« Une cabane c’est pas un cabanon » : cette épitaphe gravée dans le marbre sur la tombe d’un vieil homme, voisine de celle de mon aimante mère, me distrait toujours alors que je souhaiterais, en bon fils, apprendre à prier et à me recueillir. Philosophique, comique, ou peut-être simplement indécrottable bricoleur, ce grand-père parti ni trop tôt, ni trop tard, repose en paix selon les vœux de ses enfants et petits-enfants.
Et voilà qu’à des siècles et des milliers de battements d’ailes migrateurs de ce cimetière du sud de la France se trouve aux quatre vents et au beau milieu d’une large plaine d’Islande une maigre architecture, un monticule, un têtu talus, qui n’est pas plus cabane que cabanon mais véritable Palace sans dorure, et voici sa véritable histoire.
Trois vieilles âmes vivaient sous ce même toit. Juste un toit. Þorbjörn, Grímur et Sturla se sont retrouvés pas totalement par hasard, mais après avoir été tous trois excommuniés de la société des Hommes.
Þórbjörn Oddsson « jambe raide » fut le premier à se poser dans ce qui restait d’un refuge de berger abandonné ; assez loin des côtes pour ne pas être retrouvé, pas trop à l’intérieur pour ne pas y être mortellement oublié. Þorbjörn avait volé, violé et tué, et vécut là des années durant, seul, cela s’entend. Avant que Grímur Logason le noir ne le rejoigne par le hasard des ornières ovines. Condamné lui aussi à un éternel retranchement pour avoir tenté d’étrangler, pour de faux, son frère à plusieurs reprises, Þorbjörn l’accueillit sans grande joie. Mais la compagnie autre que celle de sa propre ombre ne pouvait pas être totalement mauvaise. Tous deux, pas très éloquents, ont trouvé cet équilibre des hommes assagis, presque sages. Une vie quotidienne à perpétuité essentiellement régulée par deux saisons ; l’une obscure remplie de chieuses chimères, l’autre lumineuse qui emmerde sérieusement le repos de Grímur.
Plusieurs hivers après, Sturla Hinriksson, proscrit lui aussi, les retrouva au bout de longues pérégrinations sur l’île pour avoir déclaré fort et pas si haut que ça qu’un ciel sans cieux était notre seule, unique et dernière demeure.
Il était tout à fait laid et n’avait pas de sobriquet. Mais Sturla était bavard, et participait assez peu aux tâches quotidiennes du trio. Cela ne dérangeait pas plus que cela les deux autres. Grímur était celui qui entrenait les lieux, Þorbjörn, lui, chassait, cueillait et avait la connaissance de l’art de la conservation de toutes possibles pitances. Sturla, lui, était bavard. Et ça c’était bien, des fois.
En ce talus têtu, au beau milieu d’une plaine de la peu fertile terre d’Islande, ont vécu ces trois cœurs animés par la survie, sans véritable amitié, en ce Palais sans mortaise ni souverain, tantôt sous la neige obscure des mondes sans fin, tantôt sous la danse des herbes folles animées par un astre solaire qui n’arrive plus à se cacher.
Ce texte est extrait du livre d’Aubin Chevallay, « Kyrrðin að mála / Le silence de la peinture », qui présente ses photographies des expositions organisées en Islande en 2022, ses paysages islandais et des textes de ses modèles et de personnes contactées sur les médias sociaux.
Serge Comte, né en France à la Tronche, l’été 1966, a été bon ramasseur d’abricots, mauvais dessinateur, passable professeur de français pour enfants, et désormais excellent brancardier au CHU de Reykjavik.
La question de l’archive Entretien avec François Deck par DeYi Studio
Vous ne trouverez pas grand chose sur internet concernant le travail de François Deck. Cinq mots d’une micro-biographie égarée sur un site de cotations, un dessin de 1977, trois sculptures incrustées au sol aux abords de la faculté de Sciences sociales de Grenoble depuis 1993, la mention d’une banque de question en 1999 et un article de 2002, « esthétique de la décision ». Neuf réponses au total sur Google, c’est bien peu. Quand aux images, il y a visiblement d’autres François Deck, et celui qui nous intéresse est fort rare. Comment expliquer cette invisibilité sur nos écrans d’un artiste qui après avoir longtemps dessiné a bifurqué vers une pratique sociale l’ayant conduit à repenser son rôle d’enseignant et à travailler depuis plus de trente ans comme artiste consultant aussi bien avec une agence d’urbanisme, une association, un squat ou une maison de la culture?
– Pourquoi cette absence de documentation sur internet ? En quoi l’ici et maintenant, essentiel pour toi, est-il menacé par d’éventuels rebondissements lointains et différés de la documentation ? Faut-il préserver cet ici et maintenant dans une forme de confidentialité ?
Pendant vingt ans j’ai une pratique du dessin et de la gravure, puis de la sculpture alors que mon enseignement dans une école d’art est devenu beaucoup plus expérimental. Cette distorsion a abouti à une rupture nette avec mes savoir-faire précédents en mars 1992. Je lis expérience et pauvreté de W. Benjamin et fréquente l’art conceptuel. Le travail va nécessairement inclure des partenaires dans la phase de conception qui est aussi la phase de médiation et de réception. J’interroge la rigidité des rôles sociaux, particulièrement le rôle d’artiste et les positions de savoir. L’espace est celui du réseau (la rencontre). Le temps est processuel. J’affirme le langage comme le médium d’un présent de l’attention. Intervenant au cœur de problèmes qui concernent les autres, je me sens obligé à une certaine discrétion. Mon statut d’artiste est connu des personnes avec lesquelles je travaille mais je ne le mets pas en avant. Un texte de Brian Holmes, L’auteur évanouissant, paru dans la revue Multitudes en 2004 témoigne de quelques-uns de ces processus.
– Il y a pour toi une interférence négative entre l’activité et son archive ?
Mon activité d’artiste consultant m’a amené a développer quantité de scénarios, de protocoles de débat, de documents préparatoires. Ces archives m’appartiennent. En aval, la situation est plus complexe puisque les productions sont à la fois singulières et collectives. Des données que je mets en forme sont produites (des objets médians) archivées et réactivées dans la suite du processus voire d’autres processus. Pour insister, je soulignerai que ces objets médians qui comportent un souci esthétique dans leur conception sont des outils internes au processus. Les mises en forme c’est le collectif lui-même qui les réalise en fonction de ses propres perspectives. Je m’interdis les techniques de captation telles que la vidéo ou la photo que je trouve perturbantes et triviales. Je voudrais préciser que je jouais avec la figure du consultant comme il m’est arrivé de jouer avec le rôle d’homme de ménage ou de me faire remplacer à l’occasion d’une invitation à donner un workshop dans une institution. Depuis les débuts de L’école erratique j’ai abandonné le rôle d’artiste consultant (1995-2010).
– Les artistes qui documentent leurs faits et gestes sur le web, sur Instagram ou sur Facebook, ne sont pas nécessairement dans une logique professionnelle, promotionnelle et concurrentielle. Pouvons-nous considérer qu’ils vont aussi dans le sens d’un partage de ressources ?
Oui, il y a beaucoup de ressources passionnantes sur internet. Les images qui circulent de mon travail sur le net datent des années 70 tout simplement parce qu’avant 1992 je n’avais pas encore renoncé aux formats du marché. Autour des années 2000-2010, la mémoire d’internet traitaient mieux l’actualité de mon travail. Ces pages ont reculé dans google, sans doute du fait de la rareté de mes apparitions institutionnelles et une augmentation de la circulation de mes travaux datant d’il y a cinquante ans. L’ancien prend le pas sur le récent dans les fantasmagories du marché. En 2024, le marché n’a pas renoncé à moi et je n’ai pas renoncé à la critique d’une hégémonie de la valeur sur les valeurs de l’art.
– Ne penses-tu pas malgré tout qu’internet, au delà ou en deçà de ce qu’il est devenu par le processus d’enclosure des plateformes (Facebook & co), reste un outil de contournement puissant de l’hégémonie du dispositif d’exposition contrôlé par le complexe institutionnel-marchand et actuellement colonisé par le luxe ?
Je n’ai pas d’avis définitif sur la question, ce n’est pas l’outil de contournement que j’emprunte. « Cela va évidemment de soi » qu’un artiste soit sur le web. Mais si « Ce qui ne va pas de soi » est une définition possible de l’art, mon travail est de vérifier cette proposition. Je pense que pour être effectives les pratiques ont à opérer in real life en se dégageant du « tout marché » et en inventant d’autres économies. L’économie des pratiques artistiques n’est pas irréductiblement attachée à un statut d’artiste, ni au négoce d’objets réputés « d’art ». Ce « Ça va de soi » condamne les esthétiques à la répétition et les artistes perpétuent le système qu’ils critiquent. Depuis le début des années 90, je pense que la construction du terrain de jeu fait partie des fonctions de l’art.
– Quand tu élabores le processus desbanques de questionstu ne te préoccupes pas de l’enregistrement des réponses ?
