L’évènement #06 de la revue TINA intitulé MIL#M à eu lieu le samedi 29 novembre 2026 de 15h à 18h. Avec les interventions et lectures de Lee Chia, Antoine Dufeu, Julie Vayssière, Héloïse Aloncle, Pierre Ménard, DeYi Studio, Élisabeth Sierra, Frédéric Arnoux, Marie Glaize, Christine Lapostolle, Frédéric Moulin, Éric Arlix.
14h37 qui va venir avec ces conditions météo défavorables ?
interventions de 1 à 4 minutes, ici Marie Glaize
une photo à faire, un QR code à suivre, un signe à trouver
Le livre « Le versant animal » de Jean-Christophe Bailly, s’ouvre sur une séquence quasi cinématographique, celle de la rencontre sur une petite route de campagne, la nuit, avec un chevreuil : l’animal surgit, il fuit dans les phares du véhicule qui le suit sans le rattraper. C’est un moment de temps suspendu, une grâce, un accord parfait entre le suivi et le suiveur, puis la fin soudaine et prévisible, fluide et légère, où les lignes de vie des deux êtres divergent et se poursuivent chacune de son côté.
Cet été, sur la rocade de Rennes, à cinq heures du soir, au milieu d’un trafic chargé, poids lourds, camping-cars, voitures, je venais de Paris, j’étais fatigué, je roulais en respectant la limitation de vitesse. Soudain devant moi s’est dressé un chevreuil. La seconde d’avant il n’y avait rien, la seconde d’après il était là. Dans le bref instant précédant le choc, j’ai souhaité très fort que ce ne soit pas vrai. La forme de son corps, de son corps gracieux et délié, la couleur fauve de sa robe, rien ne collait avec les files de voitures, le bruit des moteurs, le déroulement des bas-côtés. Il n’aurait pas dû être là. Mais il y était et je l’ai percuté. Je l’ai vu partir dans mon rétroviseur, tournoyant horizontalement entre les voitures à travers les trois autres voies de la chaussée. Je me suis arrêté. Tout ce que j’avais envisagé dans le futur proche s’était évanoui brusquement. J’ai senti presque physiquement que je cédais à contre cœur, par secousses successives, à cette irruption du réel. Nos deux lignes de vie n’avaient pas divergé légèrement : le chevreuil était mort et moi je n’avais rien. J’ai continué à vivre et lui, qui était une « entrée dans la vie », avait cessé d’exister.
Le monochame cordonnier, Monochamus sutor, est un coléoptère de la famille des capricornes avec des antennes articulées très longues et fines. Ses élytres semblent faites de cuir grainé brun-noir et sont tachetées de petits points jaunes. C’est un très bel insecte, au dessin délicat et précis. Un jour à Saint-Paul de Vars, dans l’Ubaye, c’était l’été sous les platanes, j’en ai trouvé un sur le sol en regagnant ma voiture. Il avait été écrasé. Son abdomen laissait échapper une matière visqueuse comme si on avait pressé sur un tube et il était collé sur le bitume. Ses antennes vibraient encore et il agonisait lentement sous le soleil. Je l’ai achevé. En frottant sur le sol il m’a semblé le sentir crisser sous ma semelle. À la fin, il ne restait plus qu’une sorte de grumeau noirâtre, un mélange de poussière et de résidus organiques. Monochame cordonnier. Je le dis, même si ce n’est qu’un nom d’espèce, pour l’appeler par son nom.
Une amie m’a confié sa perplexité : elle possède une grande photographie d’Eric Poitevin, qui représente un chevreuil mort, grandeur nature, suspendu par une patte sur un fond incertain de taches et de brindilles. Elle tient beaucoup à cette œuvre. Mais voilà : elle déménage bientôt dans une grande maison qu’elle va partager avec plusieurs personnes. Elle craint que ces personnes ne soient pas ravies d’avoir sous les yeux en permanence cette photo. Comment faire ? Nous cherchons des solutions, c’est un jeu : une autre œuvre de la même taille exactement, accrochée par-dessus ? La construction de volets pour la dérober aux regards, avec ouverture réservée à certains jours, comme ces polyptiques médiévaux qu’on ouvrait pour les offrir à l’adoration des fidèles lors des fêtes de la Nativité ? Non, non, elle sait ce qu’elle va faire : elle va mettre un rideau vert devant pour la dissimuler, tout comme son premier propriétaire l’avait fait pour cacher « l’Origine du monde » de Gustave Courbet.
