient la peine. En tant que tel, en ce qui concerne l’État moderne, il peut s’agir d’une citadelle de la conscience au sein des rêves mornes de la conscience collective.
J’ai bénéficié de la lecture des théories inédites du professeur David Riesman sur la mentalité des consommateurs. J’ai contracté une dette envers le professeur W. T. Easterbrook pour un grand nombre de conversations éclairantes au sujet des problèmes inhérents à la bureaucratie et à l’entreprise. Et au professeur Félix Giovanelli je suis redevable non seulement des discussions stimulantes que j’ai eues avec lui, mais également de son aide appuyée relative aux nombreux problèmes de publication liés à l’ensemble du travail.
Note : 1 Edgar Allan Poe, Une descente dans le maelström, (traduction de Charles Baudelaire) in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, «Histoires extraordinaires», Michel Lévy frères, 1869.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1605
Au sortir de table, Don Antonio prit Don Quichotte par la main, et le mena dans un appartement écarté, où il ne se trouvait d’autre meuble et d’autre ornement qu’une table en apparence de jaspe, soutenue par un pied de même matière. Sur cette table était posée une tête, à la manière des bustes des empereurs romains, qui paraissait être de bronze. Don Antonio promena d’abord Don Quichotte par toute la chambre, et fit plusieurs fois le tour de la table.
« Maintenant, dit-il ensuite, que je suis assuré de n’être entendu de personne, et que la porte est bien fermée, je veux, seigneur Don Quichotte, conter à votre grâce une des plus étranges aventures, ou nouveautés, pour « mieux dire, qui se puissent imaginer ; mais sous la condition que votre grâce ensevelira ce que je vais lui dire dans les dernières profondeurs du secret.
— Je le jure, répondit Don Quichotte ; et, pour plus de sûreté, je mettrai une dalle de pierre pardessus. Sachez, seigneur Don Antonio (Don Quichotte avait appris le nom de son hôte), que vous parlez à quelqu’un qui, bien qu’il ait des oreilles pour entendre, n’a pas de langue pour parler. Ainsi votre grâce peut, en toute assurance, verser dans mon cœur ce qu’elle a dans le sien, et se persuader qu’elle l’a jeté dans les abîmes du silence.
— Sur la foi de cette promesse, reprit Don Antonio, je veux mettre votre grâce dans l’admiration de ce qu’elle va voir et entendre, et donner aussi quelque soulagement au chagrin que j’endure de n’avoir personne à qui communiquer mes secrets, lesquels, en effet, ne sont pas de nature à être confiés à tout le monde. «
Don Quichotte restait immobile, attendant avec anxiété où aboutiraient tant de précautions. Alors, Don Antonio lui prenant la main la lui fit promener sur la tête de bronze, sur la table de jaspe et le pied qui la soutenait ; puis il lui dit enfin :
« Cette tête, seigneur Don Quichotte, a été fabriquée par un des plus grands enchanteurs et sorciers qu’ait possédés le monde. Il était, je crois, Polonais de nation, et disciple du fameux Escotillo, duquel on raconte tant de merveilles. Il vint loger ici dans ma maison, et, pour le prix de mille écus que je lui donnai, il fabriqua cette tête, qui a la vertu singulière de répondre à toutes les choses qu’on lui demande à l’oreille. Il traça des cercles, peignit des hiéroglyphes, observa les astres, saisit les conjonctions, et, finalement, termina son ouvrage avec la perfection que nous verrons demain ; les vendredis elle est muette, et comme ce jour est justement un vendredi, elle ne recouvrera que demain la parole. Dans l’intervalle, votre grâce pourra préparer les questions qu’elle entend lui faire ; car je sais par expérience qu’en toutes ses réponses elle dit la vérité. »
Don Quichotte fut étrangement surpris de la vertu et des propriétés de la tête, au point qu’il n’en pouvait croire Don Antonio. Mais voyant quel peu de temps restait jusqu’à l’expérience à faire, il ne voulut pas lui dire autre chose, sinon qu’il lui savait beaucoup de gré de lui avoir découvert un si grand secret. Ils sortirent de la chambre ; Don Antonio en ferma la porte à la clef, et ils revinrent dans la salle d’assemblée, où les attendaient les autres gentilshommes, à qui Sancho avait raconté, dans l’intervalle, des aventures arrivées à son maitre.
(…)
Le lendemain, Don Antonio trouva bon de faire l’expérience de la tête enchantée. Suivi de Don Quichotte, de Sancho, de deux autres amis, et des deux dames qui avaient si bien exténué Don Quichotte au bal, et qui avaient passé la nuit avec la femme de Don Antonio, il alla s’enfermer dans la chambre où était la tête. Il expliqua aux assistants la propriété qu’elle avait, leur recommanda le secret, et leur dit que c’était le premier jour qu’il éprouvait la vertu de cette tête enchantée. A l’exception des deux amis de Don Antonio, personne ne savait le mystère de l’enchantement, et, si Don Antonio ne l’eût d’abord découvert à ses amis, ils seraient eux-mêmes tombés, sans pouvoir s’en défendre, dans la surprise et l’admiration où tombèrent les autres ; tant la machine était fabriquée avec adresse et perfection.
Le premier qui s’approcha à l’oreille de la tête fut Don Antonio lui-même. Il lui dit d’une voix soumise, mais non si basse pourtant que tout le monde ne l’entendît :
« Dis-moi, tête, par la vertu que tu possèdes en toi, quelles pensées ai-je à présent ? »
Et la tête répondit, sans remuer les lèvres, mais d’une voix claire et distincte, de façon à être entendue de tout le monde :
« Je ne juge pas des pensées. »
À cette réponse, tous les assistants demeurèrent stupéfaits, voyant surtout que, dans la chambre, ni autour de la table, il n’y avait pas âme humaine qui pût répondre.
« Combien sommes-nous ici ? demanda Don Antonio.
— Vous êtes, lui répondit-on lentement et de la même manière, toi et ta femme, avec deux de tes amis et deux de ses amies, ainsi qu’un chevalier fameux, appelé Don Quichotte de la Manche, et un sien écuyer qui a nom Sancho Panza. »
Ce fut alors que redoubla l’étonnement ; ce fut alors que les cheveux se hérissèrent d’effroi sur tous les fronts. Don Antonio s’éloigna de la tête.
« Cela me suffit, dit-il, pour me convaincre que je n’ai pas été trompé par celui qui t’a vendue, tête savante, tête parleuse, tête répondeuse et tête admirable. »
(…)
Enfin Don Quichotte s’approcha, et dit :
« Dis-moi, toi qui réponds, était-ce la vérité, était-ce un songe ce que je raconte comme m’étant arrivé dans la caverne de Montésinos ? Les coups de fouet de Sancho, mon écuyer, se donneront-ils jusqu’au bout ? Le désenchantement de Dulcinée s’effectuera-t-il ?
— Quant à l’histoire de la caverne, répondit-on, il y a beaucoup à dire. Elle a de tout, du faux et du vrai ; les coups de fouet de Sancho iront lentement ; le désenchantement de Dulcinée arrivera à sa complète réalisation.
— Je n’en veux pas savoir davantage, reprit Don Quichotte : pourvu que je voie Dulcinée désenchantée, je croirai que tous les bonheurs désirables m’arrivent à la fois. »
Le dernier questionneur fut Sancho, et voici ce qu’il demanda :
« Est-ce que, par hasard, tête, j’aurai un autre gouvernement ? Est-ce que je sortirai du misérable état d’écuyer ? Est-ce que je reverrai ma femme et mes enfants ? »
On lui répondit :
« Tu gouverneras dans ta maison, et, si tu y retournes, tu verras ta femme et tes enfants ; et, si tu cesses de servir, tu cesseras d’être écuyer.
— Pardieu, voilà qui est bon ! s’écria Sancho. Je me serais bien dit cela moi-même, et le prophète Péro-Grullo ne dirait pas mieux.
— Bête que tu es, reprit Don Quichotte, que veux-tu qu’on te réponde ? N’est-ce pas assez que les réponses de cette tête concordent avec ce qu’on lui demande ?
— Si fait, c’est assez, répliqua Sancho ; mais j’aurais pourtant voulu qu’elle s’expliquât mieux, et m’en dit davantage. »
Là se terminèrent les demandes et les réponses, mais non l’admiration qu’emportèrent tous les assistants, excepté les deux amis de Don Antonio, qui savaient le secret de l’aventure. Ce secret, Cid Hamet Ben-Engeli veut sur-le-champ le déclarer, pour ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don Antonio Moréno, dit-il, à l’imitation d’une autre tête qu’il avait vue à Madrid, chez un fabricant d’images, fit faire celle-là dans sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La composition en était fort simple. Le plateau de la table était en bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui la soutenait, et les quatre griffes d’aigle qui en formaient la base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste d’empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le plateau de la table, où elle s’ajustait si parfaitement qu’on ne voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste, et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de la tête. A travers le vide que formait le pied de la table et la poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas, correspondante à celle du haut, se plaçait celui qui devait répondre, collant au tuyau tantôt l’oreille et tantôt la bouche, de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu’on ne perdait pas une parole. De cette manière, il était impossible de découvrir l’artifice. Un étudiant, neveu de Don Antonio, garçon de sens et d’esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui ce jour-là dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il répondit par conjectures, et, comme homme de sens, sensément.
Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze jours ; mais la nouvelle s’étant répandue dans la ville que Don Antonio avait chez lui une tête enchantée, qui répondait à toutes les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que le bruit n’en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs, qui lui commandèrent de démonter la figure et de n’en plus faire usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais, dans l’opinion de Don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction de Don Quichotte que de Sancho.
extrait de : L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche – Tome II chapitre LXII Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616) Traduction de Louis Viardot, vignettes de Tony Johannot, édition de 1836 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8600262b
photo : Emo, la tête de robot capable d’anticiper et de reproduire les expressions faciales humaines. Image credit: John Abbott/Columbia Engineering Cf. https://youtu.be/pWTTzR_wXuQ
avril 2025 Hugues Jallon, Le cours secret du monde, Verticales Yôko Ogawa, Scènes endormies dans la paume de la main, Actes Sud Loïc Henry, Un soupçon d’humanité, MU Hubert Guillaud, Les Algorithmes contre la société, La Fabrique Mathieu Corteel, NI dieu ni IA, La Découverte Ulije Lojkine, Le Fil invisible du capital, La Découverte Christopher Bouix, Le Mensonge suffit, Au diable vauvert
29 – 30 mars – Ground Control/Librairie Charybde, Paris Aurore System : Les arts de l’imaginaire en général, et la science-fiction en particulier, jouent un rôle de plus en plus essentiel dans la construction de nos futurs, au milieu du chaos qui les menace.