Une grande quantité de banques de questions a bénéficié du développement spécifique d’un logiciel de base de données en 1995. Ce dispositif permet d’opérer des regroupements significatifs de questions de façon à ce qu’elles se répondent les unes, les autres. Mais ces datas n’ont véritablement d’intérêt qu’activés, en amont et en aval, par des protocoles de débat. Rendre publics ces datas en tant que trace n’a pas beaucoup de sens. Ce qui compte c’est si quelque chose a changé pour le collectif et les personnes qui le constituent. Le sort des objets relationnels de Lygia Clark est à ce propos significatif. Leur exposition dans un musée n’a aucun sens. Par contre le travail d’entretien de la critique d’art et psychanalyste Suely Rolnik avec les anciens patient·es de Lygia Clark a beaucoup de sens (Archive pour une œuvre-évènement 2010).
– Avec les brochuresBrouillon Généralque tu publies régulièrement, tu fais circuler des textes qui te semblent utiles. Pour les imprimer tu les mets en page au format PDF. Pourquoi ne pas les rendre disponibles en téléchargement sur une page web ?
Depuis 2010, je travaille quasi quotidiennement, avec un atelier d’impression numérique. Les petits tirages favorisent des interactions fines avec des conversations, avec des sessions de L’école erratique, ou bien mon implication dans un groupe. Je suis en train de reprendre une brochure imprimée et diffusée depuis plus d’un an selon différentes versions. Elle est organisée autour d’extraits de textes de François Tosquelles, rassemblés par Joana Masó, et prend son sens dans un groupe d’étude qui s’intéresse à la psychothérapie institutionnelle. Son titre « Ce qui ne va pas de soi », est une formulation empruntée à Jean Oury. Hier, Alice Guerraz, une artiste participante à ce groupe aux occupations professionnelles diverses, me retourne une version de la brochure annotée de façon très pertinente et expressive. Après avoir terminé cet entretien je vais inclure certains de ces ajouts dans une nouvelle version. Il ne s’agit pas simplement d’améliorer un contenu mais de prendre en compte l’histoire qui arrive à un objet dans une histoire qui change. Il n’y a donc pas de « bonne » version dont l’état mériterait d’être enfin diffusé à un grand nombre d’exemplaires. Les brochures sont des quasi sujets sensibles à la rencontre.
– Refuser, ou tout au moins éviter, le partage d’une documentation sur les réseaux ouvre donc selon toi d’autres mémoires ? Est-ce à l’œuvre dans le protocole de l’école erratique?
Je ne refuse pas de partager les documents puisque c’est leur fonction d’être activés à l’intérieur de processus de travail. Étant donné que le public est maintenant captif d’institutions privées qui reprennent au compte de leur communication et de leurs affaires les discours de la démocratisation culturelle je ne vois pas d’avantages évidents à emprunter des réseaux propriétaires. Je mène depuis plusieurs années une critique du tout projet (La Dictature du projet, Laboratoires d’Aubervilliers, 2019). Cette critique circule assez bien avec le bouche à oreille. Je porte une attention particulière au vocabulaire. Le langage est une institution (Saussure) toujours au risque de privatisation comme toute institution. Abordé comme médium plutôt qu’en terme de moyen de communication, L’école erratique prend soin de la plasticité du langage.
François Deck et DeYi Studio, entre Grenoble et Shanghai, décembre 2024. * légende image de couverture : avant ou après une session de l’École erratique (Bazaar Compatible Program, Shanghai, avril 2012)
Notes :
– Les Banques de questions révèlent les ressources subjectives d’assemblées de différentes échelles. Le dispositif, développé depuis 1995 jusqu’aux années 2010, a été motivé par le désir de maintenir des singularités là où les synthèses collectives aplatissent les différences. Le groupe peut être constitué ou bien la constitution d’un collectif est l’enjeu. Des protocoles de conversation fonctionnent sur un mode ludique. On entre dans le jeu par quelques questions, rassemblées et redistribuées en jeu de cartes. Les énoncés sont ensuite soutenus par quelqu’un d’autre. Ces diagonales entre les questions contournent la frontalité des opinions pour faire apparaître d’autres significations. La perplexité éprouve le savoir.
– Agencer l’improbable, est un jeu traduit en six langues. Il propose un partage d’énoncés connotés par la question : Comment ? Par exemple : « Oublier ce qu’on sait faire ». Ce jeu a été constitué à partir du recueil de propositions formulées par des étudiant.es d’une école d’art dans un cours de méthodologie partagé avec Joël Bartoloméo. Je n’ai rédigé que la règle du jeu. En contraste avec l’idée d’une « bonne méthode », le jeu questionne : les désirs,les points de vue,les expériences,les rôles,les expertises,les usages,les styles,les ressources,les outils,les rythmes, etc.
– Les brochures Brouillon général circulent de la main à la main. Ce sont des objets médians : poèmes, textes théoriques, entretiens, études d’ouvrages, notes, fictions littéraires, images glanées, archives diverses… L’impression numérique accueille la rature, la biffure et la réécriture. Lorsqu’une publication est remise en écriture, la diffusion précède la conception. Sans capital et sans stock, les éditions Brouillon général reprennent le titre d’un ouvrage éponyme de Novalis (Allia 2000).
– L’école erratique propose des sessions de cinq personnes, ni plus, ni moins. Sa visée est de faire connaissance en élaborant des problèmes. Les situations de problème sont déterminées, la forme d’un problème est indéterminée. L’élaboration d’un problème spécifique est stratégique. Augmenter la pertinence des problèmes par un retard concerté des solutions et subjectiver les problèmes de façon imprévisible, tel est le programme de L’école erratique.
Hubert Lucot est décédé il y a presque 8 ans (17 janvier 2017). Pour continuer à parler de son œuvre et à orienter des lecteur.trice.s vers ses livres nous publions ci-dessous un texte de Jean-Charles Massera paru en mars 2010 dans le livre « Opération Lucot » (éditions ère). En fin d’article la liste des livres d’Hubert Lucot et certains un lien direct sur Place des libraires pour un achat immédiat. Découvrez redécouvrez l’un des grands nom de la littérature et de la poésie.
(Extraits, notes et commentaires à l’usage d’une histoire littéraire à venir)
1984. Langst : « Un livre qui ‘tienne debout par le style’ ? (Tiennent, se tiennent les maisons…) Qui batte au rythme de la syntaxe du monde : paliers, clins de conscience ». Lorsque le livre paraît la littérature ne fait pas encore partie de mes préoccupations, j’étudie les sciences politiques et les avant-gardes, le modernisme et les bouleversements majeurs des données de l’expérience esthétique et littéraire énoncés depuis la fin du XIXe siècle ne sont pas dans les programmes de l’éducation nationale. Ce n’est qu’en 1998, après avoir parcouru le catalogue de l’exposition « Poésure et peintrie » organisée cinq ans plus tôt au Musée d’Art Contemporain de Marseille que je découvre le travail d’Hubert Lucot. Et d’apprendre en feuilletant l’ouvrage que parallèlement à l’histoire des propositions littéraires et artistiques qui ne remettent rien en cause enseignée dans les manuels scolaires et les unités de valeurs universitaires, il y a (eu) une autre histoire, une histoire majeure que la volonté de ne pas savoir qui constitue le fondement et le cadre de l’écriture de l’histoire littéraire de divertissement de tout ce qui a pu constituer un enjeu depuis l’invention de l’espace poétique et artistique moderne s’acharne à nier. Était exposé, Le Grand Graphe, soit une affiche de 12 m² (disponible en 8 rouleaux imprimés en sérigraphie accompagnés d’un livre-mode d’emploi de 112 pages aux Éditions Tristram) composée en 1970-1971.
Question de Jacques Barbaut en 1999 à propos de ce travail qui ne rentre pas dans un rayon de bibliothèque : « Est-ce que vous considérez que le Grand Graphe constitue le noyau dont tout procède dans votre écriture, en amont et en aval ? »
Réponse : « Ah oui ! [bondissant] Oui, on pourrait dire ça : je ‘débloquais’ complètement, enfin ! Dans les années 60 j’avais composé quelques livres brefs, dont la moindre des phrases était due à une écriture automatique ; ensuite, les mots étaient retravaillés à l’extrême et surtout montés à l’extrême. J’ai fait trois livres brefs, Absolument, jac Regrouper et Information, les trois ont été publiés récemment. Pendant leur écriture, de 1960 à 1970, le blocage a dominé. Dans le Graphe, j’ai vraiment allongé mon geste, je n’ai pas retravaillé la syntaxe finale, c’est-à-dire que la composition d’ensemble était due à la production d’espaces, car l’écriture produisait une page blanche : quand mon écriture avait occupé un espace, j’avais tout autour un nouvel espace à maculer, à marquer. Il y avait là un allongement considérable. […] Et cet allongement s’est véritablement matérialisé dans les deux livres suivants : Autobiogre d’A.M. 75 en 75 et Phanées les nuées en 76-77, que j’ai travaillé jusqu’en 80. […] Une de mes principales difficultés pour Phanées les nuées, qui était aussi écrit d’un trait mais ‘repris’, c’était la parenthèse. Dans le Graphe, je l’avais déportée dans la marge du texte — et, proliférant, cette marge avait fait le Graphe de 12 m2. »
Soit l’idée que la forme se cherche dans un processus de travail et non dans une histoire (de genres, de formes et de formats de pensée) constituée en dehors de toute relation de nécessité avec le lieu, le temps, le contexte et les conditions historiques dans lesquels elle pense (naïvement) s’inscrire – transhistorique donc et consignée par des conditions de réception animées par la croyance et la volonté de ne pas savoir 1. qu’« À de grands intervalles dans l’histoire, se transforme en même temps que leur mode d’existence le mode de perception des sociétés humaines. La façon dont le mode de perception s’élabore (le médium dans lequel elle s’accomplit) n’est pas seulement déterminé par la nature humaine, mais par les circonstances historiques. »[1] et 2. que parallèlement à l’histoire des propositions littéraires et artistiques qui ne remettent rien en cause enseignée dans les manuels scolaires et les unités de valeurs universitaires, il y a (eu) une autre histoire, une histoire majeure que la volonté de ne pas savoir qui constitue le fondement et le cadre de l’écriture de l’histoire littéraire de divertissement de tout ce qui a pu constituer un enjeu depuis l’invention de l’espace poétique et artistique moderne s’acharne à nier.
