Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Nous sommes chez la reine d’Angleterre. C’est l’été des jeux olympiques à Londres et Buckingham a ouvert ses collections de joyaux et de peintures au grand public. Nous sommes nombreux. Cette salle du palais n’est pas climatisée. Un filin de métal nous tient à distance des tableaux. Il doit y avoir un mètre cinquante entre les peintures et nous, les spectateurs. Tout au fond d’une pièce que le bruit, la distance, les dorures ambiantes, rendent lointaine, deux personnages de Vermeer s’adonnent à la musique. Tout au fond de cette pièce peinte est accroché un miroir qui reflète la jeune femme debout, de dos, faisant face à son clavecin, son épinette. Difficilement lisible depuis la foule moite qui piétine, ce reflet matérialise l’insaisissable, il vous ferait perdre le contact avec le monde tangible qui vous entoure. C’est vertigineux. Impossible de savoir si c’est la distance ou la touche de Vermeer qui crée cette difficulté pour l’œil à accommoder, et si vous vous penchez trop, un gardien vous rappelle à l’ordre. De toutes façons il faut avancer car derrière vous les autres font la queue et vous pressent. Un homme aux cheveux longs, en tenue noir et blanc, appuyé sur une canne, raide, sévère, se tient aux côtés de la jeune femme de dos. Dans ce tableau tout est coupé, les corps, les objets, le tapis monumental au premier plan, une toile au mur, sur la droite où l’on distingue une espèce de torsade sans doute humaine. La leçon de musique. L’homme donne une leçon de musique à la jeune femme debout devant le clavecin. On ne voit pas les mains de la joueuse. Personne ne s’occupe de l’encombrante viole de gambe posée au sol derrière elle. L’homme a les lèvres entr’ouvertes mais si c’est pour suggérer qu’il chante, ce n’est pas convaincant. Le visage de la femme, reflété dans ce miroir qui enfonce le spectacle dans des profondeurs incertaines, est légèrement tourné vers cet homme plutôt sinistre. C’est un gentilhomme, il est bien habillé, manches bouffantes, col blanc, écharpe oblique en travers du corps. À gauche deux grandes fenêtres masquent le dehors et permettent à la lumière d’entrer. Le tableau s’appelle quelquefois La leçon de musique, quelquefois Gentilhomme et dame jouant de l’épinette. Il s’est appelé autrefois Une demoiselle jouant du clavecin dans une pièce avec un monsieur qui l’écoute, Une femme jouant de l’épinette en présence d’un homme qui semble être son père. A droite, dans la grosse torsade beige sur le tableau tronqué, un éminent historien de l’art a identifié la composition d’une Charité romaine de l’atelier du peintre van Baburen qui appartenait à la belle-mère du peintre, chez qui Vermeer et sa nombreuse famille habitaient. La confrontation entre le thème antique de la Charité romaine (une fille sauve son père de la mort en lui donnant le sein) et l’atmosphère raide et glacée de ce moment musical est saisissante. À gauche le vide, à droite l’encombrement des objets. Le miroir, le clavecin, la chaise, la table couverte de son tapis, s’échelonnent de manière rigide, presque mécanique. Seul objet vu en entier, une aiguière, sur le côté, intensément blanche, modelée par la lumière, est posée sur un plat fin, doré, en raccourci, légèrement tronqué lui-aussi. De l’autre côté, c’est le vide, il n’y a rien. Que lire dans les marbres du sol, les lignes du tapis, le dessin des vitraux, les motifs ornementaux du clavecin? Et en avant du tableau ? Dans le hors-champ que le troupeau des visiteurs emplit aujourd’hui ? Cette forme de meuble indéfinissable reflétée tout en haut du miroir? Il est peu probable que l’atelier de Vermeer ait ressemblé à cette salle de palais même si elle date peut-être de l’époque où il vivait. Quel désordre, de couleurs, de pinceaux, de flacons, de pots, de palettes à été là, à notre place, pour que le tableau se fasse ? Ou tout était-il bien rangé ? De ce côté-ci du filin qui nous sépare des biens de la reine, nous formons une ligne horizontale dont le bavardage s’écoule distraitement devant des tableaux dont les protagonistes nous ignorent. C’est un peu plus tard que je déchiffrerai sur mon téléphone portable, l’inscription que je ne parviens pas à lire sur le couvercle du clavecin: MUSICA LAETITIA COMES MEDICINA DOLORUM: la musique, compagne de la joie, remède de la douleur.
Depuis dix ans Liu Yi dessine chaque jour avec ses doigts sur l’écran de son téléphone portable et partage aussitôt ses dessins avec son cercle d’amis sur WeChat Moment (fonctionnalité de WeChat – équivalent chinois de WhatsApp – qui s’apparente à Instagram, sans publicités). En avril 2022 nous avons présenté à Shanghai ses « peintures » sur smartphone dans la rue Xinhua (programme Xinhua Art Service). L’entretien ci-dessous, enregistré avec Liu Yi à cette occasion, n’avait pas encore été transcrit ni traduit.
Comment cette série de peintures sur téléphone portable a-t-elle débuté ?
Je me souviens que l’origine de cette série remonte à une exposition d’ukiyo-e japonais que j’ai vue au British Museum de Londres en 2013. À cette époque la mode en Chine était aux peintures gigantesques, et les œuvres de très petit format présentées dans cette exposition m’ont immédiatement interpellé. Cela m’a profondément touché et aussitôt inspiré. Je n’avais pas encore commencé cette série sur smartphone, et je travaillais à ce moment là sur des peintures traditionnelles, mais au fond de moi j’ai pressenti que j’avais l’idée.
En 2014, j’ai accompagné ma femme à l’hôpital pour son accouchement. J’avais emporté un carnet Moleskine. Je l’ai accompagnée pendant un mois et j’ai tout dessiné au stylo. Les croquis de ce carnet sont en quelque sorte les prémisses de mon travail de peinture sur smartphone.
L’écran du smartphone est très petit, utilises-tu vraiment seulement tes doigts pour dessiner ?
Je sais que David Hockney, désormais célèbre, utilise un iPad et un stylo spécial, mais moi, j’utilise mes doigts pour dessiner sur mon téléphone. Je ne suis pas opposé à l’utilisation d’un stylet, mais le processus, pour moi, est plus naturel et confortable avec mes doigts. On dit en Chine que les dix doigts sont reliés au cœur ! (十指连心 – Shi Zhi Lian Xin – dix / doigt / relié / cœur). Dans cet esprit, le développement de la technologie m’a plutôt incité à revenir au geste préhistorique de la main.
