Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Au fond de ton jardin tu as construit un feu bien que faire du feu dans son jardin soit maintenant interdit par la loi à cause des risques d’incendie. Et aussi pour des raisons sanitaires, les feux de jardin dégageant dans l’atmosphère des gaz nocifs. Et aussi parce que de plus en plus de choses sont interdites pour protéger la planète des humains que nous sommes et protéger, ce faisant, les humains. Ton feu est allumé depuis un moment, il n’a plus besoin de ton attention. Nous le regardons de loin, de temps en temps la fumée devient bleue. Nous nous sommes installés dehors et tu nous as offert du thé. C’est une belle après-midi d’été, personne aujourd’hui ne devinerait que le malheur s’est abattu chez toi cette année. Le jardin est beau. Le thé est bon. Tes petits-enfants s’en vont à la plage. Et nous parlons gaiement, car si nous sommes venus te voir ce n’est pas pour évoquer les choses tristes. Tu es allé chercher pour moi le catalogue de l’exposition Vermeer à La Haye il y a vingt ans. Presque tous les tableaux de Vermeer étaient réunis il y a vingt ans à La Haye et des gens venaient de partout, de tous les endroits de la terre où on a entendu parler de Vermeer. Tu étais à la Haye à l’époque pour un congrès international où l’on vous avait promis, comme une friandise, de vous faire visiter après toutes les conférences l’exposition Vermeer. Mais votre programme trop chargé vous en avait empêché. Alors pour vous consoler on vous avait offert le catalogue de cette exposition si prisée et tu remets aujourd’hui ce catalogue entre mes mains en disant, je te le donne. Tu te souviens combien il avait alourdi tes bagages, toi qui voyages toujours léger. Tu te rappelles être revenu chercher après l’avoir oublié ce catalogue dans un bar où vous aviez bu de l’aquavit et mangé des sandwiches avec du hareng mariné. Puis à l’aéroport, tu étais fatigué, tu en avais assez, tu étais pressé de rentrer, et les douaniers avaient fouillé tes bagages et feuilleté longuement le catalogue pour voir si tu ne cachais rien entre les pages. Tu te souviens, vingt ans après de l’incongruité de voir défiler sous les yeux attentifs des douaniers silencieux la Dentellière, l’Astronome, l’Entremetteuse, la Leçon de musique. Et moi je me souviens avoir appris que le musée de Washington n’avait accepté de prêter ses Vermeer – La Peseuse de perles, La Dame écrivant une lettre, La Femme au chapeau rouge et la Jeune Fille à la flûte – pour cette exposition retentissante qu’à la condition expresse qu’on lèverait définitivement le doute sur l’attribution à Vermeer des deux petits panneaux peints sur bois que sont La Femme au chapeau rouge et La Jeune Fille à la flûte dont l’authenticité avait jusqu’alors été contestée. À l’heure qu’il est, ce fait, comme bien d’autres, semble oublié.
Voici un jeu de dessin très bien pensé auquel vous prendrez autant de plaisir avec de bons dessinateurs si nous ne savez pas dessiner qu’avec de médiocres dessinateurs si vous dessinez très bien, mais aussi bien entre artistes diplômés qu’entre amateurs maladroits, avec des enfants comme avec le troisième âge. Des cartes piochées au hasard vous diront quoi dessiner et comment. À la fin d’autres cartes tirées au sort vous diront comment évaluer les dessins. La fantaisie des sujets (« Un tabouret dangereux », « Le plus de têtons possible »), la diversité des consignes (« N’utilisez que deux couleurs », « Faites référence à l’Espagne ») et leurs innombrables combinaisons sèment rapidement la panique autour de la table pour des mini-ateliers créatifs et joyeux d’une, trois ou cinq minutes (selon que vous choisissez le mode scritch!, scriiitch! ou scriiiiitch!). L’originalité des critères de notation donne ensuite des résultats complètement imprévisibles en mettant tout le monde à égalité dans une heureuse cacophonie d’avis sonores et trébuchants. Le gagnant improbable remporte tous les dessins de la partie. De quoi se constituer une jolie collection après s’être bien amusé en donnant raison à Raymond Queneau car comme on sait il n’y a pas que la rigolade, il y a aussi l’art !
