avril 2025 Anna-Louise Milne, Habiter le point de fixation, contre l’abandon, éditions eterotopia Hugues Jallon, Le cours secret du monde, Verticales Yôko Ogawa, Scènes endormies dans la paume de la main, Actes Sud Loïc Henry, Un soupçon d’humanité, MU Hubert Guillaud, Les Algorithmes contre la société, La Fabrique Mathieu Corteel, NI dieu ni IA, La Découverte Ulije Lojkine, Le Fil invisible du capital, La Découverte Christopher Bouix, Le Mensonge suffit, Au diable vauvert
3 avril 19H. – Librairie Terra Nova, Toulouse Rencontre autour du dernier numéro de la revue Fracas, consacré aux liens entre chasseurs et écologistes.
22 avril – 18h30 – Auditorium du Musée du Jeu de Paume, Paris Film performance avec Marie B. Cazeneuve et Jean-Luc Vincent à l’occasion de la publication de Les images pyromanes, théorie-fiction des IA génératives de Pierre Cassou-Noguès et Gwenola Wagon
C’est au deuxième étage. Nous entrons par la fenêtre ouverte. Il n’y a plus carreaux. Pas d’huisserie non plus. Nous flottons un moment immobiles, oscillant légèrement. Un nuage de poussière s’élève doucement devant nous. Les canapés sont gris de poussière. Le sol est jonché de débris. Des morceaux de bois, des fils électrique, des bouts de plastique, du verre brisé. Tout est couvert d’un tapis de poussière grise. Rien ne craque sous nos pas, aucune empreinte, nous ne touchons pas le sol. Nous allons sans gravité, comme dans Alone in the dark en 92 sur un PC sans hauts-parleurs. Nous ne sommes pas dans un jeu vidéo. Nous sommes le 16 octobre 2024. Nous sommes dans un salon. Deux grands canapés se font face. Ils sont trop proches l’un de l’autre. L’un des deux a été bousculé. Il est de travers. Il a heurté le premier. À droite sur la loggia une porte arrondie bordée d’un parement de fausses pierres donne sur un cabinet avec un petit lavabo. Le reste d’une athénienne traîne dans un angle. Nous glissons un peu plus loin dans le salon. Nous marquons une nouvelle pause. Toujours ce léger balancement du danseur bloquant son élan. Devant nous des portes arrachées d’un souffle gisent au sol. Une arcade décorative sur le côté. Des cadres vides en face. A l’arrière-plan une cuisine ouverte, comptoir désert, placards éventrés, tiroirs béants. Deux fauteuils ont été placés en vis-à-vis comme pour improviser un berceau où coucher un enfant. Un homme est assis, le visage masqué par un foulard. Il nous regarde. Du bras gauche il lance un bâton contre nous sans nous atteindre. En suivant instinctivement la trajectoire du bâton on aperçoit un instant sur la gauche ce qui était peut-être une chambre. Un matelas renversé couvert de gravats. Des tablettes murales blanches, vides. La barre de fixation d’un téléviseur à écran plat. Plus rien. Tout a été vidé, ou pillé, l’appartement est ravagé. D’anciens rideaux déchirés par terre, des coussins dispersés, des tuyaux arrachés, des câbles entremêlés. L’homme reste immobile, assis dans le fauteuil, semble épuisé, parait gravement blessé au bras droit. Nous reculons lentement sans nous retourner. Nous ne pouvons pas rester davantage. La présence est confirmée, la cible est verrouillée. Un obus va détruire l’appartement d’un instant à l’autre. Nous serons les seuls à avoir vu le dernier geste de cet homme. Nous serons des milliers, très loin de là, assis chez nous, à entrer par la fenêtre dans l’appartement dévasté, flottant comme en apesanteur dans un mauvais jeu vidéo.
Philippe Jaffeux tient la ligne, son parcours du monde, sans la nécessité du récit, sans la pression commerciale qui exige des récits. Ici on dit littérature expérimentale, je dirais plutôt littérature tout court avec style et visée. Il produit, entre autre, des « Courants » (Courants blancs, 2014 – Autres courants, 2015 – Nouveaux courants, 2025, et prochainement Courants vides dont voici la première page ci-après — ses Courants sont toujours constitués de 26 phrases par page).
Un instant est toujours utile à une pulsion s’il ne nous laisse pas le temps de penser.
Notre imagination nous apprivoise depuis que chaque animal nous raconte une histoire.
L’alphabet contribue à une définition évidente du vide dès qu’il ne nous sert plus à rien.
L’eau nourrit notre faim d’absurdités si nous buvons de l’air pour enivrer notre appétit.
L’air nous remplit nuit et jour avec sa transparence pour nous montrer le chemin du vide.
Une organisation anarchique de lettres prive les pouvoirs publics de leur autorité illégale.
L’écriture d’un analphabète prospère car elle répond à l’appel d’une résistance littéraire.
La beauté exploite notre plaisir depuis que le travail de l’art est au service de l’esthétique.
L’inconnu nous donne toujours ce que nous voulons parce qu’il sait ce que nous ignorons.
Un cerveau produit une électricité qui court-circuite l’alimentation de chaque ordinateur.
Notre personnalité nous repousse d’autant mieux que nous acceptons un vide irresponsable.
La manière d’affronter un ego sécurisant déstabilise un fatras de menaces narcissiques.
Il est inutile de briller sur notre terre puisque nous pouvons lever nos yeux vers les étoiles.
La création d’une situation chaotique trouve des mots qui ne savent plus rester à leur place.
Un instant est toujours plus rapide qu’une phrase si nous n’avons pas le temps de le lire.
Les dieux s’éteignirent lorsque le ciel descendit sur terre pour mettre en lumière l’électricité.
Notre enthousiasme renait dans un vertige de la musique si un déclin de l’art nous enivre.
Deux pensées se frotte l’une contre l’autre en vue de faire jaillir une interligne étincelante.
Les nombres s’ajoutent à la folie d’un alphabet qui se soustrait aux calculs des ordinateurs.
Seuls les animaux nous rendent plus humains parce qu’ils savent tous nous domestiquer.
Notre franchise apparaît dans des hallucinations qui éclipsent les impostures de la beauté.
La grâce gigogne de l’infini engendre des apparences qui s’emboîtent l’une dans l’autre.
La musique interprète tous les arts car elle nous parle de ce que nous ne pouvons pas dire.
Les instants savent comment désobéir à un temps qui ne sait pas pourquoi nous le mesurons.
Notre folie est d’autant plus compréhensible qu’elle révèle l’absurdité de notre intelligence.
Un analphabète nous éduque lorsque nous parlons pour que les lettres apprennent à se taire.
Son dernier livre paru, « Nouveaux courants » en janvier 2025 aux éditions Les Météores relance à nouveaux ses flux, ses mondes en une ligne, parfois drôles, insignifiants, profonds, absurdes, flottants, énigmatiques, il n’y a pas de règle, juste la contrainte imposée, pratiquant l’oulipisme et les jeux textuels Philippe Jaffeux s’amuse à mettre en scène son flux de conscience par écrit.
Le PAN Café est un café ! C’est un café ordinaire qui ressemble à un café et qui fonctionne comme un café, mais c’est un café particulier qui propose un nouveau mode d’implémentation de l’activité artistique. Il est situé sur l’île Saint-Denis, à 10′ de RER depuis la gare du Nord. Il est ouvert les vendredi soir et samedi. Il accueille de nombreuses rencontres : lectures, performances, concerts, projection, discussion, lancement de livres, catalogues ou revues. PAN Café a été fondé par Cécile Paris qui le gère et l’anime depuis 2021. Elle répond ici (le 27 février) aux questions de DeYi Studio .
Tu organises demain et samedi une rencontre au PAN Café sous le titre « retour de rifle », et tu annonces une « nouvelle grille ». Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
La rifle c’est le Bingo, ou le Loto, mais en Catalan. C’est ce jeu de hasard avec des numéros. Les catalans appellent ça une rifle. Cela fait partie de la série des invitations de gens très proches géographiquement et rencontrés depuis que j’ai ouvert le café. Un voisin qui s’appelle Laurent, qui est catalan et qui adore faire la cuisine de son pays. Quand je lui ai parlé de Bingo il m’a dit « ah mais non nous ça s’appelle une rifle ». Voilà. La nouvelle grille c’est juste la grille du loto, et « retour », je n’ai pas pu m’empêcher, ça sonnait pas mal, « retour de rifle » (rires).
Cela fait maintenant 4 ans que tu as ouvert le PAN Café. D’où est venue cette idée d’investir un café ?