Quel logiciel utilise-tu ? As-tu parfois besoin de zoomer sur les détails pour dessiner ? Ou travailles-tu seulement à l’échelle du petit écran ?
J’ai utilisé sketchbook, puis une version améliorée. Les fonctions que j’utilise sont vraiment limitées, juste un pinceau et rien d’autre. J’ai parfois besoin de zoomer pour dessiner les détails.
Prends-tu d’abord une photo ? Dessines-tu à partir de photos ? Ou fais-tu un brouillon ?
Rien de tout cela. Mes peintures sur smartphone peuvent se résumer à quatre types : croquis instantanés, impressions laissées dans mon esprit à un moment précis, émotions présentes, et imagination totale (fantasme).
En ce qui concerne l’utilisation des couleurs, certaines peintures sont très réalistes et d’autres très abstraites. Les couleurs de fond semblent ajoutées, sans laisser de vide. Comment envisages-tu cela ? Enregistres-tu les palettes de couleurs pour chaque tableau ? Es-tu attentif à ce que le résultat final présente un ton homogène ?
En fait, c’est basé sur l’impression du moment, et c’est très décontracté. Parfois, au réalisme s’ajoutent des émotions très subjectives. La couleur de fond est également adaptée au moment présent, sans laisser de blanc. Il y a différentes façons de gérer les situations, en fonction de l’humeur du moment. Par exemple, si je pense que le chien couché au soleil devant moi a un superbe collier bleu, je peux traiter cette partie du dessin de manière réaliste, puis l’assortir d’un fond jaune imaginaire… Je n’enregistre pas la palette de couleurs après chaque peinture, je recommence à chaque fois.
Parmi les quatre groupes d’œuvres présentées dans les panneaux, un ensemble de petites peintures de 2020 est très particulier. Le dessin du premier jour est à peine modifié le second jour. Quelque chose comme une petite animation ? C’est intéressant, c’est quelque chose que l’on ne peut pas faire avec une peinture traditionnelle.
Oui, c’est bien observé ! Pendant un certain temps, j’ai essayé de dessiner la même image deux fois, et le deuxième jour, j’ai ajouté quelques traits à la première image pour créer une peinture légèrement différente. Vous pouvez maintenant voir que j’ai également créé de petites animations qui peuvent être considérées comme le résultat de ces expériences.
Je viens de dessiner un portrait de Paul en train de parler ! Je l’ai envoyé à mes amis sur WeChat Moment ! Haha ! Regarde, cette tache blanche aléatoire est un chien.
La peinture traditionnelle nécessite souvent de redessiner, d’effacer et de recommencer. La peinture sur smartphone propose-t-elle ces opérations ? Utilises-tu plusieurs niveaux de calques ?
Cela dépend de la situation et de chaque création. J’utilise les calques. Parfois, je reviens au calque de base, parfois je le laisse tel quel et je conserve son état imparfait. Parfois le processus est très rapide et désinvolte, parfois très lent et je me concentre sur les détails.
Il semble impossible d’être très précis avec les doigts. En tant qu’artiste expérimenté comment assumes-tu cette maladresse qui s’apparente à une régression vers le dessin d’enfant ? Est-ce inconfortable ?
Je pense que la soi-disant finesse de la peinture ne se limite pas à des coups de pinceau précis, mais aussi au traitement des détails. Par exemple, une fine ligne tracée entre deux grands aplats de couleur permet de comprendre le processus de création. Dans la peinture chinoise de paysage, le style interprétatif (寫意, Xie Yi, dessin de la pensée) et le style minutieux (工笔 Gong Bi, pinceau précis) sont complètement différents, mais on retrouve dans les deux cas le sens de la finesse de l’artiste. Les premières œuvres de Rothko (les scènes de métro) étaient riches en détails, mais on ne peut pas dire que ses œuvres de sa maturité, avec de grandes étendues de couleur, soient dénuées de finesse.
Lorsque je peins, je reste attentif aux objets et aux sentiments spécifiques. Parfois, un trait est répété plusieurs fois, à l’aveuglette, dans l’espoir d’atteindre un certain degré de perfection ; et parfois, je le laisse volontairement très lâche, très libre. Pour ma part, je dirais de ce type de création sur smartphone : plus lent qu’un appareil photo, plus rapide qu’une peinture.
À propos des thèmes, on remarque que tu traites souvent de motifs relatifs aux hôpitaux dans tes dessins sur smartphone.
Oui. Je suis né avec un handicap aux jambes et j’ai grandi dans les hôpitaux, avec plus de 20 opérations chirurgicales, mais quand j’étais plus jeune je n’avais pas besoin d’être dans un fauteuil roulant et j’ai aimé marcher. Peut-être ai-je fait trop d’exercices, et j’ai dû commencer à me déplacer en fauteuil roulant en 2018. J’ai subi de nombreux traitements et j’ai même souffert de dépression pendant un certain temps. Mon quotidien à l’époque consistait à aller à l’hôpital, à consulter des médecins chinois et occidentaux, et tout ce que je voyais devant moi, c’était du matériel médical, des boules de coton, des cathéters, etc. Mes peintures sur téléphone portable sont la façon dont j’enregistre ma vie quotidienne.
De nombreux dessins rappellent notre propre expérience à l’hôpital pendant la pandémie. Est-ce volontaire ?
Je n’ai pas cherché délibérément une résonance, mais simplement suivi la vie réelle. Ce projet dure depuis exactement huit ans. Huit ans, cela semble long, mais pour moi il ne s’agit pas du tout de persévérance, c’est devenu une chose naturelle à faire tous les jours, et je suis heureux d’y penser ! C’est simplement un enregistrement de la vie quotidienne, parfois c’est un oiseau, parfois c’est un hôpital… c’est la vie tout entière.
Parfois, il n’y a pas d’objets identifiables, juste des blocs de couleur abstraits. De quoi s’agit-il ?
Il peut s’agir de scènes fugaces, comme une voiture qui roule à toute allure. J’utilise mes yeux pour « prendre un instantané » et l’enregistrer dans mon cerveau, puis le peindre plus tard ; ou il peut s’agir du témoignage d’une émotion à un moment donné, généralement malheureux, et je dois trouver une couleur pour l’exprimer. Quand je suis heureux, tout respire le bonheur. Quand je suis heureux, je regarde tout et mes peintures sont figuratives.
Pourquoi y a-t-il souvent des oiseaux dans tes peintures ?