Michel Dupuy travaille à partir de matériaux trouvés qu’il s’approprie. Il en fait des performances, des images de dessins, des peintures, des textes, des photos. @michel__dupuy
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes ///2007
Crime designer, Dario Argento et le cinéma, Bernard Joisten, publié aux éditions è®e en 2007.
Bande-annonce Les protocoles cinématographiques définissent des modèles introduits par les producteurs et les tendances. Le monde du spectacle favorise la mise en place de codes qui s’établissent par à-coups. Les cahiers des charges déterminent les orientations. Le succès ou l’échec fabrique le paysage culturel. Argento à plongé dans ces valeurs élastiques. Il les a presque dominées, le succès est venu. On comprendra pourquoi en s’immergeant dans la matière de ses films et de leur design nourri par la beauté des années 1970, même s’ils en étaient l’anticorps subtil et carnassier. Car chez lui, la communication ne passe pas, et le charnel est mort, ce qui ne veut pas dire que l’érotisme en soit absent. Argento nous parle d’une planète où l’affect est noyé dans l’absurde plaisir de tuer. Le protocole du désir est donc situé sur la pente mortelle d’une dépression qui transforme l’échange en un jeu de domination dramatique. Le sadique erre et se développe au gré de circonstances assez obscures, puis il passe à l’acte, et nous venons voir à la fois ces actes brutaux et les espaces latents qui stagnent entre eux. Les deux moments ont leur charme propre, leur élégance, leur registre. Les films sont donc bipolaires, tic-tac, mouvement d’horlogerie où la mort calcule toujours ses rendez-vous, ne tombe jamais par hasard. Le pouvoir est un monstre caché qui surgit à travers des gestes stylés, agrandis, sublimés par le désir obscène de montrer les interdits suprêmes, de les faire vivre, palpiter à travers une imagerie codée, série B, publicitaire, lumineuse et parfois flamboyante, mais jamais gratuite, jamais « artistique ».
On a dit qu’Argento venait de Bava : une erreur de plus. Ce n’est pas parce que ma mère m’a fait que je lui ressemble. Je me fous des histoires de famille, et Argento, ce n’est pas une histoire de famille, mais une histoire contre la famille, contre ce qui vous colle par nature, par hérédité, dans l’évidence. La famille est le logo de la relation. En jetant ce logo aux orties, Argento fabrique de la solitude et, dans la foulée, se fabrique une solitude de cinéaste suspect, tout en cuir, qui joue de la caméra avec des gants de criminel endurci. Il a dès le départ tué Bava, parce que c’était son père. Il suffit de voir quelques plans d’un Bava pour comprendre que les manuels d’histoire se trompent. Ils enrobent les individus avec la nonchalance d’un représentant de la classe moyenne qui pousse un landau dans le métro en vous écrasant les pieds. Argento refuse tous ces landaus, toutes ces farces qui pendent aux fenêtres de la littérature comme des draps mal lavés. Et même s’il dira lui-même tout son respect pour Bava, c’est à nous de détecter combien c’est différent, pas du même registre, à l’écart des signes. Argento c’est l’anti-famille cinématographique. Même Leone est loin, autre cosmos, autre registre. Leone fabrique de la violence, dans un sens esthétique d’abstraction, proche d’Antonioni… Jamais pour nous introduire dans son monde, mais pour nous en écarter. Pour que l’ennui soit tellement palpable qu’il devienne chair, désir, sensualité. Leone, c’est la cage de chasteté du cinéma. Le jouir y est toujours refoulé, prescrit pour plus tard, accidenté dans les errances d’une immobilité minérale. Alors qu’Argento produit de la violence en virtuose de la manipulation de l’attention, en attracteur de forces psychiques. Il ne tombe jamais dans le piège du beau, à l’inverse de son confrère spécialisé dans la décadence du western.
