Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Une femme dans un bus parle à une autre femme. Qui n’est pas là, elles sont au téléphone, cela se passe dans un bus, à Paris, en plein après-midi, un jour gris. Le bus pousse ses soupirs de bus, la femme qui est assise en face de moi dit qu’elle n’en peut plus, elle ne dort plus. Les dettes, l’appartement qui ne se vend pas. Elle parle aussi d’une nouvelle technique qu’elle a essayée, cela s’appelle la conversation intérieure. Elle rentre chez elle. Elle a du ménage à faire. Un nouvel agent immobilier doit passer. Quelqu’un à l’arrêt frappe de toutes ses forces contre la carrosserie du bus à cause d’une porte qui ne s’ouvre pas. Le chauffeur n’arrive pas à activer l’ouverture de cette porte. On attend. On peut voir dehors, sur un panneau Decaux, sur l’affiche de l’exposition Vermeer qui va se tenir bientôt, la sérénité parfaite de la Laitière. La femme au bout du fl parle maintenant des voix qu’on a en soi. On a plusieurs personnes en soi. Contradictoires. Certaines il faut les écouter, d’autres les faire taire. Comment les faire taire ? Son interlocutrice dont je perçois le ton enjoué, n’a pas l’air de savoir mais je ne comprends pas exactement ses paroles. Un voyage qu’elles devaient faire ensemble avant ou après Noël semble remis en question. Et la femme assise en face de moi dit, toi, de toutes façons, toi tu vas toujours bien, c’est ton tempérament, tu as de la chance. La conversation revient sur le voyage et je comprends que l’interlocutrice invisible dit qu’elle ne pourra pas partir, elle a rencontré quelqu’un. Pas par une application. Dans un bar, comme cela n’arrive plus souvent. Il l’a invitée à prendre un verre. Ils sont restés en relation depuis et maintenant ils veulent se revoir. Le visage de la femme qui est en face de moi dans le bus s’est crispé tandis qu’elle regarde défiler Paris, on vient de traverser la Seine. On croise à nouveau la Laitière de Vermeer. Je me demande si ma voisine est saisie comme moi par la plénitude que dégage ce personnage exagérément agrandi, je me demande quelle influence peut avoir sur nos humeurs de passants cette affiche au cadrage recentré sur le personnage d’un des tableaux les plus célèbres du peintre, portrait d’une femme d’une autre époque, concentrée, paisible, qui regarde tranquillement le flet du lait qu’elle verse d’un récipient à l’autre. La conversation se termine un peu sèchement. Ma voisine pousse un soupir en rangeant son portable, ses yeux se posent sur la version géante de l’affiche puis sur moi.
Nous sommes sur la passerelle au dessus du second magasin « Beer Lady » à Shanghai. Le premier se trouve à 500 m. d’ici sur la rue Fahuazen, et le troisième dans un autre quartier, près de la station de métro Xinzha Road. Nous allons vous raconter ici l’histoire de Zhang Yindi. Voici donc une petite fable sur la sérendipité, qui est l’art de trouver ce que l’on ne cherchait pas.
Il était une fois une bonne dame shanghaïenne endormie derrière son photocopieur au fond de sa petite épicerie de Fahuazhen Lu. Nous nous souvenons l’avoir réveillée plusieurs fois, toujours souriante et joviale, pour photocopier le passeport d’un ami artiste invité. Il fallait parfois attendre que le photocopieur se réveille aussi, et chauffe un peu avant de s’activer.
À l’époque nous accueillions des artistes pour l’école offshore et nous les logions dans un petit studio à Xingguo Lu. A chaque fois qu’un artiste arrivait à Shanghai il fallait passer l’enregistrer au commissariat, et le commissariat de police du quartier est situé à Fahuazhen Lu. Généralement les étrangers qui se présentent au guichet d’enregistrement n’ont pas pensé à prendre des photocopies de leur passeport, et l’agent de police à l’accueil leur indique une petite boutique face au commissariat pour aller faire une copie. C’était la petite épicerie de Madame Zhang Yindi.
Madame Zhang Yindi avait ouvert depuis longtemps une petite épicerie qui devait faire environ 12m2. Très vite elle avait posé sur son comptoir une photocopieuse afin de rendre service aux étrangers venu s’enregistrer au commissariat voisin. Il n’était pas rare que ces clients de passage achètent une boisson, et assez souvent une bière.