3 avril 19H. – Librairie Terra Nova, Toulouse Rencontre autour du dernier numéro de la revue Fracas, consacré aux liens entre chasseurs et écologistes.
Un compact disc tout à fait particulier est sorti fin février, co-signé par mille artistes anglais, et annoncé comme totalement silencieux. Pour certains des co-signataires c’est sans doute ce qu’ils ont fait de mieux diront les mauvaises langues (mais pas nous, bien sûr).
À 9,90€ le CD vide c’est un album destiné à coup sûr à devenir « collector ». Soit 12 titres, 47 minutes et 17 secondes de silence, un album conceptuel donc. Après l’avoir écouté sur Spotify nous ne résisterons pas à l’idée de l’acheter sur Amazon (hum, Spotify, Amazon, honte à nous ! Mais difficile à trouver ailleurs…). Et il faut l’écouter. Ce n’est pas du tout le silence décrit dans les médias. Les 12 plages restituent des ambiances sonores différentes et très vivantes. On y entend des souffles, des grincements, des frottements, crissements, froissements, respirations, soupirs, reniflements, mais aussi des travaux dans une pièce voisine, des pas dans l’escalier, et sur la plage « To » des oiseaux, et encore des oiseaux sur la plage « Companies », ainsi qu’un gong, un ventilateur et ce qui semble un grouinement animal.
On a dit conceptuel, c’est aussi que les titres des 12 plages mis bout à bout forment une phrase : « The British Government Must Not Legalise Music Theft To Benefit AI Companies » (Le gouvernement britannique ne doit pas légaliser le vol de musique au bénéfice des entreprises d’IA )*. Donc également politique. Parfaitement artistique en somme.
La jaquette, minimaliste à souhait, explicite le concept : « Is This What We Want ? ». Oui répondront encore les mauvais esprits (mais pas nous). L’intelligence artificielle réduira-t-elle au silence tous les créateurs de variété ? Les encouragera-t-elle à se reconvertir au Field Recording et à vénérer John Cage et sa partition la plus radicale, 4’33‘‘ (1952) ? Telle est la question existentielle du jour. Que l’IA la produise ou non, il y a toujours quelque chose à écouter. Bref, nous recommandons absolument ce compact disc pour votre CDthèque, histoire d’épater vos amis.
Vidéo promotionnelle This What We Want? silent album
* Le projet de modification de la législation britannique sur le droit d’auteur permettrait aux entreprises d’IA d’entraîner leurs modèles d’IA en utilisant du matériel créatif protégé par le droit d’auteur.
La mort de David Lynch survient, par coïncidence, alors que l’establishment patrimonial et ses poissons pilotes, maisons de vente et autres, viennent de célébrer le centenaire du Manifeste du surréalisme — or Lynch aura sans doute été l’un des derniers surréalistes : un représentant de cette ultime vague, la moins nombreuse mais ayant touché un public plus large, celui de la Pop Culture chère à Pacôme Thiellement, et dont, en France, le sous-estimé Quentin Dupieux offre un exemple tardif. Ne serait-ce qu’au plan esthétique (pictural, quand transparaît sa formation de peintre), la dette de Lynch envers le surréalisme est incontestable : de la « beauté convulsive » d’une horreur monochrome d’Eraserhead (1977) aux dédales infinis de couloirs et de portes d’Inland Empire (2006) sans oublier la silhouette inoubliable de l’agent Cooper dans Twin Peaks dont le hiératisme bureaucratique tout en rondeurs évoque Magritte. Le réalisateur lui-même a eu tendance à accréditer cette filiation, insistant, en interview, qu’il tirait son inspiration de ses rêves, de la méditation transcendantale, de l’inconscient… Ruse de créateur, faux-semblant destiné à brouiller les pistes, suggère Pacôme Thiellement, qui préfère pour mieux comprendre le génie de Lynch remonter plus loin dans le temps, aux ambitions de la génération symboliste, contemporaine de la redécouverte, et parfois du dévoiement, d’anciennes formes de spiritualité étudiées par quelques initiés, comme l’étaient, à leur façon, les jeunes invités des Mardis de Mallarmé admis à décrypter la poésie du maître. L’art symboliste comme le roman policier, écrivait Auden, part de la fin, de l’effet, du message à faire passer : une équivalence reprise, non sans quelques réserves, à travers, surtout, l’évocation de la figure d’Edgar Allan Poe, par Thiellement dans son exégèse de Twin Peaks, ce murder mystery essentiellement ésotérique.
Ces Trois essais sur Twin Peaks, dont on peut imaginer qu’ils seront réédités dans un avenir proche, La main gauche de David Lynch, Exégèse de la Black Lodge et La substance de ce monde, remontent respectivement à 2010, 2014 et 2018, date à laquelle ils ont été réunis sous ce titre. Pour mémoire, les saisons 1 et 2 de Twin Peaks ont été diffusées à la télévision entre 1990 et 1991, le film Fire Walk with Me — un prequel de la série quand on attendait plutôt une suite, puisqu’elle avait été interrompue — est sorti en 1992 et, enfin, alors qu’on n’y croyait plus, en 2017, Lynch et le scénariste Mark Frost se retrouvent pour conclure la saga (en admettant que les termes « saga » et « conclure » soient appropriés, ce qui n’est évidemment pas le cas). Dans ses deux premiers essais, par conséquent, Pacôme Thiellement présumait que la série ne serait jamais achevée et — il s’en excuse (amuse ?) d’ailleurs dans une note d’avertissement — a même théorisé la nécessité de son inachèvement.
‟… that reductive approach to reality which is considered realistic.” (Susan Sontag, On Photography)
Un grand intérêt de ces essais, justement, est qu’en plus de l’apparition de cette pièce manquante, de texte en texte (et surtout, bien sûr, dans le dernier) la perspective de l’essayiste apparaît profondément modifiée par le passage du temps et la marche du monde. S’il interprète la saison 3 de la série comme une sorte de perpétuel pied de nez, d’un genre sinistre, au spectateur espérant, en vain, retrouver son « bon vieux Twin Peaks », les deux précédents essais paraissent avoir été écrit précisément par ce spectateur là : Thiellement, sans qu’on soit certain qu’il faille le prendre pour argent comptant ― il est de ces auteurs qui se ménagent toujours une telle porte de sortie ―, paraît presque y faire grief à Lynch de la noirceur radicale des films qu’il a réalisés à la suite de Twin Peaks, affectant d’y voir une forme d’abdication. Thiellement va jusqu’à mettre en scène la mort symbolique du réalisateur, devenu, comme son héros Dale Cooper, prisonnier des ténèbres, et tente un rapprochement assez acrobatique avec la théorie déjà fumeuse des « deux Rimbaud ». Mais dans le troisième essai, en dépit d’un sursaut d’optimisme forcé dans les dernières lignes, vœu pieux en faveur d’un passablement galvaudé « devenir sorcière » de l’humanité, l’auteur ne songe plus à contester la profondeur irrémédiable de notre bourbier, naufrage prophétisé, nous dit-il, dès 1972, par le chanteur Marvin Gaye dans son album What’s Going on.
Rappelant que Twin Peaks n’est pas la création du seul David Lynch, mais aussi celle du scénariste Mark Frost, également féru d’ésotérisme,Thiellement insiste qu’en résulte entre autres, dans le cours des deux saisons initiales de la série, une distance critique implicite vis-à-vis des conceptions New Age, du positive thinking qu’incarne, au départ, l’agent du FBI Dale Cooper ― vu comme l’alter-égo d’un Lynch qui, de plus en plus, par la suite, se répandra en interview sur les bienfaits de la méditation transcendantale et les vertus de son gourou. Cooper, justicier trop confiant, chutera… Lynch, croyant, à l’image de son héros, au pharmakon d’une certaine douceur de vivre même teintée de poison, sera traumatisé par l’arrêt brutal de la série. C’est, à mon sens, un autre moment fort de ces essais : la peinture du New Age ― que Thiellement fait remonter principalement à la Société théosophique de Madame Blavatski, fondée en 1875 ―, dévoiement et même, avance-t-il, subversion des spiritualités orientales par l’Occident capitaliste, comme « contre-initiation » pouvant détourner les âmes les plus héroïques et bien intentionnées du nécessaire combat à livrer contre les forces obscures véritablement à l’œuvre dans le monde. Une grille de lecture dont la clef se trouve ceux de ses ouvrages touchant plus directement à la métaphysique, en particulier La Victoire des Sans Rois (2017) qui est son Lipstick Traces : il y propose une synthèse entre Gnose, manichéismes moyen-orientaux ou cathare et épiphanies individuelles façon Philip K. Dick, postulant que notre réalité, ce qu’on avait coutume d’appeler la Création, n’est autre qu’une « prison de fer » née de la volonté mauvaise d’un démiurge réel ou supposé, à quoi s’oppose seul le principe lumineux, rédempteur, malgré tout présent en chaque être humain.