Le thème des oiseaux est assez récent. Il est lié à une autre de mes séries, « Birdsong Radio ». Au début du mois d’avril 2021, à Shanghai dans les circonstances particulières que l’on sait, un jour où je prenais un bain de soleil sur mon balcon, le silence régnait autour de moi et je n’entendais que l’ambulance dans la rue. Soudain, j’ai entendu un chant d’oiseau. J’étais très heureux et enthousiaste. Je l’ai enregistré avec mon téléphone portable et je l’ai envoyé à mes amis. Je ne m’attendais pas à recevoir autant de commentaires positifs, témoignant que les chants d’oiseaux étaient touchants et apaisants, car il y avait beaucoup de messages d’énergie négative à cette période. Ce soir-là des étudiants de Songjiang m’ont envoyé des chants d’oiseaux enregistrés depuis chez eux… J’ai trouvé l’idée intéressante, et j’ai alors invité tous les amis de mon groupe WeChat à enregistrer des chants d’oiseaux du monde entier, puis je les ai collectés et publiés sur WeChat Moments ; c’est ainsi que ce projet a commencé. Jusqu’à présent, j’ai reçu plus de 1 000 chants d’oiseaux du monde entier et j’en ai déjà publié plus de 500 dans mon WeChat Moments. Il est intéressant de noter que j’ai reçu beaucoup de chants d’oiseaux au début du projet, mais que le nombre de chants diminue lentement – peut-être est-ce le signe que les gens ont repris une vie normale ? C’est une bonne chose.
Tes oiseaux ressemblent souvent à des perruches.
Tous les oiseaux que je dessine sont imaginaires, j’écoute ma « Birdsong Radio » et j’imagine de quel oiseau il s’agit. Parfois c’est un oiseau boxeur, parfois c’est un oiseau mouillé un jour de pluie, un oiseau triste, un oiseau heureux…
Il y a quelques mois, lors du du festival Art Field Nanhai Guangdong, j’ai animé un atelier dans un parc du patrimoine. Différents chants d’oiseaux ont été diffusés dans différents espaces du parc. Parallèlement, les villageois voisins ont été invités à venir les collecter, dans l’espoir que cela devienne peu à peu un projet public permanent. Les villageois et moi-même avons travaillé ensemble pour analyser la forme des oiseaux, écouter le chant des oiseaux et dessiner des oiseaux imaginaires. Au début, beaucoup de gens se croyaient loin de l’art et n’osaient pas participer, mais je leur ai dit : ce projet n’exige aucune compétence en dessin, il exige seulement la capacité de sentir, de capter le chant des oiseaux et de les collecter, et le tour est joué. Il n’est pas de question de savoir si c’est bon ou pas. Maintenant, certaines vieilles dames du coin m’envoient plusieurs messages par jour !
Continues-tu aujourd’hui à peindre des tableaux traditionnels en même temps que tu en crées sur ton smartphone ?
Actuellement je ne peins plus, je travaille uniquement sur mon téléphone portable. Mais difficile de prédire la suite. Un jour peut-être les téléphones portables disparaîtront et tout le monde retournera à l’âge des cavernes. Mais il est plus probable que les téléphones portables deviennent encore plus puissants. Dans ce cas je pense que l’humain aura d’autant plus d’importance, et en art les maladresses seront encore plus précieuses.
Je garde une attitude ouverte face à l’avenir, et il est difficile de définir le type d’œuvres que je vais créer. Compte tenu des différentes conditions et méthodes d’exposition, mes œuvres peuvent être des vidéos, des peintures, des expositions en ligne, des journaux intimes, etc. Par exemple, dans cette présentation sur les panneaux de la rue Xinhua, j’ai choisi quatre mois sur quatre ans, et c’est aussi une forme de reproduction différente, alors j’espère que j’aurai à chaque fois un sentiment de fraîcheur. La forme n’est pas importante, l’essentiel est que je sois très heureux de trouver cette forme de création et de pouvoir avoir ce type d’interactions et de communication avec les téléphones portables tous les jours.
Vois-tu un lien entre ta formation antérieure et ton travail actuel ?
J’ai d’abord appris la peinture à l’encre dans le style traditionnel chinois (Xie Yi). Je ne comprenais pas très bien à l’époque, mais en y repensant aujourd’hui, c’était une bonne formation à l’observation. J’ai fréquenté le Palais des Enfants quand j’étais jeune, puis j’ai intégré l’Institut des Beaux-Arts de Shanghai pour étudier le graphisme. Nous avons alors eu comme professeurs des artistes de renom tels que Ding Yi, Yu Youhan et Ji Wenyu. Le professeur Ding Yi nous a appris à dessiner d’après nature (sessions de travail dans le village de Jiading, aujourd’hui un district de Shanghai), à comprendre les couleurs, à se méfier de l’expressivité, à préserver l’objectivité et à s’inspirer des codes de la peinture classique. Le professeur Yu Youhan nous faisait dessiner de petites esquisses et ajuster constamment les proportions des objets dans une composition. Personnellement, je pense que c’était très intéressant et que j’ai appris beaucoup plus que lors de mes études universitaires ultérieures (Section design de l’Académie des Beaux-Arts de Shanghai). Cette formation m’est très utile pour mon travail actuel.
Quelle a été la première présentation publique de ce travail ?
En 2016, j’ai eu l’occasion de participer à l’exposition du prix de peintures de John Moores China. À l’époque, j’avais déjà commencé cette série sur téléphone portable depuis un certain temps, mais elle n’avait jamais été exposée. J’ai alors demandé si je pouvais envoyer une peinture sur smartphone. L’organisateur s’est montré réticent, car je pense qu’il n’avait jamais eu affaire à ce genre de travail, et la règle veut que vous présentiez une peinture matérielle pour l’exposition. À l’époque, j’étais également très hésitant. D’un côté, j’avais le sentiment que mes œuvres n’étaient pas des peintures, mais de l’autre, j’avais le sentiment qu’il s’agissait bel et bien de peintures ! Finalement, le commissaire a accepté d’exposer mon travail au Old Minsheng Art Museum (Red Square, Huaihai Road). C’était la première fois que ma série de peintures sur téléphone portable était exposée dans un musée d’art officiel, et c’était mes débuts dans ce que l’on appelle le cercle des professionnels de l’art. L’exposition se composait de 16 petites peintures imprimée à la taille d’un iPhone, ainsi que des versions numériques sur de petits écrans.
Quel rapport vois-tu entre l’envoi quotidien de dessins sur smartphone et leur compilation mensuelle sous forme de diaporama vidéo ? La durée de chaque compilation est différente. Fais-tu une sélection lorsque tu réalises les vidéos ?