Un jour en attendant que la photocopieuse se ranime nous avons remarqué qu’il y avait un bon choix de bières différentes, au milieu du fouillis des milles produits d’une épicerie de quartier. Quelques mois plus tard le choix avait encore augmenté et nous remarquions qu’une petite table ronde et trois tabourets en bois vernis dans un style pseudo rustique avaient remplacé un rayonnage de produits ménagers. Une autre fois nous constations que la variété des bières disponibles devenait vraiment très étonnante.
Les visiteurs étrangers qui remarquaient comme nous ce choix inhabituel de bière ne connaissaient pas le nom de madame Zhang Yindi, ou ne pouvaient pas le mémoriser. Quelqu’un la surnomma Beer Lady, et cela amusa Zhang Yindi qui par ailleurs aimait bien la bière et avait évidemment remarqué que ses bières lui attiraient des amis et des clients. C’est ainsi que madame Zhang Yindi devint Beer Lady.
Quand madame Zhang Yindi décida d’ajouter deux tables pseudo-bavaroises au milieu de l’épicerie elle se trouva un peu à l’étroit dans sa boutique minuscule. A l’époque elle avait déjà abandonné le commerce de l’épicerie pour ne plus vendre que des bières, mais il devenait évident que l’espace ne lui permettrait pas d’aller au delà des 200 marques de bières qu’elle proposait.
C’est alors que madame Zhang Yindi pu saisir l’opportunité de louer un grand local juste à côté de sa boutique de Fahuazhen Lu afin d’ouvrir un véritable supermarché dédié à la bière. Tout naturellement elle choisi d’utiliser son surnom de Beer Lady comme enseigne du nouveau magasin. De 200 types de bières elle pu ainsi passer rapidement à 1 570 bières différentes.
L’originalité non préméditée du concept de Lady Beer fut de proposer un très grand choix de bières ailleurs que dans un bar. Elle est la première à Shanghai à avoir commencé à vendre en magasin des bières artisanales provenant de plus de 40 pays différents. La combinaison de rayonnages en self-service et de tables où s’installer pour boire et bavarder entre amis semble évidente et banale mais c’est en réalité une sorte d’innovation. L’ambiance clinique d’un supermarché avec sol carrelé, néons industriels et armoires réfrigérées aux portes vitrées n’a rien à voir avec l’ambiance sombre et feutrées des tavernes et autres pubs ordinaires. Les prix sont beaucoup plus abordables que dans un bar. Cela fit l’originalité et sans doute le succès de Beer Lady.
Les problèmes de voisinage causés par le bruit des clients bavardant ou chahutant sur le trottoir transformé en terrasse avec quelques tables et chaises ont obligé madame Zhang à chercher un autre local qui puisse rester ouvert le soir, et c’est celui devant lequel nous sommes, près d’un métro aérien et d’une autoroute dont le vacarme couvre les éclats de voix et les rires des buveurs. Emportée dans son élan par le succès, Beer Lady a ensuite ouvert encore trois autres points de vente à Shanghai, de plus en plus grands.
Toute fable a une morale, mais il n’est pas question pour nous de faire l’apologie du capitalisme. Nous ne chantons pas les louanges du succès commercial de Beer Lady, même si nous ne renions pas un certain éloge de la libre entreprise. Nous ne rêvons pas de voir bientôt autant de Beer Lady que de Starbuck… Ce n’est pas l’obsession du profit qui a guidé Madame Zhang Yindi. Elle a fait ce qu’elle souhaitait faire. Elle a suivi ses intuitions mais surtout son plaisir. Elle aimait simplement la bière et buvait volontiers. Elle était heureuse de partager son plaisir et de se faire des amis avec les défis de buveurs dont elle sortait toujours vainqueur. Madame Zhang Yindi a l’habitude de dire qu’elle aime la bière plus que sa vie, et que la bière contient tout ce qu’elle veut dire et tout ce qu’elle ne peut pas dire.
S’il y a une morale c’est celle de l’opportunisme comme intelligence de la situation.
Texte lu à deux voix, en chinois et en français, avec un petit haut-parleur de guide touristique, le 26 mai 2018, à Shanghai sur la passerelle piétonne au dessus de l’avenue Yan’an, sous l’autoroute et la voie aérienne des lignes 3 et 4 du métro, à l’invitation de Gabrielle d’Alessandro dans le cadre de l’après-midi « Le pont que je prends tous les matins », avec Killian Cahier, Yasmine El Amri, Lang Gancao, Angeline Girard, Pauline Lecerf, Léopold Prudon, Alisson Schmitt.
vue du 5ème Beer Lady à Songjiang, dans la banlieue de Shanghai.