Faut-il l’entendre littéralement ou sur un plan symbolique ? Le principe même de l’ésotérisme, en plus de l’aspect initiatique, n’est-il pas précisément de ne pas faire de distinction entre les deux ? Reste qu’acharné à vouloir découvrir dans la Pop Culture la réalisation de la Raison gnostique dans l’Histoire, La Victoire des Sans Roi esquive un peu la dimension « ruse » induit par ce drôle de postulat hégélien, qui attribue un rôle quasi messianique à un John Lennon ou à un J.-J. Abrams, créateurs ayant tiré une prospérité économique certaine de leur participation, en aucun cas accidentelle, au divertissement capitaliste ― leur talent, voire leur génie, ne changent rien à l’affaire, ni le triste destin de l’ex-Beatles. Ici, à l’inverse, l’auteur ne manque pas d’explorer touts les implications, en amont puis jusque dans ses conséquences les plus délétères, de la volonté de David Lynch, un outsider, d’investir le média ayant le plus refaçonné notre vision à l’aube (et au service) du capitalisme terminal : la télévision. Les pages où l’auteur analyse l’agencement de la Black Lodge sur le modèle du plateau de talk-show, avec son présentateur et le fauteuil réservé à l’invité principal, justifient à elles seules qu’on se plonge ou replonge d’urgence dans ces Essais sur Twin Peaks.
‟Heaven is a place where nothing ever happens” (TALKING HEADS)
Pacôme Thiellement est une voix, à ce point passionnée, pour ne pas dire véhémente, que le trivial parfois échappe à son radar. La mauvaise réception dont a souffert le film Fire Walk with Me, pour autant que je m’en souvienne, plutôt qu’à l’acharnement de forces hostiles au projet artistique ou éthique de Lynch, a ainsi découlé assez naturellement du contexte même qui l’avait fait naître : frustrant pour les fans encore attachés à connaître la suite de la série, ce qu’elle n’était pas, l’œuvre ne possédait pas le caractère clos qu’on attendait d’un film de cinéma (hors les déjà nombreuses franchises de SF) et commettait même peut-être une petite faute poétique, en donnant à voir de façon explicite, presque redondante, des événements évoqués dans la série qui y tiraient leur force de leur invisibilité. L’image du tube cathodique fracassé au début du film est évidemment séduisante, évocatrice, et il peut être tentant de voir des complots là où n’existe qu’une colossale force d’inertie. Concernant l’interruption de la série, Thiellement, tout en insistant sur la frustration ressentie par Lynch, est d’ailleurs le premier à reconnaître que la deuxième saison donnait une impression de dispersion, multipliant à l’envie les « intrigues secondaires » jusqu’à perdre tout à fait le spectateur et rompre le charme par lequel les créateurs avaient su jusque là tenir en respect le Grand Serpent de la déjà ancienne économie de l’attention.
Les analyses produites par l’auteur sont dans l’ensemble si riches et foisonnantes que, lecteur pas tout à fait candide, on s’étonne de trouver de temps à autres quelque chose à y ajouter. De mon côté, je noterai que si David Bowie (mon propre objet d’étude favori en matière de chanteur millionnaire prophète à ses heures) est en effet le premier, dans Fire Walk with Me, à mentionner l’entité sinistre appelée « Judy », relativement à ce nom Thiellement ne semble pas, sauf erreur, du moins dans ce livre-ci, avoir songé à la place occupée dans le Bowieverse par la figure de Judy Garland ― l’ancienne enfant star, littéralement possédée par les studios, dont le cinéaste « satanique » Kenneth Anger, dans son livre Hollywood Babylon, a décrit le calvaire et la mort en termes quasi christiques. Les mots de l’agent du FBI Phillip Jeffries sont : « Je ne parlerai pas de Judy ». De quoi « Judy » est-il le nom ? De l’insupportable, du sacrifice de l’innocence ? (Ce que le dernier des trois textes, plus subtilement que je l’ai laissé entendre, cherche à dépasser…)
Est-ce un hasard si lors de l’« infiltration » de la conspiration occulte par le personnage joué par Bowie, l’enfant, qu’on reverra, est coiffé comme lui ? Pour son retour post mortem dans la saison 3, le même Bowie ― pardon, Phillip Jeffries !― apparaît-il réincarné en chaudière, en séchoir ou en ventilateur ? En ce qui concerne ces interrogations et bien d’autres, j’attends un quatrième « essai sur Twin Peaks » pour y trouver au moins un début d’explication ― et gageons que chaque fois, je le dis sans ironie aucune, la réponse de Pacôme sera si minutieusement étudiée, fouillée, érudite, que les questions en auront bientôt perdu, rétrospectivement, leur première apparence de plaisanterie. Surtout que le monde dont nous parle Lynch, et Thiellement après et à travers lui, ce monde qui en vérité est aussi le nôtre, n’offre guère matière à plaisanter. Comment ne pas ressentir que récemment, toutes les créatures infernales (on n’en a jamais manqué, cependant) sont remontées à la surface ?
Rémanence de Phillip Jeffries, profil impromptu.
L’importance de Pacôme Thiellement parmi les auteurs d’aujourd’hui ne doit pas être négligée. Prisonnier, dira-t-on, de son rôle de « commentateur pertinent de la Pop Culture » (pour paraphraser l’éditeur), il l’est dans un sens complexe, puisqu’il s’agit de la condition de possibilité de son discours. Concernant les aspects « spiritualistes » de celui-ci (j’abuse ici à dessein des guillemets), j’ai déjà dit que la question de la littéralité, dans ce cas, me paraissait hors sujet. Le peu de lumière qui circule dans l’univers est constitué indifféremment d’ondes, de particules, et du sens qu’on veut bien lui donner. Le rationalisme pur n’existe pas, sinon sous la forme d’une illusion dangereuse, sa mort, au seuil de l’ère de l’Information, ayant suivi presque immédiatement celle de Dieu. Si les rejetons du Bauhaus s’étaient souvenus de Johannes Itten, peut-être aurions-nous en Europe comme en Amérique moins de HLM pourris ? L’héritage ou plutôt la continuation de la pensée marxiste, nous invite à substituer à l’anecdotique (à l’atomisation photographique et vidéographique du monde) l’identification des causes structurelle de la catastrophe actuellement en cours. Thiellement vient nous rappeler, à travers son commentaire de l’œuvre de visionnaires tels que David Lynch, de nous défier, aussi, l’attitude blasée un peu idiote qui nous vient de l’habitude de rationnaliser un peu trop aisément la folie pure devenue notre lot quotidien.
Les clips de l’opération sont drôles surtout la campagne TV avec toutes ces stars que l’on a pas l’habitude de voir un livre en main. « Sensibiliser l’ensemble des citoyens à l’importance de la lecture » quelle belle mission.
TINA vous propose aussi de lire le PDF « On en garde 10 pour la littérature » avec les conseils de lecture de 50 auteurs (un peu bizarre l’absence quasi totale d’auteur.e.s vivants dans les livres proposés) – # 11marsjelisquedesauteur.e.smorts –
Literature and Art Hospital, 46 Tianping Rd, Xuhui District, Shanghai
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 2008
Dans les années cinquante, Salvador Dali orchestra une conférence à Londres revêtu d’un scaphandre. L’homme chargé d’inspecter la combinaison lui demanda jusqu’à quelle profondeur il avait l’intention de descendre. Avec son accent fleuri, le maître s’exclama : “Jusqu’à l’inconscient !”. D’un air déterminé, l’homme lui répondit : “J’ai bien peur que nous ne puissions aller si loin !” Cinq minutes plus tard, Dali s’étouffait sous son casque. James a retrouvé ce scaphandre dans l’arrière-boutique d’un antiquaire de Cannes. Une errance apparemment sans but après une séance de signature éprouvante dans une librairie de la croisette. La dernière probablement.
Don DeLillo a entamé un lent processus de disparition en refusant désormais toute intervention publique qui ne serait pas la publication d’un livre et Henry Miller pensait qu’un écrivain n’avait nulle volonté d’écrire mais celle de faire du monde le lieu où il puisse vivre en paix ses imaginations. Heisenberg a lancé l’idée qu’on ne pouvait connaître à la fois la vitesse et la position d’une particule. Mais la vitesse n’est qu’un leurre. Le monde est immobile, depuis toujours. Une voiture fonce sur l’autoroute – fahr fahr fahr an die autobahn – mais son conducteur est assis dans l’habitacle, rêveur. Et lorsque le choc a lieu, c’est un simple événement de salon. Une fulgurance cathodique qui foudroie un téléspectateur sanglé sur son canapé. Un être humain pétrifié pour l’éternité dans le réseau des poignards de chrome et du verre givré. Larvé dans le scaphandre de Salvador Dali, James pense que l’écrivain doit s’exiler définitivement au plus profond de ses paysages intérieurs. Il connaît déjà sa position ultime, celle où il pourra s’intégrer à la marine cristallisée de la plage terminale. Ses dernières gouttes de mémoire se seront évaporées et, allongé sur le sable, il fixera une roue de vélo rouillée en essayant d’extrapoler l’essence fondamentale de leurs liens réciproques. Le mémoscaphe est pesant. Il lui rappelle les combinaisons spatiales du Nostromo. James revoit aussitôt le profil émacié de Sigourney Weaver, revêtue d’une minuscule culotte pâle de laquelle aucun poil ne dépasse. Elle vient de prendre conscience de la présence du monstre dans l’habitacle de la navette. Niché dans la pénombre, il se tortille comme une larve et gémit faiblement devant cette jeune fille qui suinte la terreur et le désir. Ses organes génitaux, perdus quelque part sous la carrosserie lustrée de sa peau d’hybride parfait, crachent une laiteuse semence à l’intérieur de ses viscères. Une bave bulleuse dégouline le long des crénelures lustrées de sa double mâchoire télescopique. Il pourrait bondir et lui arracher la tête d’un simple claquement de gueule, mais il ne bouge pas. Il sait que tôt ou tard il la pénétrera, l’a déjà pénétrée dans l’inconscient collectif de ses créateurs. Ripley le sait aussi. Tout comme cette femme à l’instinct basique qui croise et décroise ses jambes. Alice déculottée derrière la vitre fragile des apparences. Célébration. Géométrie parfaite de la perversité. Cannibalisme estival. Mariée déshabillée sur une plage de placenta poché. Et Ripley se glisse lentement dans sa combinaison pour se protéger du baiser empoisonné de la Bête. S’infiltre dans le mémoscaphe de James en un tourbillon d’effluves zoophiliques. James s’immisce entre ses cuisses et entre en résonance avec les émanations des astronautes morts qui retrouvent leur identité dans les postures des jambes de centaines de starlettes, de milliers de pare-chocs emboutis, de millions de morts en série des magazines à sensation. Il se dit que le sexe est devenu une action conceptuelle, et que seules les perversions nous permettent d’entrer vraiment en contact les uns avec les autres. James mordille la culotte blanche, postérisée dans Crash Magazine, en songeant à la symétrie perdue de la blatosphère, lorsque le ventre de Ripley éclate. La double mâchoire télescopique de ses paysages intérieurs lui perfore le crâne.