Un jeu de Louis Clais & Marie Glaize graphisme, Quentin Chastagnaret 2 à 6 joueurs, à partir de 8 ans, parties de 10 à 60 minutes https://scritch.fr/
Une voix lui parvient dans le noir. Une voix venue du dehors d’un temps ancien qu’aucune oreille ne capte. Une voix qui n’effleure aucune membrane ne frappe aucun tympan. Couché sur le dos il l’entend. Il ne peut pas l’oublier. Elle passe entre ses os. Elle creuse ses tempes. Descend dans sa gorge. Elle ne résonne pas mais laisse sa trace indélébile. Ce n’est pas un cri. Ce n’est pas une pensée. Une modulation dans le souffle.
Parfois tu crois reconnaître cette voix dans la voix de cet inconnu. Tu reconnais le visage de cet homme que tu n’as pourtant jamais vu en l’entendant simplement parler. Son timbre. Son accent. Cette inflexion en fin de phrase. Cela revient par vagues. Une odeur dans l’air. La friction d’un pas. L’écho d’un cri dans un couloir. La peur viscérale. Des fragments disséminés dans chacune de ses phrases. Une main peut-être dont le mouvement s’interrompt net. Une raideur dans le poignet. Une lumière trop vive dans le fond d’un couloir. Tu ne peux pas ne pas y penser. Un objet coincé au fond de la gorge. Un nom sans visage. Un visage d’une autre époque. Était-ce lui ? Est-ce bien lui ?
Tu reviens sur tes pas. Tu tentes d’écouter à nouveau. Allongé dans le noir de ta chambre tu repasses plusieurs fois l’enregistrement. Est-ce la même voix ? Épuisé par l’effort de mémoire. Obligé d’écouter en boucle les tortures que décrivent les prisonniers enregistrés. Ce que tu as vécu toi aussi. Ce n’est pas la même langue mais c’est la même souffrance. Ce n’est plus la même voix. Mais quelque chose insiste. Tu reviens sur tes pas encore une fois. Tu ne sais plus vraiment ce que tu traques. La vérité de ta recherche. Ton enquête secrète. Ta présence ? Ta propre mémoire ? La voix envahit l’obscurité de la pièce. Elle se fige. Dans un souffle retenu à la dernière seconde. Ce frottement dans le noir. Cette manière de se taire tout en parlant.
Il dit tu. Il le désigne sans hésitation. Il sait que c’est lui. Tu es là. Sur le dos. Immobile. Tu n’as pas bougé. Tu n’as pas dormi. Tu n’as pas quitté l’obscurité de la pièce. Tu n’as pas quitté ton corps. Tu n’as pas quitté la prison de Saidnaya. Tu ne réponds plus. Tu ne le peux pas. Tu n’as pas de bouche ici. Seulement un corps, allongé dans l’écoute, la torture des mots répétés hors du corps, et la voix qui avance, et frotte ses bords contre les parois du crâne.
Quand tu fermes les yeux, rien ne change. Quand tu les ouvres, rien ne change non plus. Tu es là dans le noir de la pièce comme en plein jour. Tu ne bouges pas. Tu n’ouvres plus les yeux. Tu ne peux plus rien voir. Tu es à l’écoute désormais. Le noir est plus dense que la paupière, plus ancien que l’œil. La voix continue à parler. Tu l’écoutes pour mieux l’entendre. Elle vient de ta gauche. Non de l’arrière. Non de dedans. Et pourtant elle t’entoure. Elle te saisit. Elle t’emprisonne. Elle touche ton oreille sans te toucher. Plus rien ne peut te blesser. Elle reste suspendue, comme si le noir la retenait dans son propre souffle. Une caresse cruelle. Fantomatique.
Il dit des choses que tu sais depuis longtemps déjà. Il dit des choses que tu as oubliées. Il les invente. Tu finiras tel que tu es. Tu es allongé là et tu n’as pas quitté le sol de ta prison. Tu te souviens. Tu oublies. Tu n’as plus de souvenirs, mais tu les reconnais quand ils reviennent t’entêter ? Quand ils frôlent ta peau depuis le dedans. L’œil intérieur retourné sur lui-même. Tu te souviens du parfum du jasmin dans les rues de Damas. Le bruit des pas qui résonnaient dans le couloir étroit. Une phrase dans une autre langue. Tu n’apprécies pas la saveur de la pâtisserie provenant de ton pays d’origine, offerte par cet homme que tu traques en secret. Tu t’approches de lui très lentement. Tu passes à ses côtés. Derrière lui dans la file du café tu l’évites au dernier moment en le frôlant à peine. Tu sens l’odeur de sa peau. Tu respires son parfum si particulier. Tu le dévisages sans un regard. Rien ne se fixe entre vous. Tout se dérobe. Tu ne sais plus qui suit qui. Qui tu es. Qui tuait ? Si c’est toi qui le traques ou lui qui s’approche de toi, s’accroche. Tu as peur qu’il t’ait reconnu. Mais il a tout oublié. Il a fui le pays pour tout oublier. Tu es tout son contraire. Tu n’oublies rien. Tu veux qu’il paie pour ce qu’il a fait. Il a cru t’effacer. Tu t’évades.