Aujourd’hui, après la crise du Covid et le confinement de Shanghai les trois magasins Beer Lady que nous connaissions sont fermés. Il semble que deux autres sont encore ouverts, celui de Suzhou Creek et celui de Songjiang.
Je suis routine. Pas moyen de m’en sortir autrement. Des horaires fixes. Des prévisions constantes, ce que je vais manger, ce que je vais aller voir, ce que je vais faire dans l’espace public, comment je vais interagir ou ne pas le faire. Aujourd’hui un nouveau déguisement, une nouvelle fiction. Tout sport. Avec accessoires. Surtout une pochette pour mettre son téléphone au bras. J’en rêvais. Une image mentale de plus pour ma collection. J’ai troqué ma gourde contre un sac à dos d’hydratation avec vessie de trois litres. Impossible de me prendre pour une amatrice avec un tel accessoire. J’ai noué un bandana jaune citron sur mon front. J’ai enfilé un bracelet éponge fluo au poignet gauche. Je fais quelques foulées sur place devant le miroir du salon. Go go go. Je démarre en si petites foulées que des mamies-caddies me dépassent. Les premiers passants du jour s’interrogent sur ma technique. En quinze minutes j’ai parcouru cent mètres. Au feu vert je dois faire des foulées sans avancer, mon moment favori incontestablement. Je pensais m’essuyer le front avec mon bracelet éponge fluo mais le bandana sur mon front empêche cette action, je n’y avais pas pensé. J’enlève mon bandana et je le noue autour de mon poignet droit. J’augmente mes foulées, quelque chose de plus sérieux. Je teste le tuyau et manque de m’étouffer. J’accélère, je me dirige vers le parc ou les joggers sont nombreux. C’est du sérieux et je m’assoie d’abord sur un banc pour les observer. Il y a les pro et les primo-arrivants. Les pro filent comme des balles. Les primo-arrivants n’ont pas de sac d’hydratation étanche de trois litres avec tuyau et valve d’aspiration super pratique sauf à la première utilisation. Je démarre dans un flux de primo-arrivants. Je me cale sur leur rythme. La nature artificielle du parc défile lentement. Je me concentre pour ne pas me tordre la cheville. Le parcours fait environ trois kilomètres. C’est une boucle. Performance dans la performance. Dès le premier tour je suis au bout de ma vie physique. Je m’arrête. J’aspire trente centilitres d’un coup. C’est l’heure de ma deuxième cigarette du jour mais exceptionnellement je la reporte de quelques dizaines de minutes. J’enlève mon sac à dos d’hydratation pour pouvoir me vautrer sur un banc. Je reprends mon souffle. Finalement je fume. Les joggers pro et primo-arrivants me regarde en passant. Je suis anomalie. Cigarette éteinte dans cendrier de poche j’encourage les joggers (pro et primo-arrivants) aussi fort que les spectateurs du tour de France. Je fais quelques pas à leur côté pour prolonger mes encouragements puis je reviens près de mon banc. Je hurle :
Tu es le maître du paysage. Le monde s’est arrêté pas toi. Si tu t’arrêtes tu prends des risques. Arrache-toi encore deux heures.
Je fais une pause. Je mange une barre de céréales, hurler m’épuise. Je sors du parc. Petites foulées. À chaque feu de signalisation je m’arrange pour accélérer ou ralentir pour arriver quand le feu passe au rouge pour les piétons, je fais alors des foulées sur place. Encore et encore. J’en oublie de traverser parfois. Devant le portail d’entrée de mon immeuble je recommence. Des petites foulées sur place. C’est intriguant pour les passants, j’attends sans doute un autre jogger. Je rentre. Je prends l’ascenseur pour deux étages. Dead. J’installe mon caméscope sur un trépied, j’appuie sur Record Je me place à deux mètres de l’objectif. Je fais des petites foulées sur place. Pendant dix minutes. J’utilise plusieurs fois mon tuyau d’eau même si mon visage n’est pas dans le cadre. Je m’essuie le front avec mon bracelet éponge puis je le jette au sol. Fin. J’écris sur la jaquette de la cassette mini-DV : performance n°101-01/08/25-10m’ Je range la cassette avec les autres, la collection, dans le couloir.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 2002
Pavel Hak, Sniper, éditions Tristram, 2002. Extrait, page 31.