Cela fera 4 ans en mai, donc très bientôt. Ça vient de loin cette idée. On a trouvé ce café il y a 4 ans mais cela faisait plus de dix ans que j’y pensais. Depuis la fin des différentes formes de mon projet Code de nuit. J’avais invité vraiment beaucoup d’artistes et quand tout a été terminé j’ai considéré toute cette énergie, tout ce travail, avec 40 artistes qui sont venus dans différents lieux, tout ce que j’ai mis pour les embarquer. Je m’étais prouvée que je pouvais monter des projets de cette ampleur, que j’en avais l’envie et l’énergie. Mais le format de l’exposition, suppose qu’il y a un début et une fin, et je me disais qu’il me faudrait un lieu permanent, sans oser en parler. Je n’avais plus tellement envie de la boite de nuit, parce que c’était assez épuisant, et disons pour faire simple qu’à partir de l’idée de la nuit je suis passé au « code de jour » et aux endroits dans lesquels on est amené à se rencontrer. J’avais donc en tête cette affaire de café et il y avait des moments où ça m’obsédait pas mal.
Pourquoi ici, sur l’ile Saint-Denis ? Le hasard d’un local disponible où un lien particulier avec ce quartier ?
C’est un ami, Antony, qui est un habitué du Bon Coin et des trucs à acheter, à qui j’avais dit sans trop y croire « écoute si tu vois un café à vendre ou à louer », et qui m’a appelé un jour, sachant qu’Eléonore que j’avais déjà rencontrée avait un atelier sur l’île Saint-Denis, en me disant « il y a un café à vendre sur l’île Saint-Denis ». Je suis allée le visiter. C’est comme ça que cette histoire a commencé. Cela a failli ne pas se faire, avec tout ce qu’on peut imaginer de compliqué. Ça me semblait trop grand. C’est comme un endroit que tu visites qui semble idéal, comme les projets qui semblent parfaits sur le papier. Il y a tout : le café, le jardin, le hangar qui peut devenir un atelier, mais en même temps tout est trop grand, ça fait peur et tu hésites. J’étais installée rue de Belleville et je n’avais pas spécialement envie d’en partir. Tout ça supposait de se lancer dans un gros, très gros changement. Déménager, s’installer avec Éléonore. Cela ne s’est pas décidé en deux secondes car c’était vraiment un changement de vie.
Plusieurs artistes ont leur atelier sur l’île Saint-Denis. Jean-Luc Blanc, Michel Blazy ou Djamel Kokene notamment. Est-ce que ce voisinage compte pour le PAN Café ?
Éléonore Cheneau avait déjà son atelier sur l’île Saint-Denis avec d’autres artistes. La bande Elie Godrad et Chloé Dugit-Gros, qui sont d’ailleurs encore en face de chez nous. Je savais que Michel Blazy était là. Il y a évidemment une petite communauté d’artistes qui étaient bien contents qu’on débarque et que le café réouvre. Mais c’est plutôt le quartier qui nous attendait quand ça s’est officialisé et qu’on a dit « ça y est c’est parti ». L’île Saint-Denis c’est petit, c’est à 8 minutes de Paris et il y a 8000 habitant·es, c’est très pauvre. On ne réalise pas qu’on est à 8 minutes de Paris. Cette place de la Libération est vraiment particulière, on se croirait en province. En fait ce café est un peu le centre du village. Il était très important pour tout un tas de gens. Il est resté fermé 5 ans. Les gens attendaient, et espéraient. Il y a eu de nombreux projets discutables, et quand j’ai dit à la Mairie que je voulais réouvrir le café, que j’étais artiste et que je voulais en faire un projet artistique ils étaient très contents. Ça a compté aussi. Et voilà, on a débarqué, on a rejoint toute une communauté d’artistes qui étaient déjà là, mais on a surtout rejoint toute une ville qui attendait ça.
Quelle est la part de mixité dans la fréquentation du café, entre les habitant·es du quartier et la communauté artistique parisienne ?
C’est ce qui m’a longtemps, et encore maintenant, motivée. C’est l’idée du café revisitée, l’idée que le café devient une œuvre, au delà de ce que cela raconte en terme de discours ou de mondes. Ça m’a toujours obsédée que le client lambda puisse fréquenter le café. Il faut partir du fait que les gens sont sensibles. Quelqu’un peut venir boire une bière ou prendre un café sans a priori se rendre compte qu’il est dans un endroit un peu différent. Ça va dépendre de sa disponibilité et de la nature des événements. Évidemment dans ma façon de communiquer les événements et de les décider je pense aux gens concernés. J’organise bientôt un lancement avec Paraguay Press. On fait un lancement de nouveaux livres. Là c’est sûr j’aurai les gens qu’on croise au Palais de Tokyo, à la Cité des Arts, mettons une quinzaine, parce que Paraguay, et puis les deux copines des autrices, et puis voilà d’un seul coup on a une vingtaine de personnes venues de Paris. Mais il y a quand même des gens de l’île qui viennent régulièrement, parce qu’il n’y a rien d’autre. Donc on va avoir toujours cinq ou six personnes de l’île qui vont être là, et puis mettons quelques unes de Saint-Denis, et tout ça se mélange plutôt joyeusement, et c’est de ça dont je suis le plus fière. Les gens du milieu de l’art sont assez étonnés. Ils arrivent au café et ils rencontrent une ou deux figures locales. J’ai mes deux ou trois petits habitués qui sont là depuis le début, qui étaient même là avant moi. Ils sont un peu hauts en couleur, on est dans un endroit un peu différent.
C’est formidable et très important que des gens qui ne sont pas concernés par l’art puissent aussi à leur manière apprécier ce qui se passe, sans que tu te préoccupes pour autant de médiation et sans céder à la démagogie d’une démocratisation de l’art. C’est sans doute l’un des enjeux de ton travail.
Je trouve qu’on a une grande chance ici, qui continue à me faire tenir très fort à ce projet, c’est notre public, appelons-le public. Disons que ça passe de client à public. J’aime bien cette histoire. Adhérent, client, public, ce sont des termes qui glissent de l’un à l’autre pour les mêmes personnes. Prenons l’exemple des lectures. On se retrouve parfois, plutôt à l’intérieur quand c’est l’hiver, pour des séries de lectures, sans micro parce qu’il y a une assez bonne acoustique. Nous sommes à peu près 35 personnes collées contre le comptoir, les vitres, le mur, et trois ou quatre personnes lisent des textes qui peuvent être assez pointus. Il y a vraiment une qualité d’écoute qui me sidère. Des gens très jeunes, habitués à aller à des lectures, se retrouvent assis à côté d’un ou deux pochards un peu bruyants habituellement et qui là se taisent et écoutent. De temps en temps si nécessaire j’interviens, mais toujours en douceur. C’est un peu dingue, je crois qu’il y a aussi un vrai respect de leur part. Quelque part ils voient bien l’énergie, les gens qui sont là, ce truc qui existe. Ils voient bien que ce n’est pas un café comme ailleurs et ils prennent la situation avec plaisir. Comme quoi en fait il faut y aller. C’est juste qu’il faut y aller !
Quand le café est ouvert il y a toujours quelque chose d’organisé ?
C’est ce que j’essaye de faire pour préserver la mixité et pour m’en sortir, mais il peut ne rien y avoir. Quand il fait beau surtout, je ne fais rien de particulier parce que j’ai plus de monde. Il y a tout simplement le soleil.
Au début il y a des gens qui sont venus et qui ne se sont pas sentis à l’aise. Il·elles n’ont pas eu besoin de me le dire, je l’ai senti et je le comprends. Cela ne fait pas écho avec ce qu’il·elles ont envie de vivre. Il·elles ne reviennent pas, ou alors il·elles viennent quand c’est l’été, quand tu peux te mettre au fond du jardin, prendre le soleil, boire une bière et ne pas te soucier de la programmation, ce que je respecte tout à fait.
C’est le moment où les voisin·es peuvent approcher et participer sans trop s’inquiéter de comprendre ou ne pas comprendre ?