Argento, sûrement, est un styliste des apparences, qui avance dans le sens de la séduction publicitaire. Moins pour des envies d’argent qu’à des fins immorales, pour rendre beau le drame et ses connivences avec le crime. Pour rendre séduisante la nonchalance du cynique né pour buter. Dans le film d’horreur il y a ce plaisir du vice, après tout essentiel. Tout l’art consiste à ne pas l’éviter, à le rendre superbe, fou, capital, et presque justifié. Si l’on sent le besoin de regarder, c’est qu’on est scotché au trouble de la pulsion, à ses vertiges, et qu’Argento en a trouvé la forme exacte. L’adéquation de la pulsion et de la situation filmée détermine notre satisfaction. On ne rentre pas dans Ténèbres ou Phenomena comme dans un manège, train fantôme ou autre attraction sensationnelle, mais comme dans une situation criminelle exagérée, qui vient se frotter à notre propre capacité de faire le mal, qui s’installe dans notre propre jardin de meurtre et de saccage. Jeter à la poubelle ce qui nous relie à la raison du social, du communicationnel, de l’amical et du désir même : cette envie glace et séduit dans le même mouvement, et Argento nous l’apporte sur un plateau.
Sur le tournage de Mothers of tears, photographie d’Alexandre Gaita, 2006, à l’arrière plan Bernard Joisten.
Invisible cities (extrait, Guangzhou 2025), par Tanguy Beurdeley Invisible cities, fait référence au roman de Italo Calvino (1972), qui explore l’imaginaire à travers la description de villes non-existantes. Le titre m’est apparu en 2017 à Shanghai , imprimé sur le t-shirt d’un passant que j’avais photographié. C’est depuis devenu un leitmotiv de mes explorations urbaines, en Chine ou ailleurs.
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 23 novembre 2018
Je suis assise au bout du banc, dans ma parka au col de fausse fourrure, ma besace noire posée juste à côté de moi comme un rempart fragile, quelque chose qui me sépare des autres, qui dit sans le dire que je n’ai pas envie de parler, ni de croiser le regard des autres. Je ne suis pas timide, je suis solitaire, les mauvaises langues disent asociale. Je n’ai jamais su faire la différence entre asociale et associable. Je fais semblant de regarder quelque chose devant moi que je ne regarde pas vraiment, je cherche seulement à ne pas tourner les yeux vers cet homme silencieux qui, je le sens, fait tout pour ne pas me déranger, en retrait, à l’extrémité du banc, prêt peut-être à repartir aussitôt, et pourtant sa présence me dérange, même si nous nous ignorons avec obstination, même si nous jouons tous les deux à faire comme si nous étions seuls ici. Ce qui m’intrigue, c’est de ne pas comprendre pourquoi il se tient si loin de moi, sur la bordure du banc. Je ne voudrais pas qu’il se rapproche mais la distance qu’il a mise entre nous est un message tacite plus troublant que son silence et son indifférence. Je n’aime pas jouer, il y a toujours un gagnant et un perdant et je ne suis jamais du bon côté. Je n’ai jamais compris l’expression jouer à qui perd gagne. Comment un désavantage apparent pourrait procurer un avantage réel ? Cet homme s’est assis peu après moi, j’attends un peu avant de me lever pour ne pas lui donner l’impression que je le fuis. Il n’y a que moi pour me soucier de ce genre de détails. Je me concentre sur mon propre corps, sur la fatigue de mes épaules. Je pense à tout ce qu’il y a à faire aujourd’hui. Je voudrais être ailleurs, marcher, bouger, mais quelque chose me retient ici, quelque chose de plus subtil qu’un simple besoin de repos, comme une sensation étrange que ce moment partagé, d’une densité si particulière, même dans le silence, même dans l’ignorance feinte, révélait une part inconnue de ma personnalité, comme si je me découvrais dans cet espace réduit, et que le fait de ne pas regarder l’autre révélait encore davantage ma fragilité, mon hésitation, mon besoin de me protection. Les voitures passent sur le boulevard, j’entends des bribes de conversations qui flottent dans l’air, tout cela me traverse et se dissipe sans me toucher vraiment. Je garde mon regard fixe, je me tiens raide, je ne bouge presque pas, je fais semblant d’être indifférente mais je sens une infime tension, une vibration presque imperceptible entre le bord de mon manteau et l’espace où il s’est assis, comme si le simple fait d’être deux sur ce banc formait déjà une histoire que nous refusons de nommer. Je me demande combien de temps cela va encore durer, combien de secondes avant que l’un de nous se lève et brise enfin ce fragile équilibre que je fais pourtant tout pour maintenir.