On dit l ‘époque cruelle ? Violente ? Abjecte ? Je suis la violence pure. Mais, étant donné que je remplis une mission (tuer tout ce qui menace notre empire), je suis également au-dessus des qualificatifs moraux. La violence pure ne connais aucun critère. Elle déferle. Tue. Anéantit. Étant la violence à l’état pur, je suis l’époque. Alors taisez-vous ! Gardez vos gueules suintantes d’impératifs moraux fermées juste qu’à ce qu’une de mes balles vous fasse éclater la boîte crânienne ! Au-delà de l’abjection, je sers l’État. Tirer sur ceux qui incidemment travaillent à sa désagrégation est mon devoir. Je vise – et j’exécute – tous ceux qui nuisent à notre régime. Je n’ai pas de préférence. Pas de priorité. Soldats , paysans, femmes, enfants, vieillards, peu m’importe. Je fais mon boulot. Et les têtes éclatent. Est-ce que je tire sur mes semblables ? Né homme normal, j’ai su (à la différence de mes cibles) m’intégrer aux bâtisseurs de l’ordre. L’État d’abord. Tout à l’heure, j’ai vu surgir des ruines un groupe de gens. Ils étaient épuisés, affamés. Ô joie ! Cette souffrance, la détresse qui se peignait sur leurs figures, c’était le résultat de mon travail. Une des femmes à l’avant du groupe agitait sa chemise blanche. « Laissez-nous quitter cette ville ! » J’ai appuyé sur la gâchette. La tête de la femme a éclaté sous les yeux ahuris du groupe qu’elle menait. Eh ! Seuls les puissants sont protégés en ce monde. Alors que les misérables…
Depuis octobre 2023, le service de presse de l’armée israélienne a publié des dizaines d’animations 3D illustrant des sites présumés appartenir au Hamas, au Hezbollah et à l’Iran. Le style, désormais reconnaissable entre tous (zooms satellites, filigranes en noir et blanc et maisons texturées en rouge), s’impose comme le nouveau langage visuel de cette guerre. Jack Sapoch est un enquêteur numérique spécialisé dans la reconstruction visuelle et la 3D. Il a commencé à travailler sur cette recherche avec un petit groupe de collègues journalistes/artistes, notamment Nicole Vögele et Robin Kötzle, après avoir remarqué des schémas récurrents dans les vidéos 3D de l’armée israélienne l’année dernière.
Animation 3D du service de presse de l’armée israélienne sur le raid du Centre d’études et de recherche scientifiques syrien (SSRC) près de Masyaf en 2024.
Bon nombre de ces « illustrations » ne reposent pas du tout sur des renseignements vérifiés. L’analyse de 43 vidéos officielles de l’armée israélienne effectuée par Jack Sapoch a révélé des environnements 3D recyclés, des inexactitudes spatiales et des éléments empruntés à des artistes et des institutions sans rapport avec le sujet. Plus de 30 éléments uniques ont été retracés, notamment ceux de IanHubert, artiste, vidéaste et créateur 3D basé à Washington, qui réalise des modèles sur mesure pour son projet de science-fiction DynamoDream.
Image 3D de l’atelier de construction navale du Scottish Maritime Museum
Des scans de parkings, d’antennes et de tuyaux ont été réutilisés pour représenter des sites militaires du Hamas et de l’Iran. Les ressources d’Hubert, créées pour servir de décors à des paysages urbains cyberpunk, sont particulièrement utilisées dans les animations diffusées par l’armée israélienne lors de ses frappes contre l’Iran en juin. D’autres éléments proviennent de scans réalisés par le Scottish Maritime Museum dans son atelier de construction navale, qui ont été téléchargés et transformés par le service de presse de l’armée israélienne pour servir de décorations dans des usines souterraines de fabrication de missiles.
Ces ressources ont été utilisées dans des vidéos de l’armée israélienne aussi récemment que le 5 septembre, dans une animation de la tour Mushtaha à Gaza, détruite le même jour par des frappes aériennes israéliennes. Dans cette vidéo, le sol lui-même est une mosaïque de scans de trottoirs et de parkings réalisés par d’autres personnes. L’un des premiers exemples les plus vus est une animation de l’hôpital Al Shifa, publiée en octobre 2023. La « salle de commandement souterraine » a été recyclée à partir d’une animation datant de 2022 et représentant une école de l’UNRWA à Tel Al-Hawa. La rue, située au-dessus, a été construite à partir de devantures préfabriquées. Ces vidéos sont produites en interne par une petite cellule d’animation au sein de l’unité du porte-parole de l’armée israélienne, qui travaille principalement avec After Effects et Blender. Dans une vidéo TikTok diffusée après les attaques israéliennes contre l’Iran en juin, des soldats précisent avoir travaillé pendant des semaines dans le plus grand secret pour préparer les visuels. L’un des objectifs spécifiques de ces animations est de multiplier leur portée en favorisant une couverture secondaire. Et en effet, des dizaines de grands médias tels que la BBC, CNN et Sky News les ont diffusées, en partie ou dans leur intégralité, souvent sans contexte.