Zone-néant.
Il suffoque. Un parasite freudien, un cafard au trou du cul qui parle a déchiré son mémoscaphe et se trémousse entre ses jambes.
Googolplex.
James déchire son mémoscaphe et écrase l’insecte verbeux qui lui a inoculé son poison hallucinatoire.
Re-play.
Il trébuche dans le sable et aperçoit Jacqueline au volant d’une Lincoln Continental, stationnée entre deux dunes. Elle le regarde marcher à travers la poussière qui recouvre le pare brise. “Je t’en prie, retourne une fois au moins sur cette bouche d’aération !”, pense James en se tournant tragiquement vers elle. “Tes cuisses, dévoilées par l’instant, étaient comme recouvertes de givre, et ta culotte noire brillait comme un soleil éteint.” Des carcasses de rats et de porcs tremblent dans l’air bouillant telles des épaves d’automobiles abandonnées. Adossé à la portière d’une Bentley d’occasion, John Kennedy, l’œil gauche rivé à la lunette de son pistolet à vapeur, transpire abondamment. Le visage d’Oswald émerge de la carcasse d’un porc. Jacqueline sort élégamment de l’automobile et tue Mark S. Goodman d’une balle en plein front. Il était prêt à tirer sur Berverley Davis, cachée derrière une collinette de rats crevés. Puis elle commence à se déshabiller. Au-delà des dunes noires, la plage étale ses moutonnements sablonneux. James imagine les corps bronzés des touristes, les seins remodelés par la chirurgie esthétique, les brisures érotiques des minuscules maillots de bain colorés, les fesses charnues mordant le tissu. Il a un début d’érection. Jacqueline est prête. Elle a revêtu une robe blanche et posé sur sa tête une perruque blonde. À l’instant même où la soufflerie se met en marche, Kennedy ouvre la course avec son pistolet à vapeur. Et James prend le départ, en songeant à la mort si douce de Marilyn Monroe. Il fait pendant les deux premiers tiers du parcours une excellente course, mais, à la hauteur de la léproserie, après avoir essayé de faire un croc-en-jambe à un porc, il est disqualifié et abattu sur le champ.
Il reprend conscience dans son mémoscaphe, inondé de sueur. Les derniers paliers de décompression sont apparemment les plus difficiles à franchir. Salvador Dali a tenu cinq minutes. Il a bien l’intention de tenir plus.
Maintenant, James est entouré d’eau. Son scaphandre est de plus en plus pesant. Il lève la tête et aperçoit la coque d’un navire. Il fait surface et grimpe péniblement dans l’embarcation abandonnée. L’eau est rouge et il entend au loin les battements sourds d’un cœur à l’agonie. Il n’est qu’un corps étranger dans l’artère de pierre d’un géant noyé. Sur un rocher à fleur d’eau pleure une petite fille. James la prend par la main et la conduit dans cette école dévorée par la jungle et à moitié enlisée dans le sable qu’il a aperçu derrière une dune. James pense que l’école est une prison. Mais le monde aussi est une prison et sa femme est morte. Les enfants ont joué un rôle extrêmement important dans sa vie. Le bruit des enfants qui jouaient dans la rue l’inquiétait beaucoup. C’était plutôt préoccupant d’avoir des enfants dans la nature.
L’élément féminin dans ses récits l’obsédait aussi. Il aurait peut-être dû sortir de son chemin pour créer une relation amoureuse. Mais maintenant tout cela n’a plus d’importance. Il coule de plus en plus vite dans le monde des eaux profondes aux prétentions pré-utérines. Mort Conceptuelle d’un Mannequin Obscène. Orbite Gauche et Tempe du Spectacle Sophistiqué. Voyeur Miteux du Labyrinthe à Images. Pose Inhabituelle des Désastres Contrefaits. Demi-tour Interdit de l’Autogeddon. Géométrie de son Visage à la Virilité Transposée. Voyages à l’Intérieur de l’Analyse Stochastique. Problèmes Cosmétiques de Crash Magazine. Zone d’Impact d’un Zoom de Soixante Minutes. Profil de Lésion Optima de l’Orifice d’une Femme non Identifiée. Célébration des Corps Enchevêtrés. Dépression Thoracique d’un Sourire Brisé. À quoi pensez-vous ? Mais Kennedy n’est-il pas déjà mort ? Qu’essaye-t-il au juste de vendre ? Des questions, toujours des questions. Fragmentation divisible à l’infini jusqu’à la lassitude de la plage.
Zone terminale.
Le scaphandre l’empêche de s’étendre confortablement. Il se dit qu’il n’en a plus besoin maintenant qu’il est là où il doit être. Et puis il ne l’enlève pas vraiment puisqu’il est à l’intérieur de sa tête ! Il est allongé sur la plage avec la roue de vélo rouillée. De temps en temps, il recouvre de sable l’un des rayons, en neutralisant ainsi la géométrie radiale. Il s’intéresse à la jante. Dissimulé derrière la dune, le fantôme de sa femme l’observe en silence. Le bruit des enfants est une apocalypse silencieuse. Le ciel ne varie pas, l’air chaud fait frissonner les papiers gras sortis du sable. Il poursuit l’examen de la roue. Rien ne se produit.
Images enregistrées. Tanguy : “Jours de lenteur.” Ernst : “Le vol de la mariée.” Chirico : “Le rêve du poète”
Le scaphandre est vide La pièce est vide Le monde est vide Et le rêveur illimité est allongé sur le sable.
Parfois cinq, parfois neuf, parfois quinze, parfois trente showmeuses brandissent les voix à Bordeaux et ses alentours pour écraser l’invisibilité du travail non reconnu exercé par les femmes et arracher l’étiquette du chômage, ce statut qui tranche notre légitimité à faire société. A cappella ou servi sur des compositions électros qui assurent l’ambiance des revendications, elles chantent en Gilets jaunes, verts, bleus, violets, blancs, roses,… en soutien aux mobilisations sociales que nous n’oublions pas.
Performance ? Manifestation ? Concert ? Difficile à définir, Chœur de showmeuses entremêle l’activisme, la poésie et le social. Il y a donc dans ce geste, une frontière poreuse entre l’art et la politique. Serait-ce un art politique ? ou même carrément, un acte politique artistique ?
Avant un événement public, il y a la fabrication de l’œuvre, terreau essentiel du chœur, qui invite à la rencontre et au partage. Cet espace pourrait être considéré comme l’atelier des showmeuses. Groupes de paroles, tables rondes, entretiens personnels, goûters, ateliers d’écriture en binôme et collectifs, ateliers de création musicale,… elles s’aventurent dans des questions de statut, de légitimité, de compétence, de travail, de reconnaissance… Il s’agit donc dans un premier temps de délimiter un espace de confiance, de parole, d’écoute, où chacune peut venir partager sa propre expérience pour créer du commun. Ces échanges permettent aussi de débattre, de mettre en exergue leurs positionnements, leurs doutes, leurs différences ou leurs impasses dans la construction de cette société aux valeurs productivistes. Si les showmeuses se demandent comment faire reconnaître la valeur de certaines activités passées sous silence, domestiques, artistiques, administratives, associatives, elles éprouvent la nécessité de bouleverser cet état de fait. L’exemple significatif du travail domestique, cette énergie invisible de la vie sociale, dépourvue de reconnaissance, non rémunérée, et pourtant, tenant une place substantielle et structurante, revient malheureusement bien trop souvent dans les constats. Et c’est par la création qu’elles décident de redresser cette partie invisibilisée du quotidien. La création est en effet, leur moteur essentiel, et il s’agit là d’écrire des chansons et de les donner à entendre. Certaines femmes, sans emploi depuis plusieurs années et donc isolées par ce statut, arrivent dans le chœur et semblent retrouver une estime d’elle-même par la création. Oui, leur histoire a résonné et leurs mots ont inspiré au groupe, l’air d’une chanson. Elles décident ensemble, de faire de leur situation, un acte artistique. Cette expérience collective rééquilibre la légitimité de parler, de créer et donc d’être au monde.
Chœur de showmeuses intervient à la sauvage ou de manière préparée. Elles chantent dans des lieux militants, dans des festivals engagés, institutionnels ou indépendants, dans des manifs, dans une gare à l’heure où les gens vont travailler ou encore à l’opéra de Bordeaux. A l’intérieur même de ces représentations, elles expérimentent leurs propres réflexions sur les rapports entre travail, chômage, utilité et bénévolat. Lorsque le chœur est rémunéré, alors, les amatrices deviennent symboliquement professionnelles et légitimes. Dans ces circonstances, on risque de retomber une fois encore, dans une reconnaissance par l’argent. Sauf que, si le chœur est mobilisé autant dans une situation bénévole que rémunératrice, alors le moteur financier est étouffé par la puissance du groupe, par l’œuvre commune, qui elle, donne des ailes pour dessiner une nouvelle place assumée à chacune.
Le chœur constitue aussi le réceptacle de certains paradoxes et permet de questionner les limites de sa forme. Parfois, elles sont financées pour mener des ateliers avec des personnes au chômage, inscrites à France Travail. Dans cette situation, le système se fait complice de son propre dysfonctionnement et use de leurs atouts pour remettre certaines femmes sur les rails de l’emploi, par la sociabilisation et la reprise d’une activité. Et pourtant, dans ce contexte, quelque chose opère : la rencontre. Elle est primordiale parce qu’elle s’oppose à la culture omniprésente de l’individualisme, et surtout, elle fabrique du lien sur la question du travail. Ainsi, l’échange déplace, mobilise inévitablement l’esprit critique et la remise en question de son propre point de vue sur le chômage, les chômeuses et sur leur stigmatisation. Et cette porte ouvre des positions contre les mécanismes sociétaux qui engendrent l’oppression en boucle du travail au chômage et du chômage au travail ; met en évidence que l’aliénation personnelle est le symptôme d’une aliénation collective ; détecte que ce qui défaille en soi relève en l’espèce d’une programmation du capitalisme ; réalise que les oppressions ne relèvent pas d’une mauvaise adaptation au système mais d’une mauvaise adaptation du système à nos vies. Un bienfait social à vocation militante.