C’est une voix sans visage. Une voix sans corps. Une voix qu’on peut reconnaître pourtant, qu’on peut identifier. Elle pèse sur ta poitrine. Elle s’allège parfois mais c’est un leurre. C’est pour mieux te tromper. Elle flotte au-dessus de ton front puis revient s’écraser derrière tes yeux. Tu ne peux t’y soustraire. Même le silence qu’elle laisse derrière elle parle encore de toi, de ta souffrance.
Tu n’es pas seul. Tu ne l’as jamais été. Même dans le noir. Même avant le noir. Tu as toujours été plusieurs. Celui qui gît par terre. Celui qui parle. Celui qui n’a pas de voix. Celui qui écoute. Celui qui espère. Celui qui trompe son monde. La division est ancienne. Plus ancienne que l’enfance. Plus ancienne que le nom que tu portes et tous ceux que tu empruntes pour te cacher. Pour continuer à vivre sans vivre.
Tu ne cherches pas à comprendre. Tu ne sais pas penser ici. Tu ne peux qu’écouter. La voix est déjà là. Sans appel. Elle ne demande rien. Elle n’attend rien de toi. Elle dit encore. Et parfois elle dit qu’elle va se taire. Mais elle continue à parler. Ce n’est pas pour toi qu’elle parle. Ce n’est pas contre toi non plus. C’est ce qui reste quand tout le reste est détruit. Quand la nuit n’est plus que le fond de la nuit. Quand le silence s’est retourné sur lui-même. Quand la mémoire fait mal sans parvenir à tuer. Quand les murs avancent à rebours. Quand on te libère mais que la vengeance devient ta prison.
Et pourtant elle vibre cette voix. Elle vibre comme si elle voulait que quelque chose se lève en toi. Quelque chose du corps inerte que tu as laissé là-bas. Quelque chose qui deviendrait un geste. Une pensée. Un mouvement. Un espoir ? Mais rien ne vient. Tu écoutes. Tu reconnais la voix de ton bourreau. Tu respires en elle. Tu ne bouges pas. La voix reste en toi, t’obsède. Tu es son prisonnier.
Nos livres de moins de 35 ans indispensables ! La biblio ultra contemporaine de TINA
Léopold Prudon (auteur de BD) ___________________________ Alison Bechdel, Gouines à suivre Claire Braud, La Chiâle Daniel Clowes, Patience Julie Doucet, Maxiplotte Emil Ferris, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres Taiyō Matsumoto, Sunny Shigeru Mizuki, Nonnonba Moebius, Arzak Anouk Ricard, Animan Marjane Satrapi, Persepolis Olivier Schrauwen, Arsène Schrauwen Tardi, C’était la guerre des tranchées Yoshiharu Tsuge, L’homme sans talent Chris Ware, Jimmy Corrigan Yuichi Yokoyama, Jardin
Cécile Pétry (artiste) _______________________ Christophe Blain, Isaac le pirate Blutch, Le petit Christian Raymon Briggs, Ethel et Ernest Claire Bretécher, Agrippine Robert Crumb, La Genèse Guy Delisle, Shenzhen Tom Gauld, Vous êtes tous jaloux de mon jetpack Étienne Lécroart, Victor et Pervenche Taiyo Matsumoto, Sunny Dimitri Planchon, Jesus et les copains Relom, Andy et Gina Marjane Satrapi, Poulet aux prunes Art Spiegelman, Maus Willem, Anal symphonies Winshluss, Pinocchio
Frédéric Wecker (esthéticien, critique d’art) _____________________________ Aristophane, Les sœurs Zabîme Alison Bechdel, Dykes to Watch Out For Nino Bulling, Firebugs Diane DiMassa, Hothead Paisan: Homicidal Lesbian Terrorist Samuel R. Delany & Mia Wolff, Bread & Wine Alex Graham, Dog Biscuits Gilbert Hernandez, Love and Rockets X Ben Katchor, Julius Knipl, Real Estate Photographer Chantal Montellier, Faux sanglant Kyōko Okazaki, Tokyo Girls Bravo Jeff Nicholson, Through the Habitrails: Life Before and After My Career in the Cubicles Fabrice Neaud, Le Journal T1, 2, 3, 4, [5] (Le Dernier Sergent) Tommi Parrish, Men I Trust Joe Sacco, Palestine Sammy Stein, Visages du Temps