Nécessité : Fin des années 60 du siècle précédent. Si l’industrie culturelle, la technique et la culture du spectacle participent activement au détachement du « Je » de l’Histoire (le divertissement), le formalisme esthétique combattant le spécifique au nom de la nécessité d’imaginer une subjectivité échappant à tous les déterminismes (sociaux, culturels, politiques, religieux) – qui dans sa visée suprême et ses propositions les plus radicales produirait l’affirmation d’une abstraction universaliste et transhistorique a également rêvé d’une subjectivité coupée de l’Histoire (certes éclairée par la seule expérience esthétique, mais bon coupée quand même…). Le travail d’une reconnection (non aliénée) à l’Histoire comme enjeu. Le retour à une écriture non conscientisée, à une croyance dans le réalisme de celle-ci, à une relation évidente entre la représentation et le représenté, entre la phrase et son objet comme risque. Le retour à une croyance dans la capacité des genres et des formes pensés pour (dans) une époque, des problématiques, des visées révolues (le réactionnariat) comme doxa assez pénible. Le projet Lucot comme possible.
« Un livre qui ‘tienne debout par le style’ ? (Tiennent, se tiennent les maisons…) Qui batte au rythme de la syntaxe du monde : paliers, clins de conscience » donc. Je sais depuis cette phrase qu’on n’imprime pas un style sur le monde et un rythme au monde, mais qu’au mieux on se sert des figures de style, des rythmes, des modes de production de sens disponibles dans la culture de celui-ci pour opérer au cœur des systèmes de pensée, des représentions qui lui sont inhérents, qui le constituent. D’ailleurs, que nous apporte l’impression (une impression de plus) de la patte de l’auteur sur la page et sur le monde si cette patte ne nous donne rien d’autre à lire que son apparition ? Quel usage peut-on faire d’une visée aussi pleine d’elle-même et pauvre de ce qui n’est pas elle ? Aucun, ou alors, nous sommes dans une logique d’ameublement (du vide ou des salons).
Postulat : Le travail littéraire et artistique (esthétique) qui me tient : celui qui consiste à opérer dans l’espace, la distance, le circuit (de la pensée) qui sépare ma conscience de son objet. C’est là qu’il y a forme, qu’il y a langage. Soit la médiation entre ce qui est extérieur à ma conscience (son objet) et ma conscience. C’est là qu’un travail littéraire et artistique peut opérer (au lieu de s’acharner à travailler sur les « sujets » qui se trouvent aux deux pôles du circuit (« moi » ou « le monde »). C’est là la consistance littéraire. Probablement : « Je ressens ma pensée comme une chose matérielle. Elle s’écoule. Je l’observe — coulante, collante. (À Paris, je relirai la lettre du Voyant : ‘Je est un autre… que j’observe’, j’observe les manifestations dont Je est le théâtre, pourquoi les médias veulent-ils que Je soit fondamentalement aliéné : autre) ». Oui pourquoi au fait ?, mais nous ne parlons pas ici des médias, mais de la médiation entre ce qui est extérieur à ma conscience (son objet) et ma conscience. Donc « Je ressens ma pensée comme une chose matérielle » et aussi un langage compact pour un monde compact. Le travail de la langue (poésie ?) impose des respirations, ouvre des espaces qui ne sont pas de ce monde, qui ne font que retrancher un peu plus notre relation à lui. Le travail du langage, car c’est là l’élément d’Hubert Lucot — et il ne cessera de me le dire et redire en insistant sur le fait que l’apport de Jacques-François Marchandise dans notre entretien de 1999 était essentiel car il avait orienté le propos général sur la question essentielle, qui était celle du langage. Dont acte. Le langage donc et non la langue (la langue c’est une longue angoisse). Langst tout de même : « Excès (lyrisme et restriction), m’en tenir au ‘réel’ (surtout latent, voire anodin condensé), dont nul langage ne fait l’épargne. Choses, les laisser innomées : réceptif ; ne pas dire, pas encore, jouir de mon aptitude, après deux décennies de travail à ressentir l’exister qu’elles induisent, ». Une écriture sur le motif, une écriture sans médiation fictionnelle, en prise directe avec son objet. Un journal ? Même pas. Des livres, une écriture point. Précision au passage : à ce stade de l’histoire de l’art et de la littérature, le genre, le médium ça n’est vraiment plus la question, depuis très longtemps (ce n’est pas parce que parce que les conditions de réception littéraires dominantes préfèrent le confort du refoulement des bouleversements majeurs des données de l’expérience esthétique et littéraire énoncés depuis la fin du XIXe siècle que ces bouleversements n’ont pas existé).
Bref, la forme de nos expériences (contemporaine) du monde comme forme. C’est la manière dont le monde me parvient, dont je le reçois, dont je le lis, qui informe, qui donne, qui fait syntaxe. La conscience réceptrice comme média (oublié le genre « roman », « poésie », autres…) : Sur le motif : « Les ‘intellectuels de Saint-Germain-des-Prés’ (disait-on dans mon triste temps) qui lurent Ulysse désiraient la liberté de Joyce, lequel sans action et sans psychologie épouse le fonctionnement charnu et savant de la conscience. Je fus sensible aux trous du monologue joycien, à ses ‘virgules blanches’, je voulais écarter et combler ces lacunes, je voyais quelque chose d’analogue chez Mallarmé ; à 18 ans (1953) je ne considérais pas que le débit du monologue ou de Rimbaud était automatique, ultérieurement le mot travail (mental, voire analytique) me sembla adéquat pour désigner ce déroulement qui relève dans le même temps d’une Histoire, d’une Culture, créatrices d’associations convenues. Il s’agissait pour moi de ne pas attraper les tics joyciens, ses astuces parlées, donc culturelles, mais de posséder le moteur diseur. »
Un moteur diseur, un livre, pourquoi faire ? Langst encore : « Langst : une combinaison des strates que l’inconscient du livre et du lecteur transformera. » Combiner quelles strates ? Langst toujours : « Réduire, rétrécir, pour capter le Tempo, celui du monde actuel, et de mon moi qui manque, les choses vont mal : désormais le Pouvoir admet que nous sommes en guerre, elle est d’abord économique (appel aux restrictions, à une audacieuse stratégie du Profit) —, nous y prépare, démontre qu’Elle est voulue là-bas, qu’elle est, là-bas, l’essence de ceux que nos démocraties devront combattre, le thème doucereux se répand, consensus, union sacrée… » Soit des phrases de traduction de l’expérience qu’une conscience masculine occidentale bourgeoise blanche née en 1935 fait (monte, construit) à partir des informations qu’elle perçoit (de la ville, de la culture, des médias, des interactions sociales, amicales, sexuelles, etc.). Éciture sur le motif pour lui, en revisionnages de rushes montés (le délais analytique) pour nous. Opérations :
« Comprendre S’impose le mot OPÉRATIONS : militaires, chirugicales, de l’esprit. S’impose une idée : ‘Terrien moderne, pendant 60 ans j’ai vu des images plus que du monde’, ‘Dois-je écarter les images pour voir le monde ?’ Les deux tours s’abattent, de nouveau et encore, l’une aussitôt l’autre, pendant des jours et des jours, jusqu’à la fin des temps. Elles et leur chute brumeuse sont, mystérieuses évidences, les signes d’un flux nécessaire qu’on ne dit pas encore Histoire ; s’imprime en moi le Sens suprême d’un rêve aux objets disparates et concrets, je puis rêver que certaine Mafia pentagonale organise tout cela, et les ‘fabuleux progrès’ de l’armement, et le Commerce mondial. Progressivement, dans la propagande ou Programme, l’agresseur hypothétique et introuvable, à turban soyeux, à visage à paroles Oussama Ben Laden, s’est dissous dans une notion morale, voire théologique. Ce n’est plus un humain qu’On poursuivra. On enfoncera dans la surface de la planète la trace satanique du Bien s’acharnant contre le Mal. Quand je fais passer ces forces dans mon corps et, de là, par la vue de Paris telle une litière mérovingienne contre mon lit d’hôpital, je comprends mieux l’être de l’Afghane sans visage (sa belle tête est un panier tressé en taffetas) qui ne parvient pas à penser le meurtre de son enfant par une bombe venue de l’Ouest. »
Mais rien n’est jamais sûr. À ce sujet, question Jacques-François Marchandise en 1999 à propos des montages proposés par Hubert Lucot : « À partir de ce matériau de base, on a l’impression, quand on lit plusieurs de vos livres, que vous mettez en place plusieurs montages différents : les bandes d’origine, les masters, les rushes, etc., ne sont pas exactement les mêmes mais on note souvent des grosses parties communes d’un livre à l’autre et que l’agencement, le montage, la mise en place sont sans cesse renouvelés, comme si un réalisateur faisait dix films différents à partir du même tournage. »
Réponse du monteur : « Oui. »
C’est par montages successifs (propositions, essais) que la conscience (re)monte la chaîne des événements, la production — s’il y en a une — (originale) du sens. Opérations encore : « Un visiteur de mon voisin a laissé France-Soir : des masses de fuyards afghans atteignent la frontière du Pakistan, victimes d’une catastrophe naturelle, semble-t-il. Celle-ci a un moteur abstrait, auquel mon esprit remonte. » Suit la remontée de l’esprit : « Une mystérieuse équipe porte trois coups symboliques à la puissance et à l’intégrité des États-Unis. Peu après, des millions de torrents verbaux que déversent les chaînes de radio et de télévision mondiales dessinent un creux, un vide, un néant : la formidable puissance des États-Unis et de son comparse britannique va pilonner un pauvre petit pays situé à dix fuseaux horaires de New York et à un millénaire d’histoire. » Langst déjà : « Mon travail : le travail du temps. Temps non pensé en termes d’espace : temps dits par brèves, longues, emboîtements. Il multiplie les connexions. » Articuler des expériences, des modes de saisie, des manières d’appréhender, privées, intimes et la culture, l’idéologie dans lesquelles se font ces mêmes expériences et se construisent nos représentations. Il n’y a jamais de découpes naïves — hors du temps et des conditions historiques, sociales et culturelles d’apparition — d’une figure, d’un je, d’un moi, d’un nous (sans le monde), d’un moment, d’un événement, d’une situation, de ce qui arrive, d’une pulsion : Allègement : « Il y a quelques jours, dans la banlieue de Marseille, 5 adolescents de 15 à 17 ans ont mis le feu à un autobus empli de voyageurs. Une Franco-sénégalaise de 26 ans n’a pu s’échapper ; ‘ses jours sont en danger’. La folle pulsion collective et désintéressée nous bouleverse – au point que des témoins – ont renoncé à ‘la loi du silence’ ; une fois encore, à la condamnation absolue du mal absolu je préfère l’analyse relative : Les 5 ont mis au-dessus de tout le principe de plaisir. Ils ne détestent pas leurs congénères, mais, non aimés par la société, ils les aiment moins que leur plaisir, comme le proxénète enchaînera et torturera des femmes parce qu’il DOIT s’acheter une Porsche et régler une dette d’honneur.