Une grande question financière anime le groupe depuis longtemps et permet d’expérimenter plusieurs pistes : la rémunération. Qui reçoit l’argent perçu du chœur ? Doit-il être partagé de manière équitable ? A quelques showmeuses seulement ? … Il s’agit ici de se demander sur quels critères perçoit-on des rémunérations. La légitimité ? les compétences ? l’obligation ? la subordination ? le temps passé ? la production d’une valeur ? le besoin ? le statut ? Parmi elles, certaines expriment que cela les mettrait mal à l’aise de percevoir de l’argent, qu’il importe de distinguer une démarche de loisir et/ou de bénévolat d’une démarche professionnelle. Est aussi exprimé le refus d’éprouver le sentiment d’être redevable et que ce sentiment est intrinsèque à la perception d’argent. Elles ont alors imaginé d’autres modes de rémunération comme une dépense collective (un resto, une fête). Parfois elles optent pour les critères du besoin et du plaisir mais la question reste ouverte.
La plupart des chansons du chœur sont nées de fragments de vie, confiés, à chaque fois, par l’une d’entre elles. Chaque chant a un titre mais se distingue dans leur groupe par « la chanson d’unetelle ou d’unetelle ». En effet, c’est leur propre expérience qu’elles confient au groupe. Elles se mettent à nu avec leurs mots et c’est l’assemblée qui prend en charge chaque témoignage. Il y a dans cette démarche, une solidarité très forte, une voix se confie d’abord et le groupe s’engage à la porter ensuite. Au-delà de cet esprit presque fraternel, une question agite le chœur depuis quelque temps et réveille, là encore, des sujets sociétaux comme celui de la propriété intellectuelle. À qui appartiennent les chansons ? Est-ce que les chansons doivent appartenir à quelqu’une ? À celle qui a témoigné ? À celle qui a composé ? Aux premières participantes ? Ou alors est-ce que les chansons appartiennent au groupe ? À personne ? Doivent-elles être libres de droit ? Bref, il y a là une question essentielle : doivent-elles protéger l’œuvre ? Et si oui, pourquoi ? La notion de propriété semble contradictoire avec le geste de chœur de showmeuses et pourtant, il ne faut pas l’écarter si rapidement. La nuance est importante car l’œuvre doit être tout de même protégée d’usurpation éventuelle. Que faire si certaines chansons sont reprises par des mouvements qui n’ont pas les mêmes valeurs, la même éthique du groupe ? Que faire si d’autres paroles, éloignées ou pas des originaux, sont chantées sur les airs composés ? Il n’y a pas cinquante possibilités aujourd’hui pour protéger des chansons, mais prendre cette direction, n’est-ce pas ici, s’écarter du bien commun et alimenter la machine de ce fonctionnement économique des droits d’auteur ? De plus, là encore, la question de la valeur ressurgit puisque déposer une chanson ne renforce-t-il pas encore une fois, la valorisation d’une œuvre par l’affirmation de sa propriété ? Certes, une chose est sûre, Chœur de showmeuses doit se penser pour l’intérêt général et non pour l’intérêt individuel. Reste à trouver maintenant comment résister à l’abus de propriété tout en inventant des conditions d’utilisation de ces chansons libres.
Si Chœur de showmeuses tente une expérience esthétique pour mettre en scène l’oppression, rendre compte d’un système et déstabiliser nos représentations sur le travail, bien vissées dans le bitume, elles proclament que le chômage ne rend pas oisif et qu’un salaire à vie revaloriserait nos interactions sociales.
You can’t really understand another person’s experience until you’ve walked a mile in theirshoes*
Une série d’une vingtaine de dessins entamée en 2022. Des chaussures, plus chevilles et jambes aussi parfois. Notre rapport au sol, à la mort, au style. Des stars, des victimes, des militant.e.s, des anonymes. Des personnages absents pour permettre l’identification. Un détail du monde, de la géopolitique, de symboles emblématiques. Un imagier d’Histoire, d’instants futiles ou dramatiques, remarquables ou effacés. Des intrigues, des fils à tirer, des focus au milieu des flux et surplus d’images. Des informations précises, des chaussures dans l’espace. Un dessin, DIY, un temps de concentration plutôt qu’un prompt. Un temps de concentration sur les chaussures. Les corps et les têtes ont disparu, enfin. Leurs trop pleins d’intimité, d’égocentrisme, de complexité. Juste un fait, une position, ancrée, un état du monde. Un état du monde des stars, des victimes, des anonymes, dans leur rapport au sol, à la mort, au style. Une série de dessins entamée au milieu des flux d’images. Une pause, un stop, une déconnexion. Une géographie des positions. Des souvenirs ré-activables. Des cerveaux ré-activables. Le choix des chaussures, tout un monde, une avalanche de signes. Une comédie humaine. Un autre rapport à l’actualité politique. Au fusain et tout ce blanc, cette absence du monde, ce retrait réparateur, cette concentration compossible. On est concentré.e.s là. Focus. C’est précis. Et les livres d’histoire comporteraient ces dessins, tout un monde à déployer. Et les step in my shoes de Francine Flandrin s’opposeraient au bruit des bottes. Et ces souvenirs ré-activables répareraient le monde.
Step in my shoes – Alain Mimoun, Melbourne 1956Step in my shoes – Chelsea Girl, Aubervilliers 2022Step in my shoes – Cowboy, pistolero, Texas, 1850Step in my shoes – Homme, Gaza 2017Step in my shoes – Homme, Israël 2023Step in my shoes – Soldat, Ukraine 2023
* Vous ne pouvez pas vraiment comprendre l’expérience d’une autre personne avant d’avoir marché un mile dans leurs chaussures – est une expression attribuée aux peuples autochtones d’Amérique du Nord, probablement Cherokees, cité par Francine Flandrin.
Nicolas Nova (1977-2024) était socio-anthropologue, chercheur et professeur à la Haute école d’art et de design de Genève. Depuis son premier livre en 2009 sur les médias géolocalisés , il explorait en éclaireur la culture numérique, les pratiques en marge, et les imaginaires du futur, inspirant par ses analyses de nombreux artistes. TINA lui rend hommage avec deux compte-rendus (#60) au sujet de deux de ses derniers livres qui sauront, encore une fois, susciter de l’intérêt dans différentes communautés, bien au-delà de son champ disciplinaire.
25 février 2023, à l’espace Confort mental, à Paris. Première session du programme « By Machines Of Loving Grace », proposée par le designer graphique Pierre Vanni, qui explore l’influence de l’intelligence artificielle (IA) sur les pratiques dans le champ du design. Parmi les intervenants, Valentin Maynadié y présente son projet d’installation numérique et d’éditionsAaronsw artificial thoughts (2019). Comme son titre le suggère, Maynadié a produit, à partir des nombreuses traces laissées par Aaron Swartz, ce jeune programmeur américain, défenseur de la culture libre et « martyre » d’Internet qui s’est suicidé à l’âge de 26 ans, « une intelligence artificielle qui génère des pensées en direct et en continu », avec des éditions qui « recueillent les réactions de l’IA face à des faits d’actualité récents, qu’aurait sûrement évoquer Aaron Swartz s’il avait été vivant aujourd’hui » (site Web de Valentin Maynadié). Ce cas de « deadbot », qui rejoint la critique, par Vinciane Despret, de la conception classique du deuil, aurait certainement passionné Nicolas Nova qui a choisi, dans Persistance du merveilleux : le petit peuple de nos machines (Premier Parallèle, 2024), d’aborder cette figure parmi d’autres curiosités numériques.
Dans cet ultime ouvrage, Nova soutient en effet la thèse d’une « persistance du merveilleux » au sein même de nos environnements numériques (ordinateurs, téléphones portables, etc.), donc là où on s’y attendrait – a priori – le moins. Il entend, en effet, « montrer en quoi, malgré l’accusation de désenchantement, notre monde technologique contemporain est empreint de curiosités et d’étrangetés » (p. 19). Il est vrai qu’on associe généralement la modernité à un « désenchantement du monde » (Weber), c’est-à-dire ce « processus de rationalisation et d’intellectualisation qui a conduit à l’élimination progressive des explications magiques et surnaturelles des phénomènes naturels et sociaux » (p. 187). Et l’on reconnaît que le merveilleux, défini par Nova comme cette « catégorie alternative à la réalité qui englobe des éléments tels que la magie, les animaux et les créatures mythiques, les mondes et les événements extraordinaires » (p. 11), a eu maille à partir avec une certaine vision du progrès technique. Cette persistance du merveilleux, selon l’auteur « repose sur différents processus culturels à l’œuvre depuis bien longtemps, reconfigurés par l’entremise des médias numériques ». Reste à comprendre ce que signifie cette persistance – nous pourrions même dire ce retour en force du merveilleux – qui ne manque pas, parallèlement à la multiplication des références au Moyen Âge dans l’art contemporain (ce à quoi la couverture de l’ouvrage semble faire en partie référence), de nous questionner sur l’état actuel du monde (occidental).