Oui, c’est ça. Mais je ne pourrais pas généraliser. Je pense par exemple à un type que je n’aimais pas trop. Au début je me suis un peu méfiée. On ne se connaissait pas avec tout ces gens. Je craignais même d’avoir des problèmes, tous les problèmes qu’on peut imaginer. J’avais encore quelque a priori. Et ce client je m’en méfiais un peu. Je me disais s’il est un peu bourré… Il était parmi ceux que j’avais repérés comme ça. En fait il continu à venir. En hiver il vient toujours le vendredi. C’est un gars qui est routier. Souvent ce qu’on faisait ne semblait pas l’intéresser. Mais ça a changé depuis que l’un de ses copains, José, qui venait tout le temps, est mort. José on le voyait toutes les semaines. Sa famille l’a enterré vite fait, il n’y a rien eu. Du coup nous avons réuni les gens, parce que personne le faisait. On a proposé de boire un pot à sa mémoire. Les gens sont venus, et lui il était là, bien sûr. Et bien depuis, ce gars, j’ai bien vu que cela avait changé quelque chose chez lui. Je ne dis pas qu’il comprend forcément plus dans les détails ce que l’on propose mais je vois bien que d’être dans un endroit où il y a des choses du sensible, de cet être ensemble, de cette communauté, je vois bien, il se laisse embarquer. Je ne sais pas du tout ce qu’il en pense et ce qu’il en fait, mais il est là, et il revient.
À l’école offshore les étudiant·es se sont souvent inquiété·es de la manière dont nous risquions de participer à la gentrification en investissant des lieux désaffectés dans des quartiers délaissés de Shanghai. On sait qu’à New-York les galeries ont toujours été suivies de près par les promoteurs immobilier dans leurs déménagements successifs. En Chine ce sont les cafés, apparus il y a une quinzaine d’année seulement, qui font souvent office d’éclaireurs pour les investisseurs. Ne crains-tu pas de contribuer malgré toi à une gentrification de l’île Saint-Denis qui serait finalement préjudiciable aux habitant·es actuels du quartier ?
Il y a 80% de logements sociaux sur l’île Saint-Denis. Si on parle des 20% restant ce n’est pas grand chose. Je t’avouerais que pour ces 20% je fais plutôt partie des gens qui attendent cette gentrification. Je la souhaite parce que la misère sociale qui nous entoure, au quotidien, c’est vraiment difficile. Saint-Denis jouit d’une très mauvaise réputation, et c’est toujours cette politique détestable qui fait que plus les choses sont pourries plus c’est pour Saint-Denis. En réalité tout dépend ce qu’on entend par gentrification. Je n’attends pas du tout que des gens soient expropriés, et comme ce sont des logements sociaux je ne vois pas de risque. Mais un peu plus de mixité, avec des gens qui ont un peu les moyens, et pas juste des consommateurs. Des gens qui viendraient s’installer comme nous avec un projet, mais ça oui, je les attends. Franchement on en est vraiment loin. Je suis obligée de répondre comme ça parce que je pense qu’on ne peux pas généraliser. New York c’est du privé, bien sûr à Soho les habitant·s se sont fait dégager. Mais ici, dans toutes les cités autour de nous, celles du nord, du sud, les gens sont installés. Ce sont des logements sociaux qui sont en train d’être refaits. Il y en a d’ailleurs un pas loin qui est enfin un peu réparé. Alors pour ma part j’espère voir des améliorations, vraiment. Je trouve ça super dur. Je viens d’une toute petite ville, Vesoul, qui n’est pas très riche. C’était une sorte d’ascension sociale d’arriver à Paris. J’ai vécu à New York, et maintenant Saint-Denis (rires). Je suis contente de vivre cette expérience de banlieue, mais c’est une épreuve les banlieues nord. On est quand même loin. Je sais bien que des gens nous traitent de bobo, mais c’est juste de la désignation sans réflexion. « Ah le café bobo… », c’est une caricature. C’est comme voir un gars en jogging Nike et dire « c’est la caillera »… C’est complètement débile. Les gens autour de nous rament pas mal, mais nous aussi. Nous sommes tous assez précaires.
Ce que je pourrais ajouter pour finir sur ce sujet, mais c’est un sujet intéressant, c’est que je crois que nous avons instauré une forme d’hospitalité que je n’avais pas préméditée mais que je suis contente d’expérimenter. Comme je l’ai dit au début nous avons acheté cet endroit avec Eléonore. C’est donc chez nous, et en réalité nous ouvrons notre maison. Concrètement c’est ça ce qu’on fait. Si vous voulez parler « privé/public », « entraide », « association », nous, on ouvre notre maison pour en faire un lieu qui devient parfois public, et le partager, avec ce jardin magnifique. Je crois que c’est important dans notre proposition : une autre manière d’être propriétaire, une manière de penser autrement la société, le partage. Je ne sais pas si je le ferai toute ma vie, soyons honnête, mais pour l’instant c’est ça.
Penses-tu à un lien ou à une continuité entre ton travail intitulé Code de nuit montré dans les institutions artistiques de 2010 à 2014 et ton activité actuelle au PAN Café ?
Il y a une continuité et une rupture. La continuité est dans le fait de travailler avec d’autres personnes, dans le geste de l’invitation, dans ma volonté d’inviter les gens. Ce n’est pas forcément faire des collectifs, c’est inviter les autres. Ça a toujours été important pour moi. C’est ce que Code de nuit m’avait permis parce que j’avais eu une assez jolie bourse du CNAP qui m’a permis d’inviter une quarantaine d’artistes. Et puis j’avais un atelier au 104. C’était pas mal, on était dans de vraies conditions de travail. La continuité elle est là, mais Code nuit a été montré dans des lieux officiels, au Palais de Tokyo, au Tri Postal à Lille. J’ai fait un atelier de création radiophonique avec France-Culture. On était donc dans les lieux super officiels, dans les lieux d’art, alors que le café c’est le besoin de m’en éloigner, d’être un peu sur les côtés, d’aller encore plus loin.
Le PAN Café se tient à l’écart des institutions et des fondations. Peut-on le comprendre comme une tentative d’inscrire l’art dans le quotidien pour lui donner une portée sociale effective ?
C’est clairement une prise de distance. Quand j’ai dit un peu vite qu’après Code de nuit j’ai eu envie d’un lieu, c’est que Code de nuit était déjà une forme assez immatérielle d’occuper un espace, et donc une façon d’être plutôt dans des choses comme la danse, la musique, la rencontre. Et c’était aussi une sorte de sensation ou d’impression que j’avais. Je commençais un peu à m’ennuyer dans ce milieu de l’art, et ce n’est pas allé en s’arrangeant, pas du tout. Je me souviens être allée à certains vernissages, penser à mon idée de café et me dire que le seul moment sympa c’était quand nous étions tous·tes entassé·es, justement dans un café. Malgré une bière médiocre vendue hyper cher l’essentiel était ce moment où on se retrouvait. Je me disais que si je pouvais ouvrir un café on n’irait même plus dans les centres d’art, on irait directement au café. Et qu’on en finisse ! (rires) Bon c’est un peu provocateur, mais parfois j’ai pu le penser. Pourtant j’ai adoré rencontrer l’art. Les Beaux-arts m’ont sauvée, c’était dingue. Et là ça devenait l’inverse, l’ennui quoi. Donc, oui, il y a clairement l’idée de s’éloigner de tout ça et de tenter de proposer autre chose. Pour autant ce n’est pas une tabula rasa, c’est ce qui me fait dire que le café est une œuvre – je produis des œuvres puisque je suis artiste – mais c’est aussi une manière d’interroger la direction vers laquelle l’art pourrait se déplacer et comment nous pourrions utiliser l’art pour repenser des lieux qui existent déjà. C’est à partir de l’art que je pense le café. C’est d’ailleurs ce que j’aimerais faire si je retourne enseigner. J’aimerais ne pas enseigner l’art, je ne veux plus enseigner l’art, je veux enseigner à partir de l’art. Pour moi il y a une telle liberté avec l’art, cela permet vraiment tellement de déplacements et de croisements esthétiques, que ça me semble un terrain vraiment génial pour se dire, tiens, avec l’art, que fait-on du café ? Que fait-on de la librairie ? Que fait-on de l’épicerie ? Que fait-on de la place publique ?
Et que fait-on de l’école ? Puisque c’est ce que tu as suggéré.
Oui, aussi ! Avec l’art que fait-on de l’école ?
Le tournant professionnalisant des écoles d’art est assez déprimant.