Je me suis assis sur le rebord du banc, à moitié dans le vide, pour ne pas donner l’impression d’être trop près de cette femme à l’autre extrémité. J’ai glissé mes mains bien au fond de mes poches parce que j’ai froid, un froid qui pique un peu plus quand on n’a pas très bien dormi. Toutes les nuits c’est pareil, je me couche tôt pourtant, je sombre rapidement dans un sommeil profond, mais je me réveille au milieu de la nuit, ensuite impossible de me rendormir. Je tourne toute la nuit dans mon lit, sans parvenir à trouver le sommeil. Je pense trop, dit ma femme, avec une pointe d’ironie. Il y a des tensions dans l’atelier et cela me mine le moral. Je garde mon bonnet bleu bien enfoncé sur ma tête pour avoir chaud, mais des fois je voudrais me sentir libre de me cacher dessous, disparaître aux yeux des autres, mais je n’ose pas le faire. Je regarde au loin, le nez légèrement levé, comme si je voulais voir quelque chose de plus vaste que le trottoir devant moi, quelque chose qui s’étend plus loin que les passants, les façades des immeubles d’en face. Je regarde les arbres qui commencent à perdre leurs feuilles, les fils électriques, les entrées et sorties dans la sanisette. Je m’invente un paysage pour ne pas réfléchir à ce que la femme à mes côtés doit penser de moi, pour ne pas croiser son regard, lui montrer que je ne veux pas la déranger, que je ne suis pas un problème, je ne suis pas ce genre de type, lourd, et mal élevé. Je voulais seulement m’asseoir un moment avant de rentrer à la maison. Je sens pourtant sa présence, même sans tourner la tête. Je sens dans l’air quelque chose de retenu qui circule entre nous. Je reconnais son parfum et cela me surprend. C’est le parfum de ma tante. Elle est morte il y a quelques années déjà, c’était un parfum poudré de vieille dame. C’est étonnant de le sentir sur le corps de cette femme. Je me fais discret, malgré mon corps un peu enveloppé, calé au bord pour occuper le moins de place possible. J’attends que mes doigts se réchauffent au creux de mes poches. Je n’oublierai jamais la première fois qu’enfant on m’a traité de monstre. C’est une blessure qui ne peut guérir. Je me dis que c’est ainsi depuis toujours, je suis habitué à faire attention, à me tenir sur le côté, à éviter les gestes qui pourraient faire peur ou mettre mal à l’aise les autres. Je sens pourtant que notre silence commun crée une forme de lien invisible, je me demande si elle ressent la même chose, cette étrange coexistence, ce léger trouble qui flotte dans l’air malgré notre indifférence affichée. Je me demande combien de temps encore je vais rester assis ainsi, immobile, combien de temps nous allons continuer à faire semblant, sans un mot, sans un regard.
On a entendu et écouté des extraits lus par l’auteur, Luc Bénazet, de Soleils d’artifice récemment paru aux éditions P.O.L, à l’occasion du lancement du livre le jeudi 13 novembre dernier à la librairie parisienne Centrale.