Léa Murawiec (autrice et éditrice de bande dessinée) ____________________________ Abouet et Oubrerie, Aya de Yopougon Hiromu Arakawa, Fullmetal Alchemist Marine Blandin, Fables nautiques Catherin, Momm Anneli Furmark, Walk me to the corner Elisabeth Holleville, L’été fantôme Oriane Lassus, Quoi de plus normal qu’infliger la vie ? Nicole Lobel, En territoire ennemi Mirion Malle, C’est comme ça que je disparais Deena Mohamed, Shubeik Lubeik Kabi Nagata, Journal de ma solitude Anouk Ricard, Plan plan cucul Liv Stromquist, Les Sentiments du prince Charles Ai Yazawa, Nana Tillie Walden, Dans un rayon de Soleil
Jacques Pouyaud (professeur et chercheur en psychologie, Université de Bordeaux) _____________________________ Charles Burns, Black Hole Guy Delisle, Pyongyang Melinda Gebbi, Filles perdues Emmanuel Guibert, Le photographe David Mazzuchelli, Asterios Polyp Scott McCloud, L’art invisible Richard McGuire, Ici Michel Rabagliati, Paul dans le nord Jean marc Rochette, Ailefroide Altitude 3954 Rias Sattouf, L’arabe du futur Art Spiegelman, A l’ombre des tours mortes Jiro Tanigushi, Quartier lointain Greg Thompson, Blankets : manteau de neige Naoki Urasawa, Pluto Chris Ware, Jimmy Corrignan, the smartest Kid on Earth
Pauline Lecerf (artiste) ____________________________ Alison Bechdel, L’essentiel des Gouines à Suivre Posy Simmonds, Tamara Drewe Lynda Barry, Come Over, Come Over Anna Haifisch, The Artist Pierre la Police, Les Practiciens de l’Infernal Richard McGuire, Ici Michael Deforge, Big Kids Florence Dupré la Tour, Pucelle Julia Wertz, Whisky and New York Anouk Ricard, Coucous Bouzon Xavier Bouyssou, Le livre oracle Dominique Goblet et Dominique Théâte, L’Amour Dominical Dash Shaw, Bottomless Belly Button Christophe Blain, Gus Don Rosa, La jeunesse de Picsou
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Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Il y avait hier dans la façon dont le disque du soleil couchant s’enfonçait dans l’océan jusqu’à devenir une toute petite lame horizontale et encore un peu brillante – nous étions au lieu-dit Kerguerriec, près de la réserve d’oiseaux – quelque chose des pièces d’or qui se trouvent dans le tableau de Vermeer qui s’appelle La Femme à la balance, La Peseuse d’or et que nous avons vu l’année dernière en Amérique à Détroit de l’autre côté de l’océan qui est là et dans lequel, chaque soir, ici, le soleil sombre.
Le disque du soleil lointain, sur la ligne des eaux perdait de minute en minute son éclat orangé. C’est long, une minute, et suffisamment court pour qu’on puisse s’absorber dans la seule activité de regarder. C’est long une minute, quand on ne fait que regarder le soleil, le déclin du jour présent. Quelque chose de cet éclat s’atténuait dans la coloration d’abord de feu d’artifice des bandes de nuages horizontaux qui se superposaient à l’astre, le soleil descendait tout en gardant sa forme parfaite, les rubans de nuages horizontaux devant lui se déchiraient, se déchiquetaient, pâlissaient, se laissant colorer encore vivement, mordorés là où ils se faisaient transpercer par le rouge orangé déclinant de minute en minute du soleil comme un tison comme un tison qui meurt doucement parce qu’on l’a tiré du feu.
Ce disque fin, en partie enfoncé dans les nuages horizontaux juste au-dessus de l’océan où il va glisser comme une pièce dans une drôle de tirelire sur fond de cris d’oiseaux, sur fond de cris déchaînés de pétrels, de mouettes, de goélands, de macareux, de guillemots, de sternes, énumérés sur le panneau que nous regardions tout à l’heure à l’intention des promeneurs – haut dans les airs, on entendait aussi une alouette – de macareux, de goélands dont les cris résonnaient en bas, dans les anfractuosités des rochers, qui crient «la nuit arrive» alors qu’elle est encore à distance, passant au-dessus de nos têtes en vols planants et se posant en bas sur l’eau ou disparaissant dans les anfractuosités des rochers cavernes hantées par les échos de l’océan, les grondements de la mer dans son remuement perpétuel auquel nous ne prêtions même pas attention.