C’est atroce, c’est tellement à l’envers. Moi je suis hyper fan des écoles d’art. Avec tous ces étudiant·es que j’ai rencontré·es je vois bien que ces écoles ce sont les écoles de la vie. C’est un peu dingue de faire une école d’art, tu apprends tout tout seul en fait. Tu te démerdes. Mais tu croises des gens, des pensées, et des bouquins, des formes, et c’est super, il ne faut rien faire d’autre ! N’importe quoi (la professionnalisation), au secours ! C’est mon point de vue et j’en ai pas d’autres. Après, il y a tout un tas de gens, sortis de tout un tas d’écoles, persuadés de tout un tas de choses, qui hélas sont en train de s’en occuper. Je ne dis pas que leurs idées sont mauvaises, je pense qu’elles peuvent correspondre à des réalités, mais je trouve que ce n’est pas ça qui compte. Et je ne suis pas utopiste. En fait si, je le suis… mais j’ai formé beaucoup d’étudiant·es, et c’est incroyable ce qu’il·elles sont devenu·es. Il·elles font des choses formidables. Cette énergie qu’il·elles ont à inventer ne vient pas de nulle part.
Le PAN Café est-il viable au niveau économique ? Parvient-il à s’autofinancer ? Pourrais-tu vivre de cette activité, ou est-ce ton salaire d’enseignante à l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire qui la rend possible ?
C’est un sujet compliqué. Ce serait viable si je ne payais pas les artistes que j’invite, si je vendais mes boissons beaucoup plus cher, si je vendais des produits d’hypermarché, si je ne payais pas mon assistante, si je ne prenais que des stagiaires. Alors j’arriverais peut-être à m’en sortir. Disons que si j’essaye d’être dans une économie politique engagée et de tenir une vraie attention écologique, avec toutes les activités que j’organise, eh bien je n’ai pas assez de clients. Ça pourrait marcher si je me retrouvais dans le XXe arrondissement à Paris. Là ce serait viable, mais je n’en n’aurais pas eu les moyens. Sur l’île Saint-Denis le m2 c’est 1.500€, à Paris c’est 15.000€, donc voilà, j’ai pu faire ce projet ici, et la population elle est plutôt pauvre. Seulement 15% des 8.000 habitant·es sont des gens susceptibles de venir dans mon café, c’est à dire des gens qui sortent, qu’un café intéresse, qui sont prêt à consommer, sans même penser à l’alcool. Cela ne me fait pas beaucoup de clients.
Sur le site web tu indiques que le café est ouvert seulement le vendredi et le samedi. N’est-ce pas trop peu pour qu’il soit rentable ?
J’ai essayé d’ouvrir plus, ça ne change rien. C’est terrible en semaine. J’ai ouvert des jeudis ou des dimanches, et j’ai servi au mieux deux boissons. J’ai été à fond dans mon idée, mais je me suis retrouvée certains soir toute seule au comptoir avec deux gars qui boivent chacun deux demi, et là c’est la déprime. Tu as gagné 1,50€ dans ta soirée, donc cela ne change rien, il vaut mieux fermer. Je pense que ça va évoluer, avec le temps, je pense que la population va peut-être changer un peu quand même, ici aussi, à Saint-Denis. Disons des gens un peu plus jeunes. Qui sont les gens qui vont dans les cafés et dans les bars ? Ce sont des gens qui ont le temps, qui ont un besoin de sociabilité, qui ont cette disponibilité là. Et sur l’île il n’y en a pas tant, mais petit à petit il y en aura davantage.
Sur la page web du PAN Café il est dit que le café devient une œuvre. Pourquoi est-ce important pour toi de revendiquer explicitement le PAN Café comme une œuvre ? Cette déclaration ne risque-t-elle pas d’affecter la convivialité qui t’intéresse et d’en faire une représentation ?
C’est écrit uniquement sur le site web. Ce n’est pas ce que je dis en face à face, au café, derrière le comptoir ou quand j’accueille les gens. Quand j’écris sur le site que c’est une œuvre c’est juste une formule. Parce trop de gens me disent : « Mais alors Cécile, à part le café, quand est-ce que tu fais une expo ? Et c’est quoi ton projet ? » Et je réponds : « En ce moment mon projet c’est le café ». Mais la plupart des gens ont vraiment un blocage et se disent ce travail au café me prend vraiment beaucoup trop de temps. Certain·es comprennent mieux quand je dis que je fais aussi un film qui se passe au café. D’un seul coup cela les rassure un peu. « Ah oui, un film c’est quand même un objet artistique ». Donc cette formule est d’abord une manière de rassurer mon entourage. Mais pas seulement puisque je considère que j’écris une sorte de partition. Beaucoup de choses, d’objets, d’idées, de gens nourrissent l’activité du PAN Café. Articuler l’ensemble n’est pas seulement une question d’organisation, cela nécessite un véritable travail de composition, au sens artistique du terme. C’est curieux dans la mesure où je n’emploie pas du tout le mot « œuvre » en général, ni même quand je fais des dossiers. Mais là, sur la vitrine grand public du web, ça me semblait assez utile. Parce que pour moi le site web est plutôt une vitrine, et ça me parait l’endroit où affirmer la nature artistique du café. Ça ne sera peut-être plus nécessaire au bout d’un moment, je ne sais pas. Pour l’instant en tous cas cela ne me fait pas peur, et je ne pense pas que ça freine les gens. Je crois que personne n’est venu au café en se disant : « Attention, c’est une œuvre, j’ai peur ! ». Où alors c’est vite oublié. Pour moi c’est plutôt une manière de dire que ce n’est surtout pas un café artistique, pas un café culture, pas un café je ne sais quoi : c’est le café en lui-même qui est le projet artistique.
La déclaration artistique est pour toi une tactique pour couper court à la question et n’avoir pas à argumenter ? Elle est destinée à désamorcer l’attente du milieu de l’art et ne s’adresse pas aux gens qui fréquentent le café ?
C’est ça. De temps en temps j’y pense quand je vois le travail que ça demande et l’énergie que j’y engage. Je n’ai jamais aimé le mot œuvre, il est assez étouffant, énorme, mais c’est assez juste finalement. Il faudrait que j’en trouve un autre. Je n’ai pas le bon mot. Mais il permet de répondre à toutes ces questions et pour l’instant c’est ma stratégie.
Le format des événements que tu organises échappe très largement aux attendus et aux contraintes de l’exposition. Conçois-tu le café comme une alternative à la galerie ?
Oui, totalement. Cela va même au delà d’une alternative à la galerie. Parfois des gens entrent au café et me disent : « Ah, mais, il n’y a rien au mur ! Vous ne faites pas des expos puisque vous êtes un peu artistes, non ? Il n’y a pas des expos au café ? »…
Exposition au café, c’est quelque chose que je ne peux pas supporter et que je n’ai jamais supporté. J’essaye de dire au gens que je ne fais pas d’expos, qu’il n’y a pas d’expos et il n’y en aura pas. C’est une partie de la réponse. Mais c’est aussi une alternative au White Cube parce que lorsque l’on regarde un film, ou que l’on assiste à une performance, c’est dans le jardin ou dans ce café un peu bistrot. On est pas dans une pièce blanche. Les habitués du quartier qui viennent dans mon café, si on les mettait dans un White Cube je ne sais pas s’ils se sentiraient vraiment bien. Ce serait marrant. Donc bien sûr, c’est l’idée d’une alternative. Ce qui est important pour moi c’est qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’accueil et du soin. Je me suis souvent dit, dans les White Cube, ou même dans les écoles d’art, dans ces endroits où je suis beaucoup allée, je trouvais insensé qu’on passe des heures assis par terre sur un bout de ciment glacé peint en gris, appuyé sur un mur blanc, parfois avec un coussin, mais alors d’un seul coup tout le monde a le même coussin parce que tout le monde va chez IKEA. Bref, cette situation absurde, j’y suis allergique. J’ai pensé le café comme une alternative esthétique, mais elle n’est pas qu’esthétique, elle est sociale. Cela constitue une communauté de gens qui se retrouvent installés confortablement, avec un truc sympa à grignoter, une boisson, serrés les uns contre les autres, du chauffage quand il pleut dehors, enfin voilà, une ambiance, quelque chose. Et du coup ce n’est pas le White Cube, c’est sûr ! Dans d’autres cas, pour d’autres formes, le White Cube est parfait, je ne suis pas contre.
Tu évoques la dimension du soin, du confort, de la convivialité. Le White Cube est plus souvent critiqué pour sa neutralisation de tout effet critique de l’art sur la société, mais c’est significatif que tu insistes d’abord le côté complètement impraticable au sens d’inconfortable, de contraignant, qui impose le respect.