Parce que l’on n’existe pas, on choisit ici de cantonner cette chronique à la première partie du nouveau livre de Luc Bénazet. Celle-ci s’intitule « Le travail de la normalité ». Et elle est inédite. Inédite dans le sens où si l’on lit ou on a lu les autres livres de Luc Bénazet on perçoit que quelque chose est à l’œuvre. Redondance : Le travail de la normalité, sans doute celle si merveilleusement analysée par Canguilhem. Parenthèse: Au passage on se dit que Luc Bénazet a à être un auteur heureux tant l’ouvrage est fabriqué avec soin, à l’instar de ces livres des éditions P.O.L encore cousus, à la couverture si sobre et à la quatrième de couverture extraite du texte faisant en sorte que l’on est quasi certain d’être en agréable compagnie.
On lit, page 10 : « La normalité se constitue par coulées successives entre lesquelles on trouve des intervalles. » On écrit « Badiou » en marge.
On lit, page 12 : « Quelle est la fin du malheur historique lorsque je parle ? Donc j’arrête. C’est moi qui arrête. La parole & Son cours. […] l’alcool à brûler. Des à venger. » Ah oui on ne cherche d’équivalent ni chez Canguilhem ni chez BadYou.
Ici on se dit que l’on remet en cause ce que l’on avait écrit. On ne se cantonnera pas à la seule première partie. On écrira aussi quelque chose des deux autres parties.
Page 20, on lit : « […] Nos vies le savent. Qu’est-ce qui manque ? Nos vies ne le savent pas. Et puis. »
Page 39, on lit : « Privé de signes même douloureux même tordus. Aucune voie de circulation ne se […] »
Cette première partie est composée en cinq parties. Sa dernière page, poème à part entière évoque : alliances successives, mésalliances… Le poème confirme que l’on ne cherche d’équivalent ni chez ni chez.
La deuxième partie du livre a donné son titre au livre. La langue, singulière, la plus courante de Luc Bénazet s’y déploie. On est surpris, parfois, d’osciller entre description et didactique (II, page 61). On poursuit, page 75 : « les fusée e s sont tirées à l’horizontal e ». Enfin, « Une mémoire à forme double » est une troisième et dernière partie. On y pré-lit : « La guerre est sans merveille ». Assurément. Peut-être est-ce une partie du livre en inquiétude: « Par la cruauté et la terreur exercée donc, des personnes vivantes auront anticipé leur mort » (page 89). Et puis, la vérité presque surgit in fine: « Si c’est une vérité » (page 92). Enfin, encore, on ne lit pas mais, peut-être, l’on songe : phénoménologie, et perception : « Le doigt est fantôme » (page 93).
La mort de l’artiste Tu me dis : — Ce soir il y a le vernissage de l’exposition de François B..
François était un ami proche de ton père et il est mort il n’y a pas longtemps.
Pour me rendre à l’évènement ce soir-là, je traverse à vélo une longue allée dans la châtaigneraie. Je sens les craquements du bris d’écorces sous mes roues et décide de m’arrêter pour ramasser quelques châtaignes tombées au milieu du chemin.
En arrivant, le sac à dos lourd de ces fruits à coques, je dois passer un portique pour te retrouver à l’intérieur. Comme toujours dans ces cas là, j’ai la démarche d’un coupable, comme si la faute était inscrite sur mon front, comme si mon sac s’était transformé en un arsenal louche, que les bogues étaient des munitions fabriquées dans le maquis par des guérilleros en treillis. Mais finalement, je passe et ça me fait l’effet d’une petite victoire. Je souris au gardien en costume, qui ne me le rend qu’à moitié.
Je te retrouve au milieu de l’exposition. Je te dis que je trouve les œuvres très belles. Il y a de grands dessins sous verre, des objets étranges et magiques, d’autres dessins, plus petits, au pastel et au graphite.