Le soleil pendant ce temps, avec sa cohorte de nuages horizontaux, pâlissait et prenait l’allure d’une pièce d’or incertaine dans un tableau de Vermeer, les quelques pièces posées sur le plat de la table brun jaune dans La Femme à la balance et qui font de tout petits éclats. Que pèse-t-elle? Un amour ? La valeur de la vie ? L’image du Jugement dernier est derrière elle avec un Christ bras et jambes écartés dans une mandorle en or dépoli, en or terreux, un orangé inquiétant, brillant et éteint à la fois, blafard dans un ciel qui ne ressemble pas du tout à celui que nous avons sous les yeux. Léger épaississement du trait de pinceau par endroit pour marquer la ligne de la pièce représentée en raccourci. Et ensuite, la lumière baissant toujours, c’était comme ces minuscules éclats sur les plateaux du trébuchet que tient la femme. Minces, tellement discrets qu’on n’est pas sûr de les voir qu’on ne peut pas dire si vraiment on les voit ou si on les suppose ou si ce qu’on voit est simplement la coloration de l’intérieur des minuscules plateaux de cuivre représentés par Vermeer.
Les phares au loin ont commencé à s’allumer. Celui de la Pointe des Espagnols, celui de la Pointe saint Matthieu et encore plus loin, celui de Molène. Les deux pans de la veste bordée de fourrure blanche de LaPeseuse d’or s’entrouvrent sur un ventre jaune qui s’incurve comme une lune.
Depuis 2016 nous traversons une zone, 2 ou 3, des fois 4 fois par an. On se retrouve à la gare de Gaillon-Aubevoye, ce qui reste la seule condition d’engagement. Après faut pas rater la fermeture du Lidl. 19h30, sinon c’est mort. Lidl le premier test : qui prend quoi ? Viande pas viande, alcool pas alcool ? Pour soi, pour les autres ? Pour combien ? Avec ou sans argent ? Caisse commune ?… on debrief sur le parking, tant qu’on a pas cassé une cannette (en verre) voire un pack, on bouge pas… on dit au revoir aux client.es qui sortent, un peu content·es de nous, comme si on était déjà dans le conte merveilleux du week-end sans canap, sans téloch, sans pizza, à ce jeu là on passe très vite dans la case marginaux, on nous répond pas vraiment, on prend les enfants par la main en les collant plus fort contre soi. Ça sent la fin faut y aller, on est sorti·es ce qu’il fallait de ce que nous sommes habituellement, des êtres sociaux convenables, fréquentables. Le parking de Lidl c’est la wildgate vers nos désirs de fuite tranquille.
À 50 m de la sortie du Lidl à droite, premier rond-point, deuxième pause, l’idée de toutes façons c’est d’alléger son sac au plus vite. Le rond-point est accueillant, déco paysanne, faux puits au milieu, rebord assez large pour faire bar, le seau pour les cannettes vides, vraiment à Gaillon ils pensent à tout. Cette scène de pelouse est aussi le moment de certains échauffements : stratégie du programme, enjeux du parcours, niveau de difficulté, temps de marche, nombre de champs de ronces, débat avec les forces de l’ordre sur les jeux de l’art. Police municipale ou gendarmerie, on choisit pas, deux charmes, deux cultures, faut s’adapter… on aborde toujours, pour conclure avec nos motivations quant à cette présence un peu tardive dans ce non-lieu, la question de l’art comme réponse.