Ces animations brouillent la frontière entre preuve et fiction, participant à une guerre de perception où l’image précède souvent le fait. Faute de journalistes présents sur le terrain, elles sont le plus souvent reproduites sans véritable analyse critique par de grands médias internationaux. Cette enquête révèle l’importance croissante des animations 3D dans l’information et la manière dont celles-ci influencent les opinions publiques en temps de guerre, déformant la véracité des faits en construisant une réalité parallèle digne d’un métavers.
(Ayant lu avec son attention habituelle ma « Planète ») — Lawrence Krauser me signale n’avoir pas connaissance que quiconque ait jamais prétendu que la terre était une orange. Éluard, me rappelle-t-il, a écrit que la terre était bleue comme une orange. Ce qui n’est pas tout à fait pareil, je le reconnais. Éluard a écrit cela et un chatbot sans doute pourrait l’écrire aussi. Pour Éluard ce devait avoir un sens profond. Pour le chatbot c’est moins sûr. L’idée de « sens profond » en général fait doucement rigoler. Comme lorsque Johnny Hallyday proclamait que son intérêt pour l’histoire d’Hamlet devait avoir un sens profond. J’ai aimé l’histoire d’Hamlet, disait-il. Je ne sais pas exactement pourquoi. Puis : Il y a certainement des raisons, des raisons profondes. Le pauvre Johnny avait été abandonné et renié par son père, aussi dans sa grandiose simplicité n’avait-il pas nécessairement tort. Et assurément il avait raison de conclure : (lugubre) Mais c’est sans importance.
Ce qui en a : L’écriture automatique, l’écriture automatisée — sont choses bien différentes. Le comment, le pourquoi. Le choix dans les deux cas est possible, en seconde lecture. La loi sera, ou ne sera pas adoptée. Juge et maître de toi-même. La bonne blague. WSB. : Couper les lignes-temps / EZ+AB : Nous autres, oranges mécaniques / 2HB : Celluloid pictures of living — analogies parties en fumée.
Tintin a son orange bleue — la ligne claire : un programme de gouvernement ? Je demande à la machine si orange est invariable. Bien mal m’en a pris.
Là débute véritablement notre histoire. (Me lire, idem qu’avec Wagner, on peut s’embarquer pour les neuf heures de représentation mais aussi s’en tenir aux ouvertures et préludes — dans le cas présent, alors que nous nous tenons ensemble sur le seuil, soyez prévenu : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance.) C’est que j’ai mal jugé la machine. (Oublié la leçon de Tintin…) J’ai omis de lui tracer une ligne claire. (Et qu’orange pouvait être bleu ?) Au lieu de lui demander : est-ce qu’orange est invariable ? (ou de me montrer plus précis encore) J’ai tapé : orange.
Virgile exposant à Dante sa Théorie de l’Information (Gustave Doré)
J’ai tapé : orange. Bien mal m’en a pris. Vous qui entrez ici, et cetera. Lien sponsorisé : Orange.fr / Portail Orange / Site officiel™ Je ne vais pas m’émouvoir pour si peu. On est en 2025, on paye pour paraître le premier, c’est bien marqué : « Sponsorisé ». C’est clair. C’est net. C’est bien. Tout au plus pourrait-on objecter que ça prend un peu de place : Orange-Espace client, Les Offres du Moment (avec majuscules), Boutique en ligne Orange, Orange-Mobiles, Orange-Forfaits, pas moins de cinq subdivisions mangeant une portion non négligeable de la plus généreuse hauteur d’écran. Le deuxième lien (principal) proposé n’est pas sponsorisé : Portail Orange / Offres Mobiles, Internet, TV, Actu & Accès, et cetera. On se demande pourquoi ils ont payé pour le premier puisque c’est le même, sauf les subdivisions, qui prennent aussi pas mal de place. Le troisième lien sur la page c’est : Boutique Orange. Le quatrième : Orange professionnels. Puis vient un plan (ça prend de la place) et trois adresses de (vraies) boutiques Orange (ça prend de la place). Le sixième lien à proprement parler c’est : messagerie Orange. Le septième : site institutionnel d’Orange (en gros, l’équivalent virtuel du siège social de l’entreprise). Lecteur attentif, qui peut-être a négligé l’injonction d’abandonner tout espoir au moment de me suivre, tu auras noté, avec un frisson d’anticipation, que j’ai pour l’heure passé sous silence le lien numéro cinq — se pourrait-il qu’il ne participe pas de la même série ? Cela se peut et c’est le cas. Il s’agit du site officiel de la municipalité d’Orange. Pas forcément votre ville préférée. Moi je ne la déteste pas car il se trouve qu’une personne que j’aime, et avec qui j’ai beaucoup écrit, à quatre mains comme on dit, y tient avec son mari — j’ignore si on tient un commerce à quatre mains ?— une librairie : L’Orange Bleue. Qu’on y ait ou non des attaches, la présence, virtuelle, sur la page, d’une véritable communauté humaine, fût-elle le terrain de jeu de toutes les nuances possibles de l’extrême droite, pourrait nous être un réconfort… Cela se pourrait, oui, si la page suivante de ma recherche Google, une fois ouverte, ne s’avérait pas encore plus exclusivement dédiée au constat de l’omniprésence algorithmique de la société Orange.