On se promène dans les grandes salles, on parle aux gens. Tu me fais découvrir ces lieux que tu connais, le jardin immense qui s’étend au loin, derrière la grande demeure du XVIIe siècle, laquelle, malgré son ancienneté, reste vivante et chaleureuse. Tu m’expliques que c’est une maison de retraite pour artistes. Dans une des salles en enfilade, des pensionnaires écoutent un groupe de jazz pendant que d’autres se reposent sur des fauteuils, dans l’espace d’exposition, qui est aussi leur salon. L’artiste dont nous honorons ce soir la mémoire a vécu ici ses derniers moments.
Je te perds de vue et continue seul ma flânerie. Un majestueux escalier mène au jardin. Un barnum y a été installé, où l’on sert quelques fruits et des boissons. Je m’y arrête et me sers une grande rasade de jus d’orange, en picorant quelques quartiers de pommes et un mélange de noix que je recueille dans le creux de ma main. Je me dis qu’elles ont l’air bien inoffensif, décortiquées en méli-mélo dans leurs coupelles de porcelaine.
Devant cette partie du jardin se trouve une autre exposition. Contrairement à celle du premier étage, celle-ci est désertée. Dans les grandes salles vides, les œuvres attendent des visiteurs absents, qui papotent en grignotant autour du grand buffet. L’absurdité de la situation n’étonne personne, tant elle fait partie des habitus des sociétaires des vernissages. Je les imagine remplissant eux aussi leurs poches, pochettes et autres sacs à mains de fruits glanés sur la nappe et sortant par le portique avec l’air honteux du criminel en pleine fuite. C’est de bonne guerre.
Tu me sors enfin de mes rêveries en m’apportant un énième verre de jus de fruit. Avec ton père, nous trinquons à la santé du défunt. Nous l’écoutons évoquer, ému et nostalgique, quelques bons souvenirs de François. Je regrette de les quitter précipitamment, mais je dois retrouver notre fille, qui m’attend à la maison pour le dîner.
Le lendemain tu me racontes la fin de la soirée. Vous étiez avec l’assistante de la directrice et la fille de François. Quand celle-ci lui a demandé si la directrice pourrait venir prononcer quelques mots pour son père, elle a répondu : — Elle est en bas au cocktail. Elle n’aura pas le temps de monter.
François et Alain en guise d’hommage
Je n’ai pas vraiment connu François.
Mais puisque la parole a fait défaut et qu’il faut bien réparer ça, je me lance. La première pensée qui me vient est alors pour toutes les orphelines, les œuvres et les personnes. C’est douloureux d’être l’aînée endeuillée de toutes ses sœurs et l’on peut comprendre l’offense et la faute commise ce soir-là, à savoir que l’institution s’est plu à mondaniser avec les vivants plutôt que de côtoyer les morts, les veuves et les orphelines. Ce n’est pas qu’elles l’attendaient véritablement mais, seulement, la présence, en bas, de l’institution, en une contre-fête rivale de celle qui avait lieu à l’étage, avait un peu cassé l’ambiance. Disons simplement que le silence avait été tapageur.
Alain B. est parti lui aussi il y a peu. On a été nombreux à l’écouter sur les bancs de l’amphithéâtre de l’école des Beaux-arts de Paris autour de l’an 2000 et à lui devoir quelque chose. Pour ma part, la découverte de Tarkovski et de ce que lui avait dit son père : « Andreï, ce ne sont pas des films que tu fais ». Arseni, le père, avait raison, tout comme Alain. Ce ne sont jamais des films, mais des poèmes, des enfants, des amis, des fantômes. À quelle fête était l’institution le jour de la mort d’Alain ? Pas celle où se trouvaient Paul Klee, JLG, Andreï, Michelangelo, Johan Sebastian et quelques cabris des Cyclades.
Élise Vandewalle et Nicolas Guillemin Cette courte histoire fait partie d’une série en cours de rédaction de Contes horrifiques du monde de l’art. Nicolas et Élise sont membres fondateurs du cabaret courant faible. Ensemble, ils écrivent des contes horrifiques de l’art, dans le but de rendre visible et d’exorciser des moments de vie enfouis. La vie verte est le concept générique de cette pensée et de cette existence partagées. https://mondesheureux.net/cabaret-courant-faible/
Où je confirmerais qu’un site historique fermé apporte bien plus qu’il n’y paraît.