Nicolas Nova, penseur de l’hybride et des marges, et notamment co-auteur, avec le collectif Disnovation.org, du Bestiaire de l’Anthropocène, ne s’intéresse plus ici à des réalités physiques hybrides, conséquences des transformations géo-climatiques dont les actions humaines, cumulées, sont responsables, mais à une singulière « ménagerie » composée de « compagnons numériques » plus ou moins bienveillants : « [d]aemons, crons, watchdogs, fantômes, chevaux de Troie, virus, vers, bugs, trolls, botnets, trollbots, PNJ [Personnage non-joueur], chatbots, sprite, avatars, Loab, Crungus, Basilic de Roko, Maximiseur de trombones, Apprenant sans limites, AI, Shoggoths, superintelligence, AGI [intelligence artificielle générale], Perroquets stochastiques, centaures, centaures inversés ». Si ces entités numériques, sans former un système cohérent (un « cosmos »), relèvent de temporalités et de géographies différentes, empruntant tout autant à la mythologie grecque, celtique ou scandinave, et plus rarement, à des cultures éloignées de l’Occident (l’avatar indien), qu’au bestiaire médiéval, elles ne constitue pas moins une « agglutination » dans laquelle chaque composant conserve une identité reconnaissable (p. 185). La ménagerie peut en outre accueillir des « créatures mythiques plus récentes » tels « les Shoggoths de I.P. Lovecraft » (p. 177). « Cet ensemble, écrit Nova, illustre […] les multiples façons dont l’avènement des technologies de l’information et de la communication est venu bousculer nos manières d’habiter notre planète et de renouveler nos interactions » (p. 186). Nova nous invite même à envisager ce bestiaire numérique comme un possible « système mythologique en devenir » (p. 177).
Dans la perspective anthropologique qui est la sienne, Nova entend ici, non seulement décrire précisément les différents membres de cette ménagerie, mais également « comprendre ce que sont concrètement ces entités pour celles et ceux qui les créent, les côtoient, les utilisent et les subissent » (p. 15). L’ouvrage est ainsi structuré en cinq chapitres, portant successivement sur les daemons, les revenants, les trolls, les avatars associés aux PNJ et agents conversationnels, et enfin l’IA, qui sont autant de catégories thématiques rassemblant ces entités en fonction de la similarité de leur comportement. Pour chacune, l’auteur commence par la description d’un cas exemplaire, pour ensuite analyser la dite catégorie, et s’attarder sur les relations que nous entretenons avec ces entités. Il s’agit notamment de reconnaître les « effets de personne » qu’elles produisent, invitant ainsi à ne pas les considérer comme de simples artefacts que nous manipulerions en toute impunité. Les lecteurs de théories des médias ou d’anthropologie des sciences et techniques, familiers de la notion d’agentivité, ne seront pas surpris par cette approche qui vise à contrer une vision seulement instrumentale de la technique, et lui substituer la compréhension d’un milieu socio-technique où nous côtoyons, manipulons et modifions des objets et des environnements tout autant qu’ils nous modifient en retour. Or, c’est précisément ce qu’un ensemble de propositions artistiques, absentes de l’ouvrage, éclairent selon nous de façon tout aussi exemplaire, poussant même parfois bien plus loin l’analyse critique des médias et de leurs conditions sociales, économiques ou politiques. Pensons par exemple au travail de Chris Marker, autant capable de réaliser, avec Dialektor (1985), un programme permettant de dialoguer avec l’ordinateur, que d’explorer sous la forme de son avatar Chat/Guillaume-en-Egypte, les potentialités ouvertes par les mondes virtuels sous la forme d’avatar dans L’Ouvroir(2008).
Nous en proposons donc ici une sorte d’extension avec d’oeuvres circulant hors ou en ligne, et qui manifeste ce retour en force du merveilleux, en regard de nos usages des technologies numériques, à l’image de Phonehenge (2024), une sculpture en plein air d’Ellinor Aurora Aasgaard, installée au Granåsen Ski Centre, à Trondheim, en Norvège, qui prend la forme d’un dolmen constitué de trois « anciens » téléphones portables, réalisés en béton ; ou encore de 4 Exs (Écho des Luttes et des Conquêtes) de Kevin Bray, vidéoprojection sur un volume représentant la décomposition d’un mouvement circulaire, effectué par une figure bipède à tête de poisson rouge. Ce personnage hybride, qui semble tout droit sorti d’un jeu vidéo d’heroic fantasy, y brandit un drapeau qui se transforme progressivement en épée puis en pioche, dans un bruit métallique bien connu des gamers. Cette extension présente en outre l’avantage de naviguer entre les cinq catégories d’entités, établies par l’auteur – limite que l’auteur reconnaît par ailleurs (p. 177) – pour, nous l’espérons, enrichir la lecture de l’ouvrage, à laquelle ce texte ne pourra donc pas se substituer. Elle permet de montrer qu’à côté des théoriciens, les artistes formulent aussi dans les œuvres des hypothèses sur l’évolution de la culture.
Le constat d’un désenchantement du monde et d’une évacuation du merveilleux pourrait, en premier lieu, étonner l’observateur attentif des pratiques artistiques modernes ou contemporaines. Comme Nova le rappelle (un peu tardivement, p. 57 et 182), les « machines à communiquer » ont souvent fait l’objet de spéculations irrationnelles, et la diffusion des nouvelles techniques a souvent été accompagnée d’expressions merveilleuses. Cette « projection de la dimension magique et surnaturelle sur les techniques » qu’il reprend à Marcel Mauss, s’observe en effet, selon nous, tout autant dans la Fée Électricité (1937) d’un Raoul Dufy que, plus récemment, dans certaines des expositions de Marc-Olivier Wahler au Palais de Tokyo, dans les années 2000 (par exemple, Gakona, inspirée des travaux de l’inventeur Nikola Tesla, en 2009), ou encore à travers un programme de recherche et d’exposition comme Média Médiums coordonné par Jeff Guess et Gwenola Wagon (2013-2014). Cette évacuation du merveilleux relève donc davantage d’une idée convenue, que d’une observation rigoureuse de notre relation aux objets techniques.
Passons rapidement sur le premier chapitre (« Des démons très discrets »), consacré aux « daemons », terme emprunté au folklore européen (« [p]rotecteurs dans les cultures antiques, ils sont néanmoins imprévisibles et capricieux, munis de pouvoirs surnaturels », p. 32.) et avec lesquels les humains entretiennent des relations ambiguës. En tant que termes choisis et utilisés par des ingénieurs, ce sont désormais « des programmes informatiques rudimentaires, pour la plupart lancés quand l’ordinateur démarre, et qui fonctionnent en arrière-plan, c’est-à-dire sans contrôle direct de la part de l’utilisateur » (p. 30). Ils sont, pour cette raison, qualifiés par l’auteur de « concierge numérique » (p. 45). Le second chapitre (« Rumeurs de revenants ») résonne davantage avec la création contemporaine. Il traite de la permanence des fantômes et de la figure du revenant dans notre culture numérique. Partant d’un exemple dans le domaine du jeu vidéo (la présence d’un « fantôme » compris comme la trace de la dernière meilleure course d’un joueur, ici entre temps décédé), Nova s’appuie, dans son analyse, sur le genre exclusivement numérique des creepypasta, désignant des « histoires courtes ou [d]es anecdotes effrayantes partagées en ligne » (p. 52). Si le « caractère spectral des “machines à communiquer” », évoqué par Nova (p. 57), n’aura jamais été mieux saisi que par Adolfo Bioy Casares dans son Invention de Morel (1940), nous pourrions ajouter aux exemples convoqués par l’auteur, le phénomène des « espaces liminaux » qui passionnent nombre d’artistes en ce moment-même. Il s’agit d’images de lieux sans qualité particulière, à la fois familières et étranges car exemptes de présence humaine, et qui s’échangent sur les réseaux sous le hashtag #liminalspace. Ces espaces sont associés à la théorie des backrooms selon laquelle ils constitueraient des mondes parallèles auxquels on accèderait par un phénomène de noclip – phénomène propre au jeu vidéo, désignant l’anomalie qui consiste, dans un environnement 3D, à traverser les cloisons d’une pièce d’un jeu, etc. Ils semblent témoigner de l’injection volontaire de fantastique dans une architecture moderne ou contemporaine standardisée. L’évocation, dans ce même chapitre, des deadbots par Nova est l’occasion d’évoquer la présence de fantômes numériques de personnes décédées, phénomène anticipé par Mission Eternity (2005) du collectif Etoy, ou encore le travail de Meynadier évoqué plus haut.