La disparition de l’autre connaît de nombreux modes. Pour nous, le SDF a sombré…
Dans le coma la Franco-Sénégalaise. Le mot revient, récent. Construit sur le modèle ‘Franco-Américain’, ‘Italo-Américain’.
Les images de l’arrestation : banalité s’élève à austérité ; principal acteur, le ciment ou béton de la ‘cité’. Un gaz électronique enveloppait les têtes des mineurs. Un père est apparu : une caricature d’Arabe (faciès, accent, coupe de cheveux, tee-shirt non impeccable) crachant son indignation : ‘Mon fils n’a rien fait, il était avec moi ce jour-là’ ; alors, les enfants masqués eurent un visage : l’appartenance à la communauté maghrébine. (J’apprendrai qu’il y avait aussi des Blacks.)
Il FALLAIT mettre le feu : préparer une mèche, attendre le bus (était-il arrêté à un terminus ?), ouvrir le réservoir… oublier les passagers pour qu’existent uniquement la cible et l’acte – et sans considérer l’avenir : enquête, procès, prison.
Sarkozy voit la cible : l’Élysée. Il se voit appliquer le dogme libéral, en sa pureté. Il ne voit pas ceux auxquels cela s’applique, ni les résultats de l’application. Dogme impitoyable dont il n’est l’auteur : il a voulu qu’on accepte sa personne dans le camp libéral, il en sera le chef, croit-il. »
L’analyse relative et le démontage d’une représention comme enjeu, l’écriture de la connexion comme outil. De là une question : comment se forment les représentations non montées par un intérêt extérieur (idéologique, politique, religieux, économique), cette pensée entre ma conscience et son/ses objet(s). Naissance et développement d’une idée dans le processus d’écriture à l’œuvre dans le travail d’Hubert Lucot.
Probablement : « Une Idée se condense, l’idée de Femme, par exemple, ou chair ou exister – précisément : exister heureuse (liée à bonheur, à plaisir) -, se développe… se développe ce que l’idée touche de l’air, dans l’air.
Il n’y avait pas d’histoire(s) mais des êtres, ces choses, matières, ces détails que « l’idée » touche – de l’air, dans l’air, de l’Être, déplacement – … déplace, ou états, plants, niveaux, paliers, phrases
Les femmes étaient déplacement de l’air, dans l’air, l’air venait de l’étang dans l’air, d’un parfum principe, odeur d’une plante unique, mais je ne sais si c’est rose ou fenouil, vanille, châtaigne, thym de l’air la musicalité tirait vers train : ébranlé le val monte, sans retomber s’amenuise ; vers grenouilles : un fond de gosier concasse la campagne. Associant, dans l’air que remuaient leurs voiles immobiles (nul vent), le parfum de leur peau, la chair de l’idée (en ce temps l’idée avait chair) et l’odeur – pas seulement d’une fleur mais (oui, encore, l’idée a toujours chair) de tout végétal, d’un arbre, du bois (cellier, huche contre la cuisinière), soupière, marmite… parfois un groupe constitué s’avance, de nouvelles femmes s’y intègrent, j’apprends ELLES vont VOIR… alors que je les contemple, et leur mouvement commun… »
Soit un procédé d’extraction – suivi d’un montage – des composantes essentielles de la représentation, des composantes qu’articule une conscience pour former une image (mentale), une représentation (mentale). Soit une écriture de la manière dont les constituants de la pensée circulent dans nos systèmes de (cette même) pensée.
Hypothèse : Du coup (« comme si un réalisateur faisait dix films différents à partir du même tournage »), confirmation d’une sensation que l’on peut avoir en ouvrant successivement plusieurs livres de Lucot et en n’en lisant que quelques pages, en plongeant dans la condensation d’une idée et non une intrigue ou une démonstration qui excéderait quelques paragraphes :
Probablement (1999) : « Dans la fenêtre hypothétique qui (à Antibes ?) donne sur la mer […] Fenêtres. J’aime aTeLier ouTiLs Me plaçant ce 18 juillet 1992 à la cote ‘Mer Antibes épaisseur blanc’, je ne ressens pas cette SUBSTANCE, mais, suc, levée (pâte), l’enregistrement rétroactif de ma position.) »
Recadrages (2008) : « KAS, TERRASSE SUR LA MER, 7 H 40 Je suis, depuis près d’une heure, devant le plus extraordinaire PAYSAGE DE MER (j’invente ces mots à l’instant) que j’ai connu. En 1939, à Royan, j’ai découvert la substance MER dans un morceau de plage captif entre une jetée et des maisons, avec le coup de fouet RESSAC. Je n’accédais pas à l’immense vide courbe et ondulé. »
Langst (1984) : « Je ne choisis pas mes mots. Ils me choisissent et me désignent. Me font, défont, défoncent. Attention au monde. […] Continuité discrète de mes livres, chacun contredit le précédent. Je : coupe court à ce qui serait du livre qui s’acheva ; généralise ce qui, inconsciemment voulu par le livre finissant, forme qui se refermait, demeure moteur. » C’est toujours le même livre ? Non. Hypothèse donc : On peut prendre un livre d’Hubert Lucot à n’importe quel endroit, n’importe quelle page, comme on peut prendre n’importe quel livre (ceux qui ne sont pas conçus et désignés comme des romans type Le Centre de la France ou Les voleurs d’orgasmes), lire quelques pages et reprendre sa lecture en ouvrant un autre livre. On n’ouvre pas un livre d’Hubert Lucot, on ouvre un travail (en cours). Un travail permanent de lectures (relectures) des informations que capte (sans temps – moyens – d’analyse) une conscience, informations que l’écriture (la distance et le délai de conscientisation / représentation) monte.
Et une fois monté ? Hubert Lucot répondant en 2009 à la question de Jean Perrier cherchant à lui faire dire en quoi ‘une intrigue unitaire’ ne relève d’aucune nécessité aujourd’hui :
« Je tire sur des fils, des fils du labyrinthe, des fils du style, des fils de la perception immédiate, de l’histoire, de notre être au monde, pour que les gens sentent fonctionner leur psychisme et la communauté humaine. Tirer ces fils et faire ces constructions apparemment originales, c’est nous renseigner sur ces entités ou ces réalités. »
Jean-Charles Massera, Berlin, février 2010.
[1] “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée”, in Écrits français, Bibliothèque des idées, Gallimard, p. 143.