Je ne sais pas trop pour les autres du groupe toujours un peu pareil et toujours assez différent mais si les gendarmes au cours de leur formation profitent d’un stage d’épreuves physiques plutôt soutenu, si les randonneurs ou les chasseurs traversent aussi la campagne, les champs, la forêt, les zadistes inventent des formes de vie commune au milieu des clairières, toutes ces communautés ont leurs motivations, plutôt évidentes à cerner, au moins au premier niveau, déclaré, liées aux fonctions que ces groupes pensent devoir exercer. Nous concernant, enfin tel que je peux le voir, rien d’aussi déterminé : nous ne surveillons pas, ni ne contrôlons, nous ne défendons rien, nous ne faisons pas que marcher, et pour les animaux on doit être trop bruyant. L’art resterait notre engagement. Déjà le groupe est toujours composé d’étudiant·es et d’ancien·nes, d’artistes, des personnes reliées par les écoles d’art, comme si ces workshops en étaient un style possible de récréation, de fête, de vacances, de nuit… de week-end à la campagne. Parfois d’autres nous rejoignent et comme ça iels font un peu d’école d’art : l’essentiel…
Surtout c’est un peu l’argument central, ce que je voulais atteindre, mais en passant par Lidl et les gendarmes, ça fait un décors plus familier, je ne partirais jamais en groupe de 5, 10 ou 25, marcher, manger et dormir dehors en traversant quelque soit la saison de grandes étendues, si ce n’était pour ou par l’art. On me demanderait bien, « ah ouais, et vous faites quoi au juste comme art ? », ce à quoi je pourrais répondre simplement qu’on se met collectivement en conditions de rendre l’art et sa pratique plutôt compliqué·es, ce qui considère l’art par la négative mais sans le décentrer de nos préoccupations, que dès la première fois et jusqu’à aujourd’hui, nous produisons une aventure qui dure et dont le récit se constitue et se rejoue à chaque édition — une des activités principales du parcours consistant à la narration en mouvement des expériences passées, par l’anecdote, comme reprise et nouveau montage d’une archive, inspiration et initiation orale des nouvelles recrues. Aussi, ces aventures nourrissent notre détermination et notre production par ailleurs et réalisent nos imaginaires quand le terrain lui-même met à contribution nos manières de faire pour régler un problème logistique, spatial, social… Plus radicalement, si je peux dire que je ne ferais pas tout ça autrement que pour l’art (et par) l’art, c’est que je demande à l’art de justifier mes actions lorsqu’elles n’ont aucune autre raison d’être, aucune volonté logique — même si passer de bons moments entre humains, un brin aventureux, dans l’espérance d’expériences inédites sur un terrain non balisé mais assez choisi est encore une promesse de bonheur, ce qui reste une logique, mais selon des conditions topologique voire hodologique*. Des actes impensés, non préparés, qui trouvent leurs pensées dans l’expérience, dans le mouvement.
L’art est ce qui motive a priori une expérience dont la réalisation donnera les raisons d’un tel engagement. Nous n’avons pas inventé la marche, ni la marche comme œuvre d’art, ça fait longtemps que l’action la plus simple du genre humain est entrée au patrimoine des formes artistiques. Nous n’inventons pas l’art comme motivation de lui-même et des actes qu’il justifie dans cette boucle, disons que rien d’autre ne viendrait se placer à l’endroit d’une meilleure raison d’engager autant de dépense collective. Voilà ce qui peut faire que ce rituel se maintient depuis 8 ans. On fait une forme.
* « Qui représente dans l’environnement subjectif la voie optimale d’exécution d’un type de comportement particulier et qui possède les indices caractéristiques qui en règlent l’exécution effective » (Thinès-Lemp. 1975)
[ première arrestation ]
Gaillon – Aubevoye Sur le parking de la gare une poule un étendard de leader des viandards à Lidl Zone 30 Première étape investissons les lotissements franchissons les palissades Le divertissement nous rattrape Une seule baignade nu dans le lac Séparation — Ralentissement Juste avant la nuit Juste après les champs Notre musique fait des ravages puis apparaît un clair-obscur sur nos visages La lampe torche d’un alcoolo éclate nos joues de mécréant dans une allée de bungalows On a quitté la côte Mais retrouvé de nouveaux phares Sortez vos duvets, rangez vos Duvels Voilà l’giro d’Monsieur Flavel Debout là-bas dans la pénombre dans les flaques des Andelys c’est nous — Le commando moyen les randonneurs égarés Gourde, Opinel, Bon Mayennais traînant leurs bas dans la boue Pendant que certains s’éraflent sur la mauvaise falaise d’autres se mettent à dos leurs sacs Je m’endors sous ma capuche Coassements en guise de teuf Lac de Bouafles : Cinq étoiles en camping-keuf
[ seconde arrestation ]