Dans le troisième chapitre (« La ménagerie malfaisante, des virus aux trolls »), l’auteur aborde les chevaux de Troie, virus, vers, botnets, trolls, trollbots, bugs, soit des entités « au mode d’existence d’existence singulier, celui de fléau aux conséquences floues et au fonctionnement mystérieux, entre fantasmes de catastrophes et conséquences bien tangibles ». Les récits qui accompagnent ces entités « reformulent ce faisant les avertissements des récits édifiants (cautionary tales) des contes et légendes. » (p. 102). Il présente, dans un premier temps, l’apparition et l’évolution des virus informatiques, ces « objets de craintes et de curiosité » (p. 94) à l’instar de Brain (1986), ILOVEYOU (2000), Storm (2006) ou WannaCry (2017). Il en va de même du fameux « cheval de Troie », ce programme malveillant infiltrant nos ordinateurs pour mieux les perturber. « Comme pour les fantômes numériques du chapitre précédent, rapporte Nova, la dimension narrative joue […] un rôle fondamental dans le mode opératoire de la ménagerie numérique » (p. 90), établissant ainsi que « l’importance médiatique de ces récits contribue in fine à la constitution d’un folklore technologique qui prend de l’ampleur avec le temps » (p. 91). Mais c’est la sous-section « Bugs, trolls et autres trollbots » (p. 95) qui a plus particulièrement retenu notre attention. Le bug (p. 98-101), pourrait étymologiquement renvoyer au gallois bwg, « qui fait référence aux créatures fabuleuses de type spectres et hobgoblins, “dont les attributs principaux sont le fait d’être invisibles et terrifiants” [selon Vitali-Rosati] » Il décrit de nos jours un défaut dans un programme informatique, qui s’exprime en art par l’intérêt pour le glitch ou l’erreur d’affichage sur un écran, tel qu’on peut, par exemple, l’observer dans le travail du duo JoDi, composé de Joan Heemskerk et Dirk Paesmans, avec https://wwwwwwwww.jodi.org/ dès 1993 (aller dans l’onglet « option pour développeur » puis « code source » pour saisir ce qui est responsable de ce chaos visuel qui s’apparente à une erreur au premier coup d’oeil), quand il ne trouve pas une autre expression, en bande dessinée, avec la série éponyme d’Enki Bilal, depuis 2017. Mais venons-en aux trolls, ces créatures de la mythologie scandinave, dont la signification a évolué « pour caractériser tout comportement ayant trait au maléfique et à la méchanceté », dont la « nature perturbatrice […] semble avoir été retenue pour définir cette pratique communicationnelle née dans le milieu des années 1980 ». Impossible ici de ne pas penser à ce travail de l’artiste Caroline Delieutraz, qui s’est emparée, en 2019, de cette figure retors lors de son exposition When We Were Trolls (WWWT) à la galerie 22,48 m2, à Paris. Elle y présentait un certain nombre de sculptures constituées de masques à la fois effrayants et grotesques, reliés chacun par une chaînette à une paire de chaussures, incarnations physiques de ces trolls à l’existence numérique derrière lesquels se cachent de bien réelles personnes, combinant ainsi les multiples références (mythologiques, numériques et humaines) auxquelles renvoient cette entité. Un véritable troll d’Internet, dénommé Aurélien, lui avait alors confié son propre disque dur, contenant toutes ses archives (collections d’images et de vidéos, échanges en ligne entre trolls, écrits divers, etc.), que l’artiste sélectionna pour produire, entre autres, trois vidéos. Dans chacune d’elles, un avatar 3D différent s’exprimait à travers une voix de synthèse des plus monocordes et déshumanisée, comme pour venir incarner les différentes identités de ce troll : Monologue, résultat d’entretiens menés par l’artiste avec cette personne, Inflammable,constitué de fragments de son disque dur, et enfin, Odyssey. Dans cette dernière, l’artiste reprenait une nouvelle de science-fiction de cet Aurélien, lue par une figure humaine dissimulée derrière un masque numérique similaire à ceux exposés dans la galerie, renvoyant au phénomène des filtres de visage (qu’elle explorait encore dans Fantastic Blue, également exposé) – masques numériques qui se développait alors sur Instagram à ce moment-là, transformant les réseaux sociaux en carnaval permanent.
Caroline Delieutraz, Troll #25 (série Trolls Just Want To Have Fun), 2019. En collaboration avec Vincent Kimyon
Ce projet semble ainsi déborder sur la quatrième catégorie, abordée au chapitre suivant, « Compagnons d’interaction », qui se rapporte aux personnages de jeux vidéo ou avatars, aux agents conversationnels sur les réseaux sociaux et assistants sur téléphone. Nova y distingue les personnages au comportement automatisés, appelés « personnages non joueurs » (PNJ), des avatars, ces marionnettes numériques qui nous représentent dans ces mondes virtuels en 3D, mais dont l’origine, dans la culture hindouiste, renvoie curieusement à un mouvement inverse : l’incarnation d’une divinité sur terre. L’avatar numérique peut alors correspondre à une représentation fidèle du joueur ou, au contraire, à l’« incarnation d’une créature qui se trouve dotée d’aptitudes surnaturelles » (p. 132), ce qui, pour Nova, manifeste sa proximité avec les contes et légendes du merveilleux. « Comme dans les contes et les récits merveilleux où des êtres fabuleux possédaient une force ou un talent prodigieux, ils permettent de transcender les limites humaines et suscitent un sentiment d’émerveillement et de fascination. » (p. 133). L’avatar est sans nul doute, avec le troll, l’une des figures-clés de notre culture numérique. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit devenu un objet d’étude quasi-ethnographique dans le documentaire Knit’s Island, l’île sans fin (2024), un film entièrement réalisé à l’intérieur d’un monde persistant survivaliste par d’anciens étudiants des Beaux arts de Montpellier, qui opèrent, à travers leurs avatars, en équipe de tournage en ligne, sondant cette étrange communauté. Ce travail, comme les multiples présences d’avatars dans l’exposition World Building : Jeux vidéo et art à l’ère digitale (2023) au Centre Pompidou-Metz, s’inscrit lui-même dans la lignée des travaux de Yan Duyvendak (You’re Dead, 2004, qui semble avoir, à son insu, inspiré un phénomène contemporain sur Tik Tok, mais à propos de PNJs), d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita (Neighborhood, 2005), d’Agnès de Cayeux (Second Life, un monde possible, 2007) ou de Chloé Delaume (Corpus Simsi, 2003) qui témoignaient déjà d’entrelacements complexes entre pratiques numériques et vie hors ligne – phénomène encore confirmé, dans un registre documentaire, par le reportage Sylvie3600 et Bolly Coco : sur les traces des métavers de Jeanne Mayer (2022). Nova décrit surtout, en s’appuyant sur les travaux d’Amato, Perény et Fanny George, experts en ce domaine, une évolution importante dans notre relation à cette entité numérique, de l’avatar-marionnette à l’avatar-masque, soit celle d’une « intrication croissante de l’identité ludique et de l’identité numérique des joueurs » (p. 135), et ce que les premiers désignent sous l’expression d’« avatarisation généralisée » (p. 132) :
Depuis le début des années 2000, [l’avatar] ne correspond plus seulement à l’incarnation d’un joueur humain dans un jeu, mais en est venu à désigner toute manifestation de notre présence en ligne, que ce soit dans les mondes virtuels, sur les réseaux sociaux ou les applications utilitaires. Il est alors le simple visage de nos identités numériques. Ce phénomène reposerait sur le besoin des utilisateurs d’adopter un mode d’incarnation permettant d’interagir avec les habitants de ces espaces représentés et simulés, et, par la même occasion, de décider quelle image et impression ils souhaitent donner aux autres – soit une représentation fidèle, soit une projection subjective et symbolique. Ce phénomène institue, en retour, de nouveaux « modes de fréquentation » avec les entités à l’écran. (p. 132)
Nos apparitions en ligne sont non seulement multiples, mais elles peuvent encore évoluer dans le temps – pensons, par exemple, aux profile pictures par lesquelles on se représente sur les réseaux sociaux. S’appuyant sur les travaux de Fanny Georges, Nova précise :
Devenue prépondérante aujourd’hui, la figure de « l’avatar-masque » souligne ce rapprochement entre le joueur et le personnage qu’il contrôle. À travers l’interaction avec son avatar et l’observation de ses actions dans l’univers numérique, l’utilisateur peut ainsi découvrir des traits cachés de sa personnalité, faisant de son double un instrument d’autoréflexion et de développement personnel. (p. 133-134)
Il poursuit enfin avec l’étude de ce jeu d’influences réciproques :
Les recherches à propos des usages du jeu vidéo ont montré que des aspects personnels, tels que l’allure et la personnalité d’un individu, affectaient ceux des avatars dans le jeu. L’inverse est également vrai : des caractéristiques de l’avatar, parfois très éloigné du joueur, peuvent influencer le comportement de ce dernier au sein de mondes virtuels. À tel point que les psychologues parlent à ce sujet d’« effet Proteus », du nom de la divinité marine de la mythologie grecque capable de changer de forme à volonté. Cet effet documenté en psychologie décrit la manière dont les individus modifient leur comportement, leur personnalité ou leur identité en fonction de leur environnement ou des rôles qu’ils endossent. (p. 133-134)
Ce qui est particulièrement vrai de la figure du troll sur Internet, abordée par Delieutraz, à l’identité non seulement multiple, mais comme décomplexée ou augmentée par l’anonymat derrière lequel il se dissimule. Nova résume pour sa part, ainsi, son propos :
Cette évolution témoigne en outre d’une intrication croissante de l’identité ludique et de l’identité numérique des joueurs, comme l’a montré Fanny Georges : même si l’apparence des avatars n’est pas celle des joueurs, leur vie quotidienne et leur activité ludique fusionnent, en raison du temps passé à les incarner et des sociabilités qui se créent au sein même du jeu et qui se prolongent sur les réseaux sociaux. Dit autrement, nous ne « descendons plus » tels des dieux dans nos machines, mais nous prolongeons notre vie dans celles-ci au moyen d’entités toujours plus individualisées, que l’on incarne avec des pouvoirs parfois divins ou surhumains. Or, comme l’a montré le sociologue Antonio Casilli, cette capacité à se mettre dans la peau d’un corps virtuel « libre des stigmates de la maladie et de la mort » est sans aucun doute une caractéristique majeure d’un effacement de la dimension charnelle du corps, entre substitution et sublimation à l’écran. Les incarnations dont on parle ici n’impliquent guère la chair organique, comme dans le contexte hindouiste à l’origine du terme. Elles se produisent dans un autre assemblage matériel mythique, formé par les ordinateurs, consoles et smartphones, lui-même descendant des automates merveilleux de jadis. (p. 135)
Est-ce ceci qui pourrait expliquer en partie ce phénomène, récemment partagé par David Broner dans l’entretien que le collectif It’s Our Playground a mené avec lui, et diffusé sur le site Museum Apocalypse (« Internet est mon premier white cube », 2024) : « Je constate aujourd’hui qu’une jeune génération est touchée de plus en plus précocement par le manque d’intensité des interactions physiques. » ?
Nova aborde enfin, toujours dans le même chapitre, le passionnant sujet des « Chat bots et PNJ, ces compagnons programmés », attirant notamment notre attention sur ces services recourant à des techniques d’intelligence artificielle pour engager des interactions particulièrement sophistiquées avec leur utilisateur, à même de développer une relation amicale ou amoureuse (citant Replika, PicSo.ai ou encore KARI pour « Knowledge Acquiring and Response Intelligence »), qui pourraient faire sourire le lecteur si ils ne se montraient pas si efficaces – écoutez encore ceci. Outre les deux incontournables références cinématographiques mobilisées par Nova pour évoquer cette possibilité – les films de fiction Blade Runner et Her -, citons le film Petit ami parfait (2021) d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, qui s’intéresse précisément au phénomène du Dating Sim (jeu de simulation de drague) au Japon, à la suite d’un court métrage documentaire, Tsuma Musume Haha (2019) qui abordait, quant à lui, des histoires d’amour non-réciproques entre humains et non-humains, reposant sur cette question : « Une poupée grandeur nature, un avatar, une intelligence artificielle peuvent-ils véritablement vous aimer ? ».