Bibliographie d’Hubert Lucot
Information, suivi de Et, Fragment 1, 1969. Bram moi Haas, Agnès Gei éditions, 1969. Opéra pour un graphe, musique de Marcel Goldmann, France-Culture, 1972. Overdose, roman, Orange Export Ltd, 1976. Mê, Orange Export Ltd, 1979. Autobiogre d’A.M. 75, Hachette/P.O.L, 1980. Le Dit des lacs, Orange Export Ltd, 1980. Phanées les Nuées, Hachette/P.O.L, 1981. Langst, P.O.L, 1984. Mêlangst, cassette, Artalect, 1985. Travail du temps, Carte blanche, 1986. Bram et le néant, La Sétérée, 1987. Le Grand Graphe (1970-1971), version originale de 12m2, avec Le Graphe pour lui-même, version linéaire, Tristram, 1990. Le Gato noir, Tristram, 1990. Dépositions, Colorature, 1990. Simulation, Imprimerie nationale, 1990. Les Affiches n°8, n°11, n°14, et n°19, Le Bleu du ciel, 1993, 1994, 1995, 1997. jac Regrouper (1966-1968), Carte blanche, 1993. Bram ou seule la peinture, (essai) Maeght éd., 1994. Sur le motif, P.O.L, 1995. Absolument (1961-1965), La Sétérée, 1996. D’Absolument à Sur le motif, Horlieu, 1997. Les Voleurs d’orgasmes, roman d’aventures policières, sexuelles, boursières et technologiques, P.O.L, 1998. Information (1969-1970), Aleph, 1999. L’Être Julie, L’Ordalie, 1999. Frasque, La Sétérée, 1999. Probablement, P.O.L, 1999. Pour plus de liberté encore, slogans hyperlibéralistes, Voix, 2000. Frasques, P.O.L, 2001. Subventionnons l’humanitaire, Contre-Pied, 2001. Opérations, P.O.L, 2003. Dans l’enfer des profondeurs, éditions de l’Attente, 2004. Requiem pour un loden, Passages d’encres, 2004. Crin (1959-1961), Pierre Mainart, 2004. Opérateur le néant, P.O.L, 2005. Le Centre de la France, roman, P.O.L, 2006. Le Noir et le Bleu, Paul Cézanne, (essai), Argol, 2006. Grands mots d’ordre et petites phrases pour gagner la présidentielle, P.O.L, 2007. Petits mots d’ordre et phrases incorrectes, Contre-Pied, 2008. Recadrages, P.O.L, 2008. Allègement, P.O.L, 2009. L’encrassement, Voix, 2009. Album de la guerre, sur des images de Pierre Buraglio, La Sétérée, 2009. Le Noyau de toute chose, P.O.L., 2010 Overdose, P.O.L., 2011 Je vais, je vis, P.O.L., 2013 Sonatine de deuil, P.O.L., 2015 La Conscience, P.O.L., 2016 À mon tour, P.O.L., 2022
Autour de Lucot Dossier spécial Hubert Lucot dans le n°21-22 de la revue Java, printemps-été 2001. Dossier spécial Hubert Lucot dans le n°45 du magazine Le Matricule des anges, juillet-septembre 2003. Le n°18-19 (printemps-été 2006) de la revue Faire-Part autour de Hubert Lucot, 2006. Lucot H. L., entretiens avec Didier Garcia, Argol, 2008. Ruades, ruées, répétées, extrait du livre Le noyau de toute chose, qui prolonge le livre Allègement (P.O.L), dans la revue Vacarme, n°49, automne 2009. Opération Lucot, (dir.) Jean-Charles Massera, éditions ère, 2010.
Le collectif qui dévie la machine infernale numérique dans le Lot-et-Garonne par Aurélia Zahedi
Si la majorité des associations, collectifs et structures utilisent des services gratuits proposés par les géants du numérique dont les politiques commerciales sont souvent en totale contradictions avec les valeurs portées par ceux-ci, le collectif Boîte à Outils Coopérative 47 crée depuis 2021 des alternatives libres, éthiques et durables à échelle locale.
Ce collectif composé de quatre structures : Le Campus Numérique 47 (formation aux métiers du numérique), les collectifs En Jeux Durables et SI47 (éducation à l’environnement), aGeNUx (libérons l’informatique), et l’ADEM Florida (développement de l’expression musicale) commence par mettre à disposition un espace de stockage local pour ses adhérents. Les données ne seront alors plus stockées dans des énormes Data Center lointains mais relocalisées dans un écosystème de données numériques à notre échelle. Hébergé dans le département 47, le collectif assure le contrôle et donc la protection des données sur cette base d’application, le but étant d’avoir une autonomie et une indépendance sur la sauvegarde et le traitement des données. La vente ou fuite de ces données qui a le vent en poupe chez les Rois du numérique est impossible chez BOC47 qui assure dans sa charte l’impossibilité de vendre ou distribuer quelconque information stockée. La question de la confiance fait alors son apparition. Pour que les utilisateurs connaissent ceux qui pourrait avoir accès à cet espace de stockage, les membres du collectif se déplacent eux-mêmes, généreusement, dans les structures intéressées pour rencontrer, sensibiliser et former, si nécessaire, les usagers. Ils le disent « mieux vaut connaître les gens qui ont accès à nos données ».
Préoccupé par la pollution numérique, BOC47 prend en compte les enjeux environnementaux. Ils insistent sur le stockage inutile des données qui peut être facilement évité. Par exemple, une association qui a les mêmes dossiers sur dix ordinateurs différents pourrait regrouper ses informations sur un seul et même espace auquel ils auraient tous accès. Même alternative sur les déchets numériques qui dorment dans les boites mails saturées. Plutôt qu’envoyer une dizaine de courriers avec pièce jointe, autant la ranger dans un seul espace ouvert à tous. Au-delà du service de stockage proposé, leur démarche semble aller plus loin en questionnant même nos habitudes. En analysant nos fonctionnements numériques, ils guident aussi vers de nouvelles pratiques et méthodes plus écologiques.
Dans son dispositif, BOC47 met aussi en place des services équivalents à ceux des géants du numérique. Ils n’ont rien inventé et installent des plateformes libres qui existent déjà sur une machine accessible à tous. Par exemple « Pertube » remplace « Youtube », Mattermost est une messagerie collaborative, visioconférence, agenda…, Mobilizon est un partage d’événements… Ces alternatives libres et open source peuvent être visibles par toutes et tous et sont améliorées régulièrement par le collectif selon les nécessités des utilisateurs. Une de leur volonté est de faciliter la coopération entre les structures du département, de créer de l’échange, de la communication et du commun. La plateforme est donc aussi pensée pour être une source de partage d’informations et d’outils collaboratifs. Par ce biais, les associations peuvent être connectées, partager les calendriers, des événements, des dossiers… Les plateformes prennent vie et surtout sont dynamisées par les utilisateurs eux-mêmes. Lorsqu’ils forment les utilisateurs de BOC47 selon leurs besoins, cet accompagnement permet non seulement une transparence sur le fonctionnement de ces outils mais engage aussi une responsabilité individuelle devant ce monde du numérique.
Si tous les membres de BOC47 sont bénévoles, un administrateur est salarié pour assurer le bon fonctionnement du système, améliorer sa sécurité, faire les mises à jour et préciser les outils proposés. BOC47 demande une participation libre pour les usagers et vit grâce à des dons, des subventions et la Fondaton Afnic pour la solidarité numérique. Toutes les décisions sont prises à l’unanimité dans le collectif. Disponibles et très réactifs pour partager leurs outils, ils ne sont pas là dans le but de convaincre, ni là pour se développer davantage mais gardent en tête l’urgence de trouver des alternatives éthiques et communes.
Je hais les bouts de bois. J’exècre les jouets qui couinent. Je déteste les balles de tennis. Lancez-moi un frisbee, vous l’attendrez longtemps. Je ne bave jamais ni pratique le reniflage d’anus, mais je sais que la Torah contient six-cent- quarante-huit-mille-deux-cent-trois voyelles en version hébraïque. Je connais le roman le plus long du monde – Artamène ou le Grand Cyrus – ainsi que la périodicité des fonctions plagiats dans l’œuvre de Houellebecq, et pour réaliser un diagnostic différentiel, je suis capable d’écumer toutes les publications, tous les ouvrages précédents. Je sais, c’est assez bluffant, mais je suis un chien d’écrivain. Mon maître mesure 1,82 m, il m’a acheté un après-midi d’hiver à une foire chinoise, et en l’honneur de Céline, il m’a donné le nom de Toutouche. J’aime m’asseoir par terre pendant qu’il écrit. Il écrit et boit. Il écrit jusqu’à six ou sept heures du matin. De temps en temps il s’arrête pour me caresser la truffe. C’est un besoin, chez lui, de me caresser la truffe. On reste comme ça sans bouger. On se contente de se regarder en silence. Lui, connectant sa broche au port de ma truffe humide – mais sans bave, parce que je suis issu de la série Wildog qui n’a pas de bave, par contre j’ai des hanches à rotation, un pouls perceptible, des oreilles équipées de senseurs commandant une voix (tordez-moi l’oreille et vous déclenchez des petits cris de joie) et un chauffage avec variateur dans les flancs pour élever la température du corps. Seule ma truffe reste froide, comme dans la réalité. C’est ma fonction de chien d’écrivain. C’est là que j’interviens. Pour le dire simplement, piocher, mixer, structurer, générer l’histoire, organiser la trame, et mon maître est vraiment heureux, quand je lui sors un paragraphe, tout un chapitre, l’ensemble du roman, qu’il saura lui seul parapher ou non. Ce que je veux dire, c’est que la gamme est large. Parce qu’il y a ça aussi : c’est un écrivain original, merveilleusement doué, son dernier roman était plein de sentences et de trouvailles étonnantes, comme « dieu est un émoji », ou « l’amour ne nous révèle aucune vérité » (amour et vérité étant les deux mots importants de la phrase, et on peut les intervertir). Franchement, on ne sait pas bien d’où lui vient l’inspiration. C’est peut-être parce qu’il est écrivain. Mais c’est peut- être aussi parce qu’il prend des trucs. Ce jeudi 15 avril, aux alentours de 19 h 38, mon maître et une femme aux tempes rasées se sont accouplés sur le canapé, lui assis, elle à califourchon, puis mon maître a payé la femme, et elle est partie. Après quoi mon maître a perforé sa peau et rempli ses veines d’héroïne pendant quasiment la moitié de la soirée. Maintenant qu’il fait nuit, ses yeux se révulsent, sa tête pend, un liquide orange sort de sa bouche et de son nez, et dans la mesure où il vient tout juste de mourir, j’attends, au bord du lit, regard fixe, tête dressée, gueule légèrement ouverte, selon mon jeu d’instruction. Immobilité. Équilibre. Programme veille et gestion de l’alimentation. J’attends. Ou comme disait Céline, je m’entraîne à la mort.