Il y a une autorité aussi. Du point de vue politique il faut reconnaître que les lieux d’expositions sont des espaces qui finissent par devenir très autoritaires et qui rejouent toujours la hiérarchie du monde de l’art. Et c’est ça aussi que j’ai vraiment envie de quitter, que je tente de quitter, pour rejouer quelque chose de plus horizontal. C’est aussi ce que je tente de faire dans ma façon d’inviter les gens – des gens qui viennent tenter une expérience incertaine autant que des artistes hyper confirmés – et de traiter tout le monde de la même manière. C’est la question des possibles plus que les jeux de statut et d’autorité. Je ne sais pas si j’y arrive, mais j’essaye de créer un endroit qui est moins lié au pouvoir, à la prise de pouvoir.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1951
Premier livre de Marshall McLuhan publié en 1951, publié pour la première fois en français en 2013 aux éditions ère, traduction de l’anglais (CAN) Émile Notéris.
Ci-dessous la préface du livre par Marshall McLuhan :
NOTRE ÈRE est la première à avoir fait de la pénétration des consciences collectives et publiques par des milliers de consciences individuelles, parmi les mieux formées d’entre elles, une activité à plein temps. Il est à présent question de s’introduire dans les consciences à des fins de manipulation, d’exploitation et de contrôle. Avec pour objectif de produire de la chaleur et non de la lumière. Maintenir chacun dans un état d’impuissance engendré par la routine mentale prolongée est l’effet produit par un grand nombre de publicités et de programmes de divertissement.
Étant donné qu’un nombre conséquent de consciences sont engagées dans la création de cette condition d’impuissance publique et que ces programmes de formation commerciale sont tellement plus dispendieux et influents que les offres, en comparaison relativement faibles, des écoles et des universités, il semble approprié de concevoir une méthode qui soit à même d’inverser le processus. Pourquoi ne pas s’appuyer sur une nouvelle formation commerciale comme moyen d’instruire les futures proies ? Pourquoi ne pas aider le public à observer consciemment le drame censé opérer inconsciemment ? En suivant cette méthode, le texte d’Edgar Poe «Une descente dans le maelström» me vient à l’esprit. Le marin de Poe a survécu en étudiant l’action du tourbillon et en faisant corps avec lui. Le présent ouvrage agit de manière similaire en tentant à plusieurs reprises de porter des attaques aux courants et aux pressions considérables engendrées aujourd’hui par les organisations mécanisées de la presse, de la radio, du cinéma et de la publicité. Il tente véritablement de mettre le lecteur au centre de l’image en rotation générée par ces affaires et de lui donner la possibilité d’observer l’action en cours, dans laquelle chacun se retrouve impliqué. De l’analyse de cette action, on espère que bien des stratégies individuelles pourront découler.
Mais ce n’est pas réellement l’objet de ce livre que de tenir compte de telles stratégies. Le marin de Poe, lorsqu’il se retrouve prisonnier entre les murs d’eau du tourbillon, cerné par les nombreux objets flottant au sein de cet environnement, affirme : Il fallait que j’eusse le délire, —car je trouvais même une sorte d’amusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon d’écume. 1
C’est de cet amusement né du détachement rationnel du spectateur face à sa propre situation qu’il a su tirer le fil menant à l’extérieur du Labyrinthe. Et c’est dans ce même état d’esprit que ce livre s’offre en tant que divertissement. La plupart des personnes accoutumées à une touche d’indignation morale auront vite fait de confondre amusement avec simple indifférence. Mais le temps de la colère et de la protestation n’est pas encore venu, nous n’en sommes qu’aux prémices de ce nouveau processus. L’étape actuelle est extrêmement avancée. De surcroît, elle est non seulement investie d’un pouvoir destructeur, mais également des promesses de la richesse des nouveaux développements face auxquels l’indignation morale n’est qu’un bien pauvre soutien.
La plupart des pièces à conviction retenues dans ce livre ont été sélectionnées en fonction de leur caractère simultanément typique et familier. Elles sont représentatives d’un monde fait de mythes et de formes sociales, et parlent une langue qui nous est à la fois familière et étrangère. Après avoir produit une étude de la comptine intitulée « Where are you going my pretty maid?», l’anthropologue C. B. Lewis a indiqué que «les gens n’avaient ni part ni lot dans le processus de fabrication du folklore». C’est également vrai du folklore de l’homme industriel, lequel tient autant du laboratoire, du studio, que des agences de publicité. Mais, parmi la diversité de nos inventions et de nos techniques abstraites de production et de distribution, on retrouve un très haut niveau de cohésion et d’unité. Cette cohésion n’est pas consciente de son origine ni de ses conséquences et semble résulter d’une sorte de rêve collectif. C’est pourquoi ces objets et processus répondent ici à l’appellation de «folklore de l’homme industriel» et ce, également en raison de leur grande notoriété. Ils se déploient dans ces pièces à conviction avec le commentaire pour unique paysage. Une fantasmagorie tourbillonnante qui ne peut être saisie qu’à l’arrêt, dans la contemplation. Et cet état d’arrêt figure également une délivrance de l’acte participatif usuel.
L’unicité n’a pas été forcée au sein de cette diversité, puisque n’importe quelle autre sélection de publicités révèlerait les mêmes schémas en action. Le fait est que les pièces à conviction suivantes ne sont pas choisies pour établir des preuves, mais pour mettre en lumière une situation complexe. L’ouvrage consacre ses efforts à illustrer son propos en faisant constamment référence à d’autres matériaux extérieurs et en croisant ces données. De plus, la procédure mise en œuvre dans cet ouvrage consiste à s’appuyer simplement sur les commentaires des pièces à conviction comme moyen de dégager une part de leur signification intelligible. Aucun effort n’a été fait pour épuiser leur signification.
Les différents concepts et idées présentés dans les commentaires sont destinés à proposer des postes d’observation à partir desquels on peut examiner les pièces à conviction. Ce ne sont pas des conclusions sur lesquelles qui que ce soit est appelé à se reposer, mais elles font simplement office de points de départ à la réflexion. Ce type d’approche est difficilement intelligible à une époque où la plupart des livres offrent une seule et unique idée regroupant un ensemble de remarques distinctes. Les concepts sont des moyens provisoires d’appréhender la réalité, leur valeur réside dans la capture qu’ils proposent. Ce livre tente, en conséquence, de présenter des aspects immédiatement représentatifs de la réalité et fournit une grande variété d’idées pour s’en emparer. Les idées sont des dispositifs très secondaires dans l’escalade de ces parois rocheuses. Les lecteurs qui se contenteront simplement de remettre en question ces idées manqueront de les utiliser pour arriver à l’essentiel.
Un expert en cinéma parlant de la valeur du médium cinématographique afin de vendre les valeurs de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud, a relevé que : la valeur de propagande de cette impression audiovisuelle simultanée est très élevée, car elle standardise la pensée en fournissant au spectateur une image visuelle readymade avant qu’il n’ait eu le temps d’envisager lui-même sa propre interprétation des choses.
Cet ouvrage inverse le processus en proposant une imagerie visuelle typique de notre environnement culturel, en la disloquant et en l’examinant pour en extraire du sens. Là où des symboles visuels ont été employés dans le but de paralyser l’esprit critique, ils sont ici utilisés comme moyens de stimulation. On constate que plus l’illusion et le mensonge sont nécessaires au maintien de n’importe quel état donné des choses, plus la tyrannie est nécessaire au maintien de l’illusion et du mensonge. Aujourd’hui, le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en responsable d’études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de l’utilité et du confort.
En raison du point de vue circulaire adopté dans ce livre, il n’est nullement nécessaire de se conformer à un quelconque schéma de lecture. N’importe quelle partie du livre fournit une ou plusieurs vues du même paysage social. Depuis que Buckhardt a constaté que la méthode de Machiavel consistait à transformer l’État en œuvre d’art par le biais d’une manipulation raisonnable du pouvoir, il est devenu possible d’appliquer la méthode d’analyse de l’art à l’évaluation critique de la société. C’est la tentative faite ici. Le monde occidental qui s’est consacré depuis le seizième siècle à l’accroissement et à la consolidation du pouvoir de l’État, a développé une unité d’effets artistiques qui peuvent être aisément passés au crible de la critique artistique. La critique d’art est libre d’indiquer les divers moyens employés pour obtenir ces effets, aussi bien que de juger si ces effets en valaient la peine. En tant que tel, en ce qui concerne l’État moderne, il peut s’agir d’une citadelle de la conscience au sein des rêves mornes de la conscience collective.
J’ai bénéficié de la lecture des théories inédites du professeur David Riesman sur la mentalité des consommateurs. J’ai contracté une dette envers le professeur W. T. Easterbrook pour un grand nombre de conversations éclairantes au sujet des problèmes inhérents à la bureaucratie et à l’entreprise. Et au professeur Félix Giovanelli je suis redevable non seulement des discussions stimulantes que j’ai eues avec lui, mais également de son aide appuyée relative aux nombreux problèmes de publication liés à l’ensemble du travail.