Il conclut le parcours du chapitre par cette critique :
[L]e fait que l’immense majorité de ces compagnons soit pensée et produite par des entreprises interpelle. D’une certaine manière, celles-ci ont en effet le pouvoir de structurer les relations sociales, telles que les liens amoureux, amicaux ou familiaux, selon leur propre logique d’action. En favorisant certains contenus ou certaines modalités d’interaction et en en occultant d’autres qui contreviennent à leur modèle d’affaires ou à leur posture morale, ces entreprises appauvrissent la variété des situations relationnelles ou les rendent plus homogènes. La commercialisation de relations affectives soulève en outre d’évidentes questions éthiques, renforcées par le manque de transparence de ces entreprises sur le fonctionnement de leurs technologies. (p. 141)
Le chapitre 5, « Les IA, ces nouveaux monstres » aborde enfin les monstruosités produites par l’utilisation de techniques d’intelligence artificielle (IA), techniques que l’on a vu parcourir les chapitres précédents à travers les deadbots et autres chatbots. Un « bestiaire de l’IA » y est présenté, à partir de la sélection de quatre figures produites à l’aide d’outils d’IA générative, en mesure de créer des hybrides à partir de textes (prompts) associés à des bases de données d’images. Il en va ainsi de Loab qu’évoque Nova en introduction du chapitre (p. 145), un visage de femme particulièrement inquiétant, partagé par Steph Maj Swanson en 2022 sur le réseau X/Twitter. Aujourd’hui, nous pourrions ajouter que les deep fake s’inscrivent dans cette mouvance, à l’instar de ce film en noir et blanc, circulant su les réseaux, se présentant comme une archive sensée « expliquer » l’origine des pyramides d’Égypte, dans lequel des géants manipulent de grosses pierres au milieu d’humains qui s’affairent autour d’eux, ce que l’équipe du Dessous des images sur ARTE a récemment décrypté. Mais l’inquiétante étrangeté de ce « réalisme sans réel », selon l’expression de Grégory Chatonsky, a été sondée par nombre d’artistes, comme Hito Steyerl, ou Pierre Huyghe dans son installation Uumwelt, en 2018. Artistes qui, disposant ces images dans l’espace d’exposition, conduisent à nous interroger sur la place qu’elles occupent dans notre vie.
Que retenir de ce parcours, au-delà du constat de la pluralité des relations que nous établissons avec ces entités, et de l’éventail d’émotions, de façons d’agir et de communiquer qui en résulte ? Nova reconnaît dans sa conclusion que « les entités du merveilleux ne sont plus modelées par des traditions locales, mais par une combinaison de puissance technique et de modalités d’expression propres aux technologies numériques » (p. 185). Si, comme il le précise encore, « de telles reprises relèvent cependant moins d’une survivance de strates anciennes que de manifestations des relations sociales contemporaines » (p. 178), c’est bien le diagnostic des temps présents que cette ménagerie formule qui peut être davantage sondé : [U]ne nouvelle étape du merveilleux est en cours. Celle-ci est en continuité avec le passé, mais reflète aussi les ruptures du présent. Qu’il s’agisse de changements techniques d’une sophistication inédite, de la toile de fond économique et politique dans laquelle de nouveaux mécanismes d’aliénation se déploient ou des dommages environnementaux causés par une telle infrastructure matérielle, les mutations sociotechniques à l’œuvre viennent sans cesse alimenter la production de curiosités aussi inquiétantes que fascinantes. (p. 188)
À ce titre, cette ménagerie numérique n’est pas très éloignée d’une autre, présentée par l’anthropologue Alexandre Laumonier dans son livre brièvement intitulé 6/5, qui donne la parole à Sniper, un algorithme de trading de haute fréquence (HFT trading), circulant dans une infrastructure informatique peuplée de personnages répondant aux noms de Dagger, Sniffer, Guerrilla, Shark ou Razor. Ces programmes qui agissent désormais en toute autonomie, suscitent pour cette raison ce même mélange de curiosité et de crainte. Si, à la différences de la plupart des êtres évoqués par Nova dans son ouvrage, ces entités artificielles ne sont pas accessibles au commun des mortels, le livre de Laumonier semble répondre à l’invitation de Nova, en conclusion, à « prêter attention à d’autres protagonistes tout aussi présents […] parce qu’il convient de prendre conscience de la place importante qu’ils occupent dans notre vie quotidienne, mais aussi parce qu’ils jouent indirectement un rôle dans les multiples facettes de la crise écologique, comme en atteste le poids énergétique et hydrique croissant des techniques d’intelligence artificielle » (p. 186-187).
Le merveilleux demeure ainsi une notion profondément ambivalente, et pas uniquement en ce qu’elle articule fascination et crainte, attraction et répulsion. Mais aussi parce que, si elle renvoie à un acte, a priori salutaire, de résistance à l’égard d’une certaine rationalisation générale du monde qui participe de son appauvrissement, elle signale aussi, et de façon bien plus problématique l’insaisissabilité des technologies informatiques pour l’immense majorité des individus qui y recourent quotidiennement. Ces « boîtes noires » ( ordinateur, téléphone portable, IA, etc.) génératrices de fascination peuvent même participer d’un phénomène plus inquiétant. Évoquant « le recours aux métaphores magiques fréquentes dans l’histoire de l’informatique », visant à susciter l’intérêt du consommateur, Nova écrit ainsi que « l’on peut se demander si l’emploi de métaphores fabuleuses ne serait pas une manière d’entretenir une certaine méconnaissance », […] presque d’une forme d’infantilisation dans la mesure où elles renforcent le manque voire la rétention d’informations quant au fonctionnement de ces objets numériques » (p. 180). Perception magique des nouvelles technologies, qui encore une fois, n’est pas nouvelle : elle agaçait, déjà, un Robert Rauschenberg dans son entretien avec Gail R. Scott dans Maurice Tuchman, lorsqu’il évoquait la place de la technologie dans son travail, dans A Report on the Art and Technology Program of the Los Angeles County Museum of Art 1967-1971, 1971 (« My piece is not the work of a magician »… p. 284).
Reconnaissant ces risques, Nova semble toutefois privilégier une lecture plus positive. L’emploi d’une terminologie qui emprunte au merveilleux est aussi, selon lui, une façon de s’approprier ces réalités techniques obscures qui ont une véritable influence sur nos vies, et de les traduire en des phénomènes un peu plus compréhensibles. Ceci pourrait alors être perçu comme « spécifique d’une phase transitoire de domestication » (p. 180).
En personnifiant le mode opératoire de programmes et d’outils, la langue leur attribue implicitement un comportement et des capacités d’action. Et, ce faisant, elle implique toute une gamme de relations, de manières d’interagir avec cette entité et de s’en occuper. […] La convocation de diverses créatures du merveilleux, écrit Nova, souligne […] la singularité des objets numériques et les risques qu’ils portent. Elle permet d’abord de souligner la démesure et les proportions gargantuesques de certains de ces programmes […]. Mais surtout, elle rend compte de leur comportement surnaturel ou aberrant. (p. 179).
Au final, ce recours au merveilleux peut être interprété comme « un moyen efficace d’évoquer des menaces plus ou moins lisibles et les moyens de s’en défendre. Il s’appuie à cet effet sur des analogies qui rendent les concepts techniques plus compréhensibles » (p. 180). Comme toute métaphore, précise l’auteur en toute fin d’ouvrage, les termes constitutifs de sa ménagerie numérique « embarquent avec eux un point de vue sur le monde, constitué d’un ensemble de références, de connotations ou de présupposés, ainsi que d’usages et de manières de faire » (p. 188-189). « En identifiant des expériences telles que des pannes ou des glitchs à des entités, en appréhendant comme des êtres des outils, des programmes informatiques, des personnages de jeux vidéo, des phénomènes inexplicables ou des menaces dans nos machines, nous mobilisons ce que George Lakoff et Mark Johnson nomment des “métaphores ontologiques” ou, plus simplement, des références qui aident à désigner des situations, à évaluer leur importance et à attribuer des causes à des phénomènes insaisissables » (p. 189). Citant Lakoff et Johson, encore : « À leur manière, ces métaphores créent des réalités, en donnant lieu à tout « un réseau cohérent d’implications qui met en valeur certains traits de la réalité et en masque d’autres [26] » (p. 189)
Reste cependant ouverte la question de l’instrumentalisation politique du merveilleux sur Internet, comme a pu, par exemple, récemment l’analyser Norman Ajari à travers une critique de l’esthétique du cyberfascisme aux Etats-Unis, courant qui a su parfaitement s’approprier le Dark Gothic – et que la trajectoire, rapportée dans le documentaire Feels Good Man, 2000, de Pepe The Frog, créature initialement bienveillante inventée par Matt Furie dans le comics Boy’s Club (2005), devenue en 2008 un mème Internet récupéré par l’alt-right qui le transforme en symbole raciste, ne fait que confirmer. Cette persistance, voire ce retour en force du merveilleux, bien lisible à travers l’actualité des créations et expositions qui multiplient encore les références au Moyen-Âge, ne constitue-t-il pas, dans cette perspective, un « réenchantement » problématique ? Qu’est-ce qui distingue fondamentalement l’Endarkenment (notion convoquée pour décrire l’œuvre de Kévin Bray et qui consiste en une inversion des valeurs des Lumières) du Dark Enlightment ? Autrement dit, à force de taper sur la raison et les Lumières (qu’il faudrait au passage cesser de caricaturer dans une opposition binaire ; bref, relire par exemple Todorov), on ne devrait pas s’étonner de l’orientation du paysage politique international.
Me vient soudainement l’idée de recourir à une IA, nourrie des nombreux écrits de Nicolas Nova, afin de poursuivre avec lui la conversation, sur ces sujets et possibles ouvertures. Mais en fait, non.
PS : Merci à Garam Choi pour ses retours et suggestions.