Mauvaise poésie et motion de censure par Éric Arlix
Le vieux chamane était pourtant confiant Mais la retraite l’attend
La France en territoire inconnu En démocratie le tripartisme et c’est foutu
Ici le consensus est impossible alors Retailleau ou Cazeneuve c’est illisible
Mais Lucie (surnom d’un spécimen de l’espèce éteinte Socialismus) ne fera pas plus long que le vieux chamane dans sa besace LFI et son lot de ramdams
Seule la bataille des chiffres comptent à coups de milliards quand l’intelligence s’estompe dans le grand foutoir
Alors attendons quelques jours le nouveau sorcier.e nommé par désamour son temps sera compté.e
Et si en politique on ne peut jamais dire jamais le vieux chamane aura-t-il un flush à abattre après son all-in le bluff pouvait être parfait en comptant sur les éléphants ps de la colline
Dans le petit rectangle il s’exprimera ce soir face aux français épuisé.e.s il tentera un nouveau poème dérisoire truffé de non-sens et de faits déguisés
Et si le manager en chef décide de partir ne rêvons pas les populos arboreront leur plus beau sourire mais on connaît hélas le résultat
Alors Trump le charmeur de ces dames Saluera-t-il Marine dans la tribune officielle Il incarnera Dieu samedi à Notre-Dame et toisera sans doute ses fidèles
L’histoire de Vies sauvages se déroule dans un zoo mais bien au-delà aussi. Ses occupants, humains et non-humains affrontent une réalité bien triste, vivre en prison demande des efforts, une configuration bien précise. Au début je ne voyais pas du tout ou l’auteur voulait m’emmener, mis à part son style léger et flamboyant, documenté et drôle ce qui en soit était déjà énorme.
La sentience animale est ici poussée à son maximum, une intimité que le lecteur partage avec des animaux, leurs conscience et la jubilation de lire les comparaisons que l’auteur ne cesse de faire entre des comportements de non-humains et leurs parallèles humains.
Mais la vie du zoo devient petit à petit le théâtre de rebondissements que le lecteur commençait à pressentir dans les 120 premières pages. Humains et non-humains sont confrontés à de l’inattendu, à des prises de décisions, à des moments-clés et le parc animalier n’est plus dès lors ce lieu artificiel de divertissement mais un biotope en pleine révolution.
Intense lecture, jubilation dans les détails, les analogies, le style, un grand livre qui sans prétention politique affichée est un grand roman politique contemporain.
THIS IS IT, ma journée du 26 novembre 2024 par Éric Arlix
Dans le capitalisme tardif post néolibéral et proto-libertarien* des designers italiens centenaires réclament une fin de vie digne et rapide face aux statistiques des ventes de Tesla en Europe. Tout leur travail d’éducation esthétique n’a donc servi à rien, la voiture la plus vendue en Europe est moche, ultra cher, ultra connectée et libertarienne. Bye Bye le style et la classe. Il faut dire que la concurrence n’est pas plus versée dans le style, les Citroën ressemblent à de gros jouets en plastique multicolore (on en parlera pas ici du modèle AMI), les Dacia sont les voitures les moins chères et remportent haut la main le prix de la mocheté intégrale.
Dans mon quartier, pourtant banlieue rouge populaire, les Tesla abondent, signe vulgaire de reconnaissance sociale ayant remplacé les berlines bmw des vieux commerçants et les berlines merco des vieux entrepreneurs.
Dans le capitalisme tardif post néolibéral et proto-libertarien Luigi et Benedetto sont sur leur balcon de leur Ephad haut de gamme et regardent les voitures passer. À chaque Tesla observée ils hurlent Vaffanculo et s’attirent les foudres de leurs co-locataires sans cesse réveillés en pleine sieste. C’est un jeu entre eux, un trop plein à évacuer avant l’agonie. – Heureusement Nuccio (Bertone) est mort avant d’en avoir vu dans la rue, une crise cardiaque il nous aurait fait. – Sur, et Marcello (Gandini) est mort cette année, il n’en pouvait plus des mochetés contemporaines.
Dans le capitalisme tardif post néolibéral et proto-libertarien des designers se morfondent dans des Ehpad suppliant une aide pour mourir dignement, rapidement, devant la décadence esthétique mondiale. Malgré les doses astronomiques d’antidépresseurs ingérées, leurs lunettes de soleil quasi opaques, ils ne peuvent s’empêcher de crier Vaffanculo du soir au matin.
Je croyais que les Tesla allaient être ultra sensibles à une rayure et déclencher leur alarme mais en fait non, il suffit d’y aller tranquillement, de bout en bout, sur 4,70 m, une ligne blanche ondulante, similaire à une vague, une vague anti-libertarienne, une vague anti-voiture, une vague de bon sens.
Statistiques de la journée marche : 7,3 km. lecture : trente minutes sur le site de Tesla France protéines animales ingérées : 0 Tesla observées : 8 Thé glacé maison Oriental beauty ingéré : 1 litre Dessiner une vague de 4,70 m de long : 1
* les deux livres de Références des libertariens qu’il faut lire pour comprendre leur idéologie :
Le bilan de compétence de Ned Ludd par Pierre Tenne
Aux murs il y a un poster avec un temple du Japon et aussi une carte d’anniversaire, mais c’est tout. Devant son bureau la conseillère a disposé une table en demi-lune avec dessus une lampe, ce qui donne une distance presque disproportionnée pour discuter. Elle offre des stylos et du papier pour prendre des notes sur ce qu’elle va dire. Sur son bureau, on trouve un ordinateur portable branché à un écran plus grand d’ordinateur, qu’elle tourne souvent pour montrer à ses interlocuteurs des sites où ils peuvent se rendre. À chaque entretien, elle commence de la même manière. J’ai bien reçu votre CV, mais si vous commenciez par me dire pourquoi vous avez sollicité un entretien avec moi. Oh… Dès le début, comme ça, d’entrée, c’est un peu dur… Il faut raconter sa vie, en gros ? Non, plutôt ce qui a motivé votre réflexion sur un changement d’orientation professionnel, mais aussi vos centres d’intérêts – professionnels et personnels – ou vos motivations dans la vie.
Il y a des tas de parenthèses qui s’ouvrent après les mots qu’elle emploie. La plupart du temps elle définit les termes, mais souvent on ne la comprend pas vraiment mieux. Avec son accent anglais, le jeune homme essaie de raconter ses motivations dans la vie. « J’ai essentiellement travaillé dans la destruction de matériel industriel, de machines dans les usines, en menant des armées ouvrières. J’ai écrit sur les murs de Nottingham « Vive le général Ludd », pour faire peur aux patrons d’usines. J’ai séquestré des ingénieurs avides de machinisme. J’ai détruit tout cela pour défendre les techniques humaines que ces machines faisaient à leur tour disparaître. J’ai organisé des sabotages partout sur terre, depuis deux siècles et demi. J’ai inspiré des chansons et des poètes. » Très bien, alors à partir de là, vous avez deux options. Ou bien un bilan de compétences avec un conseiller d’orientation, où on cherche à ordonner tout ce que vous venez de dire. Deuxième option, les enquêtes métiers, où vous allez tout simplement interroger des gens ancrés dans un domaine de métier, pour mieux vous rendre compte de ce que c’est. Pour le bilan de compétence, le problème est que c’est très onéreux, autour de 1 500€, mais la bonne nouvelle est que vous pouvez le financer entièrement avec votre compte CPF, puisque je vois que celui-ci est plein. Bon, je ne vous cache pas qu’il faut à tout prix avoir entamé une démarche pro-active de recherche d’emplois. Vous avez ici un site intéressant pour tous les emplois dans la fonction publique, si jamais vous souhaitez devenir fonctionnaire, qui est « choisir le service public », oui, point gouv point fr, où je vous montre, vous pouvez choisir des offres d’emploi en utilisant les filtres, alors je dis n’importe quoi, mais dans domaines, vous cliquez sur Direction et pilotage des politiques publiques, voilà, et là vous avez plein d’offres qui apparaissent, et il faut aller voir un peu ce qui peut vous intéresser, avec une curiosité à toujours attiser, les employeurs apprécient cela. Sinon, il y a bien sûr France Travail, puis il y a aussi cet outil sur lequel je veux attirer votre attention qui est Diagoriente, qui est vraiment votre meilleur allié, ou bien sûr vous pouvez prendre rendez-vous à la Cité des Métiers avec un conseiller. Est-ce que c’est clair ? Ned Ludd hoche la tête. Il a tout compris, mais il ne saisit pas ce qu’il comprend. Peut-être n’a-t-il pas tout compris. Vous êtes sûr ? Ned Ludd hoche la tête. Bon… Dans le doute, je vous explique comment vous pouvez utiliser votre compte CPF. Ned Ludd n’écoute plus. Le but d’une formation, comme je dis toujours, c’est de monter en compétence. Ned Ludd note toutes les phrases de la conseillère qui le font rire. il ne faut pas tomber dans une catégorie d’emploi inférieure. Ned Ludd hoche la tête. Il faut un peu creuser tout cela et donner du sens à votre mobilité professionnelle. Ned Ludd réfléchit un instant avant de rappeler, avec bienveillance, qu’il aime ce qu’il fait mais que le monde change et que les révolutionnaires, parfois, prennent des Uber. Alors forcément, ça donne envie de changer de métier. Oui… Bien sûr. La conseillère sourit et laisse traîner quelques secondes la conversation, comme pour envisager les choses sous tous leurs aspects. Les réformes, puis les évolutions sociétales, et avec le covid, aussi… Je vous conseille Canva d’ailleurs, pour faire un CV ou une lettre de motivation un peu pimpante. Mais pour qui ? Enfin, je veux dire : détruire des machines, ça ne sert que dans le sabotage. Ha ! Tout le monde, si vous saviez, a l’impression de ne savoir faire qu’une chose… C’est désespérant, mais c’est ce qui me permet de faire ce métier. Comment aller vers l’emploi, fort de vos expériences ? Vous êtes saboteur… Bon. En fait, vous challengez. Vous avez la compétence d’inventer des dispositifs de remise en cause radicale des schémas opératoires de travail. Ça ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval. Vous rassemblez les gens pour détruire une machine : c’est de l’événementiel, du happening, de la communication.