La technologie m’a conduit là, c’est assez naturel. Tout comme les gens publient tous les jours sur WeChat Moments pour présenter leurs enfants et leurs voyages, chose inhabituelles auparavant et désormais inévitables. J’utilise mon téléphone pour créer et publier tous les jours sur WeChat Moments, c’est devenu une habitude et un moyen d’être seul avec moi-même. J’en suis très heureux. Que mes créations soient des croquis instantanés, des témoignages émotionnels, des impressions et des reproductions imaginaires, elles sont toutes improvisées et instantanées, capturant la fraîcheur de la vie au quotidien, plutôt qu’un lent processus d’élaboration en studio. Publier sur WeChat Moments aujourd’hui, c’est comme un journal intime. Les jours où je n’ai pas d’idées je dessine quand même. Je suis bien sûr heureux d’avoir un retour instantané de la part de mon cercle d’amis, mais je ne l’attends pas particulièrement.
Je ne fais pas de compilations vidéos tous les mois, et il m’arrive d’en faire sur plusieurs mois, à des fins d’archivage. Lorsque je le fais, je ne sélectionne pas les peintures, je les inclus toutes. La longueur variables des vidéos s’explique par le fait que je dessine parfois plusieurs images par jour. Il m’est arrivé par exemple de visiter une vieille ville pour faire des croquis et de dessiner 12 vues d’un jardin. Une autre fois, lors d’un atelier PSA, j’ai sélectionné 12 vues de la galerie j’ai invité 12 personnes à dessiner ensemble, ce qui m’a permis de réaliser 12 dessins en une journée. Ces dessins sont tous inclus dans la vidéo.
Les expositions ont-t-elles encore un intérêt pour toi ?
C’est aussi une question à laquelle je réfléchis : avons-nous encore besoin de véritables expositions ? Sous quelle forme ? C’est toujours une bataille. Actuellement, lorsque je suis invité, la plupart des œuvres sont imprimées. J’espère pouvoir les partager avec davantage de personnes. Quand c’est uniquement dans WeChat Moments j’ai l’impression que les peintures ne sont pas accessibles à tous. Les algorithmes permettent sans doute leur classification automatique, mais peuvent aussi bien les masquer.
Les Moments WeChat ne constituent-ils pas au contraire un espace de partage plus vaste ? Les expositions habituelles ne sont vues en réalité que par un petit nombre de personnes.
Pour chaque exposition, j’expérimente autant que possible différentes formes, des chemins variés et des émotions différentes. J’espère que ces présentations multiples enrichiront mes œuvres. Cette fois-ci, pour les panneaux de XinHua Art Service, j’ai affiché des QRcodes qui permettent aux passants de voir les peintures sur leurs propres téléphones. Chaque exposition est ainsi une nouvelle opportunité. C’est par exemple lors de la première exposition que Yan Xiaodong a organisé pour moi à l’Institut Goethe que j’ai commencé à créer des liens et à compiler les peintures sous forme de courtes vidéos.
Les innovations technologiques ont également donné naissance à de nouvelles façons de collectionner aujourd’hui, qu’en penses-tu ?
La combinaison de l’innovation technologique et de nos mains préhistoriques peut donner une nouvelle dimension à la peinture. Les premières peintures rupestres sont-elles considérées comme de l’art ? Pourquoi ? Souvent, les gens s’accrochent à la question de la haute technologie ou de la basse technologie, ce qui crée une certaine confusion parmi les collectionneurs. Mon travail se situe également entre la tradition et la modernité. Aujourd’hui mes peintures sont collectionnées aussi bien sous forme de tirages physiques que de fichiers sur clé USB.
Nombreux sont ceux qui pensent que mes œuvres conviennent naturellement au format NFT, très populaire actuellement, et beaucoup de gens viennent m’en parler. Je suis ouvert à la nouveauté et je ne la rejette pas, mais je reste assez traditionnel. Je ne suivrai une tendance confuse simplement parce qu’elle est populaire et que j’ai peur de la manquer. Je ne veux pas me précipiter. J’ai besoin d’apprendre lentement et de voir plus clair d’abord.
Le principe des NFT est de verrouiller la propriété et l’opération de base reste le contrôle de l’unicité et la garantie de la rareté. Nous sommes plutôt partisans des licences ouvertes (Creative Common ou Art libre) basées sur la confiance et encourageant l’échange et le partage. En quoi la rareté artificielle des NFT est-elle nécessaire ?
J’ai quitté l’enseignement universitaire mais il est réaliste de penser que les artistes doivent être préparés à survivre, ce qui est un problème très concret. Cependant j’ai constaté en enseignant que de nombreux étudiants en art ont encore honte de parler d’argent. Pourquoi ? À l’Université de Finance et d’Économie, à l’Université des Beaux-Arts, les choses de valeur sont les mêmes.
Ce serait vraiment bien d’avoir des collectionneurs prêts à partager après l’achat ! J’aimerais beaucoup me contenter du partage. Cela reste le plus important pour moi. Peut-être pouvons-nous imaginer une « galerie d’art partagé » ?
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes ///2012
Paru en 2012 aux éditions ère Ultimo est constitué de 92 définitions recomposées à partir du Petit Robert. Dans une page du dictionnaire, briser des fragments de définition, les assembler, et donner une définition nouvelle au mot qui indexe la page (premier mot des pages paires, dernier des pages impaires). Ci-dessous les 11 premières définitions.
ACALÈPHES [akalèf] n. m. pl. D’un caractère désagréable, aigre, grande méduse à nageoire dorsale épineuse brun rougeâtre qui occupe la salle de bains pendant des heures en profitant du calme passager de la mer et comprenant des milliers d’espèces, dont une, ornementale, est appelée patte d’ours. ⇒ monopoliser, truster ; spéculer. « Tout événement a deux aspects, toujours chameau si l’on veut, réconfortant si l’on veut » (barbey). — méd. Est responsable d’un type d’asthme allergique, parasite de l’adulte, très pénible.
ADORABLE [adoRabl] adj. L’âge qui succède à l’enfance produit un poison violent et constitue le premier temps d’une rupture des liens. L’entrée de la puberté dans le support matériel de l’hérédité s’applique dans le cycle avec constance. par exagér. On reconnaît pour sien un sentiment de joie et d’épanouissement devant le beau papillon diurne écartelé entre la Chair et la Terreur. Vous serez satisfait, vous ne pourrez vous en passer. — Après les premières épreuves : réprimander sévèrement, sans condamner, mais en avertissant de ne pas recommencer.