Des pages et des pages…
L’éléphant dans la pièce : nulle trace, nulle part, ne serait-ce que de l’existence de la couleur orange. Ni du fruit, d’ailleurs. Une couleur a disparu. Pour le fruit, à la limite, nous pourrions invoquer le déclin de la biodiversité. Mais le fruit et la couleur. Comme un anéantissement simultané de l’œuf et de la poule. Ainsi qu’aime à le répéter Donald Trump, qu’on dit être orange : c’est triste. Saaaad… La couleur est là, partout même, se manifeste en tant que fond pour un logo. Logo omniprésent, ce sera clair pour tout le monde. Je la vois au sens où je la reconnais, et je le reconnais parce que je l’ai connue. Je l’ai connue du temps où cette couleur avait encore un nom. Ce n’est plus le cas. Il existe un nom : orange. Et il y a une couleur, omniprésente sur ces pages, ces écrans, qui, dans le monde où j’ai longtemps vécu, était nommée. Il n’y a plus de couleur orange.
I. R. L. !
Ça rit au fond de la salle. Technophobe que je suis, n’ai-je donc pas connaissance de ces onglets et menus déroulants ou à tiroirs, conçus pour me réorienter en fonction de ce que je cherche réellement ? Se pourrait-il qu’en fait, vous vouliez plutôt parler du fruit ? Ou de ce Guillaume d’Orange à l’origine de l’indépendance des Pays-Bas ? ou de son homonyme et parent qui, avec la reine Anne, changea un siècle plus tard l’histoire de l’Angleterre ? ou de l’ordre protestant d’Orange, en Irlande du Nord ? ou de cet autre prince d’Orange qui, au Moyen Âge, écrivit de si belles poésies ?… (2 ou 3 mots suffisent d’ordinaire) … ou, qui sait, peut-être encore l’objet de votre recherche est-il la couleur orange ? Mais non. Rien de tout ça ne m’est proposé. Des onglets sont bien présents, qui me déclinent à nouveau « Espace clients » « Service technique » « Messagerie Orange », etc. Des menus se déroulent à satiété, partout où se prend à errer le curseur de ma machine, me chantant toujours la même chanson : « Accueil professionnels », « Accueil particuliers », « Abonnements et promotions » — pas l’ombre d’un tiroir où se cacherait la couleur orange. Pour le reste : — les princes — les poètes — les orangistes et leurs bûchers — et l’état d’Afrique du Sud, et le Stepford californien d’Orange County, POUR LE RESTE, ai-je dit, JE sais où chercher. Tel est le privilège du sachant sachant sacher. POUR LES AUTRES : circulez. (Quel bien cela vous ferait-il d’apercevoir que ces choses et ces gens ont laissé quelque trace dans notre culture bourgeoise occidentale obsolète, blablabla ?) POUR TOUS : Il est de mon triste devoir de l’annoncer aujourd’hui, LA COULEUR ORANGE n’est plus.
Bonne nouvelle : la France est, pour une fois, à la pointe de l’innovation. Orange étant une entreprise française, on peut spéculer (ça, on le peut toujours) que notre pays est le premier, et à ce jour peut-être même le seul, où la couleur orange ait disparu — mais la couleur bleue ? Français, encore un effort !
Quelque part en France
Ce n’est pas tout d’avoir fait disparaître jusqu’à la série Orange is the new black, à l’occasion de cette Saint-Barthelémy corporate de la couleur orange. Je voudrais dire un mot du fruit. Après tout, le fruit aussi, l’orange, a disparu. Il subsistait dans mon enfance sous forme d’arôme. Tang, la boisson des conquérants de la Lune. Puis vint le bio. Le fruit est revenu, puis reparti. On le cherchera en vain, sur Mars : absent des bases de données. Non, absent des suggestions — on ne la cherchera simplement pas, l’orange.
