Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 5 décembre 2017
Je marche vite quand je suis pressée mais je ralentis toujours devant les chantiers, je pourrais rester des minutes entières à regarder une pelleteuse pivoter, creuser, rejeter la terre, à observer le ballet des ouvriers au travail, comme si leur mouvement répétitif m’apaisait, je n’ai jamais su expliquer pourquoi. Je travaille dans une petite société informatique, dans laquelle je suis secrétaire. Je collectionne les petits sachets de sucre qui accompagnent les cafés que je commande, je ne les ouvre jamais, je bois mon café sans sucre, je les accumule dans un tiroir sans raison valable. Je n’ai jamais aimé le goût de la banane, même enfant, même dans les gâteaux. Dans la boulangerie de l’autre côté du boulevard, je doute qu’il y ait encore des baguettes épi comme celles que je mangeais dans mon enfance. J’aime entendre mon prénom prononcé par des personnes que je viens de rencontrer ou que je connais à peine, ils vibrent entre leurs lèvres dans une étonnante tessiture qui me trouble. J’aime le bruit des glaçons dans le verre en carton du Mac Do, le son se transforme en fonction du volume qu’on est en train de boire. Manger en extérieur c’est une expérience courante dans mon pays d’origine, ici c’est plus compliqué, les gens vous regardent de travers comme si vous mangiez dehors parce que vous n’avez pas de chez vous. Je bois trop de café, certaines nuits je me réveille dans mon lit, avec l’énergie que j’ai en pleine journée, l’esprit vif, déterminée. Je fais trop vite confiance aux gens qui me sourient, j’ai tendance à tout leur passer. Je dors avec la fenêtre entrouverte même en plein hiver, j’ai besoin de sentir l’air circuler autour de moi pour pouvoir m’endormir. Je me récite parfois les capitales du monde dans l’ordre alphabétique pour calmer une angoisse qui monte. Je me trompe souvent mais ça n’a aucune importance. Je n’aime pas qu’on me demande de choisir un plat pour les autres au restaurant, pourquoi devrais-je décider à leur place ? J’ai la manie de passer ma main dans mes cheveux quand je réfléchis. Je déteste ma voix enregistrée, comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre. Je garde dans une boîte les tickets d’entrée des musées que j’ai visités, je ne les regarde jamais mais je ne parviens pas à les jeter.
L’été, je supporte assez bien la chaleur, mais si je bois un verre d’eau trop fraîche, ma gorge se serre et je me mets à tousser. Je n’aime pas ne pas terminer mon assiette. La toponymie des villes me fascine. Je ne fume plus depuis la naissance de ma fille aînée. Je regarde défiler les nuages dans le ciel. Lorsque je me contemple dans le miroir, c’est le visage de mon père que j’y vois. Les femmes que je désire ne se ressemblent pas, je n’ai pas de type de femmes. Je ne mange que des glaces à l’eau, parfois des sorbets. Je ne me lave que tous les deux jours. Je ne supporte pas la margarine. J’ai le sens de la répartie. J’aime jouer avec les mots. Mes yeux ne sont pas formés de la même façon, le gauche est un peu plus gros que le droit. Dessiner des ronds ou des ellipses sur une feuille de papier me détend. Je collectionne les cartes à jouer trouvées par terre dans la rue. Je note tous mes rêves dans un carnet mais je ne le relis jamais. Quand j’entends le mot consigne, je ne pense pas comme ceux qui écrivent à l’écriture d’un texte à contrainte, mais aux bouteilles qu’on rapportait dans ma jeunesse pour leur recyclage. Je préfère les chiens aux chats même si je n’ai aucun animal domestique chez moi. J’allume souvent la télévision en fond sonore. Je n’ai jamais eu de relation sexuelle avec une prostituée, l’idée même me révolte. Je suis attirée de plus en plus par des femmes plus jeunes, sans parvenir à savoir ce qui m’attire en elles. Je ne peux pas aller à la mer sans m’y baigner, quelle que soit la saison et la température de l’eau. Je redoute l’arrivée de l’hiver. Je n’ai jamais fait grève. Je ne suis jamais allé en Turquie. Dans la rue, il m’arrive de parler seul à voix haute. Il m’arrive aussi de m’amuser à marcher les yeux fermés en essayant de tenir le plus longtemps possible. J’aime me lancer des défis. Au Japon, une légende raconte que les objets qui atteignent leur centième anniversaire peuvent prendre vie. On les appelle les tsukumogami. J’ai été objecteur de conscience, aujourd’hui plus personne ne sait ce que ça signifie. J’aime la bière et le vin blanc. J’ai peur de vieillir, mais mourir me semble inéluctable.
Je voudrais arrêter de travailler.
Je me coupe toujours les ongles des pieds trop courts, au point d’avoir parfois mal quand je marche. J’allume rarement des bougies mais j’aime sentir l’odeur de la fumée quand on les souffle. J’ai longtemps cru que j’étais doué pour le dessin avant de comprendre que j’avais surtout le sens de l’observation. Dès qu’il fait beau, je ne porte plus de chaussettes dans mes chaussures. Lorsqu’un problème de connexion survient dans mon immeuble, je me sens soudain démuni sans connexion. J’imagine aussitôt la ville plongée dans le noir sans électricité, dans l’impossibilité de communiquer, de s’envoyer des messages, de se téléphoner, d’échanger en ligne, de se connecter. Je pourrais prendre un livre, mais quelque chose m’en empêche tant que le problème n’est pas réglé à la maison. Il m’arrive d’aller dans un restaurant de mon quartier, parce que j’y suis le plus souvent le seul client et que la patronne m’accueille comme si la salle était comble. Pour elle, je continue d’y aller même si la cuisine de son mari n’est plus aussi bonne qu’avant. Ce n’est pas le soleil que j’aime, c’est la lumière du soleil, en été comme en automne, au printemps comme en hiver. Je ne porte jamais de montre, je préfère regarder l’heure sur mon téléphone. Je ne suis pas superstitieux mais je touche du bois assez souvent, c’est un réflexe hérité. Le regard insistant d’une femme peut me faire rougir. Je parle trop vite quand je suis nerveux. Je suis incapable de siffloter, ça sort toujours un peu de travers. Je m’endors mieux dans le train qu’à la maison, sans doute à cause du roulis des wagons. Je garde les sacs en papier des boutiques où je suis allé, je ne parviens pas à jeter les stylos qui ne fonctionnent presque plus. Je fredonne des chansons dont j’ai oublié depuis longtemps les paroles. Je commence chaque année un agenda que j’arrête d’utiliser au bout de trois semaines. Je me dis souvent que je vais changer, que je vais simplifier les choses, et je finis par recommencer exactement comme avant.
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