AGRESSIVITÉ [agRésivité] n. f. Appellation politique de partis qui, sans ménagement, défendent les intérêts des propriétaires dans l’espoir de débaucher quelques éléments intéressants du petit clan et de les agréger. Si cela peut joindre l’utile et l’harmonieux. absolt. Réflexe du nourrisson qui ferme la main sur tout objet de l’activité économique à sa portée. vieilli. Art mineur cultivé pour le simple plaisir, pratiqué en amateur, qui plaît au sens, qu’on voit et qu’on entend agréablement. Une dispute agrémentée de coups de poing.
ANTHONOME [BtOnOm] n. m. La théorie cosmologique stipulant que l’univers a été créé pour que l’homme puisse l’observer et qui fait de l’humanité la cause finale de toutes choses est une page brillante, digne de figurer dans une radiation atomique, un extrait de goudron de houille, une souche de bactéries due à l’inhalation d’un champignon, un amas de plusieurs furoncles avec nécrose de la partie centrale. Sa larve détériore les encéphales volumineux s’appuyant pour marcher sur le dos des phalanges des mains et ses œufs aux effets nocifs infiltrent les institutions, les techniques, des diverses sociétés.
ARRIÈRE-FAIX [aRJèRfè] n. m. inv. Le bulbe rachidien, la protubérance annulaire et les pédoncules, c’est bon quand ça s’arrête. Gaulé au moment de la conclusion d’une promesse dans les névroses infantiles, on s’assied, on voit passer la foule dont l’âge mental est inférieur à l’âge réel. Halte.N’en dites pas plus. Son choix, sa décision, son parti, sont remis à huitaine, derrière la ligne des demi-dettes échues, en dehors de la zone des opérations militaires. ⇒ impayé.
ATTACHÉ-CASE [ataHékèz] n. m. Porter les premiers coups à l’improviste, s’élancer sur quelqu’un à coups de poing, de bâton, de couteau, s’adjoindre deux loubards d’un rire strident, dénigrer les sports d’équipe, les rosiers, le féminisme, se consacrer aux lions ridicules qui rongent les lacets, coller fortement des pucerons au fond du récipient de cuisson, signe le brusque retour d’un état morbide du sentiment unissant une personne aux personnes ou aux choses qu’elle affectionne, comme d’attacher une chèvre à un grelot ou au cou d’un chien.
BARYE [baRi] n. f. Un très gros cigare recourbé empêche les rapports sexuels. Tenir la barre avec des pièces de bois ou de métal, des crochets, s’annonce mal. Une douleur interne aiguë, ressentie comme horizontale, de l’angle sénestre à l’angle dextre de la pointe, est un obstacle qui freine le déferlement violent de la houle. — Appuyer avec l’index le long du manche, dans le sens transversal, permet de rétablir une situation compromise, plaident les avocats à l’audience.
BERTILLONNAGE [bèRtiJOnaj] n. m. Le jumeau qui devait combattre contre les bêtes féroces au comportement sexuel déviant a obtenu un grand succès de librairie. Cela n’a pas été facile. Imposé par la profession ou par tout autre chose, ce qu’il est nécessaire de dire à l’appui de la cause qu’il défend est un besoin pressant, impérieux, irrésistible, de brûler les étapes, précipiter les choses. Des parents besogneux, un caractère bestial, des insectes, des souris, des rats et autres bestioles : qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie ?
BILABIÉ [bilabJé] n. m. et adj. Théorie cosmologique selon laquelle l’Univers ayant contracté un second mariage sans qu’il y ait dissolution du premier est marié à deux personnes en même temps. Bigre oui ! Bigre ! Quelle aventure ! Formé d’une punaise de sacristie en zinc dans laquelle on chante un air et d’une grenouille de bénitier qui manifeste une dévotion outrée et étroite, ce petit objet ouvragé partagé en deux lèvres, autour duquel on enroule chaque mèche de cheveux, précieux par la matière ou par le travail, est toujours en expansion.
BLUSH [blFH] n. m. Terme d’affection donné aux réfugiés politiques fuyant leur pays, le chapeau à bords rabattu sur la calotte, des sous-vêtements féminins couvrant le tronc, tenant des propos fantaisistes et mensongers qu’on imagine par plaisanterie pour tromper ou se faire valoir. — « Allons, Blush, dépêche-toi, s’écria M. Bonnichon, secouant magnifiquement son bonnet » (barbey). — admin. L’ouvrier constricteur chargé de dévider les craques, réduire à son et farine certains boniments de la presse (avant que les « gens des bateaux » ne s’étouffent), de broyer les crânes de veau, franchit tous les degrés de la perfection, sauf le dernier.
CAUSE [koz] n. f. La partie de l’optique qui étudie la réflexion est un animal légendaire à long cou grêle dont la tête traîne à terre, un nœud ou un ruban attachant ses cheveux. Pourvue d’une queue qui parle volontiers, son discours violemment hostile donne une sensation de vive douleur qui annonce les lésions nerveuses. En vertu de quoi, inutile de donner raison à sa réussite involontaire. — psychan. Son rêve préféré, avec les chrysanthèmes, est l’angoisse.
Il y a dix mois je découvrais le concept de Tianxia à partir de la lecture du livre de Zhao Tingyang et chaque jour depuis je trouve deux mille raisons quotidiennes pour constater que ce concept ne peut pas être mis en œuvre aujourd’hui. La vertu ? Non pas possible dans ce monde pour l’instant. Pas d’étrangers, pas d’ennemis, un monde entièrement inclusif ? Pas possible également. Le consensus, des avantages et des inconvénients pour chacun ? Également hors-jeu.
Il faut dire que ce concept n’a été manipulé qu’une seule fois dans l’histoire de l’humanité de 1046 avant J-C. à 256 avant J-C., en Chine, par la dynastie Zhou, ce qui est déjà pas si mal. Le concept le plus génial d’organisation d’une société tombé aux oubliettes, c’est ballot.
Le livre de Zhao Tingyang a été soumis, en Occident, à une dure critique. La qualité du livre n’est pas mon propos, juste la découverte du concept et comment « un petit peut gouverner un grand ». Le plus petit qui prend le lead sur les plus grands, c’est assez inédit. Pourtant toute personne sur Terre qui tentera, d’une manière ou d’une autre de s’inspirer du Tianxia, sera soumise a des moqueries sans fin, recevra en pleine figures des phrases comme « tu rêves » ; « il faut atterrir » ; « c’est le monde des bisounours que tu proposes » ; Non pas vraiment une attitude de bisounours pour les Zhou, mais une paix relative permettant de se consacrer à autre chose qu’à l’économie de guerre permanente entre clans. Bien sûr c’était trop beau pour durer mais quand même au moins 500 ans avant le déclin, ce fut tout de même une période politique riche d’enseignements.