Ned Ludd se rend compte qu’il n’était pas venu pour réellement trouver un nouvel emploi, mais peut-être pour vérifier quel chemin prendre dans sa vie. Il veut mettre fin à cette conversation. « Vous savez, je suis fictif ». Il n’y a aucun problème, nous avons l’habitude, y compris des fictifs étrangers comme vous. Ned Ludd ne comprend pas. Il ne sait plus s’il voit dans le couloir blanc liseré de vert (le cadre des portes) du huitième étage de l’immeuble administratif de banlieue où il se trouve, attendant leur tour Robin des Bois son compatriote et Thierry la Fronde ou James Bond et Wonder Woman ou même Don Quichotte, et à eux tous ils comptent leurs étoiles en déplorant qu’elles palissent, mais peut-être est-ce à une représentation fausse, car peut-être Ned Ludd s’est-il contenté de détruire à coup de marteau l’ordinateur qui contient l’index de la bibliothèque.
Il aura suffit que quatre étudiantes de Zhengzhou décident cet été de rejoindre en vélo partagé la ville voisine de Kaifeng pour manger une soupe de ravioli, et qu’elles postent des photos de leur expédition nocturne sur XiaoHongShu (littéralement « petit livre rouge », réseau social très populaire chez les jeunes chinois), pour que des milliers d’étudiants décident d’en faire autant chaque week-end. Dans la nuit du 8 au 9 novembre ils étaient plus de cent mille à emprunter un vélo pour parcourir ensemble les quatre-vingt kilomètres entre Zhengzhou et Kaifeng. Des drones ont filmé ce flux considérable de cyclistes la nuit sur toute la largeur de l’autoroute et à perte de vue.
Mais ce n’est pas le sujet de cet article. Nous voulions parler d’une autre foule, tout aussi étrange, moins massive mais quotidienne. Un attroupement continuel. Qu’il pleuve ou qu’il vente, pas un jour sans qu’un rassemblement se forme devant le Normandie. Le week-end on peut compter jusqu’à 500 jeunes gens réunis là, à photographier le Normandie ou à se photographier devant le Normandie. Cela dure depuis des mois, peut-être déjà depuis plusieurs années. Le Normandie est à Shanghai. Plus exactement « I.S.S Normandie Apartments », rebaptisé « Wukang Mansion », est un immeuble édifié en 1924 pour des investisseurs français à la jonction de Huaihai Road et de Wukang Road (à l’époque avenue Joffre et route Ferguson) par László Hudeck, architecte hongrois installé à Shanghai. Construit sur une parcelle en triangle, le bâtiment a un petit air du célèbre « Flat Iron » de New York. Côté Huaihai Road des arcades élargissent le trottoir sous le bâtiment et donnent sur des boutiques. Le Normandie a été rénové pour l’exposition universelle de 2010 et les nombreux climatiseurs qui ponctuaient la façade de leurs rectangles blancs en désordre ont été alignés et masqués par des coffres ajourés couleur brique. La transformation la plus notable et la plus récente, la plus significative sans doute concernant les milliers de photos quotidiennes dont il est le prétexte, a été la suppression des câbles qui encombraient le ciel du Normandie. Câbles des anciens tramways, fils électriques divers et lignes téléphoniques, dans un fouillis inextricable, très photogénique en soi, mais très gênant pour photographier l’immeuble depuis les angles de Wukang Lu, Xingguo Lu, Huaihai Lu, Tianping Lu, Yuqing Lu.
Le Normandie a une histoire, des histoires, et il n’est pas sans intérêt du point de vue architectural, mais son attrait pour une foule sans cesse renouvelée reste pour nous un complet mystère. Murmuration nous dit Éric.
Puisque tous ces jeunes gens photographient obstinément le Normandie, prenons le temps de l’observer. Une imposante base grise, avec dix-huit arcades au niveau de la rue et un entresol de service couronné d’un balcon dont la balustrade ceinture tout l’immeuble en évoquant le pont d’un navire, puis six étages de briques rouges, et un dernier étage d’attique, gris à nouveau, souligné par un balcon filant avec une rampe métallique et surmonté d’une corniche à modillons (oui, nous avons consulté un lexique d’architecture). Le revêtement gris de la base et de l’attique, est fait d’un enduit particulier constitué d’agrégats de pierre finement broyés dans un liant à base de ciment. Ce « Shanghai Plaster » à finition granolithique est ici moulé avec des rainures afin de simuler la pierre de taille (oui, nous nous sommes documentés sérieusement). Les fenêtres de l’étage noble, au niveau de la balustrade, sont plus hautes et coiffées d’un fronton. Toutes les huisseries sont en métal noir (premier immeuble dit de « style véranda »). L’ensemble est donc plutôt éclectique, entre architecture classique et moderne, et n’a bien sûr rien à voir avec l’architecture chinoise. Il s’agit d’un bâtiment inclassable assez représentatif du goût européen des expatriés de l’époque des concessions à Shanghai.
À l’origine 63 appartements, tous différents, et 30 chambres de service. 1 500 m2 au sol et 30 mètres de haut. En 1924 le Normandie fait sensation et incarne le summum du luxe et de la modernité avec une salle de bain et une baignoire dans chaque appartement, un chauffage central pour tout l’immeuble, des couloirs en véranda à l’arrière pour les dessertes de service, et trois ascenseurs new-yorkais que l’on peut encore voir dans le hall, avec leur affichage d’étage à aiguille façon horloge au dessus des portes.
Pour autant, on ne peut pas dire que le Normandie soit une attraction touristique comme la tour Eiffel, le Sacré-coeur ou Notre-Dame à Paris. Il ne se visite pas. Les centaines de photographes qui encombrent le carrefour ne sont visiblement pas des touristes. Quand ce ne sont pas des Shanghaïens ce sont des jeunes de passage, en transit depuis la gare du sud qui n’est pas loin, ou depuis l’aéroport de Hongqiao, pour les vols domestiques, d’accès direct en métro. Des affichettes sont posées sur certaines vitrines des cafés et boutiques alentour : « vous pouvez déposer vos bagages chez nous ». Astucieux pour faire entrer quelques clients potentiels. Et en effet nous avons vu ici ou là des piles de valises et de sacs de voyage. Devant la tour Eiffel, le Sacré-coeur ou Notre-Dame, les touristes n’ont pas de bagages, laissés à l’hôtel. Passer une heure à Shanghai entre deux trains ou deux avions, et aller photographier le Normandie. Étrange.
Quelques photographes professionnels ont bien compris l’affaire et on les voit démarcher les couples pour un portrait dos au Normandie. Ils portent un iPad en bandoulière avec quelques photos de démonstration, et autour du cou un polaroïd ou un reflex imposant. Peut-être ont-ils saisi l’aura cinématographique de l’immeuble. Dans les années 40 de nombreuses vedettes de cinéma y avait élu domicile. Shanghai était alors la capitale du cinéma chinois. Mais aura dramatique également. Pendant la révolution culturelle l’immeuble fut surnommé le plongeoir par les gardes rouges. Une douzaine de stars déchues se sont jetées des fenêtres du Normandie. Shangguan Yunzhu entre autre, le 23 novembre 1968 à 3h du matin, pour avoir joué dans un film qui cautionnait les valeurs bourgeoises. Comme si les actrices étaient responsables des mauvaises actions des personnages qu’elles incarnent. En 2007 encore, Tang Wei fut bannie pour avoir joué le rôle d’une étudiante amoureuse d’un général japonais et trahissant ses amis résistants pour le sauver, dans « Lust, Caution » d’Ang Lee. Aura apocalytique enfin. Dans « Shanghai Fortress », film de science-fiction chinois sorti en 2019, Shanghai est la dernière ville du monde à résister à la destruction totale de la civilisation humaine par des extraterrestres venus s’approprier une mystérieuse énergie. Une scène montre le Normandie en proie aux flammes dans le chaos généralisé qui suit l’assaut des robots ennemis. Le côté paquebot du bâtiment et son acronyme I.S.S (pour International Savings Society, et non International Space Station – pour certains historiens le nom serait un hommage à un cuirassé français détruit en 1924 après un traité de désarmement) le prédestinait peut-être à jouer un rôle dans la guerre intergalactique. Le film, pesamment nationaliste, très critiqué pour être une bluette sentimentale plutôt qu’un récit d’anticipation, a été un échec commercial, à tel point que le producteur, le scénariste et le réalisateur furent contraints de présenter des excuses publiques, mais on peut se demander s’il n’a pas été en réalité le déclencheur de la photogénie pathologique du Normandie. Telle est tout au moins notre hypothèse, d’ores et déjà invérifiable car sur les réseaux sociaux les photos déclenchent d’autres photos et le motif initial de l’emballement est le plus souvent ignoré des photoclonigraphes. (pardonnez ce mot-valise, qui n’est pas péjoratif dans notre esprit, mais instagramiste n’aurait pas de sens ici dans la mesure où Instagram est bloqué en Chine).