Une forteresse de montagne datant du XVe siècle, un écrin médiéval, des paysages à couper le souffle. Heureusement le château est fermé, ouverture début juillet, quasiment seule sur le site je fais le tour du donjon, l’impression de déambuler dans un décor de film en attente de l’équipe de tournage, un film d’heroic fantasy à la Game of Thrones probablement.
Je suis assise sous un arbre où une table et quatre chaises semblent avoir été disposé pour les visiteurs qui se seraient trompés de dates ou d’horaires. Une famille arrive en SUV. Eh oui c’est fermé. Le père prend quelques photos du donjon, la mère insiste pour que leurs deux enfants sortent de la voiture, prendre l’air, se dégourdir les jambes, profiter de la richesse architecturale du site. Les deux pré-ados ne semblent pas déçu d’éviter une visite par un guide trop sympathique, trop versé sur les anecdotes et une pluie de dates qui ne leur disent rien de précis. L’incarnation en princesse et chevalier sera retardée, leurs smartphones faciliteront l’attente. La mère m’adresse un signe de tête sans parole je leur adresse un coucou de la main gauche, la main droite tenant une touffe de pissenlits ramassé juste avant. Fin de l’échange, ils repartent, des châteaux il y en a partout dans la région, leur mission sera atteinte dans l’heure suivante.
J’étale sur la table les feuilles de pissenlits que je viens de ramasser, les classe par taille, les superpose puis les enroule en boule pour la salade du dîner. Je sors ensuite mon paquet de post-it vert fluo et mon feutre noir. Je veux laisser un petit mot aux prochains visiteurs du site. J’hésite plusieurs minutes avant d’écrire « Les châtelains sont partis au Super U à demain ». Je dispose le post-it sur le panneau d’information. Je vais me rassoir. J’attends trente minutes. Des jardiniers arrivent, deux dans un pick-up. Ils descendent du véhicule une tondeuse à gazon plus grosse qu’eux, il est temps de repartir au galop à travers champs, ma chevelure au vent, semant des fleurs sur mon divin passage ou plutôt, je mets mon barda sur mon dos et je repars à pied chevelure sale et emmêlée, une culotte en train de sécher au vent sur un bâton comme étendard, direction le nord.
Où j’observe aux jumelles des mouflons corses importés devenus auvergnats et revendiquant fièrement leur territoire.
J’attends jumelles rivées sur les yeux. Je ne bougerais pas sans les avoir vus. Importés de Corse et ré-introduits dans les années 1970 ils sont aujourd’hui environ quatre cents à s’adonner à l’alpinisme. De vrais pros. Rien, je patiente en vidant mon dernier sachet de fruits secs, l’immensité du paysage devant mes yeux me fait oublier la baisse de la note de la France par les agences de notation anglo-saxonnes. Je me console comme je peux en les attendant, toujours rien, je ne dois pas les mériter au bout de deux heures d’attente, je comprends le message en finissant la noisette orpheline au fond de mon sachet. Je la mâche lentement en observant les rochers et leur cinquante nuances de gris et les pelouses subalpines juste en dessous d’un vert à l’intensité fluo. C’est ma journée de marche où je marcherais le moins, attendre est aussi un plaisir. Je patiente en observant des rapaces, deux marmottes et surtout ce vert intense de pelouses que jamais les petits bourgeois d’aucun pays ne pourront reproduire devant leur pavillon. C’est satisfaisant, une couleur exclusive pour un lieu spécifique.
Fin d’après-midi je ne suis plus seule, des couples, des familles, des petits groupes prennent position, équipés en apéro en grignotage et en jumelles pour assister au spectacle. Trente minutes plus tard les mouflons sont là. Incroyable. Il y a-t-il un horaire de lâcher de mouflons ? Est-il imprimé dans un guide que les mouflons arrivent exactement à 17h45 ?