Premier échec — 5 heure du Mat Quitter ce putain d’village Ce matin nos corps mourants en bords de Seine et nos yeux collants sur la passerelle figent vaguement les ailes vibrantes d’un cormoran Des kilomètres dans le bas-côté des pissenlits dans les godasses God damn La marche des primitifs Les Kro-magnons aux capes trempées Rythmé par la basse des Smiths La route Les pas de trop Les bagnoles des chasseurs La survie des baroudeurs Jour — Nuit Range Rover Land Lover Pluie, Soleil, Pluie Pierres, Feuilles, Sirop Nos voix râleuses sous les miradors s’éloignent du «T’aimes le beurre ?» des boutons d’or et traversent la forêt là où le gibier meurt — À l’arrivée dans la creepy Un reste de renard dans le grenier Un maison Lamauny Une maison contaminée Un feu — quasi Et Kazy presque allumé Les savates sabotées Les genoux cabossés Reprenons le chemin de la gare Nous venons du Havre On vous laisse Port-Mort
Elle se dresse – notre barricade – BRR35 Au sommet nous retrouvons notre place, bannis de Klepta et emprisonné en son sein – Elle se dresse – BRR35 – suffisamment élevée pour que l’odeur de la rue, amère, pleine de rancune et de disparition, ne nous renverse pas – Pleine lune, Chiene et moi crions ça sort de nos cous Nous échangeons nos yeux Je vois avec mon nez ma fourrure tout devient sons formes et odeurs Je souhaite être digne de Chiene, sans Chiene je serai morte depuis longtemps il n’y a que Chiene pour évaluer les risques tromper l’ennemi supporter l’attente si nous triomphons ce sera grâce aux Chienes – Je me demande comment va Cyclope elle me manque elle nous manque si je pouvais caresser son duvet si je pouvais l’entendre j’espère qu’elle va bien, aucune nouvelle depuis plusieurs ères – Où sommes-nous ? Existe la possibilité d’un échec Total – Dans cet horizon absolument vide Absolument – Vide – D’où viendront-ils et quand et combien, et surtout qui sont-ils Et de jour en jour Pourquoi
La nuit ne nous fait pas fuir – le ciel nous recouvre Sous sa couverture nous nous endormons Pelage léger frissonne la drogue se diffuse nous n’aurons jamais peur nous n’aurons jamais faim La drogue synthétique synthèse de toutes les drogues de toutes les guerres depuis le cidre des ancêtres en passant par les lsd du vietnam les amphèt d’irak nous sommes gonflés à bloc go.pills.go – Pleine lune à moitié somnolente les dunes fondent autour de nous Les cendres tout ça Nous ne bougeons pas, moi non plus Je regarde à l’intérieur de la gélatine des yeux des images s’invitent et disparaissent il ne faut pas laisser passer trop de temps immobile Je dois traverser la perspective et m’éloigner –
Les yeux fiévreux et sur le qui-vive Chiene me distance m’entraine dans sa course maximum mes pieds glissent si vite je la rattrape nous prenons l’élan nécessaire à s’envoyer au sommet de la BRR33 C’est la nuit et pourtant les salopards de phares crèvent l’obscur nous mettent en danger dans leurs grincements tournoiements Je repousse mes manches de poils ce simple froissement me fait sursauter Les bruits se mettent à courir les cris les ombres les flèches Courir courir le long des crêtes des BRR nous nous mettons aussi à courir À l’aube Nos truffes trafiquent La terre Cherchent l’eau ses perles
Soit terriblement chaud soit terriblement froid qu’importe La peau cirée de nos enveloppes supporte toutes variations C’est simple de ne pas mourir les siècles précédents accumulent morts de froid morts de chaleur À présent conditionnées adaptation totale il n’y a plus rien à disparaitre ici Plus de végétation plus d’oxygène plus de procréation n’existe que l’attente naturelle comme la catastrophe Nous ne savons plus faire la différence entre le proche et le lointain Entre hier Aujourd’hui Demain Notions nulles et non avenues seule compte la traque Askari wa kifaru sur mes épaules De son bec rouge lance les alertes Crie ma sentinelle, Merci Chiene et moi luisantes de cire Lavées d’eau chaude modelés Par des mains anonymes Nos os de glaise jusqu’à la perfection IA + IH + ANIMAL Échanges des dernières ressources des derniers savoirs c’était à la fin du XXIe nous avions volontairement fournis toutes nos données Je suis, par le cœur, un bras, un œil et les hanches, humaines Par le reste, artificielle Par chance animale pour les sens Végétale pour la soif la reproduction Ce qui ne s’était pas perdu, de mutation en annihilation : la résistance
Fermeture définitive de l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes en juin 2025.
En juin 2025, après plus de 240 ans d’existence, l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes fermera définitivement ses portes suite au retrait de ses membres fondateurs – la Mairie de Valenciennes, la Communauté d’agglomération Valenciennes-Métropole et le ministère de la Culture. Les étudiant·es désireux·ses de poursuivre leur cursus sont contraints de trouver d’autres écoles, les équipes pédagogique, administrative et technique de subir la perte de leur emploi. Bientôt, le bâtiment de l’établissement sera récupéré par Communauté d’Agglomération. Le sort de l’ésad Valenciennes est le triste reflet de la situation critique à laquelle font face les écoles d’art et de design publiques territoriales en France qui, sans soutien d’ampleur de la part de l’État, sont menacées de disparition.