Cette passion mimétique invraisemblable a progressivement changé le quartier que nous connaissons bien pour y avoir habité. Au carrefour Huaihai-Wukang-Xingguo-Tianping-Yuqing la police veille en continu. La cantine tranquille de Xingguo Road où nous déjeunions souvent, et d’où nous pouvions observer le Normandie, auquel personne alors ne prêtait attention, a été démolie et subdivisée en trois cafés qui ne désemplissent jamais. Sous les arcades du Normandie, la banque a fait place à un bureau de « Xinhua Culture & Creativity », et la vieille pharmacie où nous achetions de l’aspirine avant de lire les médias français a été remplacée par une proprette « Urbancross Gallery » consacrée à l’histoire du quartier.
Et à propos d’histoire, l’histoire romanesque de l’architecte du Normandie vaut aussi d’être contée. Ne soyons pas avare de digressions. László Hudeck est né en Slovaquie. Son père était architecte et dès 12 ans il l’accompagnait régulièrement sur les chantiers. Ses études d’architecture en Hongrie furent interrompue par la guerre et il s’enrôla en 1915 dans l’armée d’Autriche-Hongrie. Capturé en juin 1916 sur le front russe où il avait été envoyé pour relever des cartes et construire des abris, il est blessé à la tête, hospitalisé, puis envoyé dans un camp de prisonniers en Sibérie. Là il attrape la typhoïde, puis un accident lui vaut plusieurs fractures à une jambe. Cette malchance lui donne finalement l’opportunité d’être évacué par la Croix-Rouge et il saisit l’occasion d’un blocage du train pour s’échapper à proximité de la frontière chinoise. Malgré sa jambe cassée il réussit à atteindre Harbin, puis, seul, sans argent et sans parler chinois, il parvient à rejoindre Shanghai (2500 km). Là il trouve un emploi de dessinateur dans une agence d’architecture américaine, avec l’intention de gagner assez d’argent pour retourner chez lui. Ayant très vite convaincu de son talent, devenu associé de Rowland A. Curry, il prolonge son séjour, se marie à une allemande née à Shanghai et fini par créer sa propre agence. Capable de construire tout aussi bien un manoir anglo-normand à colombage, un palais Pompéien, une église néo-gothique, un gratte-ciel américain, un cinéma hollywoodien ou une villa Art-Déco, sans jamais contrarier le goût de ses commanditaires, László Hudeck conquiert rapidement une riche clientèle, principalement occidentale mais aussi chinoise. Plus de soixante dix de ses bâtiments (sur une centaine) sont encore visibles à Shanghai, bien conservés et maintenant protégés. En 1947, peu avant de prise de pouvoir du parti communiste, il doit quitter précipitamment Shanghai avec sa famille, non sans avoir anticipé son nouvel exil par des transferts d’argent en Suisse pendant l’occupation japonaise de Shanghai (alerté peut-être par la triste fin de son confrère Elliott Hazzard, mort en captivité au Columbia Country Club qu’il avait lui-même construit, transformé en camp de détention pour les résidents américains par les occupants japonais après Pearl Harbour). László Hudeck s’installa finalement en Californie où il passa les dix dernières années de sa vie, enseignant à Berkeley et étudiant la théologie. Il succomba à une crise cardiaque en 1958 lors d’un tremblement de terre, cauchemar de tout architecte.
Bien que le nom de Hudec figure sur les plaques Architecture Heritage apposées sur toutes ses réalisations à Shanghai, il est très probable que les foules du Normandie ignorent tout de lui. Ce n’est pas l’histoire de l’architecture qui les réunit là. Mais quoi ? Que font ici, sur les trottoirs aux angles des rues face au Normandie, tous ces jeunes gens le bras levé, saluant longuement un bâtiment de brique, non pas agitant un drapeau, mais brandissant au dessus des têtes de la foule environnante un écran avec l’image du bâtiment ? À quel étrange rituel assistons-nous ?
On se souvient que Walter Benjamin avait diagnostiqué, dans l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, le dépérissement du caractère magique de l’œuvre d’art à mesure qu’elle devenait plus facilement reproductible par la photographie et le cinéma, en même temps que l’accroissement considérable de son caractère d’exposabilité. « Dans la photographie, la valeur d’exposition commence à refouler sur toute la ligne la valeur rituelle » écrit-il dans ce texte visionnaire, contemporain des premières années du Normandie. Mais presque cent ans plus tard, devant le Normandie, à l’ère des smartphones, de la photo numérique et des réseaux sociaux, les innombrables photographies prises à chaque minute n’ont pas vocation à être exposées. Elles sont destinées à être partagées dans l’instant avec quelques amis connectés, puis oubliées au fond d’un disque dur et effacées lors d’une prochaine réinitialisation à l’achat d’un nouveau modèle de smartphone. Il nous faut prendre au sérieux ce curieux pèlerinage à l’angle de Huaihai Road et Wukang Road. Les salutations photographiques adressées sans cesse à des balcons vides (peut-être celui de Shangguan Yunzhu), ne relèvent-elles pas au fond d’un rituel magique, qui célèbre une sorte de culte du moment vécu éprouvé dans la communion du cliché ? Il semble bien que pour les foules du Normandie la valeur rituelle a repris le pas sur la valeur d’exposition. Et il est évident dans ce cas que le cérémonial doit être répété quotidiennement, inlassablement, et pas seulement le dimanche.
Vous rappelez-vous des Smart Mobs ? « Les foules intelligentes », un livre d’Howard Rheingold en 2002, paru en français en 2005 (M2 Éditions). C’était avant Facebook et Twitter (2006) et avant le premier smartphone (2007). La préhistoire diraient les jeunes du carrefour devant le Normandie. En retrouvant le livre sur une étagère chez nous, une carte postale qui servait de marque page s’est échappée. C’était une vue de Pudong en 2005. La Pearl Tower trônait fièrement, seule au bord du Huangpu (la Jin Mao Tower était hors cadre). La préhistoire donc. Depuis, elle est cernée de gratte-ciels. Depuis, les réseaux sociaux ont fait les ravages que l’on sait et un protofasciste va s’installer à la maison blanche. Mais en 2005, Howard Rheingold, fort de son expérience de The WELL (première communauté virtuelle, créée en 1985, ancêtre des réseaux sociaux) et à partir de son observation du comportement des passants au carrefour de Shibuya à Tokyo, consultant les textos sur leurs téléphones géolocalisés, entrevoyait une nouvelle ère de l’intelligence partagée grâce à l’interconnexion pervasive de tous les humains. Son optimisme a été quelque peu démenti, mais pourquoi devrait-on rejeter définitivement les espoirs qui n’ont pas été réalisés ? Enthousiaste mais jamais naïf, Howard Rheingold envisageait d’ailleurs très clairement à la fin de son livre le risque d’un panoptique permanent, et concluait sur la question : « Technologie de coopération, ou appareillage ultime de désinformation divertissante ? ».
Entre l’utopie d’une coopération ouverte, sans captation ni frontière ni péage, et les enclosures imposées par les réseaux sociaux conçus comme des plateformes propriétaires, subsiste une forme de coordination divertissante, qui a pris un temps le nom de Flash Mobs, et qui échappe à tout contrôle. Les 100.000 cyclistes sur l’autoroute entre Zhengzhou et Kaifeng en sont un exemple. Le rituel quotidien devant le Normandie en est un autre. Ces formes, qui ont une dimension politique forte sans porter aucune revendication, qui mobilisent massivement un engagement intense autour d’un geste insignifiant, désintéressé, ne pouvons-nous pas en considérer la nature artistique ?
post-scriptum Une étude publiée le 13 novembre dans la revue Nature par une équipe de recherche de Google montre qu’il est possible de mesurer très précisément l’état de la Ionosphère à un moment donné dans une zone particulière, en recoupant les données quotidiennes envoyés par les capteurs GPS de 40 millions de smartphones Android pour leur géolocalisation via les satellites, et en calculant les micro-décalages de signaux dûs aux variations de la concentration en électrons entre 50 et 1500km d’altitude. Impressionnant, non ? Reste à imaginer ce que nous pourrions faire des millions d’images du Normandie prises en quelques années, plus ou moins sous le même angle à toutes heures du jour et de la soirée. Quelque chose comme une iconosphère est devenue la « zone critique » de notre sensibilité.