Note : 1 Edgar Allan Poe, Une descente dans le maelström, (traduction de Charles Baudelaire) in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, «Histoires extraordinaires», Michel Lévy frères, 1869.
Au sortir de table, Don Antonio prit Don Quichotte par la main, et le mena dans un appartement écarté, où il ne se trouvait d’autre meuble et d’autre ornement qu’une table en apparence de jaspe, soutenue par un pied de même matière. Sur cette table était posée une tête, à la manière des bustes des empereurs romains, qui paraissait être de bronze. Don Antonio promena d’abord Don Quichotte par toute la chambre, et fit plusieurs fois le tour de la table.
« Maintenant, dit-il ensuite, que je suis assuré de n’être entendu de personne, et que la porte est bien fermée, je veux, seigneur Don Quichotte, conter à votre grâce une des plus étranges aventures, ou nouveautés, pour « mieux dire, qui se puissent imaginer ; mais sous la condition que votre grâce ensevelira ce que je vais lui dire dans les dernières profondeurs du secret.
— Je le jure, répondit Don Quichotte ; et, pour plus de sûreté, je mettrai une dalle de pierre pardessus. Sachez, seigneur Don Antonio (Don Quichotte avait appris le nom de son hôte), que vous parlez à quelqu’un qui, bien qu’il ait des oreilles pour entendre, n’a pas de langue pour parler. Ainsi votre grâce peut, en toute assurance, verser dans mon cœur ce qu’elle a dans le sien, et se persuader qu’elle l’a jeté dans les abîmes du silence.
— Sur la foi de cette promesse, reprit Don Antonio, je veux mettre votre grâce dans l’admiration de ce qu’elle va voir et entendre, et donner aussi quelque soulagement au chagrin que j’endure de n’avoir personne à qui communiquer mes secrets, lesquels, en effet, ne sont pas de nature à être confiés à tout le monde. «
Don Quichotte restait immobile, attendant avec anxiété où aboutiraient tant de précautions. Alors, Don Antonio lui prenant la main la lui fit promener sur la tête de bronze, sur la table de jaspe et le pied qui la soutenait ; puis il lui dit enfin :
« Cette tête, seigneur Don Quichotte, a été fabriquée par un des plus grands enchanteurs et sorciers qu’ait possédés le monde. Il était, je crois, Polonais de nation, et disciple du fameux Escotillo, duquel on raconte tant de merveilles. Il vint loger ici dans ma maison, et, pour le prix de mille écus que je lui donnai, il fabriqua cette tête, qui a la vertu singulière de répondre à toutes les choses qu’on lui demande à l’oreille. Il traça des cercles, peignit des hiéroglyphes, observa les astres, saisit les conjonctions, et, finalement, termina son ouvrage avec la perfection que nous verrons demain ; les vendredis elle est muette, et comme ce jour est justement un vendredi, elle ne recouvrera que demain la parole. Dans l’intervalle, votre grâce pourra préparer les questions qu’elle entend lui faire ; car je sais par expérience qu’en toutes ses réponses elle dit la vérité. »
Don Quichotte fut étrangement surpris de la vertu et des propriétés de la tête, au point qu’il n’en pouvait croire Don Antonio. Mais voyant quel peu de temps restait jusqu’à l’expérience à faire, il ne voulut pas lui dire autre chose, sinon qu’il lui savait beaucoup de gré de lui avoir découvert un si grand secret. Ils sortirent de la chambre ; Don Antonio en ferma la porte à la clef, et ils revinrent dans la salle d’assemblée, où les attendaient les autres gentilshommes, à qui Sancho avait raconté, dans l’intervalle, des aventures arrivées à son maitre.
(…)
Le lendemain, Don Antonio trouva bon de faire l’expérience de la tête enchantée. Suivi de Don Quichotte, de Sancho, de deux autres amis, et des deux dames qui avaient si bien exténué Don Quichotte au bal, et qui avaient passé la nuit avec la femme de Don Antonio, il alla s’enfermer dans la chambre où était la tête. Il expliqua aux assistants la propriété qu’elle avait, leur recommanda le secret, et leur dit que c’était le premier jour qu’il éprouvait la vertu de cette tête enchantée. A l’exception des deux amis de Don Antonio, personne ne savait le mystère de l’enchantement, et, si Don Antonio ne l’eût d’abord découvert à ses amis, ils seraient eux-mêmes tombés, sans pouvoir s’en défendre, dans la surprise et l’admiration où tombèrent les autres ; tant la machine était fabriquée avec adresse et perfection.
Le premier qui s’approcha à l’oreille de la tête fut Don Antonio lui-même. Il lui dit d’une voix soumise, mais non si basse pourtant que tout le monde ne l’entendît :
« Dis-moi, tête, par la vertu que tu possèdes en toi, quelles pensées ai-je à présent ? »
Et la tête répondit, sans remuer les lèvres, mais d’une voix claire et distincte, de façon à être entendue de tout le monde :
« Je ne juge pas des pensées. »
À cette réponse, tous les assistants demeurèrent stupéfaits, voyant surtout que, dans la chambre, ni autour de la table, il n’y avait pas âme humaine qui pût répondre.
« Combien sommes-nous ici ? demanda Don Antonio.
— Vous êtes, lui répondit-on lentement et de la même manière, toi et ta femme, avec deux de tes amis et deux de ses amies, ainsi qu’un chevalier fameux, appelé Don Quichotte de la Manche, et un sien écuyer qui a nom Sancho Panza. »
Ce fut alors que redoubla l’étonnement ; ce fut alors que les cheveux se hérissèrent d’effroi sur tous les fronts. Don Antonio s’éloigna de la tête.
« Cela me suffit, dit-il, pour me convaincre que je n’ai pas été trompé par celui qui t’a vendue, tête savante, tête parleuse, tête répondeuse et tête admirable. »
(…)
Enfin Don Quichotte s’approcha, et dit :
« Dis-moi, toi qui réponds, était-ce la vérité, était-ce un songe ce que je raconte comme m’étant arrivé dans la caverne de Montésinos ? Les coups de fouet de Sancho, mon écuyer, se donneront-ils jusqu’au bout ? Le désenchantement de Dulcinée s’effectuera-t-il ?
— Quant à l’histoire de la caverne, répondit-on, il y a beaucoup à dire. Elle a de tout, du faux et du vrai ; les coups de fouet de Sancho iront lentement ; le désenchantement de Dulcinée arrivera à sa complète réalisation.
— Je n’en veux pas savoir davantage, reprit Don Quichotte : pourvu que je voie Dulcinée désenchantée, je croirai que tous les bonheurs désirables m’arrivent à la fois. »
Le dernier questionneur fut Sancho, et voici ce qu’il demanda :
« Est-ce que, par hasard, tête, j’aurai un autre gouvernement ? Est-ce que je sortirai du misérable état d’écuyer ? Est-ce que je reverrai ma femme et mes enfants ? »
On lui répondit :
« Tu gouverneras dans ta maison, et, si tu y retournes, tu verras ta femme et tes enfants ; et, si tu cesses de servir, tu cesseras d’être écuyer.
— Pardieu, voilà qui est bon ! s’écria Sancho. Je me serais bien dit cela moi-même, et le prophète Péro-Grullo ne dirait pas mieux.
— Bête que tu es, reprit Don Quichotte, que veux-tu qu’on te réponde ? N’est-ce pas assez que les réponses de cette tête concordent avec ce qu’on lui demande ?
— Si fait, c’est assez, répliqua Sancho ; mais j’aurais pourtant voulu qu’elle s’expliquât mieux, et m’en dit davantage. »
Là se terminèrent les demandes et les réponses, mais non l’admiration qu’emportèrent tous les assistants, excepté les deux amis de Don Antonio, qui savaient le secret de l’aventure. Ce secret, Cid Hamet Ben-Engeli veut sur-le-champ le déclarer, pour ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don Antonio Moréno, dit-il, à l’imitation d’une autre tête qu’il avait vue à Madrid, chez un fabricant d’images, fit faire celle-là dans sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La composition en était fort simple. Le plateau de la table était en bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui la soutenait, et les quatre griffes d’aigle qui en formaient la base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste d’empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le plateau de la table, où elle s’ajustait si parfaitement qu’on ne voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste, et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de la tête. A travers le vide que formait le pied de la table et la poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas, correspondante à celle du haut, se plaçait celui qui devait répondre, collant au tuyau tantôt l’oreille et tantôt la bouche, de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu’on ne perdait pas une parole. De cette manière, il était impossible de découvrir l’artifice. Un étudiant, neveu de Don Antonio, garçon de sens et d’esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui ce jour-là dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il répondit par conjectures, et, comme homme de sens, sensément.
Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze jours ; mais la nouvelle s’étant répandue dans la ville que Don Antonio avait chez lui une tête enchantée, qui répondait à toutes les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que le bruit n’en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs, qui lui commandèrent de démonter la figure et de n’en plus faire usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais, dans l’opinion de Don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction de Don Quichotte que de Sancho.
extrait de : L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche – Tome II chapitre LXII Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616) Traduction de Louis Viardot, vignettes de Tony Johannot, édition de 1836 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8600262b
photo : Emo, la tête de robot capable d’anticiper et de reproduire les expressions faciales humaines. Image credit: John Abbott/Columbia Engineering Cf. https://youtu.be/pWTTzR_wXuQ
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1605
avril 2025 Hugues Jallon, Le cours secret du monde, Verticales Yôko Ogawa, Scènes endormies dans la paume de la main, Actes Sud Loïc Henry, Un soupçon d’humanité, MU Hubert Guillaud, Les Algorithmes contre la société, La Fabrique Mathieu Corteel, NI dieu ni IA, La Découverte Ulije Lojkine, Le Fil invisible du capital, La Découverte Christopher Bouix, Le Mensonge suffit, Au diable vauvert
29 – 30 mars – Ground Control/Librairie Charybde, Paris Aurore System : Les arts de l’imaginaire en général, et la science-fiction en particulier, jouent un rôle de plus en plus essentiel dans la construction de nos futurs, au milieu du chaos qui les menace.
3 avril 19H. – Librairie Terra Nova, Toulouse Rencontre autour du dernier numéro de la revue Fracas, consacré aux liens entre chasseurs et écologistes.
Un compact disc tout à fait particulier est sorti fin février, co-signé par mille artistes anglais, et annoncé comme totalement silencieux. Pour certains des co-signataires c’est sans doute ce qu’ils ont fait de mieux diront les mauvaises langues (mais pas nous, bien sûr).
À 9,90€ le CD vide c’est un album destiné à coup sûr à devenir « collector ». Soit 12 titres, 47 minutes et 17 secondes de silence, un album conceptuel donc. Après l’avoir écouté sur Spotify nous ne résisterons pas à l’idée de l’acheter sur Amazon (hum, Spotify, Amazon, honte à nous ! Mais difficile à trouver ailleurs…). Et il faut l’écouter. Ce n’est pas du tout le silence décrit dans les médias. Les 12 plages restituent des ambiances sonores différentes et très vivantes. On y entend des souffles, des grincements, des frottements, crissements, froissements, respirations, soupirs, reniflements, mais aussi des travaux dans une pièce voisine, des pas dans l’escalier, et sur la plage « To » des oiseaux, et encore des oiseaux sur la plage « Companies », ainsi qu’un gong, un ventilateur et ce qui semble un grouinement animal.
On a dit conceptuel, c’est aussi que les titres des 12 plages mis bout à bout forment une phrase : « The British Government Must Not Legalise Music Theft To Benefit AI Companies » (Le gouvernement britannique ne doit pas légaliser le vol de musique au bénéfice des entreprises d’IA )*. Donc également politique. Parfaitement artistique en somme.
La jaquette, minimaliste à souhait, explicite le concept : « Is This What We Want ? ». Oui répondront encore les mauvais esprits (mais pas nous). L’intelligence artificielle réduira-t-elle au silence tous les créateurs de variété ? Les encouragera-t-elle à se reconvertir au Field Recording et à vénérer John Cage et sa partition la plus radicale, 4’33‘‘ (1952) ? Telle est la question existentielle du jour. Que l’IA la produise ou non, il y a toujours quelque chose à écouter. Bref, nous recommandons absolument ce compact disc pour votre CDthèque, histoire d’épater vos amis.
Vidéo promotionnelle This What We Want? silent album
* Le projet de modification de la législation britannique sur le droit d’auteur permettrait aux entreprises d’IA d’entraîner leurs modèles d’IA en utilisant du matériel créatif protégé par le droit d’auteur.
La mort de David Lynch survient, par coïncidence, alors que l’establishment patrimonial et ses poissons pilotes, maisons de vente et autres, viennent de célébrer le centenaire du Manifeste du surréalisme — or Lynch aura sans doute été l’un des derniers surréalistes : un représentant de cette ultime vague, la moins nombreuse mais ayant touché un public plus large, celui de la Pop Culture chère à Pacôme Thiellement, et dont, en France, le sous-estimé Quentin Dupieux offre un exemple tardif. Ne serait-ce qu’au plan esthétique (pictural, quand transparaît sa formation de peintre), la dette de Lynch envers le surréalisme est incontestable : de la « beauté convulsive » d’une horreur monochrome d’Eraserhead (1977) aux dédales infinis de couloirs et de portes d’Inland Empire (2006) sans oublier la silhouette inoubliable de l’agent Cooper dans Twin Peaks dont le hiératisme bureaucratique tout en rondeurs évoque Magritte. Le réalisateur lui-même a eu tendance à accréditer cette filiation, insistant, en interview, qu’il tirait son inspiration de ses rêves, de la méditation transcendantale, de l’inconscient… Ruse de créateur, faux-semblant destiné à brouiller les pistes, suggère Pacôme Thiellement, qui préfère pour mieux comprendre le génie de Lynch remonter plus loin dans le temps, aux ambitions de la génération symboliste, contemporaine de la redécouverte, et parfois du dévoiement, d’anciennes formes de spiritualité étudiées par quelques initiés, comme l’étaient, à leur façon, les jeunes invités des Mardis de Mallarmé admis à décrypter la poésie du maître. L’art symboliste comme le roman policier, écrivait Auden, part de la fin, de l’effet, du message à faire passer : une équivalence reprise, non sans quelques réserves, à travers, surtout, l’évocation de la figure d’Edgar Allan Poe, par Thiellement dans son exégèse de Twin Peaks, ce murder mystery essentiellement ésotérique.
Ces Trois essais sur Twin Peaks, dont on peut imaginer qu’ils seront réédités dans un avenir proche, La main gauche de David Lynch, Exégèse de la Black Lodge et La substance de ce monde, remontent respectivement à 2010, 2014 et 2018, date à laquelle ils ont été réunis sous ce titre. Pour mémoire, les saisons 1 et 2 de Twin Peaks ont été diffusées à la télévision entre 1990 et 1991, le film Fire Walk with Me — un prequel de la série quand on attendait plutôt une suite, puisqu’elle avait été interrompue — est sorti en 1992 et, enfin, alors qu’on n’y croyait plus, en 2017, Lynch et le scénariste Mark Frost se retrouvent pour conclure la saga (en admettant que les termes « saga » et « conclure » soient appropriés, ce qui n’est évidemment pas le cas). Dans ses deux premiers essais, par conséquent, Pacôme Thiellement présumait que la série ne serait jamais achevée et — il s’en excuse (amuse ?) d’ailleurs dans une note d’avertissement — a même théorisé la nécessité de son inachèvement.
‟… that reductive approach to reality which is considered realistic.” (Susan Sontag, On Photography)
Un grand intérêt de ces essais, justement, est qu’en plus de l’apparition de cette pièce manquante, de texte en texte (et surtout, bien sûr, dans le dernier) la perspective de l’essayiste apparaît profondément modifiée par le passage du temps et la marche du monde. S’il interprète la saison 3 de la série comme une sorte de perpétuel pied de nez, d’un genre sinistre, au spectateur espérant, en vain, retrouver son « bon vieux Twin Peaks », les deux précédents essais paraissent avoir été écrit précisément par ce spectateur là : Thiellement, sans qu’on soit certain qu’il faille le prendre pour argent comptant ― il est de ces auteurs qui se ménagent toujours une telle porte de sortie ―, paraît presque y faire grief à Lynch de la noirceur radicale des films qu’il a réalisés à la suite de Twin Peaks, affectant d’y voir une forme d’abdication. Thiellement va jusqu’à mettre en scène la mort symbolique du réalisateur, devenu, comme son héros Dale Cooper, prisonnier des ténèbres, et tente un rapprochement assez acrobatique avec la théorie déjà fumeuse des « deux Rimbaud ». Mais dans le troisième essai, en dépit d’un sursaut d’optimisme forcé dans les dernières lignes, vœu pieux en faveur d’un passablement galvaudé « devenir sorcière » de l’humanité, l’auteur ne songe plus à contester la profondeur irrémédiable de notre bourbier, naufrage prophétisé, nous dit-il, dès 1972, par le chanteur Marvin Gaye dans son album What’s Going on.