Pour acter sa fermeture tout en refusant de s’éclipser dans le silence, l’ésad Valenciennes organise au mois de juin 2025 une veillée radiophonique lors de la Nuit Blanche à Paris (demain le 7 juin), une exposition de ses ancien·nes étudiant·es (du 12 au 27 juin) et une Journée portes fermées à l’école (27 juin). Venez nombreux·ses et profitez-en pour découvrir un territoire riche culturellement : le FRAC Grand Large et le Laac de Dunkerque, la Piscine et la Condition publique de Roubaix, le Palais des Beaux-Arts de Lille, la villa Cavrois à Croix, le Louvre-Lens, Louvre-Lens vallée, le Quadrilatère à Beauvais…
Pour celles et ceux qui ne pourraient pas se déplacer, nous avons mis en place un répondeur pour nous laisser un message, un coup de gueule, un témoignage de soutien, un poème : appelez-nous au 07 56 09 34 57.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Dix ans après. Au moins dix ans après. Dans un bar à vin de notre village, un endroit recherché qui à l’époque ou j’ai fait le voyage Vermeer était un bistrot auquel on aurait décerné le prix du décor le plus moche de la région.Tout a changé. Dix ans après, douze ans. Le village, grâce à ses nouveaux habitants, s’est transformé en une petite cité prisée pour son attrait culturel.
Tu me demandes pourquoi mon premier texte porte sur La jeune femme assoupie. Je ne sais pas. C’est le hasard. C’est le premier qui m’a semblé présentable quand je suis retournée dans les notes que j’avais prises pour ce livre sur Vermeer que je ne ferai pas. J’ai des centaines de petites histoires. Il s’agissait d’écrire chaque fois qu’une pensée, une image d’un tableau de Vermeer me passait par la tête, que quelque chose dans la vie quotidienne me faisait penser à Vermeer. Comme ce moment présent où nous sommes en train d’évoquer le voyage que j’avais fait un été pour voir tous les tableaux de Vermeer en dégustant un vin dans des verres qui ressemblent à ceux de ses tableaux.
Vous êtes les seuls à savoir quelle nouvelle de Virginia Woolf a inspiré le texte que Tina a publié le dernier à propos de la Jeune femme assoupie. Un été nous avons tourné dans mon jardin un petit film qui essayait de mettre en scène cette nouvelle. C’était peu après le voyage Vermeer. L’été où nous avions décidé que nous tournions un film par jour. Nous nous faisions lire des textes. Nous prenions un moment pour en assimiler la teneur. Nous choisissions chacun un personnage. Nous allions solliciter des amis si le nombre de personnages le nécessitait, et on tournait le film dans la foulée avec une petite caméra DV. Nous nous demandons en silence ce que sont devenus ces petits films.
En juin vous allez faire un voyage aux Pays-Bas et vous séjournerez à Delft. Je décris ce qu’il reste de cette ville dans ma mémoire. Quelques traces d’un séjour pour écrire ce livre que je n’ai pas réussi à écrire. Un cinéma dont j’ai gardé longtemps le ticket d’entrée qui portait sur une face une reproduction miniature de la vue de Delft de Vermeer… Le marché aux fleurs. L’immense marché aux fleurs. La prétention de cette ville pleine de cafés agréables sur les places et le long des canaux à être restée comme elle était au XVIIème siècle. Intacte. Les maisons de maîtres dans leur décor d’époque où on découvre la faïence inspirée de la porcelaine chinoise que les marchands de la compagnie néerlandaise des Indes occidentales rapportaient de leurs voyages lointains avec toutes sortes de bien qui enrichissaient leur ville et leur pays. Les carreaux de faïence bleue ébréchés vendus dans les brocantes avec les mêmes motifs que ceux qu’on voit sur les carreaux des intérieurs peints par Vermeer. Le Vermeer Zentrum où vous pourrez photographier vos visages derrière une silhouette en carton reprenant celle de la Jeune fille à la perle. Cette Jeune fille à la perle, que nul n’ignore aujourd’hui, produit phare de l’industrie culturelle, est sortie des limbes à la fin du XIXème siècle. On ne sait rien du tableau à l’époque où Vermeer l’a peint. On n’est même pas sûr de l’identifier parmi les peintures qui à sa mort lui étaient attribuées.