Au delà de mon intérêt pour le Chine et pour l’histoire antique je me pose la question de l’appropriation de ce concept, de comment le rendre vivant, pratique. Même si le concept est d’origine chinoise, la Chine d’aujourd’hui en est totalement éloignée, tout autant que les autres nations. Le Tianxia attend sagement son retour gagnant, son come-back, sa réhabilitation, quand nous serons lassés de l’hégémonie de la croissance permanente, quand nous serons lassés de ces individualités auto-centrés qui se définissent comme des décideurs, quand nous n’accepterons plus la domination technologique, l’ultra pauvreté et la désertification de la planète. Le Tianxia attend, depuis 3 000 ans, d’être redécouvert, redéployé, utilisé.
Chiche.
Poignée d’épée avec dragons. Dynastie Zhou, 500 avant J-C. The British Museum, Londres.
p. 68 « le système Tianxia inventé par les Zhou était un système politique mondial. Il définissait le monde politique comme une existence globale, c’est le sens de l’expression de Guanzi : « créer le Tianxia ». On attribue en général la conception du système à Zhou Gong, le Duc des Zhou, et il est effectivement possible qu’elle soit la création collective d’un groupe de politiques dirigé par Zhou Gong ».
p. 227 « La vraie histoire du monde doit faire le récit de la vie commune de l’humanité à partir d’une description d’un ordre mondial. L’ordre mondial n’est pas celui de quelques pays hégémoniques ou d’une alliance de puissances dominant le monde, mais un ordre souverain qui a pour critère l’intérêt commun du monde. Ce ne sont pas les règles de jeu établies par un pays pour le monde, mais celles établies par le monde pour tous les pays. Le système Tianxia des Zhou n’était qu’un ordre politique « mondial » recouvrant des territoires limités. Il proposait une expérience conceptuelle d’une politique mondiale, mais il annonçait l’histoire du monde. Le monde à ce jour ne s’est pas encore transformé en Tianxia, et la vraie histoire du monde n’a pas encore commencé. »
p. 281 « Nous avons raconté ci-dessus l’histoire de l’antique système Tianxia. C’était une création politique survenue dans une situation historique exceptionnelle qui ne s’est présentée qu’une seule fois en des milliers d’années. Aujourd’hui, la mondialisation est aussi une situation historique très particulière. Bien que les problèmes soient complètement différents trois mille ans après la naissance du Tianxia, une innovation politique similaire est nécessaire. Pour éviter la domination du monde par un système hégémonique, et pour éviter au monde de possibles guerres technologiques futures ou la dictature globale de système technologiques, nous devons bâtir un nouveau système Tianxia, un ordre mondial qui appartient à tous les hommes du monde, et qui dépasse la logique hégémonique en cours depuis le début de l’ère moderne. L’antique système Tianxia possède la contemporanéité du monde d’aujourd’hui et l’avenir du monde de demain. »
Le Tianxia tout sous un même ciel Zhao Tingyang Les éditions du Cerf, 2018 天下
Le concept « Le concept de Tianxia pose comme hypothèse qu’il existe nécessairement des méthodes qui permettraient d’incorporer n’importe quel Autre dans l’ordre de la cœxistence et que même si un tel Autre refusait catégoriquement d’entrer dans le système Tianxia, il existerait nécessairement un mode de coexistence qui préserverait la tranquillité. » Zhao Tingyang
Le Tianxia est une théorie qui désigne un monde qui possède sa propre mondialité, considère le monde, et non pas l’individu, l’État ou la nation, comme un sujet politique.
Considérer le monde comme le monde (Guanzi) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Guanzi_(livre) Voir le monde à partir du monde (Laozi / Lao Tseu) https://fr.wikipedia.org/wiki/Lao_Tseu Avoir une vision plus large que celle de l’État-Nation. Tianxia est inclusif et non exclusif, il supprime l’idée même d’étranger et d’ennemi. Le Yi Jing, Le livre de mutations 易经 La philosophie politique appartient au Tao (dao, la voie) avec pour objectif de savoir quel ordre d’existence serait une contribution (jishan) à la vie en commun. La rationalité relationnelle est une rationalité de la coexistence. Le concept de bienveillance (ren) chez Confucius est le premier modèle de la rationalité relationnelle (l’amour bienveillant, ren ai) Confucius (https://fr.wikipedia.org/wiki/Confucius) avait définit la politique par la formule « Le politicien est droit » (zhengzhe zhengye) et « la politique est faite de vertu ».
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Ils font des films. Avec les restes d’autres films. Plus exactement avec la pellicule des bandes annonces de films qui datent d’avant le cinéma numérique.
Ils travaillaient dans un cinéma. Chaque semaine il y avait de nouvelles bandes annonces. Et comme ces bandes annonces une fois qu’elles avaient annoncé n’avaient plus de raison d’être ils s’en servaient pour faire leurs films a eux.
Ils font subir à ces rouleaux de pellicule des traitements spéciaux. Ils les font séjourner dans des poubelles, ils les enterrent, les mettent a tremper dans des liquides corrosifs, du coca, de la bière, du ketchup. Ils les laissent moisir dans des caves humides, les exposent a la pluie. Ils ont fabriqué toutes sortes de jus bizarres dans lesquels ils les font macérer. Pour voir.
Puis ils retirent les bobines de ces endroits offensifs et les montent. Ils montent des plans dévorés par une chimie aléatoire, les couleurs se mélangent, les images ont a moitié fondu, il y a des déchirures, des boursouflures, des brulures.
Un cinéma remonté des égouts. Témoignant d’une époque révolue qui n’a jamais existé. De temps a autre une image est intacte: un visage, un baiser, un cowboy, une star qu’on reconnait fugacement. Comme un miracle. Il parait que ce n’est pas la pellicule qui s’altère mais la gélatine qu’on met dessus, qui est faite avec de la poudre d’os.
Nous sommes assis par terre dans une grande salle, un drap tendu au mur sert d’écran, il fait trop chaud.
Et eux, les cinéastes de ce drôle de cinéma, n’arrêtent pas de gesticuler, recollant tant bien que mal les morceaux de pellicules, réamorçant la bande sur leur projecteur 16 mm. En même temps ils nous parlent. On dirait des bateleurs sur un marché. Ils portent des bonnets, des écharpes, des anoraks, des bottes, comme les gens qui vivent tout le temps dehors. Il y a une odeur aussi dans la salle. Une odeur de poubelles, d’œufs pourris, certains ne supportent pas et s’en vont.