Rappelant que Twin Peaks n’est pas la création du seul David Lynch, mais aussi celle du scénariste Mark Frost, également féru d’ésotérisme,Thiellement insiste qu’en résulte entre autres, dans le cours des deux saisons initiales de la série, une distance critique implicite vis-à-vis des conceptions New Age, du positive thinking qu’incarne, au départ, l’agent du FBI Dale Cooper ― vu comme l’alter-égo d’un Lynch qui, de plus en plus, par la suite, se répandra en interview sur les bienfaits de la méditation transcendantale et les vertus de son gourou. Cooper, justicier trop confiant, chutera… Lynch, croyant, à l’image de son héros, au pharmakon d’une certaine douceur de vivre même teintée de poison, sera traumatisé par l’arrêt brutal de la série. C’est, à mon sens, un autre moment fort de ces essais : la peinture du New Age ― que Thiellement fait remonter principalement à la Société théosophique de Madame Blavatski, fondée en 1875 ―, dévoiement et même, avance-t-il, subversion des spiritualités orientales par l’Occident capitaliste, comme « contre-initiation » pouvant détourner les âmes les plus héroïques et bien intentionnées du nécessaire combat à livrer contre les forces obscures véritablement à l’œuvre dans le monde. Une grille de lecture dont la clef se trouve ceux de ses ouvrages touchant plus directement à la métaphysique, en particulier La Victoire des Sans Rois (2017) qui est son Lipstick Traces : il y propose une synthèse entre Gnose, manichéismes moyen-orientaux ou cathare et épiphanies individuelles façon Philip K. Dick, postulant que notre réalité, ce qu’on avait coutume d’appeler la Création, n’est autre qu’une « prison de fer » née de la volonté mauvaise d’un démiurge réel ou supposé, à quoi s’oppose seul le principe lumineux, rédempteur, malgré tout présent en chaque être humain.
Faut-il l’entendre littéralement ou sur un plan symbolique ? Le principe même de l’ésotérisme, en plus de l’aspect initiatique, n’est-il pas précisément de ne pas faire de distinction entre les deux ? Reste qu’acharné à vouloir découvrir dans la Pop Culture la réalisation de la Raison gnostique dans l’Histoire, La Victoire des Sans Roi esquive un peu la dimension « ruse » induit par ce drôle de postulat hégélien, qui attribue un rôle quasi messianique à un John Lennon ou à un J.-J. Abrams, créateurs ayant tiré une prospérité économique certaine de leur participation, en aucun cas accidentelle, au divertissement capitaliste ― leur talent, voire leur génie, ne changent rien à l’affaire, ni le triste destin de l’ex-Beatles. Ici, à l’inverse, l’auteur ne manque pas d’explorer touts les implications, en amont puis jusque dans ses conséquences les plus délétères, de la volonté de David Lynch, un outsider, d’investir le média ayant le plus refaçonné notre vision à l’aube (et au service) du capitalisme terminal : la télévision. Les pages où l’auteur analyse l’agencement de la Black Lodge sur le modèle du plateau de talk-show, avec son présentateur et le fauteuil réservé à l’invité principal, justifient à elles seules qu’on se plonge ou replonge d’urgence dans ces Essais sur Twin Peaks.
‟Heaven is a place where nothing ever happens” (TALKING HEADS)
Pacôme Thiellement est une voix, à ce point passionnée, pour ne pas dire véhémente, que le trivial parfois échappe à son radar. La mauvaise réception dont a souffert le film Fire Walk with Me, pour autant que je m’en souvienne, plutôt qu’à l’acharnement de forces hostiles au projet artistique ou éthique de Lynch, a ainsi découlé assez naturellement du contexte même qui l’avait fait naître : frustrant pour les fans encore attachés à connaître la suite de la série, ce qu’elle n’était pas, l’œuvre ne possédait pas le caractère clos qu’on attendait d’un film de cinéma (hors les déjà nombreuses franchises de SF) et commettait même peut-être une petite faute poétique, en donnant à voir de façon explicite, presque redondante, des événements évoqués dans la série qui y tiraient leur force de leur invisibilité. L’image du tube cathodique fracassé au début du film est évidemment séduisante, évocatrice, et il peut être tentant de voir des complots là où n’existe qu’une colossale force d’inertie. Concernant l’interruption de la série, Thiellement, tout en insistant sur la frustration ressentie par Lynch, est d’ailleurs le premier à reconnaître que la deuxième saison donnait une impression de dispersion, multipliant à l’envie les « intrigues secondaires » jusqu’à perdre tout à fait le spectateur et rompre le charme par lequel les créateurs avaient su jusque là tenir en respect le Grand Serpent de la déjà ancienne économie de l’attention.
Les analyses produites par l’auteur sont dans l’ensemble si riches et foisonnantes que, lecteur pas tout à fait candide, on s’étonne de trouver de temps à autres quelque chose à y ajouter. De mon côté, je noterai que si David Bowie (mon propre objet d’étude favori en matière de chanteur millionnaire prophète à ses heures) est en effet le premier, dans Fire Walk with Me, à mentionner l’entité sinistre appelée « Judy », relativement à ce nom Thiellement ne semble pas, sauf erreur, du moins dans ce livre-ci, avoir songé à la place occupée dans le Bowieverse par la figure de Judy Garland ― l’ancienne enfant star, littéralement possédée par les studios, dont le cinéaste « satanique » Kenneth Anger, dans son livre Hollywood Babylon, a décrit le calvaire et la mort en termes quasi christiques. Les mots de l’agent du FBI Phillip Jeffries sont : « Je ne parlerai pas de Judy ». De quoi « Judy » est-il le nom ? De l’insupportable, du sacrifice de l’innocence ? (Ce que le dernier des trois textes, plus subtilement que je l’ai laissé entendre, cherche à dépasser…)
Est-ce un hasard si lors de l’« infiltration » de la conspiration occulte par le personnage joué par Bowie, l’enfant, qu’on reverra, est coiffé comme lui ? Pour son retour post mortem dans la saison 3, le même Bowie ― pardon, Phillip Jeffries !― apparaît-il réincarné en chaudière, en séchoir ou en ventilateur ? En ce qui concerne ces interrogations et bien d’autres, j’attends un quatrième « essai sur Twin Peaks » pour y trouver au moins un début d’explication ― et gageons que chaque fois, je le dis sans ironie aucune, la réponse de Pacôme sera si minutieusement étudiée, fouillée, érudite, que les questions en auront bientôt perdu, rétrospectivement, leur première apparence de plaisanterie. Surtout que le monde dont nous parle Lynch, et Thiellement après et à travers lui, ce monde qui en vérité est aussi le nôtre, n’offre guère matière à plaisanter. Comment ne pas ressentir que récemment, toutes les créatures infernales (on n’en a jamais manqué, cependant) sont remontées à la surface ?
Rémanence de Phillip Jeffries, profil impromptu.
L’importance de Pacôme Thiellement parmi les auteurs d’aujourd’hui ne doit pas être négligée. Prisonnier, dira-t-on, de son rôle de « commentateur pertinent de la Pop Culture » (pour paraphraser l’éditeur), il l’est dans un sens complexe, puisqu’il s’agit de la condition de possibilité de son discours. Concernant les aspects « spiritualistes » de celui-ci (j’abuse ici à dessein des guillemets), j’ai déjà dit que la question de la littéralité, dans ce cas, me paraissait hors sujet. Le peu de lumière qui circule dans l’univers est constitué indifféremment d’ondes, de particules, et du sens qu’on veut bien lui donner. Le rationalisme pur n’existe pas, sinon sous la forme d’une illusion dangereuse, sa mort, au seuil de l’ère de l’Information, ayant suivi presque immédiatement celle de Dieu. Si les rejetons du Bauhaus s’étaient souvenus de Johannes Itten, peut-être aurions-nous en Europe comme en Amérique moins de HLM pourris ? L’héritage ou plutôt la continuation de la pensée marxiste, nous invite à substituer à l’anecdotique (à l’atomisation photographique et vidéographique du monde) l’identification des causes structurelle de la catastrophe actuellement en cours. Thiellement vient nous rappeler, à travers son commentaire de l’œuvre de visionnaires tels que David Lynch, de nous défier, aussi, l’attitude blasée un peu idiote qui nous vient de l’habitude de rationnaliser un peu trop aisément la folie pure devenue notre lot quotidien.