Parlons, enfin, de l’orange mécanique. Pourquoi ? Je sais exactement pourquoi. Comment écrire sur l’orange, ou surtout jouer avec le mot « orange » (même vidé de son sens et de son suc) sans succomber à la facilité de caser à un moment ou à un autre cette fameuse « orange mécanique » qui sonne si bien ? qui claque, selon l’expression désormais consacrée ? (De même que l’original anglais : Clockwork Orange.) Réponse : on ne peut pas. Je le sais : j’ai essayé, mais je n’y tiens plus — pire que l’orange bleue, à l’origine de tous ces tracas. L’orange mécanique c’est le pantin saignant de la technocratie, étatique ou entrepreneuriale, qu’importe, la jeunesse pleine de jus et de peps en apparence, gueularde, violente, mais dont, en tendant l’oreille, on peut entendre grincer les rouages soigneusement réglés par la Machine de Contrôle. (La fameuse…) Chez Stanley Kubrick c’est une nouvelle ligne de streetwear adaptée à l’ultraviolence pas encore filmée au portable, pour Anthony Burgess c’est la négation du libre-arbitre, la culture de l’excuse qui n’épargne pas mais rabaisse : l’idiot reconditionné. Burgess était catholique. Il croyait que le choix, au début, avait la forme d’un fruit.
Sans légende
Qui a volé l’orange ? Ne reste que l’Orange du marchand. Triomphe final de la chansonnette aphasique, l’univers ne s’achèvera pour nous ni par un bang ni par un soupir, mais par une ritournelle pas forcément bien composée servant de bande son à une scène de destruction universelle, parce que créée par la machine sur la base d’une synthèse de toutes les scènes de destruction précédemment imaginées, les images défilant au ralenti. Les mots se seront fait rares, marques déposées. Qui a volé, a volé, a volé, a volé, a volé, a volé l’ * Qui a volé, a volé, a volé, a volé, a volé, a volé l’ * du marchand ? Seule, la chanson favorite de Marguerite Duras surnagera. Par accident. Capri et mon premier amour une fois privatisés, il ne restera que : « c’est fini ».
Erratum (cherchez l’intruse)
Il n’y a plus de couleur orange. D’autres suivront, d’autres couleurs perdront leurs mots, pas juste des couleurs mais aussi d’autres notions sans valeur suffisante sur le marché — car dans cette affaire ce ne sont pas les mots qui disparaissent : les mots seront toujours là mais à la façon des loups de Vyssotski courant dans une seule direction, entre des lignes rouges — le rouge reste à ce jour une couleur — jusqu’à finir en descentes de lit. (Les gens ne lisent plus que pour s’endormir, vous avez remarqué ?) Non, ce n’est rien de si grave : le sens. Le commun pas tout à fait commun. C’est un peu grave, en fait, quand on y pense. Mais je ne désespère pas. J’ai la vision, comme aime à le dire ma fille.
Dans ma vision, il n’y a plus de couleur orange. Ça, ça ne change pas. Je marche dans un champ de ruines — un champ de ruines sémantique, j’imagine — et, il ne faut pas se mentir, je suis pas mal désespéré. Dans la nuit brûle un feu, autour duquel se réchauffent Marguerite Duras et Johnny Hallyday. Duras, un gros casque sur les oreilles, écoute Herbert Léonard. Elle ne m’entend pas, aussi je demande à Johnny Hallyday, habillé de cuir et de peaux comme pour cette tournée encore plus ridicule que d’habitude dans les années 1980, inspirée par Mad Max, ce qu’il fait là. Je lis. Je me dis qu’il a bien le droit de se prendre pour Hamlet, avec tous les efforts qu’il a fait pour mourir sur scène, afin que ses fans le dévorent comme Dyonisos. Mais tout ne tourne pas toujours comme on veut. Je décide de lui laisser le dernier mot. Je demande : Bon, vu que depuis la disparition de la couleur orange et du reste, je n’ai plus trop foi en rien — est-ce que par hasard vous auriez une idée du secret de l’humanité et tout ça, et de comment tout reconstruire ? Il dit : Je vais essayer de vous raconter cette histoire. Comme je l’ai ressentie, moi. Et vous la ressentirez, comme vous voudrez. Vous.
Le livre Realitiz de Patrick Bouvet ne paraîtra peut-être pas le vendredi 10 octobre 2025.