Ils assemblent, par couleurs, par motifs, par thèmes, cela dépend, c’est au feeling, chacun fait ce qui lui vient dans l’instant, de temps en temps ils se concertent. Nous regardons défiler au son vibrionnant du projecteur les images cahotantes, les photogrammes rongés, translucides, plus ou moins tachés, comme une suite de peintures abstraites, avec parfois quelques mots d’un sous-titrage, une couleur vive, qui saute a la figure.
Le film a ralenti, voici une séquence longue. C’est une servante dans une rue ancienne portant un panier et achetant du poisson a un étal dehors, on dirait la Hollande, puis un peintre dans un intérieur, en tenue de peintre, avec sa palette, son chevalet, comme si le film nous arrivait directement de l’époque ou il peignait, un masque sur la table. Gros plan sur l’œil du modèle qui est aussi la servante, qui est aussi l’actrice Scarlett Johansson.
La Jeune fille à la perle porte en direction du spectateur son éternel regard doux et mouillé. Et puis ça lâche. Et les gars disent : on va s’arrêter là.
Le terme « complexe » est extrêmement suspect — DOULEUR : voir plus haut.
* La pasigraphie désigne un projet de création d’un langage universel (écrit) d’abord théorisé et partiellement mis en œuvre, à la veille de la Révolution, par Joseph de Maimieux. Fondé sur le postulat de l’universalité des concepts, son système prévoyait aussi la création de signes destinés à signaler préventivement toutes velléités d’humour ou d’ironie.
Lorsque Vuitton a dévoilé sa nouvelle boutique baptisée « The Louis », semblable à un bateau de croisière, devant le HKRI TaiKoo Hui sur Nanjing Road, la vue de cet énorme et ridicule paquebot couvert de logos LV scintillants m’a rappelé l’immense bâtiment en forme de malle monogrammée LV sur les Champs Elysées à Paris l’an dernier. À l’époque, lorsque j’avais vu de loin apparaître cette énorme valise en aluminium surdimensionnée de Louis Vuitton, c’était comme si le paysage urbain célèbre dans le monde entier que je regardais avait été soudainement oblitéré par un brouillage pixellisé à l’endroit intime que l’on imagine forcément merveilleux. C’était à rire ou à pleurer, et en même temps, cela donnait furieusement envie de « dé-filigraner » afin de redonner au bâtiment sa dignité. On aurait voulu appuyer sur le bouton « retour en arrière » ou « avance rapide » pour sauter cette partie de la rue. J’étais non seulement choqué, mais aussi affligé par le comique ridicule de la chose.
Aujourd’hui, à la fin de la saison des pluies, le paquebot The Louis est là, sous un soleil étouffant, émettant une lumière aveuglante de mille reflets métalliques sur la coque en acier inoxydable, couvert d’un psoriasis de motifs et de symboles LV, surmonté de l’imposante cabine faite d’une grosse pile de sacs. Les nouvelles fleurs, les vieilles fleurs, le nouvel amour, le vieil amour, ne révèlent donc rien. Tout cela produit le même choc et le même sentiment comique qu’à Paris, et en même temps, je ressens ici à Shanghai une sorte de consternation propre à notre époque.
Le « choc » recherché par le geste de Louis Vuitton n’est que la répétition d’un vieux truc. La surprise provoquée par une embarcation aussi gigantesque est principalement dû à sa taille. Son échelle démesurée a complètement escamoté son caractère marchand, ne laissant apparaître qu’une dimension symbolique. Ce choc est devenu un choc symbolique. Il faut prendre conscience que la marque ne se préoccupe pas de la valeur d’usage. On pourrait même dire que LV est le symbole marchand de l’inutile, ou que sa fonction est uniquement d’offrir ce genre de choc symbolique. Cela rappelle le présentateur de variétés Wu Zongxian, qui avait délibérément souligné qu’il portait des vêtements Louis Vuitton lors d’une émission et demandait à ses voisins de ne pas masquer le logo LV. C’était tout aussi ridicule.
La malle Louis Vuitton de Paris et le paquebot de Shanghai sont si grands qu’ils dépassent largement leur taille normale, ce qui leur confère un caractère inhumain, les transformant en « totems » et « fétiches » qui suscitent l’adoration. À l’instar des idoles religieuses qui utilisent toujours une échelle surhumaine pour intimider les gens, Louis Vuitton tente également d’utiliser des totems de taille surhumaine pour impressionner les consommateurs, afin de s’attribuer un pouvoir spirituel et de se sanctifier. Louis Vuitton a tellement investi et dépensé si ouvertement que ce « sacrifice » commercial impose par lui-même au public un sentiment de sacralité. Pourtant ce n’est au fond pas très différent d’un McDonald’s qui fabriquerait un hamburger aussi grand qu’un immeuble, ou d’un kebab de banlieue qui érigerait un kebab aussi haut que la Pearl Tower.
Selon Lacan, l’émergence du fétichisme est liée à l’angoisse de castration ou à l’absence phallique. Le paquebot construit par Louis Vuitton à Shanghai, dont on dit qu’il est le seul magasin Louis Vuitton au monde à avoir la forme d’un bateau, tombe à pic car il semble involontairement exprimer le désarroi de notre époque d’une manière étincelante. Nous réalisons soudain que nous, qui sommes avides de navigation, avides de direction, sommes tombés inopinément dans cette époque apparemment stagnante tout en ayant le sentiment d’être dans un monde qui recule à toute vitesse. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir inévitablement perdus et face à un dilemme !
La guerre entre la Russie et l’Ukraine qui a suivi l’ère post-épidémique, la lutte entre Israël et Iran, l’obscurcissement de la justice, le cynisme des puissances mondiales, l’égoïsme du pouvoir, la stagnation économique, la régression des idées, la résurgence de propos dépassés, les difficultés de la survie individuelle, les performances rhétoriques des puissants et des riches au nom de la vérité, tout cela a rendu les gens confus, fatigués et perplexes.
Dans cette situation de désarroi il semble que l’on ne puisse que se tromper en avançant et en reculant, innocents et impuissants, avec The Louis qui soudain apparait comme le parfait bateau de croisière de l’époque.
Ce paquebot « Louis » semble donner aux gens l’illusion qu’il peut prendre la mer à tout moment ou qu’il navigue vers une destination lointaine, mais en réalité il ne vous mènera pas en mer, et encore moins au loin. Il restera seulement immobile et échoué dans cette rue commerciale de plus en plus déprimée de Nanjing Road, devenant un totem marchand sur le point de se vider de son sang. Et sa coque métallique, aussi brillante qu’un miroir, ne reflétera que votre visage excité et congestionné par le choc, vos yeux rivés sur l’appareil photo de votre téléphone portable, votre âme vide, incapable de s’orienter malgré toutes vos élégances et raffinements. Reflet ultime de votre vie confuse actuelle. De plus, même si ce navire naufragé exige un pass VIP comme l’Arche de Noé, il coûte une fortune pour y rester quelques instants afin d’oublier un moment vos crédits et vos dettes . Ainsi cet énorme paquebot Louis Vuitton est une parfaite métaphore de notre monde à la dérive. On dirait qu’il vogue dans les rues animées, mais en réalité il est enlisé sans défense à la croisée des chemins. Depuis sa construction il est devenu une coquille vide, aussi belle, clinquante et lumineuse que le Titanic, vouée au naufrage.