Rien ne l’atteste, rien ne le confirme.
Les personnages de Realitiz de Patrick Bouvet n’existent peut-être pas plus que le livre, leurs caractères profonds ne sont pas développés, imperceptibles, iels sont images, symboles, simulacres.
Les formes utilisées par Realitiz de Patrick Bouvet n’existent peut être pas plus, ignorées, fantomatiques dans un monde de la lecture qui souhaite juste des récits et des messages simples.
Les QR code composant la couverture de Realitiz de Patrick Bouvet renvoient aux collages et bandes son de l’auteur, mieux que de lire une quatrième de couverture.
Avec Realitiz, son quinzième livre officiel, Patrick Bouvet a composé le Graal ultime, mettre toute son œuvre dans un nouveau livre, livre qui n’est peut être pas paru.
Extraits :
James s’était rapproché de la table – se plaçant derrière Catherine qui semblait totalement absorbée par ses compositions sauvages – il regardait par-dessus l’épaule de sa compagne – essayant de se repérer dans ces paysages explosés – suite de ruines – d’épaves – de déchets – les derniers vestiges d’un monde en train de disparaître – à force de saturation de ses signes –
Ils furent conduits jusqu’à une petite table où trônait un grand bol à demi plein d’un liquide brun – « venez déguster notre punch maison » – le docteur fit signe à une jeune femme au strabisme divergent de les servir – aussitôt elle poussa des petits rires aigus comme une sorcière perverse de dessin animé – ils regardèrent le docteur avaler d’un trait le mystérieux breuvage – avant de l’imiter en se lançant des clins d’œil complices –
Patrick Bouvet Realitiz éditions de l’Olivier 180 pages 18 euros
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Nous sommes toutes deux assises devant nos bols de soupe de part et d’autre de la table ovale, les rideaux verts sont tirés, c’est la nuit, tu rentres du cinéma et tu me parles de galaxies. Des galaxies à l’infini, cela donne le vertige, on ne peut pas vraiment se figurer. C’est presque impossible et pourtant c’est peut-être vrai, sans doute, qu’il existe ailleurs, dans d’autres galaxies, des planètes habitables, plus habitables que la nôtre, d’autres vies, des vies autres, pas comme les nôtres, des vies d’êtres qui n’ont rien à voir avec nous : extra terrestres – ce ne sont peut-être pas des êtres, et ces vies peut-être pas des vies au sens où on l’entend sur notre planète à nous. Autres autres, tu es plongée dans une profonde rêverie, qu’est-ce que ça veut dire autre? Alien, c’est nous les Alien. Des galaxies à l’infini… Connaître ce temps où le temps passe autrement, c’est une minute ici, et quand tu reviens sur terre, sept ans de ta vie se sont écoulés. Tu n’as rien vu, rien suivi. Et sur terre ça fait sept ans pourtant.Tu dis, comment se figurer quelque chose qu’on ne peut pas se figurer ? L’astronome de Vermeer face à sa fenêtre aux carreaux dépolis par où la lumière entre se redresse un peu sur sa chaise pour faire tourner le globe où sont représentées les constellations avec des formes en rubans qui deviennent les rivières ou les dragons du ciel. Il a le bras tendu, le pouce et le majeur sur le globe comme pour mesurer quelque chose, de l’autre main prend appui sur la table, la table solide mais couverte d’un gros tapis qui remplace les arêtes par des plis. La fenêtre n’est pas ouverte. Pourtant l’infini est là, derrière toi, sur cette reproduction du tableau de Vermeer, comme dans ce film de science fiction qui t’a tant plu, qui t’a fait visiter les galaxies et que tu es en train de me raconter. Et tu dis, tu te rends compte ? Les humains ne sont pas seuls dans l’univers, c’est impossible. Et tu dis, d’autres univers, un univers sans début ni fin, mais qu’est-ce que ça veut dire ? quand j’essaie de me le figurer… Derrière toi, un peu flou pour mes yeux sans lunettes, l’astronome de Vermeer au travail, livre ouvert, déployant son ample vêtement d’intérieur d’un bleu qui n’est pas celui du ciel. Tu éclates de rire et tu dis, ce bonhomme en robe de chambre, mais maman, ça n’a rien à voir. Mais Mamaaan ce n’est pas de cela que je te parle: je te parle de l’infini, l’infini des galaxies, et toi tu me montres encore un vieux tableau. Moi je te parle des galaxies. Des voyages interstellaires, intersidéraux. De l’infini. Des trous noirs, des supernova, des exoplanètes. On dirait que tu ne veux pas savoir.