Évidemment ce drôle de « Louis » nous fait aussi comprendre que le monde est devenu comique et ridicule, et qu’il n’est sans doute déjà plus qu’une sorte de grande poupée gonflable vide en celluloïd brillant. N’étant plus en mesure de fournir aux gens un « contenu » fiable et stable, il ne peut que surprendre avec des « formes » vides et tape-à-l’œil afin de procurer un faux réconfort physique et métaphysique.
Rédigé hâtivement le 26 juin 2025 à la cantine de Star Daddy*, HKRI TaiKoo Hui.
Zhang Sheng est écrivain et professeur au collège des sciences humaines de l’université de Tongji.
Les listes des six biblios TINA sont ici rassemblées avec des liens vers des articles, des présentations d’éditeurs, des fiches de lecture. 418 livres et 87 bandes-dessinées parus à partir de 1990. Ces listes ont été dressées par des membres du bureau de la revue TINA et par des invités : Éric Arlix, Frédéric Arnoux, Christian Bernard, Adrien Blouët, Patrick Bouvet, Serge Cassini,Claude Closky, François Deck, Paul Devautour, Jean-Marc Flahaut, Hortense Gauthier, Giselle’s Books, Christine Lapostolle, Pauline Lecerf, Frédéric Moulin, Léa Murawiec, Cécile Pétry, Jacques Pouyaud,Léopold Prudon, Elisabeth Sierra, Ian Soliane, Frédéric Wecker. Une quarante de liens pointent vers des notes de lectures d’Hugues Robert de la librairie Charybde (dans la quelle vous pouvez commander l’immense majorité des livres ci-dessous). Bonnes lectures.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Au fond de ton jardin tu as construit un feu bien que faire du feu dans son jardin soit maintenant interdit par la loi à cause des risques d’incendie. Et aussi pour des raisons sanitaires, les feux de jardin dégageant dans l’atmosphère des gaz nocifs. Et aussi parce que de plus en plus de choses sont interdites pour protéger la planète des humains que nous sommes et protéger, ce faisant, les humains. Ton feu est allumé depuis un moment, il n’a plus besoin de ton attention. Nous le regardons de loin, de temps en temps la fumée devient bleue. Nous nous sommes installés dehors et tu nous as offert du thé. C’est une belle après-midi d’été, personne aujourd’hui ne devinerait que le malheur s’est abattu chez toi cette année. Le jardin est beau. Le thé est bon. Tes petits-enfants s’en vont à la plage. Et nous parlons gaiement, car si nous sommes venus te voir ce n’est pas pour évoquer les choses tristes. Tu es allé chercher pour moi le catalogue de l’exposition Vermeer à La Haye il y a vingt ans. Presque tous les tableaux de Vermeer étaient réunis il y a vingt ans à La Haye et des gens venaient de partout, de tous les endroits de la terre où on a entendu parler de Vermeer. Tu étais à la Haye à l’époque pour un congrès international où l’on vous avait promis, comme une friandise, de vous faire visiter après toutes les conférences l’exposition Vermeer. Mais votre programme trop chargé vous en avait empêché. Alors pour vous consoler on vous avait offert le catalogue de cette exposition si prisée et tu remets aujourd’hui ce catalogue entre mes mains en disant, je te le donne. Tu te souviens combien il avait alourdi tes bagages, toi qui voyages toujours léger. Tu te rappelles être revenu chercher après l’avoir oublié ce catalogue dans un bar où vous aviez bu de l’aquavit et mangé des sandwiches avec du hareng mariné. Puis à l’aéroport, tu étais fatigué, tu en avais assez, tu étais pressé de rentrer, et les douaniers avaient fouillé tes bagages et feuilleté longuement le catalogue pour voir si tu ne cachais rien entre les pages. Tu te souviens, vingt ans après de l’incongruité de voir défiler sous les yeux attentifs des douaniers silencieux la Dentellière, l’Astronome, l’Entremetteuse, la Leçon de musique. Et moi je me souviens avoir appris que le musée de Washington n’avait accepté de prêter ses Vermeer – La Peseuse de perles, La Dame écrivant une lettre, La Femme au chapeau rouge et la Jeune Fille à la flûte – pour cette exposition retentissante qu’à la condition expresse qu’on lèverait définitivement le doute sur l’attribution à Vermeer des deux petits panneaux peints sur bois que sont La Femme au chapeau rouge et La Jeune Fille à la flûte dont l’authenticité avait jusqu’alors été contestée. À l’heure qu’il est, ce fait, comme bien d’autres, semble oublié.
Voici un jeu de dessin très bien pensé auquel vous prendrez autant de plaisir avec de bons dessinateurs si nous ne savez pas dessiner qu’avec de médiocres dessinateurs si vous dessinez très bien, mais aussi bien entre artistes diplômés qu’entre amateurs maladroits, avec des enfants comme avec le troisième âge. Des cartes piochées au hasard vous diront quoi dessiner et comment. À la fin d’autres cartes tirées au sort vous diront comment évaluer les dessins. La fantaisie des sujets (« Un tabouret dangereux », « Le plus de têtons possible »), la diversité des consignes (« N’utilisez que deux couleurs », « Faites référence à l’Espagne ») et leurs innombrables combinaisons sèment rapidement la panique autour de la table pour des mini-ateliers créatifs et joyeux d’une, trois ou cinq minutes (selon que vous choisissez le mode scritch!, scriiitch! ou scriiiiitch!). L’originalité des critères de notation donne ensuite des résultats complètement imprévisibles en mettant tout le monde à égalité dans une heureuse cacophonie d’avis sonores et trébuchants. Le gagnant improbable remporte tous les dessins de la partie. De quoi se constituer une jolie collection après s’être bien amusé en donnant raison à Raymond Queneau car comme on sait il n’y a pas que la rigolade, il y a aussi l’art !
Un jeu de Louis Clais & Marie Glaize graphisme, Quentin Chastagnaret 2 à 6 joueurs, à partir de 8 ans, parties de 10 à 60 minutes https://scritch.fr/